Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre XI

Mon départ de Grenoble. Avignon

Mon arrivée à Marseille

Tandis que les trois filles aidaient Le-duc à faire mes malles, le concierge entre avec la carte. Je suis content, il l’est aussi, je lui ordonne à dîner pour quatre, voulant avoir le plaisir de dîner dans ce dernier jour avec ses filles, et des chevaux de poste à l’entrée de la nuit. Le-duc lui dit d’ordonner aussi un cheval de selle pour lui n’étant pas fait pour monter derrière la voiture. La cousine rit de sa fanfaronnade, et le drôle piqué lui dit qu’il valait mieux qu’elle. Mais tu la serviras à table, lui dis-je ; et il me répond : Comme aelle vous sert au lit. À cette repartie, je cours à ma canne ; mais leste il monte sur la fenêtre, et il saute en bas.

Les filles, et le père font un cri d’épouvante, je cours à la fenêtre, et nous le voyons dans la cour sautant comme un singe. Charmé qu’il ne se soit pas blessé, je lui dis que je lui pardonne, il remonte, et je lui donne une montre. Tel était cet Espagnol, que j’ai dû chasser deux ans après, et que j’ai souvent regretté.

Vis-à-vis de ces trois filles, que j’ai fait en vain tout mon possible pour les griser, les heures me passèrent si vite que j’ai décidé deb différer mon départ au lendemain. Las de mystère, je voulais les avoir toutes ensemble, et je voyais que dans le courant de la nuit cela pourrait me réussir. Je leur ai dit que si elles voulaient passer toute la nuit dans ma chambre je ne partirais que le matin. Tandis qu’elles me faisaient des difficultés, le concierge monta pour me dire que je ferais bien allant à Avignon par eau1 sur un bateau commode où je pourrais aussi placer ma voiture, et dépensant beaucoup moins. Je lui aic dit que j’étais content, si les demoiselles voulaient dormir toutes les trois dans ma chambre, et il me répondit en riant que c’était leur affaire. À cette sentence définitive, elles se déterminèrent, et le concierge envoya ordonner le bateau, et un souper délicat pour minuit.

Ce ne fut qu’après ce souper que dans la vérité de la bouteille je [166v] les ai obligées à convenir que leur réserve était ridicule après qu’elles m’avaient toutes les trois accordé leurs faveurs. À cette nouvelle elles s’entre-regardèrent d’un air d’indignation, et d’étonnement qui2 devait leur causer mon effronterie ; mais je ne leur ai pas laissé le temps de se procurer le courage nécessaire pour soutenir que ma déclaration était calomnieuse. Manon fut la première à en convenir, et à se livrer à mes transports, et les deux autres prirent à leur tour le même sage parti. Après avoir passé quatre ou cinq heures fort vives la nature dut se rendre au sommeil. Le matin j’ai voulu leur faire des présents en bijoux, mais elles me dirent qu’elles aimaient mieux que je leur ordonnasse des gants leur donnant l’argent d’avance. Je leur en ai ordonné pour trente louis que je ne suis jamais allé prendre3. Je suis parti à sept voyant toute la maison pleurer, et rire. Je me suis endormi dans le bateau, et on ne m’a réveillé qu’à Avignon où l’on m’a conduit à l’auberge de S.t Homère4 ; et où j’ai voulu souper dans ma chambre, malgré toutes les merveilles que Le-duc me conta d’une beauté qui mangeait à la table d’hôte.

Ce fut le lendemain que l’envie d’y aller me vint. Mon Espagnol me dit que la charmante beauté logeait avec son mari dans la chambre contiguë à la nôtre. Il me donne dans le même temps un affiche5 qui m’annonce une comédie italienne représentée par un détachement de la troupe de Paris, où mademoiselle Astrodi chanterait, et danserait ; je fais les hauts cris. Comment la charmante Astrodi, fameuse scélérate, peut-elle se trouver à Avignon ? Quand elle me verra elle sera bien étonnée6.

À la table d’hôte je trouve dix-huit à vingt personnes tous à l’air comme il faut, et une table si bien garnie qu’il me semble impossible qu’elle ne coûte que quarante sous par tête7. Mais la jolie étrangère, qui absorbait toute l’attention de la table, m’occupe aussi au suprême degré. Étrangère, très jeune, beauté achevée, ne parlant jamais, ne regardant que sur son assiette, comment pouvait-elle laisser quelqu’un des convives dans l’indifférence ? Quand on lui adressait la parole, elle ne répondaitd que par monosyllabe, ne faisant que glisser ses deux grands yeux bleus sur la figure de celui qui lui avait parlé. Elle avait un mari assis à l’autre bout de la table, qui parlait, et riait à tort, et à travers, assez jeune, à figure ignoble, gourmant, grêlé, et qui n’avait que la politesse des domestiques. Sûr qu’un pareil homme n’a pas appris à refuser, je lui envoie un verre de Champagne, et il lee vide à ma santé. Je lui demande si j’ose en offrir à madame, et éclatant de rire il me dit de m’adresser à elle. Elle me dit après une petite inclination de tête qu’elle n’en buvait jamais. Au dessert, elle retourna dans sa chambre, et son mari la suivit.

Un étranger, qui était là, comme moi, pour la première fois, demanda qui elle était : un habillé de noir lui dit que son mari se faisait appeler le chevalier Stuard, qu’il venait de Lyon, qu’il allait à Marseille, et qu’il était à Avignon depuis huit jours sans domestique, et avec un fort mince équipage8.

N’ayant eu l’intention de m’arrêter à Avignon que pour aller voir Vaucluse, et la fameuse fontaine qu’on appelle la cascade9, je n’avais pas pris des lettres10. Un Italien qui a lu, entendu, et goûté Pétrarque doit être curieux de voir l’endroit où ce grand homme est devenu amoureux de Laure de Saade11.

Je suis allé à la comédie, où j’ai vu le Vice-légat Salviati12, des femmes de condition ni belles, ni laides, et un méchant opéra-comique, où je n’ai vu ni l’Astrodi, ni aucun acteur de la comédie italienne de Paris.

— Où est donc l’Astrodi ?, dis-je à la fin du spectacle à un homme qui était là. Je ne l’ai pas vue.

— Pardonnerez. Elle a chanté, et dansé.

— Pardieu je la connais, et si elle est devenue méconnaissable, ce n’est plus elle.

Je pars, et deux minutes après je me vois rejoint par le même homme qui me prie de retourner sur mes pas pour aller dans la loge de mademoiselle Astrodi qui m’avait reconnu. J’y vais, et je vois une fille laide qui court m’embrasser, qui [171v] me nomme, et que je pouvais jurer de n’avoir jamais vue ; mais elle ne me laisse pas parler. Je reconnais un homme qui était là pour le père de la belle Astrodi, que tout Paris connaissait. Elle avait été la cause de la mort du comte d’Egmont, un des plus aimables seigneurs de la cour de Louis XV. J’imagine d’abord que la laideron pouvait être sa sœur, j’accepte un siège, et je lui fais compliment sur ses talents. Elle me demande la permission de se défaire de l’accoutrement du théâtre, et elle fait cela causant, riant, et se déchaussant avec une générosité qu’elle n’aurait peut-être pas eue, si ce qu’elle me montrait eût été digne d’être vu. J’étais si frais de Grenoble13 qu’elle aurait eu de la peine à me tenter, même étant jolie : elle était maigre, noire, et presque rebutante. Je riais de la confiance qu’elle avait en ses misères : elle devait me supposer un appétit diabolique ; mais fort souvent les filles de cette espèce trouvent dans la paillardise des ressources qu’elles ne peuvent pas espérer de la délicatesse. Elle m’a prié, elle m’a conjuré d’aller souper avec elle ; mais je m’en suis à la fin despotiquement dispensé. Elle me sollicite alors pour que je lui prenne quatre billets pour le spectacle du lendemain qui allait à son bénéfice ; et je respire. Il s’agissait de quatre petits écus. Je m’empresse à en prendre seize, et je crois la voir mourir de reconnaissance quand je lui donne les deux louis14. Je retourne à l’auberge, où je soupe très bien dans ma chambre.

Le-duc, me mettant au lit, me conte que l’hôte avant souper avait fait une visite à la belle étrangère, son mari étant présent ; et qu’il lui avait dit très clair qu’il voulait absolument son argent le lendemain matin, et qu’autrement ils ne trouveraient pas des couverts pour eux à sa table : il leur avait dit outre cela que leurs nippes ne sortiraient pas de son auberge.

— Qui t’a dit cela ?

— Je l’ai entendu moi-même me tenant ici. Ces deux chambres ne sont séparées que par la cloison d’une planche. Je suis sûr que s’ils y étaient dans ce moment ils entendraient tout ce que nous disons.

— Où sont-ils ?

— À table, où ils mangent pour demain ; mais la dame pleure. Vous êtes heureux.

— Tais-toi : je ne veux pas m’en mêler. C’est une attrape. Une femme comme il faut mourrait plutôt de faim que d’aller pleurer comme cela en public.

— Ah ! Si vous vissiez combien elle est plus jolie quand elle pleure ! Je suis un pauvre garçon ; mais le diable m’emporte, si je ne lui donnais deux louis, si elle voulait les gagner dûment15.

— Va les lui offrir.

Un moment après monsieur, et madame entrent, et s’enferment dans leur chambre, et je commence à entendre les pleurs de la dame, et la voix de l’homme qui d’un ton emporté lui parle un jargon que je ne connaissais pas. C’était le dialecte Walon qu’on parle dans le pays de Liège. J’ai envoyé Le-duc se coucher lui ordonnant de dire à l’hôte, que je voulais absolument le lendemain une autre chambre, car il était facile de forcer la cloison, et ce couple malheureux pouvait plus encore facilement devenir voleur. Les pleurs, et les harangues du mari finirent à minuit.

Le lendemain, je me rasais, lorsque Le-duc me dit que le chevalier Stuard voulait me parler. – Dis-lui que je ne connais aucun Stuard.

Un moment après, il rentre pour me dire que se voyant ainsi refusé, il avait regardéf les poutres, et frappé des pieds contre terre. Il était rentré dans sa chambre, d’où étant sorti un moment après avec l’épée à côté, il était descendu. Je m’en vais voir, m’ajouta-t-il, si le bassinet de vos pistolets est poudré.

Mon valet me faisait rire ; mais un désespéré fait bien souvent plus que cela. Je lui ordonne de nouveau de solliciter l’hôte pour une autre chambre ; et il vient me dire qu’il ne pouvait me la donner que le lendemain.

— Je sors donc dans l’instant [172v] de chez vous pour aller me loger ailleurs parce que je ne peux pas souffrir ces pleurs. Les entendez-vous ? Est-ce amusant ? Cette femme se tuera, et c’est vous qui en êtes la cause.

— Moi ! Je n’ai fait que demander mon argent à son mari.

— Tenez : écoutez-le : je suis sûr que dans son baragouin il dit que vous êtes un monstre.

— Qu’il dise ce qu’il veut pourvu qu’il me paye.

— Vous les avez condamnés à mourir de faim. Combien vous doit-on ?

— Cinquante francs ; car je lui en ai prêtég six.

— Et vous n’êtes pas honteux de faire tant de tapage pour cette misère ? Les voilà. Allez d’abord leur dire que vous êtes payé, et qu’ils mangeront là-bas ; mais ne leur dites pas que c’est moi qui vous ai payé.

Il sort vite avec l’argent, et je l’entends leur dire qu’il était payé, mais qu’ils ne sauront jamais de qui ; et qu’ils étaient les maîtres de descendre à dîner, et à souper ; bien entendu qu’à l’avenir ils le payeraient jour par jour. À peine dit cela, il revient de nouveau dans ma chambre ; mais je le mets dehors l’appelant f….. bête, car il leur avait fait deviner la vérité.

Le-duc se tenait là avec l’air stupide.

— Qu’as-tu imbécile ?

— Cela est beau. J’apprends. Je veux devenir auteur. Vous ne vous y prenez pas mal.

— Tu es un sot. Je vais me promener à pied ; mais prends bien garde à ne jamais sortir de cette chambre.

— C’est bon.

Mais à peine sorti, je me vois rejoint par le chevalier qui s’évertue en remerciements. Je lui réponds que je ne savais pas de quoi il me remerciait ; et il me laisse. Étant sur les bords du Rhône, je m’amuse à examiner l’ancien pont16, et la rivière que les géographes appellent la plus rapide de l’Europe ; et à l’heure de dîner je retourne à mon auberge, où l’hôte averti que je payais six francs sans le vin me fait faire chère exquise. Je n’ai bu que là du vin de l’hermitage17 blanc de la plus grande excellence. Je l’ai prié de me trouver un bon Cicéron18 pour le lendemain voulant aller voir Vaucluse, et la fontaine. Je m’habille pour aller au bénéfice de la petite Astrodi.

Je la trouve à la porte du théâtre : je lui donne les seize billets, et je vais me mettre à côté de la loge du vice-légat prince Salviati, qui arrive avec un nombreux cortège de dames, et d’hommes décorés. Le père de l’Astrodi vient derrière moi me dire à l’oreille que sa fille me priait de dire qu’elle était la même illustre que j’avais connue à Paris. Je lui réponds aussi à l’oreille que je ne m’exposerais pas à un démenti. La facilité avec laquelle un fripon invite un homme d’honneur à être de moitié d’une friponnerie est incroyable ; mais il croit lui faire honneur.

À la fin du premier acte, vingt domestiques à la livrée de monseigneur distribuèrent des glaces aux premières loges. J’ai cru de devoir refuser. Un jeune homme beau comme l’amour m’approche noblement, et me demande pourquoi je n’avais pas acceptéh une glace.

— Parce que n’ayant l’honneur d’être connu de personne, je ne veux que personne puisse dire d’avoir faiti une grâce à moi inconnu.

— Vous logez, monsieur, à S.t Homère.

— Oui monsieur. Je ne me suis arrêté ici que pour voir Vaucluse, et j’aurai ce plaisir demain, si je peux avoir un Cicéron.

— J’irai vous servir moi-même, si vous voulez bien m’accorder cet honneur. Je suis Dolci fils du capitaine de la garde du vice-légat19.

— Très sensible à l’honneur que vous voulez bien me faire, je différerai mon départ à votre arrivée.

— Vous me verrez à sept heures.

Je reste surpris de la noble aisance de cet Adonis qu’on pouvait soupçonner fille. Je riais de la prétendue Astrodi, qui était aussi méchante actrice que laide, et qui pendant toute la pièce ne détacha jamais ses yeux blancs de ma figure brune. Quand elle chantait, elle me regardait en riant, me faisant des petits gestes d’intelligence qui devaient m’avoir fait remarquer de toute la noblesse, qui à son tour devait déplorer mon mauvais goût. Une actrice qui ne me déplaisait pas à cause de sa voix, et de ses yeux était une grande, et jeune bossue, mais bossue comme je n’en avais jamais [173v] vu de pareille ; car malgré que ses bosses par-devant, et par-derrière fussent énormes, sa taille était fort grande, de sorte que sans la rachitis qui l’avait faitj devenir bossue, elle aurait certainement eu une taille de six pieds20. Outre cela j’imaginais qu’elle devait avoir de l’esprit comme tous les bossus.

Cette fille à la fin de la pièce se trouva à la porte du théâtre avec ma favorite Astrodi. Celle-ci était là pour remercier, et l’autre pour distribuer des billets pour son propre bénéfice qui devait se faire trois jours après.

Après avoir reçu le compliment de l’Astrodi, j’entends la bossue me dire avec une bouche riante qui lui allait d’une oreille à l’autre, et qui montrait au moins vingt-quatre dents fort belles, qu’elle espérait que j’honorerais aussi son bénéfice. Pourvu, lui répondis-je, que je ne parte après-demain. L’Astrodi se met à rire, et elle me dit à la présence des dames, qui étaient là pour attendre leurs voitures, que je resterais, qu’elle ne me laisserait pas partir. Donne-lui seize billets, lui dit-elle. Elle me les donne, et ayant honte à les refuser, je lui donne deux louis. Après-demain, me dit l’Astrodi, nous irons souper chez vous sous condition que vous serez seul, car nous voulons nous soûler.

Retournant chez moi, cette partie se présenta si comique à mon imagination que je me suis déterminé à rester.

J’étais à table tout seul dans ma chambre quand le chevalier, et sa femme entrèrent dans la leur, et je n’ai entendu ni pleurs, ni harangues ; mais je fus très surpris de voir devant moi à la première clarté du jour monsieur Stuard qui me dit qu’ayant su que j’allais voir Vaucluse tout seul dans une voiture à quatre, il venait me prier de lui permettre de me tenir compagnie avec sa femme, qui était très curieuse de voir la cascade. Je lui ai répondu qu’il me ferait honneur, et il courut d’abord se mettre en ordre21.

Le-duc, qui était après à me coiffer, me demanda la permission de venir à cheval, me disant qu’il avait été prophète. C’était évident que madame Stuard allait être à moi, et l’aventure ne me déplaisait pas, car elle était toute à mon avantage. L’hôte monte avec un Cicéron que je renvoie lui donnant six francs : Dolci arrive beau comme un ange : la dame est prête avec son monsieur ; la voiture est là chargée de tout ce qui nous était nécessaire pour bien manger, et mieux boire ; et nous partons. Madame, et Dolci sur le derrière, et Stuard et moi sur le devant.

Je me tenais pour sûr que dans ce voyage cette jeune femme se déploierait, et que sa tristesse disparaîtrait ; mais point du tout. Je n’ai reçu à tout ce que je lui ai dit que des réponses très courtes, que n’étant pas une paysanne elle ne pouvait se dispenser de me donner. Le pauvre Dolci qui avait de l’esprit était au désespoir. Raisonnant bien, il crut d’être la cause de toute la tristesse de cette partie ; mais je l’ai vite tiré d’embarras lui disant que quand il m’avait offert sa compagnie je ne savais pas que j’aurais l’honneur de servir cette belle dame, et que quand je l’avais su à six heures du matin je m’étais réjoui songeant que le hasard lui donnait à la place où il était une si charmante voisine. À cette narration la dame ne fit aucun mouvement. Toujours taciturne elle ne faisait que regarder l’air, et la terre à droite, et à gauche.

Dolci après mon explication se trouvant plus à son aise, commença à lui tenir des propos tendant à remuer dans elle les ressorts qui devaient la faire parler ; mais tout fut inutile. Il dialogua longtemps avec son mari sur cent matières allant toujours de bricole à la dame ; mais sa belle bouche ne bougea jamais.

] La beauté de sa figure était parfaite ; ses yeux bleus étaient merveilleusement bien fendus, sa blancheur était pure, son incarnat animé ; ses bras étaient fort beaux, ses mains potelées, et délicates, sa taille démontrait que sa gorge devait être superbe, et la couleur châtain clair de ses cheveux sans poudre me faisait porter le plus favorable jugement sur toutes les beautés qu’on ne voyait pas. Malgré tout cela je réfléchissais en gémissant qu’avec sa tristesse cette femme pouvait bien inspirer de l’amour ; mais qu’il ne pouvait pas être durable. Je suis arrivé à Lille22 déterminé à ne plus me trouver avec elle nulle part ; car il se pouvait aussi qu’elle fût folle, ou au désespoir se voyant forcée à vivre avec un homme qu’elle ne pouvait pas souffrir, et dans ce cas elle me faisait pitié ; mais je ne pouvais plus lui pardonner quand je songeais qu’étant honnête, et ayant eu quelqu’éducation, elle n’aurait jamais dû consentir ce jour-là à être de ma partie sachant qu’avec sa tristesse elle ne pouvait que déplaire.

Pour ce qui regardait le soi-disant Stuard qui était avec elle soit mari, soit amant, je n’avais pas besoin de beaucoup philosopher pour savoir qui c’était. Il était jeune, de figure ni bien ni mal, sa personne n’annonçait rien, et ses discours le déclaraient ignorant, et bête. Gueux, sans le sou, et sans talent qu’allait-il traîner par l’Europe cette beauté, qui n’étant pas complaisante ne pouvait trouver de quoi subsister que dans la bourse des sots ? Il savait peut-être que le monde en était plein ; mais l’expérience l’endoctrinait qu’il ne pouvait pas compter sur eux. Cet homme méprisable était encore plus méprisable s’il ne savait pas de l’être.

Arrivé à Vaucluse, je me suis tout donné à Dolci, qui avait été là cent fois, et qui aimait Pétrarque. Nous laissâmes notre [175r] voiture à Apt23, et nous allâmes à la célèbre fontaine qui était ce jour-là dans la plus grande affluence. La nature a été l’architecte de la caverne très vaste d’où elle sort. Elle est au pied d’un rocher droit comme un mur qui a plus de cent pieds de hauteur, et autant de largeur. La caverne d’ailleurs sous l’arc qui en forme l’entrée n’a que la moitié de cette hauteur, et c’est de là que la fontaine sort avec une telle abondance d’eau qu’en naissant même elle mérite le nom de rivière. C’est la Sorgue qui va se perdre dans le Rhône près d’Avignon. Il n’y a pas au monde d’eau plus pure que celle de cette fontaine, puisqu’en tant de siècles les rochers sur lesquels elle coule n’en ont reçu la moindre teinture. Ceux auxquels cette eau fait horreur parce qu’ellek paraît noire ne songent pas que l’antre même, où l’obscurité est très opaque, est celui qui doit la faire paraître telle.

Chiare, fresche, e dolci acque

Ove le belle membra

Pose colei che sola a me par donna

[Claires et fraîches, douces eaux

Près de qui ses beaux membres

Reposa celle qui à mes yeux seule est dame]24

J’ai voulu monter jusqu’à la pointe du rocher où Pétrarque avait sa maison, dont j’ai vu les vestiges versant des larmes, comme Léo Alatius en versa voyant le tombeau d’Homère25 ; et j’ai aussi pleuré seize ans après à Arqua, où Pétrarque est mort, et où la maison qu’il habitait existe encore26. La ressemblance d’un endroit à l’autre est frappante, car de la chambre où Pétrarque écrivait à Arqua on voit la pointe d’un rocher qui ressemble à celui que j’ai vu là, où Dolci me dit que Madonna Laura demeurait. Allons-y, lui dis-je, ce n’est pas loin.

Quel plaisir quand j’ai vu les traces encore existantes de la maison de cette femme que Pétrarque amoureux rendit immortelle avec ce seul vers fait pour attendrir des cœurs de marbre :

Morte bella parea nel suo bel viso.

[La mort devenait belle en un si beau visage]27

Je me suis jeté sur ces masures avec mes bras étendus, les baisant, et les arrosant de mes larmes, demandant pardon à madame Stuard si j’avais quitté son bras pour rendre [175v] hommage aux mânes d’une femme qui avait eu pour amant l’esprit le plus profond que la nature eût pu produire. J’ai dit l’esprit, car le corps, malgré qu’on en dise, ne s’en est pas mêlé28. « Il y a, madame, (dis-je à cette femme qui toute étonnée tenait ses yeux fixes sur moi) quatre cent cinquante ans que dans l’endroit où vous êtes actuellement se promenait Laure de Saade, qui peut-être n’était pas si belle que vous ; mais qui était gaie, polie, douce, riante, et sage. Puisse ce même air que vous respirez dans ce moment, et qu’elle a respiré vous rendre comme elle, et vous inspirerez la flamme d’amour à ceux qui vous approcheront : vous verrez l’univers à vos pieds, et il n’y aura point de mortel au monde qui ose vous causer le moindre chagrin. La gaieté, madame, est le partage des bienheureux, et la tristesse est l’image affreuse des esprits condamnés aux peines éternelles. Soyez donc gaie, et méritez ainsi d’être belle. »

Mon enthousiasme força Dolci à venir m’embrasser, Stuard rit, et madame, qui me prit peut-être pour fou, ne me donna pas le moindre signe de vie. Elle reprit mon bras, et nous retournâmes tout doucement à la maison de Messer Francesco d’Arezzo29, où j’ai employé un quart d’heure à sculpter mon nom. E sciolsi il voto [Et j’accomplis le vœu]. De là nous allâmes dîner.

Dolci eut plus encore que moi des attentions pour cette femme extraordinaire. Stuard ne fit que manger, et boire méprisant l’eau de la Sorga, qui selon lui ne pouvait que gâter le vin de l’hermitage ; et il se peut que Pétrarque même n’aurait pas pensé autrement : nous vidâmes huit bouteilles sans que notre raison en souffrît ; mais la dame fut sobre. De retour à Avignon, nous lui tirâmes la révérence à la porte de sa chambre, nous dispensant d’accepter l’offre du sot Stuard, qui voulait nous engager à nous asseoir.

Je suis allé passer la dernière heure du jour avec Dolci sur le bord du Rhône. Ce jeune homme parlant de cette femme singulière prononça sentence, et frappa au but30. C’est, me dit-il, une p….. très infatuée de son mérite, qui est sortie de son pays parce que s’étant prodiguée de trop bonne heure personne n’en faisait plus de cas. Sûre de faire fortune partout où on la trouverait neuve, elle partit avec cet escroc, gardant par maxime cet air triste, qu’elle croit uniquement propre à faire devenir amoureux fou d’elle quelqu’un qui s’obstinerait à vouloir la conquérir. Elle ne l’a pas encore trouvé. Ce serait un homme riche qu’elle voudrait ruiner. Elle a peut-être jeté un dévolu sur vous.

Les hommes qui à l’âge de Dolci raisonnent ainsi sont ceux qui parviennent à être grands maîtres. Je l’ai quitté le remerciant beaucoup, et très aise d’avoir fait sa connaissance.

M’acheminant à ma chambre, j’ai vu sur la porte de la sienne debout un homme de bonne mine, et en âge, qui me saluant par mon nom, me demanda noblement si j’avais trouvé Vaucluse digne de ma curiosité. Je reconnais avec grand plaisir le marquis Grimaldi Génois, homme d’esprit, aimable, et riche, qui vivait presque toujours à Venise parce qu’il y jouissait des plaisirs de la vie plus librement que dans sa patrie31. Ma réponse devant aller avec un raisonnement, j’entre le remerciant de m’avoir fait l’honneur de me remettre. À peine terminé le discours qui regardait la fontaine, il me demande, si j’avais été bien content de la belle compagnie que j’avais eue. Je lui réponds que je ne pouvais en être resté que très content. S’apercevant de ma réserve, il pense à la détruire me parlant ainsi.

Nous avons à Gênes des femmes très belles ; mais nous n’en avons pas une qui puisse faire le pendant de celle que vous avez conduite [176v] aujourd’hui à Lille. Hier au soir à table elle m’a frappé. Lui ayant donné le bras pour monter l’escalier, je lui ai dit, que si elle me croyait capable de dissiper sa tristesse, elle n’avait qu’à parler. Notez que je savais qu’elle n’avait pas d’argent. Ce fut son mari qui me remercia de mon offre, et je leur ai souhaité une heureuse nuit.

Il y a une heure que l’ayant reconduite à sa chambre vous l’y avez laissée, et j’ai pris alors la liberté de lui faire une visite. Elle me reçut me faisant une belle révérence ; et son mari m’ayant prié de lui tenir compagnie jusqu’à son retour elle n’hésita pas à s’asseoir avec moi sur un canapé.lJ’ai voulu prendre sa main ; mais elle la retira. Je lui ai alors dit en peu de mots, que sa beauté m’avait frappé, et que si elle avait besoin de cent louis je les avais à son service, si elle voulait cependant quitter vis-à-vis de moi son air sérieux, et prendre celui de la gaieté pour encourager les sentiments d’amitié qu’elle m’avait inspirés. Elle ne me répondit qu’avec un mouvement de tête qui indiquait reconnaissance ; mais en même temps un refus absolu de mon offre. Je lui dis que je pars demain, et elle ne me répond pas. Je lui prends pour la seconde fois la main, et elle la retire dédaigneusement. Pour lors je me lève, je lui demande excuse, et je la laisse là. C’est ce qui m’est arrivé il y a une demi-heure. Je n’en suis pas amoureux, car vous voyez que j’en ris ; mais dans le besoin où elle est son système m’étonne. Il se peut que vous l’ayez mise aujourd’hui en situation de pouvoir mépriser mon offre, et dans ce cas je comprends quelque chose ; sans cela c’est un phénomène que je ne sauraism expliquer. Oserai-je vous prier franchement de me dire si vous avez été plus heureux que moi ?

Enchanté de la noble franchise de ce respectable personnage, je l’ai payé de retour. Je lui ai tout dit ; tout ; et nous avons fini par en rire. Je lui ai promis d’aller lui rendre compte à Gênes de ce qui arriverait dans les deux jours que je me proposais de passer là après son départ. Il m’en pria. Il m’engagea à descendre à souper avec lui pour admirer la contenance de la boudeuse : je lui ai dit qu’ayant très bien dîné elle ne descendrait pas ; mais il rit, et il me dit qu’il gagerait qu’elle descendra ; et il eut raison. J’ai décidé, quand je l’ai vue à table, que le rôle qu’elle jouait était de commande. On avait placé près d’elle un comte de Bussi qui venait d’arriver, jeune, étourdi, joli, fat, dont l’air ne pouvait pas tromper. Voici la belle scène à laquelle nous avons été présents.

Ce comte, plaisant par caractère, bouffon aimable avec le sexe en même temps que hardi, et insolent, et qui voulait partir à minuit, se mit sans perdre un seul instant à cajoler, et agacer de cent différentes façons sa belle voisine. La trouvant ainsi silencieuse comme il n’en avait pas d’idée, il parlait tout seul, il riait, et croyant peut-être qu’elle se moquait de lui, il ne trouvait pas cela entre les choses possibles. Je regardais M. de Grimaldi, qui comme moi avait de la peine à se tenir de rire. Le jeune roué piqué poursuivait ; il lui donnait à manger d’un bon morceau qu’il goûtait lui-même le premier, il le lui mettait à la bouche ; toute enflammée de colèren elle n’en voulait pas, et il lui changeait d’assiette tempêtant de ce qu’elle neo le daignait pas d’un seul regard. Voyant que personne n’était là avec un air décidé de prendre la défense du Fort, il ne perd pas contenance : il rit, et il se détermine à l’attaque. Il lui prend de force une main, et il la baise : elle veut la retirer de force, et elle se lève, et pour lors toujours riant il la saisit à la ceinture. Mais dans ce moment-là le mari se lève, va la prendre par le bras, et sort avec elle de la salle. L’agresseur un peu démonté la suit des yeux, puis se remet à table riant tout seul, [177v] tandis que toute la compagnie se tenait dans le silence. Il se tourne pour demander à son coureur s’il avait là-haut son épée : il lui répond que non. Il demande à un abbé son voisin qui était cet homme qui était parti avec la dame, et il lui répond que c’était son mari : pour lors il rit, et il dit que les maris ne se battent jamais ; mais, ajouta-t-il, je vais lui faire des excuses.

Il se lève alors, il monte, et toute la table commence à faire des commentaires à la scène. Une minute après, il descend fâché contre le mari, qui lui fermant la porte au nez lui avait dit qu’il pouvait aller au bordel. Se disant fâché de ce qu’il devait partir sans finir cette affaire, il fait venir du champagne, il en offre à tout le monde, personne n’en veut, il boit, il donne le reste à son coureur, et il part.

M. Grimaldi, me conduisant à ma chambre me demande quelle sensation la scène m’avait faitep. Je lui réponds que je me serais tenu tranquille quand même il l’aurait troussée. Et moi aussi, me dit-il, mais non pas si elle avait acceptéq ma bourse : je suis curieux de savoir comment elle se tirera d’ici. Je lui ai de nouveau dit que je lui en donnerais des nouvelles à Gênes. Il n’a pas voulu que je le reconduise, et il partit à la pointe du jour.

Le lendemain matin, j’ai reçu un billet de l’Astrodi, qui me demandait si je l’attendais à souper avec sa camarade, et je lui ai répondu qu’oui. Un moment après, je vois devant moi le Russe duc de Courlande que j’avais laissé à Grenoble. J’étais seul. Il me dit d’un ton très soumis qu’il était fils d’un horloger de Narva, que ses boucles ne valaient rien, et qu’il venait me demander l’aumône. Je lui donne quatre louis.

— Oserai-je vous prier, me dit-il, de me garder le secret ?

— Je dirai que je ne sais pas qui vous êtes à tous ceux qui me demanderont information de vous.

— Dans ce cas-là, je pars d’abord pour Marseille.

Je dirai à sa place dans quel état je l’ai trouvé à Gênes32. J’ai fait monter l’hôte, et je lui ai dit tête-à-tête que je voulais un souper friand pour trois personnes, et des bons vins dans ma chambre. Après m’avoir répondu que je serai servi, il me dit qu’il venait de faire du tapage dans la chambre du chevalier Stuard, parce qu’il n’avait pas de quoi lui payer la journée comme ils étaient convenus, et que par conséquent il allait les mettre à la porte sur-le-champ, malgré que madame fût dans son lit avec des convulsions qui l’étranglaient.

— Mais cela, me dit-il, ne me paye pas : et la scène de hier au soir fait du tort à ma maison.

— Allez d’abord lui dire que pour l’avenir elle mangera dans sa chambre avec son mari matin, et soir, et que c’est moi qui payerai tant que je resterai ici.

— Vous savez que dans la chambre on paye double.

— Je le sais.

— À la bonne heure. Je m’en y vas.

L’idée de cette belle femme mise ainsi à la porte m’a fait horreur ; mais les aubergistes ne sont pas galants. Un moment après, Stuard est venu me remercier, et me prier de passer dans sa chambre pour persuader sa femme à avoir une autre conduite.

— Elle ne me répondra pas, et vous savez que cela est désagréable.

— Venez : elle sait ce que vous venez de faire, et elle parlera, car enfin le sentiment….

— Que me parlez-vous du sentiment après ce que j’ai vu hier au soir ?

— Ce monsieur est parti à minuit, et il a bien fait, car sans cela je l’aurais tué ce matin.

— Vous me faites rire. C’était hier au soir que vous deviez lui lancer au nez votre assiette.

Je vais avec lui. Je la vois dans son lit, le dos tourné, couverte jusqu’au cou, et j’entends ses sanglots. Je lui parle raison ; mais, comme toujours elle ne me répond pas. Son mari veut s’en aller ; mais je lui dis que je m’en allais aussi, car personne ne pouvait rien faire pour elle, et qu’il devait en être [178v] convaincu après les cent louis qu’elle avait refusés du marquis Grimaldi, qui ne voulait que lui baiser la main, et la voir riante. — Cent louis ! Sacr….. quelle conduite ! Nous serions d’abord partis pour Liège où nous avons notre maison. Une princesse se laisse baiser la main pour rien : une abbesse même : Cent louis ! Sacr….. quelle conduite !

Il me donnait envie de rire ; il jurait, il pestait, et je m’en allais, lorsque vraies, ou fausses voilà des convulsions qui surviennent à la malheureuse. Elles se déclarent par un bras qu’elle allonge et jette au milieu de la chambre une bouteille d’eau qui était sur la table de nuit. Stuard accourt, lui retient le bras, elle tremble, elle sort l’autre, elle fait des efforts, elle se tourne ayant les yeux fermés, elle se cambre par degré, et les convulsions prises aux cuisses, et aux jambes dérangent tellement la couverture que je vois des choses auxquelles dans toute ma vie je n’ai jamais su résister. Le lâche va chercher de l’eau, et me laisse là spectateur immobile de cette femme qui se tenait comme morte dans une posture, dont la volupté ne pouvait pas inventer la plus séduisante. Je me sens attrapé, et je ne veux point l’être. Je me sens sûr que ce n’est qu’un jeu employé par la sotte orgueilleuse pour me laisser faire tout ce que je voulais, et pour avoir le plaisir de désavouer tout après. Dussé-je crever, je me détermine à la déjouer. Je prends la couverture, et je la remets sur elle. Ce fut fort. J’ai condamné aux ténèbres des charmes éblouissantsr que le monstre ne voulait employer que pour m’avilir.

Stuard rentre tenant à la main une bouteille d’eau, il va lui baigner les tempes, il lui parle liégeois, et il met les mains sous la couverture pour défaire l’arc33 : elle fait semblant de ne rien sentir. Un quart d’heure après, je me secoue, l’équilibre se dissipe, je les laisse là, et je vais me promener près du Rhône.

Je me promenais à grands pas, fâché contre moi-même, car [179r] la coquine m’avait positivement ensorcelé. Je trouvais que la jouissance, brutale ou non, de tout ce que j’avais vu était nécessaire au recouvrement de ma raisons égarée. Je voyais que je devais l’acheter non pas par des soins, mais moyennant l’argent, et encore, me soumettant à tous ses artifices. J’étais fâché de m’être abstenu de la souiller, le mari eût-il dû me trouver sur le fait. Je me serais trouvé satisfait, et en plein droit de la mépriser après, et de le lui faire sentir. Dans ma perplexité je vois qu’il y a encore temps, et je me décide de dire au mari que je lui donnerais vingt-cinq louis après qu’il m’aurait ménagét une nouvelle entrevue faite pour finir l’affaire.

Je rentre chez moi avec cette idée, et sans aller voir comment elle se portait, je vais dîner tout seul. Le-duc me dit qu’elle dînait aussi dans sa chambre, et que l’hôte avait dit qu’elle ne descendrait plus à la table. Je le savais.

Après avoir dîné j’ai rendu la visite à M. Dolci, qui me présenta à son père fort aimable ; mais pas assez riche pour seconder l’envie que son fils avait de voyager. Ce garçon était adroit comme un singe : il me fit voir sa grande habileté dans des tours de passe-passe. Il était doux, et me voyant curieux de savoir s’il était heureux en amour il me dit des petites histoires qui me firent connaître qu’il était dans l’heureux âge que la seule inexpérience rend malheureux. Il ne voulait pas d’une femme riche parce qu’elle exigeait de lui ce qu’il lui paraissait vilain de donner n’aimant pas, et il soupirait en vain pour une jeune parce qu’elle exigeait du respect. Je lui ai dit qu’étant brave il devait servir de sa personne la riche généreuse, et avec beaucoup de politesse manquer de respect à la jeune, qui après l’avoir grondé serait toujours prête à lui pardonner. Il n’était pas libertin, et il pliait un peu au non-conformisme34 : il se divertissait innocemment avec des amis de son âge à un jardin près d’Avignon, où une sœur de la jardinière [179v] l’amusait quand ses amis n’y étaient pas.

Sur la brune, je me suis rendu chez moi, et l’Astrodi avec la Lepi, c’était le nom de la bossue, ne se firent pas attendre. Quand j’ai vu devant moi ces deux figures, je me suis senti saisi d’une espèce de consternation. Il me semblait impossible de voir arriver ce que cependant je savais que35 devait arriver. L’Astrodi laide, et sachant de l’être, était sûre de suppléer à tous ses défauts par un libertinage outré. La Lepi, bossue régulière, mais remplie de talent, et d’esprit de son métier, était sûre d’exciter des désirs avec ses beaux yeux, et ses dents qui paraissaient ne sortir de sa bouche que pour faire voir leur beauté. L’Astrodi vint d’abord me donner le baiser à la florentine que j’ai dû avaler de gré ou de force36 ; et la Lepi timide ne me donna que ses joues imaginaires que j’ai fait semblant de baiser. Quand j’ai vu l’Astrodi commencer à faire des folies, je l’ai priée d’aller doucement, car étant nouveau dans des parties de cette espèce j’avais besoin d’être amené. Elle me promit d’être sage.

Avant souper, ne sachant que dire, je lui ai demandé si elle avait fait un amoureux à Avignon, et elle me répondit qu’elle n’avait que l’auditeur du vice-légat, qui, quoiqu’antiphysique37, était aimable, et généreux.

— Je me suis accommodée à son goût, me dit-elle, très facilement, ce que l’année passée à Paris j’aurais cru impossible, car j’imaginais que cela devait faire mal ; mais je me trompais.

— Quoi ! L’auditeur te traite en garçon ?

— Oui. Ma sœur l’aurait adoré, car c’est sa passion.

— Mais ta sœur était riche en hanches.

— Et moi ? Tiens, regarde, touche.

— Tu es très bien : mais attends : il est trop de bonne heure. Nous ferons les fous après souper.

— Sais-tu, lui dit la Lepi, que tu es folle ?

— Pourquoi folle ?

— Fi donc ! Est-il permis de se trousser comme cela ?

— Ma chère amie, tu en feras autant. Quand on est en bonne compagnie on se trouve dans l’âge d’or.

— Je m’étonne, dis-je à l’Astrodi, que tu révèles ainsi à tout le monde l’espèce de commerce que tu as avec l’auditeur.

— Bon ! Ce n’est pas moi qui le révèle à tout le monde ; mais c’est tout le monde qui me le dit ; et on m’en fait compliment, car il n’a jamais aimé des filles. Je deviendrais ridicule à nier la chose. Je m’étonnais de ma sœur, mais dans ce monde il ne faut s’étonner de rien. Est-ce que tu n’aimes pas cela ? Toi.

— Non : j’aime mieux ceci.

Disant j’aime mieux ceci, j’ai allongé ma main vers la Lepi, qui était debout devant moi, sur l’endroit de sa robe qui devait correspondre à son ceci, et ma main n’ayant rien trouvé, l’Astrodi donna dans un grand éclat de rire. Elle se leva, elle prit ma main, etu pour me la mettre vis-à-vis du ceci de sa camarade, elle me la porta pas plus que six pouces au-dessous de sa bosse. Ce fut là qu’à mon grand étonnement mes doigts sentirent le sommet du chevalet38. La Lepi, qui eut honte de faire la bégueule se retirant, se mit à rire ; mais je suis resté un peu capot39, car au lieu d’avoir cela au centre de sa personne, elle l’avait à un quart : les autres trois quarts n’étaient que cuisses et jambes. Je me suis mis en gaieté songeant au plaisir que me ferait après souper cette vision pour moi toute neuve.

— Est-ce que vous n’avez pas un amant, ma chère Lepi.

— Non, dit l’Astrodi, elle est pucelle.

— Ce n’est pas vrai, dit l’autre, car j’ai eu un amant à Bordeau, et un autre à Monpellier.

— Malgré cela, repartit l’Astrodi, tu pourrais dire que tu es pucelle, car tu n’as jamais été différente de ce que tu es à présent.

— C’est encore vrai.

— Comment ?, lui dis-je ; Vous n’avez donc jamais été pucelle ? Contez-moi [180v] cela, je vous prie, car c’est unique.

— Jamais, car c’est un fait qu’avant que mon premier amant me touchât j’étais comme après qu’il m’a eue. J’avais douze ans.

— Qu’a-t-il dit, quand il ne vous a pas trouvée pucelle ?

— Quand je lui ai juré que je l’étais, il le crut, et il attribua la chose à la rachitis.

— Il ne vous a donc pas fait du mal ?

— Non, car je l’ai prié d’aller doucement.

— Il faut que tu essayes, me dit l’Astrodi, nous ferons cela après souper.

— Oh ! Pour ça non, répond la Lepi, car monsieur est si grand.

— Quelle raison ! As-tu peur qu’il entre tout entier ? Tiens. Je vais te le faire voir.

— Eh bien ! dit la Lepi, je l’ai imaginé. Jamais il n’entrera.

— Il est vrai, dit l’Astrodi, que c’est un peu déloyal : tu marchanderas : monsieur se contentera que tu en loges la moitié.

— Il ne s’agit pas de la longueur, ma chère. C’est la porte qui est trop étroite.

— Dans ce cas-là te voilà heureuse. Tu pourras vendre ton pucelage après avoir eu deux amants. Cela cependant ne serait pas nouveau.

Le dialogue de ces filles me faisait rire, et le discours naïf de la bossue, qui avait tout l’air de la vérité m’avait déjà fait décider de tâter d’elle après souper.

J’ai eu le plaisir à table de voir ces filles manger comme des affamées, et boire sans miséricorde. Le vin ayant fait son effet, ce fut l’Astrodi qui proposa de nous mettre en état de nature, et j’ai confirmé allant me coucher le premier, et leur tournant le dos. Je ne me suis retourné vers elles que lorsque l’Astrodi m’appela, et la Lepi attira toute mon attention. Elle était honteuse, mais à force de louer tout ce que je voyais en détail, je l’ai mise à son aise, et je l’ai persuadée à venir se coucher près de moi ; mais sans l’Astrodi elle n’aurait jamais pu se coucher sur le dos car elle n’en avait pasv : elle n’était que bosse. Mais l’Astrodi doubla un chevet40, et le lui adapta si bien qu’elle rendit toutes ses parties parallèles ; et la besogne parvint à sa fin le mieux du monde. Ce fut elle qui se chargea de l’introduction, et qui réussit si bien que la Lepi m’encourageant me dit que je n’avais plus rien à craindre. Ce fut ainsi que nous finîmes avec beaucoup de plaisir le premier acte.

Dans l’entracte elle vint me donner les baisers qu’elle n’avait pas pu me donner dans son extase, car elle avait sa tête positivement enfoncée dans sa poitrine.

— C’est actuellement à moi, me dit l’Astrodi, mais comme je n’ai pas envie de faire cocu mon auditeur, viens auparavant visiter le pays. Je le veux, car après tu voyageras avec plus de courage. Tiens.

— Que veux-tu que je fasse de ce demi-citron ?

— Exprimes-en le suc dans l’endroit. Je veux te voir sûr que tu ne risques rien. Est-ce que tu ne sais pas qu’étant malade je ne pourrais pas en souffrir la cuisson ?

— Voilà qui est fait. Es-tu contente ?

— Oui. Mais surtout ne me triche pas, car si je deviens grosse, ma réputation est faite. Et toi, Lepi, donne la diligence à notre ami.

— Qu’est-ce que la diligence ?

J’ai dû interrompre l’affaire, car je me mourais de rire. Elle voulut à toute force lui apprendre ce manège, et j’ai dû y consentir, si j’ai voulu qu’ellew laissât que je lui fisse la même chose. Dans l’obligation de ne pas la tricher, l’affaire fut longue ; mais c’était ce qu’elle voulait. Elle chanta pouilles à la Lepi, qui étant lasse de me diligencier, me disait de me dépêcher ; et elle lui fit si bien voir qu’elle n’avait pas besoin d’elle, que nous terminâmes ensemble.

Après avoir tant ri, et tant fait croyant de n’en pouvoir plus, je leur ai dit de s’en aller ; mais l’Astrodi s’opposa, et me demanda du punch. J’ai bien voulu leur en faire ; mais ne voulant plus [181v] d’elles, je me suis rhabillé.

Le punch que je leur ai fait au vin de Champagne les fit devenir si folles qu’elles me firent de nouveau devenir fou avec elles. L’Astrodi planta l’autre de façon que ne voyant plus ni l’une ni l’autre de ses bosses, l’envie me vint de m’imaginer que j’allais violer la grande fille de Jupiter41. La Lepi me jura après, qu’elle y avait gagné, et je n’en ai pas douté ; mais l’Astrodi me voyant mort, ne voulait pas entendre raison. Elle voulait faire un miracle ; mais je n’ai pas souffert qu’elle me tue pour me ressusciter. Je leur ai promis un autre souper dans le même goût avec intention de leur manquer de parole. Quand au moment de leur départ elles virent dix louis j’ai cru qu’elles allaient me manger. Elles montèrent dans ma voiture qui les attendait à la porte me donnant mille bénédictions. Après huit heures de sommeil, je ne me suis pas trouvé en état de pouvoir me plaindre de la trop forte partie : je me suis habillé à la hâte pour aller me promener.

Mais voilà Stuard qui se présente à moi, et qui me dit d’un air très affligé que si je ne le faisais pas partir avant moi il allait se jeter dans le Rhône.

— Je peux, monsieur, débourser vingt-cinq louis ; mais ce n’est qu’à madame douce comme un mouton que je veux les compter tête-à-tête.

— Monsieur ; c’est la somme, dont nous avons besoin, elle y est disposée, allez lui parler. Je ne reviendrai qu’à midi.

Je mets vingt-cinq louis dans une jolie petite bourse, et je cours à la victoire. J’entre dans sa chambre d’un air respectueux, et je la vois au lit. À mon approche, elle se met sur son séant sans se soucier de relever sa chemise qui laissait à découvert un de ses seins ; et avant que j’ouvre la bouche, voici les paroles qui sortent de la sienne. « Me voilà, monsieur, disposée à vous payer de ma personne les vingt-cinq misérables louis, dont mon mari a besoin. Faites de moi tout ce que vous voulez : vous ne trouverez aucune résistance ; mais souvenez-vous que profitant de mon besoin pour assouvir votre brutalité, vous devez vous sentir beaucoup plus humilié que moi, qui ne me vends pour un si vil prix que forcée par la nécessité. Votre bassesse est plus honteuse que la mienne. Venez. Servez-vous. »

À ce dernier mot elle pousse au bas du lit sa couverture m’étalant des beautés que je connaissais, et qu’une âme si féroce était indigne de posséder. Je ramasse la couverture, et je la jette sur elle dans la plus grande indignation. Non madame, lui répondis-je, il ne sera pas vrai que je sorte de cette chambre humilié par ce que vous venez de me dire ; mais c’est vous que je vais accabler vous disant des vérités qu’étant honnête vous ne pourriez pas ignorer. Je ne suis pas brutal, et pour vous en convaincre je pars sans avoir joui de vos charmes que je méprise, et que je ne prétendais pas de payer vous donnant vingt-cinq misérables louis. Les voilà ; mais apprenez que je ne vous les donne que par un sentiment de pitié que je suis fâché de ne pas pouvoir vaincre. Apprenez aussi que dès que vous vous donnez à un homme pour de l’argent, fût-ce pour cent millions, vous êtes une femme perdue, si vous ne faites au moins semblant de l’aimer ; car pour lors l’homme, ne pouvant pas deviner votre fiction42, vous croira toujours honnête. Adieu.

Après ce fait je suis retourné dans ma chambre ; et d’abord que son mari vint me voir pour me remercier, je l’ai prié de ne plus me parler de sa femme. Le lendemain, il partit pour Lyon avec elle. Le lecteur saura à sa place comment je les ai trouvés tous les deux à Liège43.

Dolci est venu me prendre l’après-dîner pour me mener voir à son jardin la sœur de la jardinière. Il était plus joli qu’elle. Mise en bonne humeur, elle ne résista qu’un moment à la prière qu’il lui fit d’être tendre avec lui à ma présence : ce fut à cette occasion que l’ayant vu merveilleusement bien partagé [182v] par la nature, je l’ai assuré que pour voyager il n’avait pas besoin de l’argent de son père, et il profita de mon avis. C’était un Ganymède, qui dans son débat avec la jardinière aurait pu facilement me faire devenir Jupiter44.

Retournant chez moi, j’ai vu sortir d’un bateau un jeune homme de vingt-quatre à vingt-six ans, qui avait la tristesse peinte sur une physionomie honnête. Il m’accoste, et il me demande l’aumône me présentant une pancarte45 qui l’autorisait à me la demander, et un passeport qui me fit voir qu’il y avait six semaines qu’il était sorti de Madrid. Il était de Parme, et il s’appelait Gaétan Costa46. Quand je vois Parme, le préjugé47 s’en mêle : il m’intéresse. Je lui demande quel malheur l’avait réduit à devoir mendier.

— Celui de n’avoir pas l’argent nécessaire pour retourner à ma patrie.

— Que faisiez-vous à Madrid, et pourquoi y êtes-vous allé ?

— J’y suis allé, il y a quatre ans en qualité de valet de chambre du docteur Pistorin médecin du roi d’Espagne ; mais non content48 de ma fortune je lui ai demandé mon congé. Ce certificat vous démontre qu’il ne m’a pas chassé.

— Que savez-vous faire ?

— J’ai une belle écriture, je peux servir de secrétaire, je peux faire le métier d’écrivain dans mon pays49. Voici des vers français que j’ai copiés hier, et en voici d’italiens.

— Votre écriture est belle ; mais êtes-vous en état d’écrire correctement par vous-même ?

— Sous la dictée, je peux écrire aussi le latin, et l’espagnol.

— Correctement ?

— Oui monsieur, quand on me dicte ; car c’est à celui qui dicte à prendre garde à la correction.

J’ai d’abord vu que ce jeune homme était un ignorant ; mais malgré cela, je le fais venir dans ma chambre, je dis à Le-duc de lui parler espagnol, et il lui répond assez bien ; mais quand je lui dicte en italien, et en français, je trouve qu’il ne savait pas les premières règles de l’orthographe. Je lui dis qu’il ne savait pas écrire, et le voyant mortifié, je le console lui disant que je le conduirais à mes frais jusqu’à Gênes. Il me baise la main, et il m’assure que je le trouverais fidèle domestique.

Il me plut parce qu’il avait une méthode de raisonner toute particulière à lui, et dont il se servait croyant de se distinguer : c’était par-là qu’il s’était apparemment attiréx la considération des sots avec lesquels il avait vécu jusqu’à ce jour-là, et il s’en servait de bonne foi avec tout le monde. Je lui ai ri au nez dans le premier moment, quand il m’a dit modestement que la science d’écrire consistait à avoir une écriture lisible, et que celui donc qui la possédait plus lisible qu’un autre en savait davantage. M’ayant dit cela, tenant devant ses yeux de mon écriture, il prétendit sans me le dire que je devais lui céder. Il crut qu’en grâce de cette supériorité je devais faire de lui un certain cas. J’ai ri, je l’ai cru corrigible, et je l’ai gardé. Sans cette extravagance, je lui aurais fait l’aumône, et le caprice de le prendre avec moi ne me serait pas venu. Il me faisait rire. Il me dit que l’orthographe n’était pas nécessaire, puisque ceux qui lisent, et qui savent la langue n’en ont pas besoin pour comprendre ce que l’écrit indique, et que ceux qui ne la savent pas ne peuvent pas en connaître les fautes. Voyant que je ne disputais pas, il croyait de m’avoir mis entre deux murs50, et il prenait mon rire pour un applaudissement. Lui ayant dicté quelque chose en français qui regardait le concile de Trente51, j’ai éclaté quand j’ai vu Trente écrit avec un trois, et un zéro : et quand je lui ai dit la raison de mon rire il me dit que cela revenait au même, puisque le lecteur ne pouvait lire que Trente, s’il savait un peu d’abaco52. Il avait enfin de l’esprit, et par cette raison il était bête : j’ai trouvé cela original, et [183v] je l’ai gardé. Je fus plus bête que lui. Il était d’ailleurs bon diable ; il n’avait aucun vice : il n’aimait ni les femmes, ni le vin, ni le jeu, ni la mauvaise compagnie, il ne sortait que rarement, et tout seul. Il déplut à Le-duc parce qu’il se donnait des airs de secrétaire, et parce qu’il lui dit un jour que tout Espagnol qui avait l’os de la jambe courbé descendait de quelqueyMore. Le-duc avait ce défaut, et se vantant de descendre de vieux chrétien53 il conçut contre Costa, qui dans le fond avait raison, une haine implacable. Ce fut à cause de cela que quinze jours après ils se battirent à coups de poing à Nice en Provence. Costa vint se plaindre à moi avec le nez enflé. J’en ai ri. Depuis ce jour-là il respecta Le-duc qui à cause de son ancienneté se croyait plus que lui. J’ai parlé de ce Costa pour que le lecteur puisse s’en former une idée juste, car je devrai malheureusement parler encore de lui dans ces mémoires.

Je suis parti le lendemain, et je suis allé à Marseille sans me soucier de m’arrêter à Aix, où réside le parlement54. Je me suis logé aux treize cantons55 déterminé à demeurer au moins huit jours dans cette ancienne ville que j’avais grande envie de connaître, et d’y jouir de toute ma liberté : c’était pourquoi je n’avais pris aucune lettre : bien pourvu d’argent comptant, je n’avais besoin d’être connu de personne. J’ai d’abord averti mon hôte, que je mangeais tout seul dans ma chambre, que je voulais faire bonne chère, et toujours en maigre : je savais que les poissons qu’on mangeait dans cette ville étaient plus délicats que ceux de l’Océan, et de la mer Adriatique.

Je suis sorti le lendemain, me faisant suivre par un valet de place56 pour me faire reconduire à mon auberge quand je serais las de me promener. Allant au hasard, je me suis trouvé sur un quai fort large, et très long, où j’ai cru d’être à Venise. Je vois des boutiques, où on vendait en détail des vins du Levant, et d’Espagne, et où plusieurs qui les préféraient au café, et au chocolat déjeunaient. Je vois l’empressement de ceux qui allaient, et venaient, qui se heurtaient, et qui ne perdaient pas leur temps à se demander pardon. Je vois des marchands fermes, et ambulants qui offraient au public toute sorte de marchandises, et des jolies filles bien, et mal vêtues à côté de femmes à mine effrontée, qui paraissaient dire à ceux qui les regardaient : Vous n’avez qu’à me suivre. J’en vois aussi de bien parées à l’air modeste, qui allaient leur chemin, et qui pour exciter une plus grande curiosité ne regardaient personne.

Il me semble de voir partout la liberté de mon pays natal dans le mélange que j’observe de toutes les nations, et dans la différence du costume. C’étaient pêle-mêle des Grecs, des Turcsz, des Africains, des corsaires qui au moins en avaient la mine, des juifs, des moines, et des charlatans, et de temps en temps je vois des Anglais, qui ne disaient rien, ou qui parlaient bas entr’eux sans trop regarder personne.

Je ne m’arrête qu’un moment au coin d’une rue pour lire l’affiche de la comédie57 qu’on donnait ce jour-là, puis je vais dîner fort content, et encore plus content après dîner en grâce du bon poisson qu’on m’avait servi. Les Rougets qu’on mange là, qu’à Venise nous appelons [184v] barboni, et triglie en Toscane sont uniques. Les Français les appellent Rougets apparemment parce qu’ils ont la tête, et les nageoires rouges.

Je me suis habillé pour aller à la comédie, et je me suis placé sur l’amphithéâtre.

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