Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre IX

Ma fuite d’Aix

— Hier, me dit-elle, vous avez laisséa entre mes mains les deux portraits de ma sœur M. M. vénitienne. Je vous prie de m’en faire présent.

— Ils sont à vous.

— Je vous en suis reconnaissante. En voilà une. L’autre grâce que je vous demande est de recevoir mon portrait, tel que je vous le remettrai demain.

— Ce sera, ma chère amie, le plus chéri de tous mes joyaux ; mais je suis surpris que vous me demandiez cela comme une grâce, tandis que c’est vous qui m’en faites une que je n’aurais jamais osé vous demander. Comment pourrais-je me rendre digne de vous faire désirer le mien ?

— Ah ! Mon cher ami ! Il me serait bien cher ; mais Dieu me préserve de l’avoir au couvent.

— Je me ferais faire dans le costume de S.t Louis Gonzaga, ou de S.t Antoine de Padoue1.

— Je me damnerais.

Elle avait un corset de basin à rubans couleur de Rose, et une chemise de batiste, qui m’avait surpris2, et la politesse ne me permettait pas de lui demander d’où cela venait ;b j’y tenais cependant mes yeux dessus ; mais devinant facilement ma pensée, elle me dit en riant que c’était un présent que la paysanne lui avait fait voyant qu’elle aimait le lit.

— Se voyant riche, me dit-elle, elle pense à tous les moyens de convaincre son bienfaiteur qu’elle lui est reconnaissante. Voyez ce grand lit : elle a certainement pensé à vous : voyez les fins draps. Mais cette chemise si fine, je vous avoue qu’elle me fait plaisir. Je dormirai mieux cette nuit, si je peux cependant me défendre des rêves séducteurs qui m’ont enflamméc l’âme la nuit passée.

] — Croyez-vous que ce lit, ces draps, et cette chemise puissentd éloigner de votre âme les rêves que vous redoutez ?

— Au contraire. La mollesse excite la volupté des sens. Tout ceci lui restera, car que dirait-on au couvent si on me voyait couchée ainsi. Mais vous paraissez triste. Vous étiez si gai la nuit passée.

— Comment pourrais-je être gai me voyant réduit à ne pouvoir plus badiner avec vous que sûr de vous faire de la peine ?

— Dites plutôt sûr de me faire trop de plaisir.

— Consentez donc à avoir du plaisir en grâce de celui que vous êtes la maîtresse de me faire.

— Mais le vôtre est innocent, et le mien est criminel.

— Que feriez-vous donc si le mien était aussi criminel que le vôtre ?

— Vous m’auriez hier au soir rendue malheureuse, car je n’aurais pu vous refuser la moindre chose.

— Comment malheureuse ! Songez que vous n’auriez pas combattu contre des rêves, et que vous auriez parfaitement bien dormi. La paysanne enfin, vous donnant ce corset, vous a fait un présent qui me rendra triste pour toute ma vie ; car j’aurais du moins vu mes enfants sans craindre des mauvais rêves.

— Mais vous ne pouvez pas pour cela en vouloir à la paysanne, car si elle croit que nous nous aimons, elle doit aussi savoir que rien n’est plus facile que délacer un corset. Mon cher ami, je ne veux pas vous voir triste. C’est le principal.

Sa belle figure, me disant ces paroles, devint toute en feu, et elle laissa que je l’inonde de baisers. La paysanne monta pour mettre le couvert sur une jolie table toute neuve précisément quand j’allais la délacer sans voir sur sa figure pas même l’ombre de la moindre résistance.

Cet excellent augure me mit en bonne humeur ; mais j’ai vu M. M. à son tour devenir pensive. Je me suis bien gardé de lui en demander la raison, car je la savais, et je ne voulais pas venir à des conditions que la religion, et l’honneur auraient rendues inviolables. J’ai excité son appétit lui donnant pour exemple le mien, et elle but du vin clairet3 avec autant de plaisir que moi,e sans craindre que n’y étant pas accoutumée il pût réveiller en elle une gaieté ennemie déclarée de la vertu de la continence, quoiqu’amie des autres. Elle ne put pas s’en apercevoir, carf cette même gaieté rendant sa raison plus brillante, la lui faisait paraître plus belle, etg attachée au sentiment beaucoup plus qu’avant souper.

D’abord que nous restâmes seuls, je lui ai fait compliment surh son enjouement, l’assurant que c’était tout ce qu’il me fallait pour éloigner de moi toute tristesse, et pour me faire passer avec elle des heures entières comme des minutes.

— Sois seulement généreuse avec moi, ma chère amie, des mêmes dons que tu m’as faitsi hier au soir.

— Je veux plutôt me damner, mon cher ami, et mourir cent fois que risquer de pouvoir te paraître ingrate. Tiens.

Elle ôta alors son bonnet, elle laissa tomber sa chevelure, elle se défit du corset, et ôtant ses bras de la chemise, elle se montra à mes yeux amoureux comme nous voyons les sirènes sur le plus beau tableau du Corrège4. Mais quand je l’ai vue reculer pour me faire place, j’ai compris qu’il ne s’agissait plus de raisonner, et que l’amour exigeait que je saisisse le moment.

Je me suis précipité plus près d’elle que sur elle, et la serrant entre mes bras j’ai colléj mes lèvres sur les siennes. Une minute [141v] après, elle détourna sa tête, et ayant baissék ses paupières, j’ai cru qu’elle allait s’endormir, je me suis alors éloigné un tant soit peu d’elle pour mieux contempler les inappréciables richessesl que la fortune, et l’amour m’offraientm, et dont je devais me rendre possesseur. M. M. dormait : elle ne pouvait pas en faire semblant : elle dormait. Mais quand même elle en aurait fait semblant pouvais-je lui savoir mauvais gré de cette ruse ? Ou vrai, ou feint, le sommeil d’un objetn adoré dit à un amant qui raisonne qu’il devient indigne d’en jouir d’abord qu’il doute s’il luio soit permis ou non d’en profiter. S’il est vrai il ne risque rien ; s’il est feint peut-il lui accorder une satisfactionp moins juste, et moins honnête que celle de désavouer son propre consentement ? Mais M. M. n’était pas capable de feindre. Les pavots de Morphée rendaient sa figure radieuse. Elle articulait mal des mots que je ne pouvais pas comprendre : elle rêvait.

Je me détermine à me déshabiller, sans savoir si c’était pour me procurer un sommeil égal au sien, ou pour calmer mon ardeur m’emparant d’elle. Mais je n’ai pas tardé à savoir ce que je devais faire.

M’étant couché près d’elle, je ne crains pas de la réveiller la serrant entre mes bras : le mouvement qu’elle fit alors pour me venir au-devant m’a convaincu qu’elle suivait son rêve, et que tout ce que j’aurais pu faire n’aurait pu contribuer qu’à le rendre réel. J’achève d’abattre sa fine chemise, et pour lors elle remue comme un enfant qui se sentant démailloter respire. J’ai consumé5 le doux crime dans elle, et avec elle ; mais avant l’extrémité elle ouvrit ses beaux yeux. Ah ! Dieu ! s’écria-t-elle d’une voix mourante, c’est donc vrai.

Après avoir prononcé ces mots, elle approcha sa bouche [142r] de la mienne pour recevoir mon âme, me donnant la sienne. Sans cet heureux échange nous serions restés morts tous les deux. Quatre ou cinq heures après, nous réveillant dans la même posture, et voyant la faible lumière du jour naissant mêlée à la pâle qui sortait des mèches charbonnées des bougies, nous apprîmes l’un de l’autre tranquilles, et contents toute la série6 de notre douce histoire.

— Mais nous en parlerons plus au long ce soir, me dit-elle, habillons-nous bien vite. Nous nous aimions, et nous avons couronné notre amour. Je me trouve à la fin délivrée de toutes mes inquiétudes. Nous avons suivi notre destinée, obéissant aux préceptes de l’impérieuse nature. M’aimes-tu encore ?

— Peux-tu en douter ? Je te répondrai ce soir.

Je me suis rhabillé avec la plus grande vitesse ; et je l’ai laissée au lit. Je l’ai vue rire lorsqu’elle alla ramasser sa chemise qu’elle ne se souvenait pas de s’être ôtée.

Je suis arrivé chez moi à grand jour. Le-duc qui ne s’était pas couché me donna une lettre de la Z qu’il avait reçue à onze heures. J’avais manqué à son souper, et à l’honneur de l’accompagner jusqu’à Chamberi ; mais je ne m’en étais pas seulement souvenu. J’en étais fâché ; mais je ne savais qu’y faire. J’ouvre sa lettre, et je ne vois que six lignes ; mais elles disaient beaucoup. Elle me conseillait de n’aller jamais à Turin, car elle trouverait là le moyen de se venger du sanglant affront que je lui avais fait. Elle me reprochait la marque publique de mépris que je lui avais donnée n’allant pas à son souper, dont elle s’appelait déshonorée7.

Il était impossible que j’y allasse. J’ai déchiré son billet, je me suis fait coiffer ; et je suis allé à la fontaine.

] Tout le monde commence par me faire la guerre sur ce que l’on ne m’avait pas vu au souper de Madame Z, je me défends alléguant pour excuse mon système de santé qui ne me permettait pas de souper ; mais on s’en moque, on me dit qu’on savait tout, et la maîtresse du marquis s’attachant à mon bras me dit sans façon que j’avais la réputation d’un inconstant : la politesse veut que je lui réponde que je n’avais pas ce vilain défaut ; mais qu’en tout cas personne ne pourrait me le reprocher si j’avais l’honneur de servir une dame comme elle : mon compliment la flatte ; et je me trouve repenti de le lui avoir fait d’abord que de l’air le plus gracieux elle me demande pourquoi je n’allais pas déjeuner quelquefois chez le marquis. Je lui réponds que je lui supposais des occupations ; elle me dit qu’il n’en avait pas ; que je lui ferais plaisir, et elle finit par m’engager à y aller le lendemain, me disant par manière d’acquit qu’il déjeunait toujours dans la chambre à elle.

Cette femme était veuve d’un homme de condition, assez jeune, jolie sans contredit, et possédant parfaitement le jargon de l’esprit ; mais elle ne me revenait pas. Venant d’avoir madame Z, et étant parvenu au comble de mes désirs avec la nonne, je n’avais dans ce moment-là la faculté de penser un seul instant à un nouvel objet. Je devais cependant faire semblant deq me croire fort heureux que cette dame me donnât la préférence sur tout autre. Elle demanda au marquis, si elle pouvait retourner à l’auberge, et il lui dit qu’il devait finir une affaire avec la personne qui lui parlait, et que je pouvais l’accompagner. Elle me dit chemin faisant que [143r] si madame Z n’était pas partie, elle n’aurait pas osé prendre mon bras. Je ne pouvais lui répondrer qu’en biaisant, car je ne voulais m’engager avec elle d’aucune façon. J’ai dû malgré cela monter avec elle dans sa chambre, où j’ai dû m’asseoir, et où, n’ayants dormi que très peu dans la nuit précédente, il m’est arrivé de bâiller. Je lui en ai demandét mille pardons lui jurant que j’étais malade ; et elle l’a cru. Je me serais qui plus est endormi, si je n’avais mis dans mon nez un peu d’errhins, qui me faisant éternuer me tint réveillé par force.

Le marquis arriva, et se montrant bien aise deu me trouver avec elle, il me proposa une partie de quinze. Je l’ai prié de me dispenser ; et madame dit en riant que poursuivant à éternuer ainsi il m’était réellement impossible de jouer. Nous descendîmes à dîner, et je me suis facilement laissé engager à leur faire la banque, étant aussi piqué de la perte de la veille.

Je la leur ai faite, comme toujours, de cinq cents louis, et vers les sept heures j’ai annoncév à toute la compagnie la dernière taille malgré que ma banque s’était diminuée de deux tiers. Mais le marquis, et deux autres fort joueurs s’étant mis à l’entreprise de me faire sauter, la fortune me favorisa si fort qu’à la fin je me suis trouvé refait, et vainqueur de deux ou trois cents louis. Je suis parti promettant à la compagnie de faire la même banque le lendemain. Toutes les dames avaient gagné parce que Desarmoises avait ordre de ne jamais corriger leur jeu tant qu’il ne le verrait pas gros8. Après avoir été déposer ma somme dans ma chambre, et avoir dit à Le-duc que je passerais la nuit dehors, je suis allé chez mon nouvel idole tout mouillé d’une pluie forte qui [143v] m’a surpris à moitié chemin.

J’ai trouvé mon amour habillé en religieuse, étendue sur le lit à la Romaine. La paysanne, après m’avoir essuyé tant qu’elle put, s’en étant allée, j’ai demandé à M. M. pourquoi elle ne m’avait pas attendu au lit.

— Je ne me suis jamais portée si bien, mon cher ami, à une petite incommodité près, qui me durera encore, à ce que ma sage-femme m’a dit, cinqw semaines. Ainsi je me suis levée pour souper assise à table. Si cela te fera plaisir nous irons nous coucher après.

— Mais cela te fera plaisir aussi, j’espère.

— Hélas ! Je suis perdue. Je mourrai je crois, quand je me verrai au moment de devoir te quitter.

— Viens avec moi à Rome, et laisse-moi faire. Tu deviendras ma femme. Nous nous rendrons heureux jusqu’à la mort.

— Je ne pourrai jamais m’y déterminer, et je te prie de ne plus m’en parler.

Dans la certitude où j’étais de passer la nuit avec elle nous passâmes une heure dans des propos agréables. À la fin de notre souper la paysanne lui remit un paquet, et nous souhaita la bonne nuit. Je lui ai demandé ce que le paquet contenait, et elle me dit que c’était le présent qu’elle m’avait promis, son vrai portrait ; mais que je ne devais le voir que lorsqu’elle serait allée se coucher. Étant curieux, et impatient de le voir je lui ai dit que c’était un caprice ; et elle répondit que je l’approuverais.

J’ai voulu la déshabiller moi-même, et lui ôter son bonnet, et quand elle fut couchée, elle ouvrit le paquet, et elle me donna un vélin9, où je l’ai vue très ressemblante, toute nue, et dans la même posture où était M. M. dans le portrait [144r] que je lui avais déjà donné. J’ai applaudi l’habile peintre qui l’avait si bien copiée n’ayant changéx que la couleur des yeux, et des cheveux.

— Il n’a rien copié, me répondit-elle, car il n’en aurait pas eu le temps. Il lui a seulement fait des yeux noirs,y des cheveux comme les miens, et la toison plus touffue. Ainsi tu peux actuellement dire d’avoir dans un seul portrait l’image de la première, et de la seconde M. M. qui à juste titre doit te faire oublier la première, qui est aussi disparue dans le portrait décent, car me voilà habillée en religieuse avec des yeux noirs. Représentée ainsi je peux me laisser voir de tout le monde.

— Tu ne saurais croire combien ce cadeau m’est cher. Conte-moi mon ange comment tu as pu faire exécuter si bien ton projet.

— Je l’ai communiqué hier au matin à la paysanne, qui me dit qu’elle avait un fils de lait à Anneci qui apprenait à peindre en miniature ; mais qu’elle ne s’en servirait que pour lui donner la commission de porter les deux miniatures à Genève au plus habile de tous les peintres en ce genre, qui pour quatre ou six louis ferait la métamorphose sans perdre le moindre temps dans l’espace de deux ou trois heures. Je lui ai confiéz les deux portraits, et les voilà faits à la perfection. Apparemment elle ne les a reçusaa que lorsque tu as vu qu’elle me les a remis. Demain matin tu pourras savoir d’elle-même encore plus en détail la jolie histoire.

— Ta paysanne est une femme essentielle ; et je dois la rembourser. Mais dis-moi pourquoi tu n’as pas voulu me donner ton portrait avant de te déshabiller. Puis-je en deviner la raison ?

— Devine-la.

— Pour que je puisse sans différer te mettre dans la même posture où tu [144v] es peinte.

— Précisément.

— La belle idée est de l’amour ; mais à ton tour tu dois attendre que je me déshabille aussi.

Nous trouvant ainsi tous les deux dans le divin costume de l’innocence, j’ai placéab M. M. comme on la voyait sur le vélin, et elle s’en complut. Devinant ce que j’allais faire, elle ouvrit ses bras, quand je lui ai dit d’attendre un moment, car j’avais aussi dans un paquet quelque chose qui devait lui être cher.

Je tire alors hors de mon portefeuille un petit habit d’une peau très fine, et transparente de la longueur de huit pouces10, et sans issue, qui avait à guise de bourse à son entrée un étroit ruban couleur de rose. Je le lui présente, elle le contemple, elle rit, et elle me dit que je m’étais servi d’habits égaux à celui-là avec sa sœur vénitienne, et qu’elle en était curieuse.

— Je vais te chausser moi-même, me dit-elle, et tu ne saurais croire combien la satisfaction que je ressens est grande. Dis-moi pourquoi tu ne t’en es pas servi la nuit passée ? Il me semble impossible de n’avoir pas conçu. Malheureuse ! Que ferai-je dans quatre ou cinq mois d’ici quand je ne pourrais pas douter de ma seconde grossesse ?

— Ma chère amie, le parti que nous devons prendre est de ne pas y penser, car, si le mal est fait, il n’y a plus de remède. Ce que je peux cependant te dire c’est que l’expérience, et un raisonnement conforme aux lois connues de la nature peuvent nous faire espérer que ce que nous fîmes hier dans l’ivresse de nos sens n’aura pas la conséquence que nous craignons. On dit, et on l’a écrit qu’on ne peut pas la craindre avant une certaine apparition que tu n’as pas encore vue, je crois.

— Tu crois juste.

— Ainsi éloignons de nous cette terreur panique qui dans le moment ne peut que nous être funeste.

— Tu me consoles entièrement. Mais en conséquence de ce que tu viens de me dire, je ne comprends pas pourquoi tu crains aujourd’hui ce qu’on pouvait ne pas craindre hier. Je suis dans le même cas.

— L’événement, mon ange, a souvent donné des démentisac aux plus savants physiciens en dépit de leurs prétendues expériences. La nature est plus savante qu’eux ; gardons-nous de la défier, et pardonnons-nous si nous l’avons défiée hier.

— J’aime à t’entendre parler en sage. Soit. Soyons prudents. Te voilà caparaçonné par mes mains11. C’est à peu près la même chose ; mais malgré la finesse de cette peau, et sa transparence ce petit personnage en masque me plaît moins. Il me semble que cette enveloppe le dégrade, ou me dégrade : l’un, ou l’autre.

— L’un, et l’autre, mon ange : mais dissimulons-nous dans ce moment certaines idées spéculatives qui ne peuvent que nous faire perdre du côté du plaisir.

— Nous le rattraperons bien vite tout pur : laisse-moi jouir à présent de ma raison, à laquelle je n’ai jamais osé de toute ma vie lâcher la bride sur cette matière : c’est l’amour qui a inventéad ces petits habits ; mais il a eu besoin de s’allier avec la précaution ; et il me semble que cette alliance a dû l’ennuyer, car elle n’appartient qu’à la sombre politique.

— Hélas ! C’est vrai. Tu m’étonnes. Mais, ma chère amie, nous philosopherons après.

— Attends encore un moment ; car je n’ai jamais vu un homme, et je ne m’en suis jamais trouvée tant curieuse qu’à présent. J’aurais dit, il y a dix mois, que c’est le diable qui a inventéae ces bourses, et aujourd’hui je trouve que l’inventeur n’a pas été si diable, car si le bossu Cou…. s’en fût servi il ne m’aurait pas exposée à perdre l’honneur, et la vie. Mais dis-moi, je t’en prie, comment on laisse exister en paix les impudents tailleurs qui font ces bourses, car enfin ils doivent être connus, et cent fois excommuniés ;af ou soumis à de grosses amendes, et à des peines corporelles s’ils sont juifs, comme je le crois. Tiens. Celui qui t’a fait celui-ci t’a mal pris la mesure. Ici il est trop étroit ; ici trop large ; c’est presqu’un cintre ; il est fait pour un corps arqué. Quel [146r] sot, ignorant dans son métier ! Mais qu’est-ce que je vois !

— Tu me fais rire. C’est ta faute. Palper, palper. Voilà ce qui devait arriver. Je l’ai prévu.

— Tu n’as pas pu attendre encore un moment. Et tu poursuis toujours : j’en suis fâchée, mon cher ami ; mais tu as raison. Oh mon Dieu ! quel dommage !

— Oh ! Il n’y a pas grand mal.

— Comment il n’y a pas grand mal ? Malheureuse ! Il est mort. Tu ris ?

— Laisse-moi rire ; car ton alarme m’enchante. Tu verras dans un moment le petit bonhomme ressuscité, et si plein de vie qu’il ne mourra plus si facilement.

— C’est incroyable.

Je l’ôte, je le mets à part, et je lui en présente un autre qui lui plaît davantage, parce qu’elle le trouve plus fait à ma taille, et elle éclate de rire quand elle voit qu’elleag peut me l’adapter. M. M. ne connaissait pas ces miracles de la nature. Son esprit, étroitement serré, était avant de m’avoir connu dans l’impossibilité de pénétrer au vrai : à peine élargi, l’élasticité du ressort qu’il avait en lui-même avaitah franchi ses bornes avec toute la rapidité de sa nature pour aller ensuite plus doucement. Elle me dit que si l’habit venait à se percer au bout pendant l’action il rendrait la précaution inutile. Je l’ai convaincue de la difficulté de cet accident ; je l’ai informée qu’on faisait ces petites bourses en Angleterre, qu’on les achetait au hasard à l’égard de la grandeur, et je lui ai dit où l’on trouvait cette peau12. Après tous ces discours, nous nous livrâmes à l’amour, puis au sommeil, puis encore à l’amour jusqu’au moment de retourner à mon logis. La paysanne me dit que son fils de lait n’avait dépensé que quatre louis, et qu’elle lui avait fait présent de deux. Je lui en ai donné douze13.

J’ai dormi jusqu’à midi, me dispensant d’aller déjeuner chez le marquis de Prié ; mais je le lui ai fait dire. Sa maîtresse me bouda pendant tout le dîner ; mais elle s’adoucit, quand je me suis laissé engager par elle à faire la banque ; mais voyant qu’elle jouait gros jeu, je ne l’ai pas laissée faire : après s’être vue corrigée deux ou trois fois, elle alla se retirer dans sa chambre ; mais son ami gagnait, et je perdais lorsque le silencieux duc de Rosburi arriva de Genève avec Schmitai son gouverneur, et deux autres Anglais. Il vint à la banque me disant pas autre chose qu’oudioudou ser 14, et il joua, excitant ses deux amis à faire la même chose. Après la taille, voyant ma banque à l’agonie, j’ai envoyé Le-duc à ma chambre pour qu’il m’apporte ma cassette, d’où j’ai tiré cinq rouleaux de cent louis. Le marquis de Prié me dit froidement qu’il était de moitié avec moi, et je l’ai avec la même froideur prié de me dispenser d’accepter son offre. Il poursuivit à ponter sans s’être offensé de mon refus, et quand j’ai mis bas les cartes pour finir il se trouva en gain de presque deux cents louis ; mais la plupart des autres ayant perdu, et principalement un des deux Anglais, je me suis trouvé avec plus de mille louis. Le marquis m’ayant demandé du chocolat dans ma chambre pour le lendemain, je lui ai répondu qu’il me fera honneur. Après avoir reconduit Le-duc chez moi avec ma cassette, je suis allé à ma chaumière assez content de ma journée.

J’ai trouvé mon nouvel ange avec un caractère de tristesse sur sa jolie figure.

— Un jeune paysan, me dit-elle, neveu de mon hôtesse, et très discret, à ce qu’elle m’assure, et qui connaît une converse de mon couvent, est arrivé de Chambéri, il y a une heure, et lui a dit qu’il avait su de la même converseaj qu’après-demain deux converses partiraient à la pointe du jour pour venir ici me prendre, et me reconduire au couvent. Voilà toute la raison de ma tristesse, et de mes pleurs.

] — Elle ne devait les envoyer qu’en huit ou dix jours.

— Elle s’est hâtée.

— Nous sommes malheureux même dans les bonheurs. Détermine-toi. Allons à Rome.

— Non. J’ai assez vécu. Laisse-moi retourner à mon tombeau.

Après notre souper j’ai dit à la paysanne qu’elle devait envoyer son neveu à Chambéri, et lui donner ordre de partir, et retourner chez elle dans le même moment que les converses partiraient : il serait ainsi arrivé chez nous allant vite deux heures au moins avant elles : j’ai promis à mon ange de rester avec elle jusqu’à leur arrivée. J’ai ainsi dissipéak sa tristesse ; mais je l’ai quittée à minuit pour être chez moi le matin, m’étant engagé de donner à déjeuner au marquis, qui vint avec sa maîtresse, et deux autres dames accompagnées de leurs amis.

Outre le chocolat, je leur ai donné tout ce que j’ai pu inventer, et qui peut appartenir à un soi-disant déjeuner, et après cela j’ai ordonné à Le-duc de fermer ma chambre, et de dire à tout le monde que j’étais indisposé, et occupé à écrire dans mon lit forcé à ne recevoir personne. Je lui ai dit que je resterais dehors toute la journée, la nuit, et tout le lendemain. Je lui ai enfin ordonné de m’attendre jusqu’à mon retour, ne quittant ma chambre que lorsqu’il ne pourrait pas s’en dispenser. Je suis allé dîner avec ma passion déterminé à ne la quitter qu’une demi-heure avant l’arrivée des converses.

Quand elle me vit, et qu’elle sut que je ne la quitterais plus qu’une demi-heure avant l’arrivée des deux femmes que l’abbesse lui enverraital, elle tressaillit de joie. Nous enfantâmes le projet de nous passer du dîner ; mais de souper délicatement, et d’aller nous coucher après pour ne nous lever que lorsque le [147r] jeune homme viendrait nous annoncer l’arrivée des deux nonnes. Nous en avertîmes dans l’instant la paysanne qui trouva notre pensée sublime.

Nous ne trouvâmes pas les heures longues. La matière de parler ne manque jamais à deux amants puisqu’ilsam sont eux-mêmes les sujets de leurs discours. Après un souper très délicat, nous passâmes douze heures au lit faisant l’amour, et tour à tour dormant. Le lendemain après avoir dîné nous nous recouchâmes, et à quatre heures la paysanne monta pour nous dire qu’à six les converses arriveraient. Nous prîmes alors l’un de l’autre tous les congés que nous pûmes, et j’ai cacheté le dernier de mon sang. Si la première M. M. l’avait vu, la seconde devait le voir aussi ; et elle en fut effrayée ; mais je l’ai facilement calmée15. Je l’ai priée de me garder cinquante louis, l’assurant que j’irais les reprendre à sa grille avant que deux ans s’écoulent, et elle connut la raison qui l’empêchait de me refuser ce plaisir16. Elle employa le dernier quart d’heure à verser des larmes, et je n’ai retenu les miennes que pour ne pas augmenter sa douleur. Après avoir promis à la paysanne que je la reverrais le soir du lendemain, je suis retourné chez moi, où je me suis couché pour me lever à la pointe du jour, et aller sur le chemin de Chambéri. À un quart de lieue d’Aix, j’ai vu mon ange qui allait à pas lents, et les deux béguines17 qui au nom de Dieu me demandèrent l’aumône. Je leur ai donné un louis, et le bon voyage. M. M. ne me regarda pas.

Retournant sur mes pas, je suis allé chez la paysanne, qui me dit que M. M. était partie à la pointe du jour ne lui recommandant autre chose que de me dire qu’elle m’attendait à la grille. Après avoir donné à son neveu tout l’argent blanc que j’avais, je suis allé faire lier sur ma voiture tout mon bagage, et je serais parti d’abord, si j’avais eu des chevaux. Je fus sûr d’en avoir à deux heures. Je vais à l’auberge, et je monte chez le marquis pour prendre [147v] congé. Je trouve sa maîtresse toute seule. Je lui dis que je devais partir à deux heures, elle me répond que je ne partirais pas ; que je lui ferais le plaisir de rester là encore deux jours. Je lui dis que j’étais très sensible à son empressement ; mais qu’une affaire de la plus grande importance m’obligeait à partir. Me disant toujours que je devais rester, elle se met debout devant un grand miroir, et elle délace son corset pour le lacer mieux après avoir arrangé sa chemise. Faisant ce manège, elle me laisse voir des globes faits pour rendre vaine toute résistance ; mais je fais semblant de ne pas les voir. Je voyais un projet fait ; mais j’étais décidé à l’éventer. Elle met un pied sur le bord du canapé où j’étais assis, et sous prétexte de se mettre une jarretière au-dessus du genou elle me laisse voir une jambe faite au tour18, et sautant à l’autre elle me laisse entrevoir des beautés qui m’auraient dompté si le marquis ne fût pas survenu. Il me propose un quinze à petit jeu, la dame veut être de moitié avec moi, j’ai honte à le refuser : elle s’assied près de moi : elle lui faisait le service. Quand on vint dire qu’on avait servi, j’ai quitté perdant quarante louis. Madame me dit qu’elle m’en devait vingt. Au dessert Le-duc m’annonce ma voiture à la porte. Je me lève : madame me dit qu’elle me devait vingt louis, elle veut me les payer, et elle m’oblige de l’accompagner à sa chambre.

D’abord que nous y sommes, elle me dit sérieusement que si je pars, je la déshonore, puisque toute la compagnie savait qu’elle s’était engagée à me faire rester. Elle me dit qu’elle ne se croyait pas faite pour être méprisée, elle me jette sur le canapé, et elle retourne à la charge liant de nouveau devant moi ses maudites jarretières. Ne pouvant pas nier de voir ce qu’elle savait que je voyais, je loue tout, je touche, je baise, elle se laisse tomber sur moi, et elle devient fière quand elle trouve la marque infaillible de ma sensibilité ; elle me promet, collant sa bouche sur la mienne, d’être toute à moi le lendemain. Ne sachant plus comment faire pour me délivrer, je la somme de sa parole, et je lui dis que j’allais faire dételer précisément dans le moment que le marquis entrait. Je descends comme si c’était pour revenir, l’entendant me dire qu’il allait me donner ma revanche. Je ne lui réponds pas. Je sors de l’auberge ; je monte dans ma voiture ; et je pars.

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