Mémoire de Casanova partie 2

1762-1763 Chapitre XI2

Mon arrivée à Marseille. Madame d’Urfé, Ma nièce bien reçueb de Mad. Audibert. Mon frère, et Passano chassés. Régénération. Départ de Madame d’Urfé.

Marcoline constante.

Ma nièce devenue ma maîtresse m’enflammait. Le cœur me saignait quand je pensais que Marseille devait être le tombeau de mon amour. Tout ce que j’ai pu faire fut d’y aller à très petites journées3. D’Antibe je ne suis allé qu’à Fréjus en moins de trois heures ; j’ai dit à Passano de souper avec mon frère, et d’aller se coucher,c m’ordonnant un souper délicat avec mes deux filles, et des bons vins. Je suis resté à table avec elles jusqu’à minuit, et j’ai fait le tour du cadran en l’employant en folies amoureuses, et à dormir ; la même chose j’ai fait au Luc, à Brignoles, et à Aubagne où j’ai passé avec elle la sixième nuit délicieuse, qui fut la dernière.

À peine arrivé à Marseille je l’ai conduite chez Madame Audibert, ayant envoyé Passano avec mon frère aux treize cantons4, où ils devaient se loger sans rien faire savoir à Madame d’Urfé, qui logeait dans la même auberge depuis trois semaines pour m’attendre.

C’était chez Madame Audibert que ma nièce avait connudLa croix, c’était une femme d’esprit et intrigante qui avait eu pour elle la plus tendre amitié jusque dès son enfance, et c’était par son canal qu’elle espérait d’obtenir de son père son pardon, et de rentrer ainsi dans le sein de sa famille. Nous avions concerté quee la laissant dans la voiture avec Marcoline, je monterais chez cette dame quef je connaissais déjà, et de laquelle je saurais où elle aurait pu aller se loger en attendantg qu’elle eût fait toutes les démarches [135v] nécessaires pour parvenir à l’heureuse réussite de son projet.

Je monte chez Madame Audibert, qui de la fenêtre m’avait vu descendre, et qui curieuse de savoir qui était la personne qui arrivait en poste chez elle me vint au-devant5. Après m’avoir remis dans son souvenir elle consent à entrer avec moi tête-à-tête dans une chambre pour savoir ce que je pouvais vouloir d’elle. Je lui narre en bref la substance véritable de toute l’affaire, le malheur qui avait forcé Croce à abandonner Mademoiselle P. P., le bonheur que j’avais eu d’empêcher sa perte, l’autre bonheur de lui avoir fait faire à Gênes connaissance avec quelqu’un qui se présenterait en moins de deux semaines pour l’obtenir pour femme de son père même, et le plaisir que j’avais de pouvoir dans le moment même remettre entre ses mains cette aimable créature, dont j’avais été le sauveur.

— Où est-elle donc ?

— Dans ma voiture, où des stores la rendent invisible aux passants.

— Faites-la descendre ; et laissez-moi tout l’embarras de cette affaire. Personne ne saura qu’elle est chez moi. Il me tarde de l’embrasser.

Je descends ; je lui fais avancer son capuchon sur la figure, et je la conduis entre les bras de sa prudente amie jouissant de ce beau coup de théâtre. Embrassements, baisers, larmes de joie mêlées à celles du repentir m’en arrachent aussi6. Clairmont que j’avais averti monte sa malle, et tout ce qu’elle avait dans la voiture, et je pars lui promettant d’aller la voir tous les jours.

Je remonte dans ma voiture, après avoir dit aux postillons où ils devaient me conduire. Ce fut chez le brave vieux homme où j’avais si heureusement tenu Rosalie. Marcoline pleurait de douleur, se voyant séparée de sa chère amie. Je descends chez le vieillard ; je fais à la hâte mon marché avec lui pour que Marcoline soit logée, nourrie, et servie comme une petite princesse. Il me dit qu’il mettra près d’elle sa propre nièce, il m’assure qu’elle ne sortira jamais, et que personne n’entrera dans son appartement qu’il me fait voir, et que je trouve charmant.

Je vais alors la faire descendre de la voiture, et j’ordonne à Clairmont de nous suivre avec son portemanteau. Voilà, lui dis-je, ta maison. Je viendrai demain savoir si tu es contente, et je souperai avec toi. Voilà ton argent réduit7 en or ; tu n’en auras pas besoin ; mais aies-en soin, car millehducati à Venise te rendront respectable. Ne pleure pas, ma chère Marcoline, car tu possèdes mon cœur. Adieu jusqu’à demain au soir. Le vieillard alors me donna la clef de la porte de sa maison, et je suis allé à grand trot aux treize cantons. On m’y attendait, et on me mena dans l’appartement que Madame d’Urfé m’avait ménagé contigu au sien. J’ai d’abord vu Brougnole qui vint me faire les compliments de sa maîtresse, et me dire qu’elle était toute seule, et qu’il lui tardait de me voir.

iLe lecteur s’ennuierait à lire les circonstances détaillées de cette entrevue, car il ne trouverait que des disparates dans les raisonnements de cette pauvre femme qui était entichée de la plus fausse, et de la plus chimérique de toutes les doctrines, et de ma part des faussetés qui n’avaient aucun caractère ni de vérité, ni de vraisemblance. Absorbé dans le libertinage, et amoureux de la vie que je menais je tirais parti de la folie d’une femme qui n’étant pas trompée par moi, aurait voulu l’être par un autre8. Je me donnais la préférence, et en même temps la comédie. La première chose qu’elle me demanda fut où était Querilinte, et elle fut surprise quand je lui ai dit qu’il était dans l’auberge. — C’est donc lui qui me régénérera en [136v] moi-même. J’en suis sûre. Mon génie m’en rend certaine toutes les nuits. Demandez à Paralis, si les présents que je lui ai préparés sont dignes d’être faits par Séramis9 à un chef des Rosecroix.

Ne sachant pas ce que c’était que ces présents, et ne pouvant pas lui demander de les voir, je lui ai répondu par l’oracle que nous devions auparavant les sacrer aux heures planétaires propres aux cultes que nous devions faire, et que Querilinte même ne pouvait pas les voir avant la consécration. Celaj étant elle me fit entrer d’abord dans la chambre voisine où elle tira hors d’un secrétaire sept paquets que le Rosecroix devait recevoir en qualité d’offrandes aux sept planètes. Chaque paquet contenait sept livres du métal dépendant de la planète10, et sept pierres précieuses dépendantes de la planète même chacune de sept carats11. Diamant, Rubis, Émeraude, Saphir, Chrysolithe, Topaze, et Opale.

Bien déterminé à agir de façon que rien de tout cela n’irait entre les mains de ce Génois, je lui ai dit que pour la méthode nous devions entièrement dépendre de Paralis, et commencer par consacrer plaçant dans une caisse faite exprès chaque paquet. On ne pouvait en consacrer qu’un par jour, et il fallait commencer par le Soleil. C’était un Vendredi, il fallait attendre jusqu’au surlendemain, j’ai fait faire la caisse le lendemain samedi avec sept niches. Pour cette consécration j’ai passé trois heures par jour tête-à-tête avec Madame d’Urfé, de sorte que le culte ne fut fini que le Samedi en huit. Dans ces huit jours j’ai fait dîner aveck elle Passano, et mon frère, qui ne comprenant rien aux discours qu’elle tenait à Passano, et à moi, ne disait jamais le mot. Madame d’Urfé qui lel trouvait imbécile, croyait que nous voulions mettre dans son corps l’âme d’un sylphe12 pour lui faire engendrer quelque créature d’une espèce entre la divine,m et l’humaine. Quand elle me confia sa découverte, elle me dit qu’elle s’en accommoderait pourvu qu’après l’opération il eût eu l’air avec elle d’avoir le sens commun.

Je me divertissais extrêmement en voyant mon frère qui était au désespoir de ce que madame d’Urfé le prenait pour imbécile, et qu’il le lui paraissait au double, lorsqu’il s’avisait de dire quelque chose qui pût la convaincre qu’il avait de l’esprit. Je riais de ce qu’il aurait joué fort mal ce rôle si je l’avais prié de le jouer exprès ; mais le drôle n’y perdit rien, car la marquise pour s’amuser l’a habillé avec tout le modeste luxe qu’aurait affiché un abbé de la famille de France la plus illustren. Celui que le dîner de Madame d’Urfé désolait était Passano qui devait répondre aux interrogations sublimes qu’elle lui faisait, et qui le plus souvent ne sachant que dire biaisait. Il bâillait, il n’osait pas se soûler, il n’observait pas la décence, et la politesse que l’usage ordonne d’observer à table. Madame d’Urfé me disait que quelque grand malheur devait menacer l’ordre, puisque ce grand homme se trouvait si distrait.

D’abord que j’ai fait porter la caisse à Madame, et que j’ai tout disposé avec elle pour commencer les consécrations le dimanche j’ai fait ordonner par l’oracle que je devais pour sept jours de suite aller coucher à la campagne, observer une parfaite abstinence avec toute femme mortelle, et faire un culte à la Lune toutes les nuits à son heure en pleine campagne pour me disposer à la régénérer moi-même au cas que Querilinte ne pût pas par des raisons toutes divines faire l’opération en personne. Moyennant cet ordre non seulement Madame d’Urfé ne pouvait pas trouver mauvais que jeo découchasse ; mais elle me savait gré des peines que je me donnais pour assurer l’heureuse réussite de l’opération.

Le Samedi donc, qui fut le lendemain de mon arrivée à Marseille, je suis allé chez Madame Audibert, où j’ai eu le plaisir de voir [137v] Mlle P. P. fort satisfaite de l’amitié avec laquellep elle avait pris à cœur ses intérêts. Elle avaitq parlé à son père ; elle lui avait dit que sa fille était chez elle, et qu’elle n’aspirait qu’à obtenir son pardon pour retournerr dans le sein de sa famille pour devenir la femme d’un riche jeune Génois, qui nes pouvait la recevoir que de ses mains pour l’honneur de sa maison. Son père lui avait répondu qu’il viendrait la prendre le surlendemain pour la conduire chez une de ses sœurs qui demeurait toujours dans une maison qu’elle avait à S. Louis deux petites lieues loin de la ville. Elle pourrait, se tenant là très tranquillement, attendre sans donner occasion à aucun bruit l’arrivée de son futur époux. Mademoiselle P. P. était surprise que son père n’en eût pas encore reçu des nouvelles. Je lui ai dit que je n’irais pas la voir à S. Louis, mais que je la reverrais certainement à l’arrivée de M. N. N., et que je ne partirais de Marseille qu’après l’avoir vue mariée.

De là je suis allé chez Marcoline qu’il me tardait de serrer entre mes bras. Elle me reçut dans la joie de son cœur ; elle me dit qu’elle set verrait heureuse si ce n’était qu’elle ne pouvait pas se faire comprendre, ni comprendre ce que la bonne femme qui la servait lui disait. Je voyais cette vérité ; mais je n’y trouvais pas de remède : il aurait fallu lui chercher une servante qui parlât italien, et c’eût été une corvée. Elle fut sensible aux larmes, lorsque je lui ai fait les compliments de ma nièce, et que je lui ai dit qu’elle serait le lendemain entre les bras de son père. Elle savait déjà qu’elle n’était pas ma nièce.

Le souper délicat, et fin que nous fîmes me fit souvenir de Rosalie, dont l’histoire fit le plus grand plaisir à Marcoline, qui me dit qu’il paraissait que je ne voyageais que pour faire le bonheur des filles malheureuses pourvu que je les trouvasse jolies. Marcoline me charmait aussi par l’appétit avec lequel elle mangeait. La chère qu’on fait à Marseille est exquise, exceptéu la volaille qui ne vaut rien, mais on s’en passe ;v nous pardonnâmes à l’ail qu’on met dans tous les plats pour les rendre ragoûtants. Au lit Marcoline fut charmante. Il y avait huit ans que je ne jouissais des folies vénitiennes au lit, et cette fille était un chef-d’œuvre. Je riais de mon frère qui avait eu la bêtise de devenir amoureux d’elle. Ne pouvant la conduire nulle part, et désirant qu’elle s’amusât, j’ai dit à l’hôte de la laisser aller à la comédie avec sa nièce tous les jours, et de me préparer à souper tous les soirs. Le lendemain je l’ai mise en nippes en lui achetant tout ce qu’elle pouvait désirer pour briller comme les autres.

Le lendemain elle me dit que le spectacle lui plaisait infiniment, malgré qu’elle n’y comprenait rien, et le surlendemain elle me surprit en me disant que mon frère était allé se mettre près d’elle dans la loge où elle était, et qu’il lui avait dit tant d’impertinences que si elle avait été à Venise elle l’aurait souffleté. Ellew croyait qu’il l’avait suivie, et elle craignait d’être inquiétée.

De retour à l’auberge je suis allé dans sa chambre où j’ai vu près du lit de Passano un homme qui ramassait des meubles de chirurgien avant de s’en aller.

— D’où vient cela ? Êtes-vous malade ?

— J’ai gagné quelque chose qui me fera être plus sage à l’avenir.

— À soixante ans c’est trop tard.

— Il est toujours temps.

— Vous puez le baume.

— Je ne sortirai pas de ma chambre.

— Cela fera mauvais effet vis-à-vis de la Marquise qui vous croit le plus grand des adeptes.

— Je me f… de la marquise. Laissez-moi en repos.

Ce coquin ne m’avait jamais parlé sur ce ton. Je dissimule ; et je m’approche de mon frère qui se rasait.

— Qu’es-tu allé faire hier à la comédie près de Marcoline ?

— Je suis allé lui rappeler son devoir, et lui dire que je n’étais pas fait pour être son maq……

— Tu l’as [138v] insultée, et moi aussi. Tu es un sot misérable qui doit tout à cette charmante fille, car sans elle je ne t’aurais pas seulement regardé, et tu oses aller lui dire des sottises ?

— Je me suis ruiné pour elle, je ne peux plus retourner à Venise, je ne peux pas vivre sans elle, et vous me l’arrachez. Quel droit avez-vous de vous emparer d’elle ?

— Le droit de l’amour, bête, et le droit du plus fort. D’où vient qu’avec moi elle se ditx heureuse, et qu’elle ne peut pas se résoudre à me quitter ?

— Vous l’avez éblouie, et après vous ferez d’elle ce que vous avez fait de toutes les autres. Je crois enfin d’être le maître de lui parler partout où je la trouve.

— Tu ne lui parleras plus. Je t’en réponds.

À peine dit cela je sors en fiacre, et je vais chez un avocat pour m’informer si je pouvais faire mettre en prison un abbé étranger qui me devait de l’argent, malgré que je n’avais pas les papiers nécessaires pour prouver sa dette.

— Vous pouvez, si il est étranger, donner caution, le faire séquestrer à l’auberge où il est, et vous faire payer, à moins qu’il ne prouve qu’il ne vous doit rien. Vous doit-il beaucoup ?

— Douze louis.

— Venez avec moi au magistrat où vous déposerez douze louis, et vous serez dans l’instant le maître de lui donner une garde. Où est-il logé ?

— Dans la même auberge où je suis ; et je ne veux pas le faire arrêter là. Je le ferai renvoyer,y je le ferai aller à la sainte Beaume qui est une mauvaise auberge13 ; et ce sera là que je lui donnerai une garde. En attendant voilà douze louis pour la caution, allez prendre l’ordre, et vous me verrez à midi.

— Donnez-moi son nom, et le vôtre.

Après avoir fait cela je retourne aux treize cantons, et je vois mon frère complètement vêtu qui allait sortir.

— Allons, lui dis-je, chez Marcoline. Vous aurez ensemble une explication à ma présence.

— Avec plaisir.

Il monte avec moi dans le fiacre auquel j’ordonne de nous conduire à l’auberge de sainte Beaume, et d’abord que nous y sommes, je dis à mon frère de m’y attendre, en l’assurant que j’allais revenir avec Marcoline ; mais je suis allé chez l’avocat, qui ayant déjà l’ordre, alla d’abord le porter là où on l’exécuta. Je suis retourné alors aux treize cantons, j’ai fait mettre dans une malle toutes ses hardes, et je les lui ai portées à la sainte Beaume, où je l’ai trouvé dans une chambre gardé à vue parlant avec l’hôte qui étonné n’y comprenait rien. Mais quand il vit une malle, et que l’ayant pris à l’écart je lui ai dit toute ma fable il s’est en allé sans se soucier d’en savoir davantage. Entré alors chez mon frère, je lui ai dit qu’il devait se disposer à quitter Marseille le lendemain, et que je lui payerais le voyage pour aller jusqu’à Paris ; mais que s’il ne voulait pas y aller de bon gré, je l’abandonnais, étant sûr par des moyens à moi connus de le faire chasser de Marseille.

Le lâche se mit à pleurer et me dit qu’il irait à Paris.

— Tu partiras donc demain matin pour Lyon ; mais tu dois me faire d’abord un billet dans lequel tu te confesseras débiteur de douze louis au porteur.

— Pourquoi ?

— Parce que je le veux. Moyennant cela je t’assure que je te donnerai demain matin douze louis, et que je déchirerai ton billet.

— Je dois faire aveuglément tout ce que vous voulez.

— Tu ne saurais mieux faire.

Il me fit le billetz. Je suis d’abord allé lui arrêter une placeaaà la diligence, et le lendemain je suis allé avec l’avocat faire mainlevée14, et retirer mes douze louis, que j’ai portés à mon frère, qui partit d’abord avec une lettre de recommandation à Monsieur Bono, que j’ai averti de ne pas lui donner d’argent, et de le faire partir pour Paris dans la diligence. Je lui ai donné douze [139v] louis, qui étaient plus qu’il ne lui fallait, et j’ai déchiré son billet. Ce fut ainsi que je me suis débarrassé de lui. Je l’ai revu à Paris un mois après, et à sa place je dirai comment il est retourné à Venise.

Mais dans la journée précédente à celle-ci avant que d’aller dîner tête-à-tête avec Madame d’Urfé, et après avoir transporté la malle de mon frère à la Sainte Beaume, je suis allé parler à Passano pour savoir en détail la raison de sa mauvaise humeur.

— Ma mauvaise humeur vient de ce que je suis sûr que vous allez vous emparer de vingt ou trente mille écus15 en or, et en diamants, que la marquise m’avait destinésab.

— Cela peut être. Mais ce n’est pas à vous à savoir si je m’en emparerai ou non. Ce que je peux vous dire est que je l’empêcherai de faire la folie de vous donner ni l’or ni les diamants. Si vous pouvez les prétendre, allez porter vos plaintes à la marquise, je ne vous l’empêcherai pas.

— Je dois donc souffrir d’avoir servi de truchement à vos impostures sans en avoir retiré aucune utilité ? Vous ne vous en vanterez pas. Je veux mille louis.

— Je vous admire.

Je monte chez la Marquise,ac je lui dis qu’on avait servi, et que nous dînerions tête-à-tête, puisque des fortes raisons m’avaient obligé à renvoyer l’abbé.

— C’était un imbécile. Mais Querilinte.

—adAprès dîner Paralis nous dira tout. J’ai des grands soupçons.

— J’en ai aussi. Cet homme me semble changé. Où est-il ?

— Il est dans son lit avec cette vilaine maladie que je n’ose pas vous nommer.

— Voilà qui est extraordinaire. C’est un ouvrage des noirs16 qui n’est jamais arrivé je crois.

— Jamais que je sache ; mais actuellement mangeons. Nous aurons beaucoup à travailler aujourd’hui après la consécration de l’étain.

— Tant mieux. Il faut faire un culte d’expiation à Oromasis17, car quelle horreur ! Il devait me régénérer dans quatre jours ; et il est dans cet état affreux ?

— Mangeons vous dis-je.

— J’ai peur que l’heure de Jupiter nous surprenne.

— Ne craignez rien.

Après le culte de Jupiter, j’ai transporté18 celui d’Oromasis à un autre jour pour faire force cabales que la marquise traduisait en lettres. L’oracle dit que sept Salamandres avaient transporté le vrai Querilinte dans la voie lactée, et que celui qui était au lit dans la chambre rez-de-chaussée était le noir S.t Germain, qu’une Gnomide19 avait mis dans l’état affreux où il était pour le faire devenir le bourreau de Séramis qui serait morte de la même maladie avant de parvenir à son terme. L’oracle disait que Séramis devait laisser tout le soin à Paralisée Galtinarde20 (c’était moi) de se défaire de S. Germain, et de ne point douter de l’heureuse réussite de la régénération, puisque le verbe devait m’être envoyé de la voie lactée par Querilinte même la septième nuit de mon culte à la Lune. Le dernier oracle décidait que je devais inoculer Séramis deux jours après la fin des cultes, après qu’une Ondine charmante nous aurait purifiés dans un bain dans la chambre même où nous étions.

M’étant ainsi engagé de régénérer ma bonne Séramis j’ai pensé à ne pas m’exposer à faire mauvaise figure. La Marquise était belle mais vieille. Il pouvait m’arriver de me trouver nul. À trente-huitae ans je commençais à voir que j’étais souvent sujet à ce fatal malheur. La belle Ondine que j’obtiendrais de la Lune était Marcoline qui devenue baigneuse devait me procurer dans l’instant la force génératrice qui m’était nécessaire. Je ne pouvais pas en douter. Le lecteur verra comment j’ai fait pour la faire descendre du ciel.

Un billet que j’avais reçu de Madame Audibert me fit aller chez elle avant que d’aller souper avec Marcoline. Elle me dit toute joyeuse, que M. P. P. avait reçu une lettre de Gênes de M. N. N. qui lui [140v] demandait sa fille,af pour femme de son fils unique, la même qu’il avait connueag chez M. Paretti présentée par le Chevalier de Seingalt (c’était moi) qui devait l’avoir reconduite à Marseille, et rendue à sa famille.

— M. P. P., me dit Madame Audibert, croit vous avoir la plus grande obligation qu’un père qui aime sa fille peut avoir à quelqu’un qui eut pour elle des soins paternels. Sa fille même lui a fait de vous le portrait le plus intéressant, et il veut absolument vous connaître. Dites-moi quand vous pouvez souper chez moi. Sa fille n’y sera pas.

— Cela me fait plaisir, car l’époux de Mademoiselle P. P. ne peut qu’augmenter l’estime qu’il devra avoir pour sa femme quand il trouvera ici que je suis ami de son père ; mais je ne peux pas être du souper : je viendrai quand vous voudrez à six heures, et je resterai avec vous jusqu’à huit, et la connaissance sera faite jusqu’à l’arrivée de l’époux.

J’ai fixé ce rendez-vous pour le surlendemain, et je suis allé chez Marcoline où je lui ai rendu compte de toutes ces nouveautés, et de la manière, dont j’allais me défaire le lendemain de mon frère, dont j’ai déjà rendu compte au lecteur.

Ce fut le surlendemain que lorsque nous allions dîner la marquise me donna en souriant une longue lettre que le coquin Passano lui avait écriteah en très mauvais français, mais qu’on pouvait cependant comprendre21. Il avait rempli huit pages pour lui dire que je la trompais, et pour la convaincre de cette vérité il lui disait toute la véritable histoire de l’affaire sans lui cacher la moindre circonstance qui pouvait m’aggraver. Il lui disait outre cela que j’étais arrivé à Marseille avec deux filles qu’il ne savait pas où je tenais, mais que c’était assurément avec elles que j’allais coucher toutes les nuits.

J’ai demandé à la marquise en lui rendant la lettre si elle avait eu la patience de la lire toute entière, et elle me dit qu’elle n’y avait rien compris, car il écrivait en ostrogot22, et qu’elle ne se souciait pas de le comprendre, car il ne pouvait lui avoir écrit que des mensonges faits pour la faire égarer dans un moment où elle avait le plus grand besoin de ne se pas laisser induire en erreur. Cette prudence de sa part me plut beaucoup, car j’avais besoin qu’elle ne soupçonnâtai pas l’Ondine, dont la vision m’était nécessaire au mécanisme de l’œuvre de chair.

Après avoir dîné, et dépêché23 tous les cultes, et les oracles dont j’avais besoin pour étayer l’esprit de ma pauvre marquise je suis allé chez un banquier faire une lettre de change de cent louis tirée sur Lyon à l’ordre de Monsieur Bono, et je la lui ai envoyée l’avertissant qu’il payera les cent louis à Passano sous la caution d’une lettre d’avis écrite par moi que Passano devra lui présenter pour avoir les cent louis dans le jour même qu’il verra marqué sur la lettre. S’il la présentait après le jour marqué,aj il devait lui refuser le payement.

Après cette expédition. J’ai écrit à Bono la lettre que Passano devait lui présenter dans laquelle je disais à Bono : Payez akà M. Passano à vue de celle-ci cent louis d’or, si elle vous est présentéeal dans ce jour 30 Avril 1763. Après ce jour mon ordre deviendra nul. Tenant cette lettre à la main je suis entré dans la chambre de ce traître auquel le bistouri avait une heure auparavant percé l’aine.

Vous êtes, lui dis-je, un traître. Madame d’Urfé n’a pas lu la lettre que vous lui avez écrite, mais je l’ai lue. Or voici ce que vous avez à choisir sans réplique, car je suis pressé. Ou déterminez-vous à vous laisser porter d’abord à l’Hôpital, car nous ne voulons pas ici des malades de votre espèce, ou déterminez-vous de partir dans une heure pour aller à Lyon sans jamais vous arrêter, car je ne vous donne que soixante heures qui doivent vous suffire pour faire quarante postes24. À peine [141v] arrivé à Lyon vous porterez à M. Bono cette lettre qui vous payera à vue cent louis, dont je vous fais présent, et après vous ferez ce que vous voudrez, puisque vous n’êtes plus à mon service. Je vous fais présent de la voiture retirée de la remise à Antibes, et je vous donne d’abord vingt-cinq louis pour faire votre voyage. Choisissez. Mais je vous avertis que si vous choisissez l’Hôpital je ne vous payerai que les gages d’un mois, puisque je vous chasse de mon service dans cet instant même.

Après avoir un peu pensé il me dit qu’il irait à Lyon quoiqu’au risque de sa vie,am car il était fort malade. J’ai alors appelé Clairmont, pour qu’il fasse sa malle, et j’ai averti l’aubergiste du départ de cet homme pour qu’il lui envoie chercher des chevaux de poste dans l’instant. Après cela j’ai donné la lettre adressée à Bono, et vingt-cinq louis à Clairmont pour qu’il les donne à Passano d’abord qu’il le verrait monté en voiture, et au moment de partir. À la fin de cette expédition je suis allé à mes amours. J’avais besoin d’avoir des longues conversations avec Marcoline, dont il me paraissait de devenir tous les jours plus amoureux. Elle me répétait tous les jours que pour se sentir pleinement heureuse il ne lui manquait que l’intelligence de la langue française, et une ombre d’espoir que je pourrais la conduire en Angleterre avec moi.

Je ne l’avais jamais flattée de cela, et je me rattristais quand je voyais que je devais penser à me séparer de cette fille pétrie de volupté, de complaisance, et née avec un tempérament qui la rendait insatiable de tous les plaisirs au lit, et à table où elle mangeait autant que moi, et buvait davantage. Elle était enchantée que je me fusse débarrassé de mon frère, et de Passano, et elle me conjurait d’aller quelquefois à la comédie avec elle où tout le beau monde approchait sa complaisante25 pour savoir qui elle était, en la querellant de ce qu’elle ne lui permettait pas de leur répondre. Je lui ai promis d’aller avec elle dans le courant de la semaine suivantean :

— Car j’ai actuellement, lui dis-je, une affaire magique qui m’occupe toute la journée, et dans laquelle j’aurai besoin de toi. Je te ferai un petit habit pour teao déguiser en Jacquet26, et vêtue ainsi tu te présenteras à la marquise, avec laquelle je loge, à l’heure que je te dirai remettant entre ses mains un billet. Auras-tu le courage de faire cela ?

— Sûrement. Y seras-tu ?

— Oui. Elle te parlera, et ne parlant pas français, et par conséquent ne pouvant pas lui répondre, tu passeras pour muet. Le billet t’annoncera pour tel. Le même billet dira que tu t’offres à la servir au bain en ma compagnie ; elle acceptera ton offre, et à l’heure qu’elle te l’ordonnera tu la déshabilleras toute nue, et ensuite tu en feras de même, et tu la frotteras depuis la pointe des pieds jusques au haut des cuisses, et pas davantage. Tandis que tu feras cela dans le bain avec elle, je me mettrai tout nu, j’embrasserai étroitement la marquise, et pour lors tu ne feras que nous regarder. Lorsque je me séparerai d’elle, tu laveras avec tes mains délicates ses parties amoureuses, et ensuite tu les essuieras. Tu feras sur moi la même fonction, et je l’embrasserai fort une seconde fois. À la fin de cette seconde fois après l’avoir de nouveau lavée, tu me laveras aussi, et tu couvriras de baisers florentins27 l’instrument avec lequel je lui aurai donné des marques non équivoques de ma tendresse. Je l’embrasserai alors pour la troisième fois, et ton office dans cette fois sera celui de nous faire des caresses à tous les deux jusqu’à la fin du combat. Tu nous feras alors la dernière ablution, et après nous avoir essuyés, tu t’habilleras, tu prendras ce qu’elle te donnera, et tu retourneras ici. Tu me verras une heure après.

— Je ferai [142v] tout ce que tu m’ordonnes ; mais tu sens combien cela devra me coûter.

— Pas plus qu’à moi, car ce sera toi que j’aurai envie d’embrasser, et non pas la vieille femme que tu verras.

— Est-elle bien vieille ?

— Elle aura bientôt soixante et dix ans28.

— Tant que ça ? Je te plains mon pauvre Giacometto. Et après, tu viendras souper, et coucher avec moi.

— Certainement.

— À la bonne heure.

J’ai vu, le jour appointé29 avec madame Audibert, le père de ma feue nièce, auquel j’ai dit la vérité de tout, excepté d’avoir couché avec elle. Il m’embrassa à reprises, et il me remercia cent fois d’avoir fait pour elle plus qu’il n’aurait pu faire lui-même. Il me dit qu’il avait reçu une autre lettre de son correspondant qui en contenait une de son fils très soumise, et très respectueuse. Il ne me demande rien pour sa dot, me dit-il, mais je lui donnerai quarante mille écus, et nous ferons la noce ici car ce mariage est fort honorable. Toute la ville de Marseille connaît Monsieur N. N., et demain je dirai toute l’histoire à ma femme qui en grâce du bel événement accordera à sa fille un plein pardon. J’ai dû m’engager d’être de la noce avec Madame Audibert qui me connaissant pour gros joueur, et ayant chez elle grande partie de jeu, s’étonnait de ne m’y voir pas ; mais je me trouvais alors à Marseille pour créer, et non pas pour détruire. Tout doit être fait à son temps.

J’ai fait faire à Marcoline une veste de velours vert jusqu’à la ceinture, et des culottes de la même étoffe, je lui ai donné des bas verts avec des souliers de peau de maroquin, et des gants de la même couleur, et un réseau30 vert à l’espagnole, avec une longue houppe derrière qui enfermait ses longs cheveux noirs. Habillée ainsi elle représentait un personnage si digne d’admiration que si elle s’était montrée dans les rues de Marseille tout le monde l’aurait suivie, car outre cela son caractère de fille ne pouvait échapper aux yeux de personne. Je l’ai conduite avant souper habillée en fille chez moi pour lui apprendre dans quel endroit de ma chambre elle devait aller se cacher après l’opération le jour dans lequel je devais la faire.

Les cultes étant finis le Samedi, j’ai fait fixer par l’oracle la régénération de Séramis au Mardi à l’heure du Soleil, de Vénus, et de Mercure, qui dans le système planétaire des magiciens se suivent comme dans l’imaginaire de Ptoléméeap. Ce devait être la neuvième, la dixième, et l’onzième heure de ce jour-là ; puisqu’étant Mardiaq la première heure devait appartenir à Mars : les heures au commencement de Mai étaient de soixante-cinq minutes chacune ; le lecteur voit donc, pour peu qu’il soit magicien, que je devais faire l’opération à Madame d’Urfé depuis deux heures, et demiear jusqu’à six moins cinq minutes. Le Lundi au commencement de la nuit à l’heure de la Lune j’avais conduit Madame d’Urfé sur le bord de la mer suivi par Clairmont qui portait la caisse qui pesait cinquante livres. Étant sûr de n’être observé de personne, j’ai dit à Madame d’Urfé que c’était le moment, et en même temps j’ai fait poser la caisse à nos pieds par Clairmont auquel j’ai ordonné d’aller nous attendre à la voiture. Nous adressâmes alors une prière de formule à Sélénis31, et nous jetâmes la caisse dans la mer avec la plus grande joie de madame d’Urfé ; mais [143v] non pas plus grande que la mienne, puisque la caisse jetée à l’eau contenait cinquante livres de plomb. J’avais l’autre dans ma chambre où personne ne pouvait la voir. De retour aux treize cantons j’y ai laissé la Marquise, en lui disant que je retournerais à l’auberge après avoir fait le remerciement à la Lune dans le même endroit où j’avais fait mes sept cultes.

Je suis allé souper avec Marcoline, et tandis qu’elle se déguisait en Jacquet j’ai écrit avec de l’alun de Roche32 sur un papieras blanc en caractères majuscules : Je suis muet, mais je ne suis pas sourd. Je sors du Rhône pour vous baigner. L’heure ata commencé. Voilà le billet, dis-je à Marcoline que tu remettras à la marquise paraissant à sa présence.

Je la fais sortir à pied avec moi, nous entrons dans mon auberge sans être vus de personne, et dans ma chambre après, où je la cache dans une armoire. Ensuite je me mets en robe de chambre, et j’entre chez madame lui donner la nouvelle que Sélénis avait établi la régénération le lendemain avant trois heures, et qui devait être terminée à cinq et demie pour ne pas risquer d’empiéter sur l’heure de la Lune, qui était à la suite de celle de Mercure.

— Vous ferez madame, qu’avant dîner le bain soit prêt ici aux pieds de votre lit, et vous vous assurerez que Brougnole n’entrera pas chez vous avant la nuit.

— Je lui dirai d’aller se promener ; mais Sélénis nous avait promis une Ondine.

— C’est vrai ; mais je ne l’ai pas vue.

— Interrogez l’oracle.

— Comme il vous plaira.

C’est elle-même qui fait la question, renouvelant ses prières au Génie Paralis pour que l’opération ne soit pas différée quand même l’Ondine ne paraîtrait pas, étant prête à se baigner toute seule. L’oracle répond que les ordres d’Oromasis sont immanquables, et qu’elle avait eu tort d’en douter. La Marquise à cette réponse se lève, et fait un culte d’expiation. Cette femme ne pouvait pas me faire pitié, car elle me faisait trop rire. Elle m’embrassa en me disant : Demain, mon cher Galtinarde, vous serez mon mari, et mon père33. Dites aux savants d’expliquer cette énigmeau.

Je ferme sa porte, et je vais tirer de l’armoire mon Ondine, qui se déshabille d’abord, et se met dans mon lit, où elle a très bien entendu qu’elle devait me respecter. Nous dormîmes toute la nuit sans nous regarder. Le matin avant d’appeler Clairmont j’ai fait qu’elle déjeune, et je l’ai avertie de rentrer dans l’armoire à la fin de l’opération, car elle ne devait pas risquer d’être vue sortant de l’auberge habillée ainsi. Je lui ai répété toute sa leçon, je lui ai recommandé d’être riante, et caressante, et de se souvenir qu’elle était muette, mais pas sourde, et qu’à deux heures et demie précises elle devait entrer, et présenter le papier à la Marquise mettant un genou à terre.

Le dîner était ordonné à midi, et en entrant dans la chambre de la Marquise j’ai vu le baignoir34 aux pieds de son lit rempli d’eau jusqu’à deux tiers. La Marquise n’y était pas ; mais deux ou trois minutes après je la vois sortir du cabinet de toilette avec beaucoup de rouge sur ses joues, une coiffe de fine dentelle, un mantelet de blonde qui couvrait sa gorge, dont quarante ans avant cette époque la France n’avait pas vu la plus belle, et avec une robe ancienne, mais très riche [144v] en or, et en argent. Elle avait à ses oreilles deux pendants d’émeraudes, et un collier de sept aigues-marines35 qui soutenait une émeraude, dont il était impossible de voir la plus nette, la chaîne qui la soutenait était de diamants très blancs d’un carat et demi en nombre de dix-huit à vingt. Elle avait à son doigt l’escarboucle que je connaissais qu’elle estimait un million, et qui n’était qu’une composition ; mais les autres pierres que je ne lui connaissais pas étaient fines comme je m’en suis assuré après.

En voyant Séramis décorée ainsi j’ai vu que je devais la flatter par mon hommage : aussi je suis allé au-devant d’elle pour lui baiser la main à genoux ; mais elle ne le souffrant pas m’invita à l’embrasser. Après avoir dit à Brougnole qu’elle la laissait en liberté jusqu’à six heures nous raisonnâmes sur la matière jusqu’à ce qu’on eût servi.

Il ne fut permis qu’au seul Clairmont de nous servir à table, et elle ne voulut ce jour-là manger que du poisson. À une heure et demieav j’ai ordonné à Clairmont de fermer notre appartement à tout le monde, et d’aller aussi se promener jusqu’à six heures s’il en avait envie. Madame commençait à se montrer inquiète, et je faisais semblant aussi de l’être un peu, je regardais à mes montres, je calculais de nouveau les minutes des heures planétaires, et je ne disais autre chose sinon : Nous sommes encore dans l’heure de Mars, celle du Soleilaw n’est pas encore commencée.

Nous entendons enfin la pendule qui marque la demie de deux heures, et deux ou trois minutes après nous voyons la belle Ondine qui entre riante, et à pas comptés, et qui va en droiture remettre sa feuille à Séramis mettant un genou à terre. Elle voit que je ne me lève pas, et elle se tient assise aussi, mais elle relève le Génie, en acceptant la feuille, et elle est surprise de la voir blanche partout. Je lui donne d’abord une plume ; elle comprend qu’elle doit consulter l’oracleax. Elle lui demande ce que c’était que cette feuille. Je reprends sa plume, je tire la pyramide de sa question, elle l’interprète, et elle trouve : Ce qui est écrit dans l’eau, ne peut se lire que dans l’eau. — Je comprends tout, dit-elle ; et elle se lève, s’approche du baignoir, y plonge la feuille déployée, et elle lit en caractères plus blancs que le papier : Je suis muet, mais je ne suis pas sourd. Je sors du Rhône pour vous baigner, l’heure d’Oromasis a commencé.

Baigne-moi donc, divin Génie, lui dit Séramis en posant la feuille sur la table, et s’asseyant sur le lit. Marcoline alors exacte à la leçon lui ôte les bas, puis la robe, puis la chemise, lui place délicatement les pieds dans le baignoir, et avec la plus grande vitesse se met toute nue entre dans le bain jusqu’au genou, tandis que m’étant mis tout seul dans le même état où elles étaient, je prie le Génie d’essuyer les pieds à Séramis, et d’être le divin témoin de mon union avec elle à la gloire de l’immortel Horosmadis roi des Salamandres.

À peine faite ma prière, l’Ondine muette qui n’était pas sourde l’exauce, et je consume36 le mariage avec Séramis en admirant les beautés de Marcoline que je n’avais jamais si bien vues.

Séramis avait été belle, mais elle était comme je suis aujourd’hui ; sans l’Ondine l’opération aurait été manquée. Séramis cependant tendre, amoureuse, propre, et point du tout dégoûtante ne me déplut pas. Après le fait : il faut, lui dis-je, attendre l’heure de Vénus.

L’Ondine nous purifia là où l’on voyait les aspersions37 de l’amour, il38 embrasse l’épouse, la baigne jusqu’au plus haut des cuisses, la caresse, tour à touray elle l’embrasse, puis elle m’en [145v] fait autant. Séramis enchantée de son bonheur admirant les charmes de cette divine créature m’invite à les examiner, je trouve qu’aucune femme mortelle ne lui ressemble, Séramis devient encore tendre, l’heure de Vénus commence, et encouragé par l’Ondine j’entreprends le second assaut qui devait être le plus fort, car l’heure était de soixante-cinq minutes. J’entre en lice, je travailleaz une demi-heure grondant en sueur,ba et fatiguant Séramis sans pouvoir parvenir à l’extrémité, etbb ayant honte à la tricher : elle nettoyait mon front de la sueur qui sortait de mes cheveux mêlée à la pommade et à la poudre : l’Ondine en me faisant des caresses les plus agaçantesbc conservait ce que le vieux corps que j’étais obligébd de toucher détruisait, et la nature désavouait l’efficacité des moyens que j’employais pour parvenir au bout du stade39. Vers la fin de l’heure à la fin je me détermine à finir après avoir contrefait toutes les marques ordinaires qui paraissent dans ce doux moment. Sortant du combat en vainqueur, et encore menaçant je ne laisse à la Marquise le moindre doute sur ma valeur. Elle aurait trouvé Anael40 injuste s’il m’avait déclaré à Vénus pour faussaire.

Marcoline même y fut trompée. La troisième heure allait, il fallait satisfaire à Mercure. Nous passons un quart de son heure plongés dans le bain jusqu’aux reins. L’Ondine enchantait Séramis par l’espèce de caresses qu’elle lui faisait, et dont le Duc régent d’Orléans n’en avait eu aucune idée41 : elle les croyait naturelles aux Génies des rivières, ainsi elle applaudissait à tout ce que le Génie femelle travaillait sur elle avec ses doigts. Émue par la reconnaissance elle pria la belle créature de me prodiguer ses trésors, et ce fut pour lors que Marcoline étala toutes les doctrines de l’école vénitienne. Elle devint tout d’un coup Lesbienne42, et pour lors me voyant vivant elle m’encouragea à satisfaire à Mercure ; mais me voilà de nouveau non pas sansbe la foudre, mais sans la puissance de la faire éclater. Je voyais la peine inexprimable que mon travail faisait à l’Ondine, je voyais que Séramis désirait la fin du combat, je ne pouvais plus le soutenir, je me suis décidé à la tricher une seconde fois par une agonie accompagnée de convulsions qui terminèrent dans l’immobilité suite nécessaire d’une agitation que Séramis trouva, comme elle me le dit après, sans exemple.

Après avoir fait semblant d’avoir recouvré mes esprits, je suis entré dans le bain d’où je suis sorti après une courte ablution. Ayant commencé à m’habiller, Marcoline en fit autant à la Marquise, qui la regardait avec des yeux qui adoraient. Tout de suite l’Ondine s’habilla, et Séramis inspirée par son Génie s’ôta le collier, et le mit au cou de la belle baigneuse qui après lui avoir donné le baiser florentin se sauva allant se mettre dans l’armoire. Séramis demanda à l’oracle si l’opération avait été parfaite. Épouvanté par cette question je lui ai fait répondre que le verbe du Soleil était dans son âme, et qu’elle accoucherait au commencement de Février de soi-même changée de sexe ; mais qu’elle devait se tenir pour cent sept heures dans son lit.

Comblée d’aise, elle trouva que cet ordre du repos de cent sept heures était divinement savant. Je l’ai embrassée, en lui disant que j’allais dormir hors de la ville pour [146v] ramasser le reste des drogues que j’y avais laissé après les cultes que j’avais faits à la Lune en lui promettant de dîner avec elle le lendemain.

Je me suis infiniment réjoui avec Marcoline jusqu’à sept heures et demie, car si je n’ai pas voulu être vu à sortir de l’auberge avec elle j’ai dû attendre la nuit. J’ai quitté le bel habit de noces que j’avais mis pour me mettre en frac, et dans un fiacre je suis allé avec elle à son appartement, portant avec moi la caisse des offrandes aux planètes que j’avais si bien gagnée. Nous mourions de faim tous les deux, mais le souper délicat que nous allions fairebf nous assurait de notre retour à la vie. Marcoline ôta sa veste verte, et se mit une robe de fille après m’avoir donné le beau collier.

— Je le vendrai, ma chère, et je te donnerai l’argent.

— Que peut-il valoir ?

— Mille sequins pour le moins. Tu iras à Venise maîtresse de cinq mille ducats courants43 : tu trouveras un mari avec lequel tu pourras être très à ton aise.

— Je te donne tous les cinq mille ducats, et mène-moi avec toi en qualité de ta tendre amie : je t’aimerai comme mon âme, je ne serai jamais jalouse, j’aurai soin de toi comme de mon enfant.

— Nous parlerons de cela, ma belle Marcoline ; actuellement que nous avons bien soupé allons au lit, car je n’ai jamais été si amoureux de toi comme à présent.

— Tu dois être fatigué.

— C’est vrai ; mais pas épuisé du côté de l’amour, car je n’ai pu, le ciel soit loué, me distiller qu’une fois.

— J’ai cru deux. La bonne vieille femme ! Elle est encore aimable. Elle dut être il y a cinquante ans la première beauté de France. Quand on devient vieux, on ne peut plus plaire à l’amour.

— Tu me montais avec force, et elle me démontait avec une force encore plus grande.

— Est-ce que tu as besoin toujours d’avoir devant tes yeux une jeune fille quand tu veux être tendre avec elle ?

— Point du tout ; car les autres fois il ne s’agissait pas de lui faire un enfant mâle.

— Tu t’es donc engagé à l’engrosser. Laisse-moi rire je t’en prie. Elle croit peut-être aussi d’être grosse.

— Sûrement elle le croit, car elle est sûre que je lui en ai donné la semence.

— Oh la plaisante chose ! – Mais pourquoi as-tu eu la bêtise de t’engager à trois coups ?

— J’ai cru qu’en te voyant cela me serait facile, et je me suis trompé. Sa peau flasque que je touchais n’était pas celle que mes yeux voyaient, et l’excès du plaisir ne voulait pas venir. Tu verras cette vérité cette nuit. Allons nous coucher te dis-je.

— Allons.

La force de la comparaison me fit passer avec Marcoline une nuit égale à celles quebg j’avais passées à Parme avec Henriette, et à Muran avecbhM. M.. Je suis resté au lit quatorze heures, dont quatre furent consacrées à l’amour. J’ai dit à Marcoline de s’habiller proprement, et de m’attendre à l’heure de la comédie. Je ne pouvais pas lui faire un plaisir plus grand.

J’ai trouvé Madame d’Urfé dans son lit toute élégante, coiffée en jeune femme avec un air de satisfaction que je ne lui avais jamais vu. Elle me dit qu’elle savait de me devoir tout son bonheur ; et elle commença en conséquence de sa folie à me raisonner très sensément. Épousez-moi, me disait-elle, et vous resterez tuteur de mon enfant, qui sera votre fils, et par conséquent vous me conserverez tout mon bien, et vous deviendrez le maître de ce que je dois hériter de M. de Pontcarré mon frère qui est vieux, et qui ne peut pas vivre longtemps. Si vous n’avez pas soin de moi dans le mois de Février prochain [147v] que je dois renaître homme, qui aura soin de moi. Dieu sait dans quelles mains je tombe. On me déclarera bâtard, et on me fera perdre quatre-vingt mille livres de rente44 que vous pouvez me conserver. Pensez-y bien Galtinarde. Je me sens déjà l’âme d’homme : je vous l’avoue : je suis amoureux de l’Ondine, et je veux savoir si je pourrais coucher avec elle dans quatorze, ou quinze ans d’ici. Si Oromasis le veut il le peut. Ah la charmante créature ! Avez-vous jamais vu une femme si belle ? Dommage qu’elle est muette. Elle doit avoir pour amant un Ondin. Mais tous les Ondins sont muets, car dans l’eau on ne peut pas parler. Je suis étonnée qu’elle n’est pas sourde. J’étais surprise de ce que vous ne la touchiez pas. La douceur de sa peau est incroyable. Sa salive est douce. Les Ondins ont un langage en gestes qu’on peut apprendre. Que je serais charmée de pouvoir confabuler45 avec cet être ! Je vous prie de consulter l’oracle, et de lui demander où je dois accoucher ; et si vous ne pouvez pas m’épouser, il me semble qu’on doit vendre tout ce que j’ai pour m’assurer un sort quand je renaîtrai, car dans ma première enfance je ne saurai rien, et il faudra de l’argent pour me donner une éducation. En vendant tout on pourrait mettre en rente une grosse somme qui déposée entre mains sûres servirait à fournir à tous mes besoins avec les seuls intérêts.

Je lui ai répondu que l’oracle serait notre seul guide, et que je ne souffrirai jamais que devenant homme et étant mon fils elle puisse être déclarée bâtard ; et elle se tranquillisa. Elle raisonnait très juste ; mais le fond de l’argument étant une absurdité, elle ne pouvait que me faire pitié. Si quelque lecteur trouve qu’en agissant en honnête homme je devais la désabuser, je le plains : c’était impossible ; et quand même je l’aurais pu je ne l’aurais pas fait, car je l’aurais rendue malheureuse. Telle qu’elle était faite elle ne pouvait se repaître que de chimères.

Je me suis habillé avec un de mes plus galants habits pour conduire avec moi Marcoline à la comédie pour la première fois. Le hasard fit que deux sœurs Rangoni filles du consul de Rome vinrent se placer dans la même loge où nous étions. Comme je les connaissais dès la première fois que j’avais été à Marseille je leur ai présenté Marcoline en qualité de ma nièce qui ne parlait qu’italien. Ce fut pour lors que Marcoline se crut heureuse, étant à la fin parvenue à pouvoir parler avec une Française dans sa langue vénitienne remplie de grâces. La cadette de ces deux sœurs, très supérieure en charmes à son aînée, est devenue peu d’années après princesse Gonzague Solferino46. Le prince qui l’a épousée orné de littérature47, et même de génie, quoique pauvre, n’était pas moins de la famille Gonzague étant fils de Léopold très pauvre aussibi et d’une Medini sœur de ce Medini qui est mort en prison à Londres l’année 1787. Babet Rangoni, quoique pauvre fille du consul de Rome, marchand de Marseille, ne méritait pas moins de devenir décorée du titre de princesse, car elle en avait les airs, et les manières. Elle brille par son nom de Rangoni dans la série des princes qui se trouve sur tous les almanachs. Son mari fort vain est enchanté que le lecteur de l’almanach croie que sa femme est de la famille illustre de Modène. Vanité innocente. Les mêmes almanachs donnent à la Medini mère de ce prince le nom de Medici. Ce sont des petits mensonges sortant de la morgue de la noblesse, qui ne font aucun mal à la société. Ce prince que j’ai vu à Venise il y abj dix-huit ans vivait d’une suffisante pension que luibk avait faite l’impératrice Marie-Thérèse, je souhaite que l’empereur défunt Joseph ne la lui ait pas ôtée48, car il la mérite et par ses mœurs, et par son esprit enclin à la littérature.

Marcoline à la comédie ne fit que jaser avec la charmante jeune Rangoni, qui voulait m’engager à la conduire chez elle ; mais je m’en suis dispensé. Je pensais au moyen d’envoyer à Lyon Madame dont je ne savais plus que faire, et qui à Marseille m’embarrassait.

[148v] Le troisième jour après sa régénération elle me donna une question à faire à Paralis pour savoir où elle devait se disposer à mourir, c’est-à-dire à faire ses couches, et ce fut à cette occasion que j’ai fait sortir l’oracle qui ordonnait un culte aux Ondins sur deux rivières dans la même heure, après lequel la chose serait décidée, le même oracle me disait que je devais faire trois expiations à Saturne à cause du traitement trop dur que j’avais fait au faux Querilinte, auquel culte Séramis n’avait aucune raison d’intervenir, comme elle devait se trouver présente au culte aux Ondins.

En faisant semblant de penser à l’endroit où deux rivières se trouvaient l’une peu distante de l’autre ce fut elle-même qui me dit que Lyon était arrosé par le Rhône, et par la Saône, et que rien n’était plus facile que le faire dans cette ville, et je suis tombé d’accord. Ayant interrogé s’il y avait des préparatifs à faire j’ai fait répondre qu’il ne fallait que verser une bouteille d’eau de la mer dans chacune des deux rivières quinze jours avant de faire le culte, cérémonial dont Séramis pouvait s’acquitter en personne à la première heure diurne de la Lune chaque jour. Il faut donc, me dit Séramis, remplir les bouteilles ici, car tous les autres ports de mer de la France en sont plus éloignés, et il faut que je parte d’abord qu’il me sera permis de sortir de mon lit, et que je vous attende à Lyon. Vous voyez qu’étant obligé de faire ici des expiations à Saturne vous ne pouvez pas venir avec moi. J’en conviens en faisant semblant debl ressentir de la peine me voyant forcé à la laisser partir seule, je lui porte le lendemain deux bouteilles cachetées remplies d’eau salée de la méditerranée, j’établis qu’elle verserait les bouteilles dans les rivières le quinze du mois de Maibm où nous étions, en lui promettant d’être à Lyon avant que les deux semaines expirent, et nous établissons son départ pour le surlendemain qui était le onze. Je lui ai donné par écrit les heures de la Lune, et son itinéraire pour coucher à Avignon49.

Après son départ je suis allé me loger avec Marcoline. Je lui ai remis ce jour-là quatre cent soixante louis en or qui joints à cent quarante qu’elle avait gagnésbn au Biribi la faisaientbo riche de six cents louis50. Ce fut le lendemain du départ de la Marquise que Monsieur N. N. arriva à Marseille avec une lettre de Rosalie Parretti qu’il me porta le même jour. Elle me disait que son honneur, et le mien m’obligeait à présenter moi-même le porteur de sa lettre au père de ma nièce. Rosalie avait raison ; mais la fille n’étant pas ma nièce la chose devenait embarrassante. Mais cela n’empêcha pas que je ne lui dise après l’avoir bien embrassé que j’allais d’abord le présenter à Madame Audibert amiebp intime de sa prétendue, qui le présenterait avec moi à son futur beau-père, qui après le conduirait voir sa fille qui était à deux lieues de Marseille.

Monsieur N. N. était allé se loger aux treize cantons, où on lui avait d’abord dit où je demeurais, il était enchanté de se voir parvenu au comble de ses vœux, et sa joie augmenta lorsqu’il vit comme Madame Audibert l’a reçu. Elle prit d’abord son mantelet, elle monta avec lui dans ma voiture, et elle nous conduisit chez M. N. N.51 qui après avoir lu la lettre de son correspondant le présenta à sa femme qu’il avait déjà prévenuebq, en lui disant : Ma chère femme voilà notre gendre. [149v] Je fus fort étonné lorsque cet homme adroit, et d’esprit, instruit d’avance par Madame Audibert me présenta à sa femme me nommant son cousin, le même qui avait voyagé avec leur fille. Elle me dit des honnêtetés, et voilà l’embarras fini. Il envoya d’abord un exprès à sa sœur pour lui faire savoir qu’il irait le lendemain dîner chez elle avec sa femme,br son futur gendre, madame Audibert, et un de ses cousins qu’elle ne connaissait pas. Après avoir envoyé l’exprès, il nous invita, et madame Audibert se chargea de nous conduire. Elle lui dit que j’avais avec moi une autre nièce que sa fille aimait beaucoup, et qu’elle serait enchantée de revoirbs. Il en fut ravi. Admirateur de l’esprit de cette femme je fus enchanté de procurer ce plaisir à Marcoline, et j’ai fait les plus sincères remerciements à Madame Audibert qui s’en alla nous disant qu’elle nous attendrait à sa maisonbt le lendemain à dix heures.

J’ai alors conduit chez moi M. N. N. qui vint à la comédie avec Marcoline qui aimait à parler, et qui à cause de cela ne pouvait pas se souffrir avec des Français qui ne parlaient que leur langue. Après le spectacle M. N. N. soupa avec nous, et ce fut à table que j’ai donné la nouvelle à Marcoline, qu’elle dînerait le lendemain avec sa chère amie : j’ai cru qu’elle deviendrait folle de joie. Après le départ de M. N. N. nous nous couchâmes d’abord pour être prêts le lendemain de bonne heure. Le futur ne se fit point attendre. Nous fûmes à l’heure fixée chez Madame Audibert qui parlait italien, et qui trouvant Marcoline un vrai bijou, lui fit cent caresses,bu se plaignant que je ne la lui avais pas présentée. Nous arrivâmes à onze heures à S. Louis, où j’ai eu le plaisir de voir le beau coup de théâtre. Mademoiselle P. P. avec un air de dignité mêlé de respect, et de tendresse faire l’accueil le plus gracieux à son futur, me remercier aprèsbv d’avoir eu l’attention de le présenter à son père, et passer du sérieux au joyeux pour donner cent baisers à Marcoline, qui était là toute étonnée de ce que sa chère amie ne lui avait pas dit d’abord quelque chose.

Tout le monde à ce dîner fut content, et très gai. Je riais en moi-même quand on me demandait pourquoi j’étais triste. On le croyait parce que je ne parlais pas ; mais il s’en fallait bien que je fusse triste. Ce fut un des plus beaux moments de ma vie. Dans ces beaux moments mon esprit se trouvait concentré dans la divine tranquillité du vrai contentement, je me voyais là l’auteur de toute la belle comédie, très satisfait de voir (sur ma balance) que je faisais dans ce monde plus de bien que de mal, et que sans être né roi il me réussissait de faire des heureux. Il n’y avait personne à cette table qui ne me fût redevable de son contentement particulier : cette réflexion faisait mon bonheur, dont je ne pouvais jouir que dans le silence.

Mlle P. P. retourna à Marseille avec son père, sa mère, et son futur que M. P. P. voulut d’abord loger chez lui, etbw j’y suis retourné avec Madame Audibert qui me fit promettre de conduire à souper chez elle Marcoline. On avait fixé le mariage à la réponse d’une lettre que M. P. P. avait écritebx au père de son futur gendre. Nous étions tous invités à la noce, et Marcoline était très flattée d’y être. Quel plaisir pour moi de voir cette jeune Vénitienne à notre retour de S. Louis folle d’amour. Telle est, ou doit être, toute fille qui vit avec un vrai amant qui a des attentions pour elle : toute sa reconnaissance se convertit en amour, et l’amant se voyant récompensé redouble de tendresse.

À souper chez Mad. Audibert un jeune hommeby fort riche gros marchand de vin, son propre maître, qui avait été un an à Venise, assis auprès de Marcoline, qui dit mille jolies choses, se [150v] montra sensible à ses charmes. Je fus toujours jaloux de toutes mes maîtresses par caractère, mais lorsque je pouvais entrevoir leur fortune dans le rival que je voyais naître devant mes yeux la jalousie s’en allait. Pour cette première fois je n’ai fait que demander à Madame Audibert qui était ce jeune homme, et je fus très content de savoir qu’il était sage maître de cent mille écus avec des gros magasins de vins à Marseille, et à Sètebz.

Le lendemain à la comédie il est entré dans la loge où nous étions, et je fus charmé de voir que Marcoline lui fit un accueil très gracieux. Je l’ai engagé à souper avec nous, il fut respectueux, ardent, et tendre. À son départ je lui ai dit que j’espérais qu’il me ferait cet honneur quelqu’autre fois ; et resté seul avec Marcoline je lui ai fait compliment sur sa conquête en lui faisant envisager une fortune à peu près égale à celle que Mad. P. P. avait faite ; mais au lieu de la trouver reconnaissante, je l’ai vue furieuse.

— Si tu veux, me dit-elle, te défaire de moi envoie-moi à Venise, je ne veux pas me marier.

— Apaise-toi, mon ange ; me défaire de toi ? Quel langage ! Quelles marques t’ai-je données qui puissent te faire juger que tu m’es à charge ? Cet homme beau, poli, jeune, et riche t’aime, j’ai cru de voir qu’il te plaît, désireux de te voir heureuse, et non sujette aux caprices de la fortune, je te fais envisager de loin un heureux sort, et tu me brusques ? Charmante Marcoline ne pleure pas : tu m’affliges.

— Je pleure parce que tu t’es imaginé que je l’aime.

— Cela pouvait être : je ne l’imaginerai plus. Tranquillise-toi, et allons nous coucher.

Elle passa des larmes aux ris, et aux caresses comme un éclair, et nous ne parlâmes plus du marchand de vin. Le lendemain à la comédie il vint dans notre loge, et Marcoline fut polie, mais avec réserve. Je n’ai pas osé l’inviter à souper avec nous. Marcoline à la maison me remercia de ne l’avoir pas prié, et me dit qu’elle en avait eu peur. Ce fut assez pour me régler à l’avenir. Le lendemain Madame Audibert vint nous faire une visite pour nous prier à souper de la part du marchand de vin chez lui-même : je me suis d’abord tourné à Marcoline pour lui demander si elle acceptait avec plaisir cette invitation, et elle répondit qu’elle était trop heureuse de se trouver là où madame d’Audibert était. Elle vint donc nous prendre vers le soir, et elle nous conduisit chez le marchand qui nous donna à souper sans avoir invité autre personne. Nous vîmes une maison de garçon où il ne manquait autre chose qu’une femme faite pour en faire les honneurs, et en être la maîtresse. Le jeune homme à ce souper très délicat partagea ses attentions entre Madame, et Marcoline, qui ayant appris les belles, et nobles manières de Mlle P. P. y fut à ravir. Gaie, honnête, décente, je me suis trouvé sûr qu’elle avait enflammé l’honnête marchand.

Madame Audibert pas plus tard que le lendemain me pria par un billet de passer chez elle. J’y fus, et un peu surpris, je l’ai entendue me demander pour femme du marchand de vin Marcoline. Je n’ai pas beaucoup pensé pour lui répondre que j’en étais content, et que sous bonne garantie je lui donnerais dix mille écus ; mais que je ne pouvais pas m’exposer à lui en parler.

— Je vous l’enverrai, Madame, et si vous pouvez avoir son consentement je tiendrai ma parole ; mais vous ne lui parlerez pas de ma part, car cela pourrait l’affliger.

—caJ’irai la prendre moi-même, elle dînera chez moi, et vous viendrez la prendre à l’heure de la comédie.

Le lendemain elle vint, et Marcoline que j’avais prévenue [151v] alla dîner avec elle. Sur les cinq heures je fus chez la dame, où voyant Marcoline d’une humeur charmante je n’ai su que conjecturer. Elles étaient tête-à-tête, n’étant pas appelé à part par Mad. Audibert, je n’ai pas non plus voulu l’appeler ; et à l’heure de la comédie nous partîmes. Marcoline chemin faisant me fit cent éloges du bon caractère de cette femme, sans jamais me parler de l’affaire ; mais à la moitié de la pièce j’ai deviné tout. J’ai vu le jeune homme sur l’amphithéâtre, et je ne l’ai pas vu paraître dans notre loge, où il y avait deux places vides.

Quel plaisir pour Marcoline de me voir à souper plus amoureux plus tendre que jamais ! Ce ne fut qu’au lit dans la sincérité de la joie qu’elle me rendit tout le discours que Madame Audibert lui avait fait. Je ne lui ai jamais, me dit-elle, répondu autre chose sinon que je ne me marierai que quand tu me l’ordonneras. Je te suis obligée cependant des dix mille écus dont tu serais prêt à me faire présent. Tu as jeté la chose sur moi, et moi je l’ai jetée sur toi. J’irai à Venise quand tu voudras, si tu crois de ne pouvoir pas me conduire en Angleterre, mais je ne me marierai pas. Il y a apparence que nous ne verrons plus ce Monsieur, fort aimable d’ailleurs, et que je pourrais aimer, si je ne t’avais.

Effectivement nous n’entendîmes plus parler de lui. Le jour de la noce de Mlle P. P. arriva ; nous fûmes invités, et Marcoline y parut avec moi sans diamants, mais avec tout le luxe en parure qu’elle pouvait désirer.

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