Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre XIII

J’envoie la Corticelli à Turin. Réception d’Hélène aux mystères de l’Amour. Je fais un tour à Lyon.

Mon arrivée à Turin.

Madame Saxe1 était faite pour captiver les hommages d’un homme amoureux ; et si elle n’avait pas eu un officier jaloux qui ne la perdait jamais de vue et qui avait l’air de menacer quiconque aurait osé lui rendre justice en aspirant à lui plaire, il est probable qu’elle n’aurait point manqué d’adorateurs. Cet officier aimait le jeu de piquet, mais il fallait que Madame fût constamment assise à ses côtés, et elle paraissait y être avec plaisir.

Dans l’après-dîner, je me mis à faire sa partie, et nous continuâmes ainsi pendant cinq ou six jours. Je m’en dégoûtai alors, parce qu’aussitôt qu’il m’avait gagné dix ou douze louis, il se levait et me plantait là. Cet officier se nommait d’Entragues2, était bel homme, quoique maigre, et ne manquait ni d’esprit ni d’usage du beau monde.

Il y avait deux jours que nous n’avions joué, quand après dîner, il vint me demander si je voulais qu’il me donnât une revanche.

— Je ne m’en soucie pas, lui dis-je, car nous ne sommes pas joueurs à l’unisson. Je joue pour mon plaisir, parce que le jeu m’amuse, tandis que vous ne jouez que pour gagner.

— Comment cela ? Vous m’offensez.

— Ce n’est pas mon intention ; mais chaque fois que nous nous sommes entrepris, vous m’avez abandonné au bout d’une heure.

— Vous devez m’en savoir gré, car n’étant pas de ma force, vous perdriez nécessairement beaucoup.

— Cela se peut, mais je n’en crois rien.

— Je puis vous le prouver.

— J’accepte ; mais le premier qui quittera la partie perdra cinquante louis.

— J’accepte, mais argent sur table.

— Je ne joue pas autrement.

J’ordonne au garçon d’apporter des cartes et je vais prendre quatre ou cinq rouleaux de cent louis. Nous commençâmes à jouer à cinq louis le cent3, après avoir mis de côté chacun cinquante louis pour la gageure.

Il était trois heures lorsque nous nous mîmes à jouer, et à neuf heures, d’Entragues me dit que nous pouvions aller souper.

— Je n’ai pas faim, lui répondis-je, mais vous êtes le maître de vous lever, si vous voulez que je mette les cent louis dans ma poche.

Il se mit à rire et continua de jouer, mais la belle dame me bouda sans que je parusse m’en embarrasser. Tous les spectateurs allèrent souper et revinrent nous tenir compagnie jusqu’à minuit ; mais à cette heure, nous demeurâmes seuls. D’Entragues qui voyait à quoi il s’était engagé ne disait pas le mot, et moi je n’ouvrais les lèvres que pour compter mon jeu ; nous jouions le plus tranquillement du monde.

À six heures du matin les buveurs et les buveuses d’eau commencèrent à circuler et tous nous félicitaient de notre constance, nous applaudissaient, et nous, nous avions l’air de bouder. Les louis étaient en tas sur la table ; j’en perdais une centaine, et pourtant le jeu m’était favorable.

À neuf heures la belle Saxe arriva, et peu d’instants après Mme d’Urfé avec M. de Schaumbourg. Ces dames d’un commun accord nous conseillèrent de prendre une tasse de chocolat. D’Entragues y consentit le premier, et me croyant à bout, il se prit à dire :

— Convenons que le premier qui demandera à manger, qui s’absentera pour plus d’un quart d’heure ou qui s’endormira sur sa chaise aura perdu sa gageure.

— Je vous prends au mot, m’écriai-je, et j’adhère à toute autre condition aggravante qu’il vous plaira de proposer.

Le chocolat arrive, nous le prenons et puis nous continuons à jouer. À midi on nous appelle pour dîner, mais nous répondons ensemble que nous n’avons pas faim. Sur les quatre heures nous nous laissâmes persuader de prendre un bouillon. Quand vint l’heure du souper, tout le monde commença à trouver que la chose devenait sérieuse, et Mme Saxe nous proposa de partager le pari. D’Entragues, qui me gagnait cent louis, se serait accommodé de la proposition, mais moi, je m’y opposai, et le baron de Schaumbourg trouva que je n’avais pas tort. Mon adversaire aurait pu céder la gageure et quitter ; il se serait encore trouvé en gain ; mais l’avarice le retint plus que l’amour-propre. Pour moi j’étais sensible à la perte, mais bien peu comparativement au point d’honneur. J’avais l’air frais, tandis qu’il avait l’air d’un cadavre déterré, sa maigreur prêtant beaucoup à cette fantasmagorie. Comme Mme Saxe insistait, je lui dis que j’étais au désespoir de ne pas me rendre aux sollicitations d’une femme charmante qui méritait à tous égards de bien plus grands sacrifices ; mais que dans le cas présent il y allait d’une espèce de pique, et par conséquent j’étais décidé à vaincre ou à ne céder la victoire à mon antagoniste qu’au moment où je tomberais mort4.

En parlant ainsi, j’avais deux objets, d’intimider d’Entragues par ma résolution et d’aigrir en lui inspirant de la jalousie ; certain qu’un jaloux voit les objets doubles, j’espérais que son jeu en souffrirait et qu’en gagnant les cinquante louis de la gageure, je n’aurais pas le crève-cœur d’en perdre une centaine par la supériorité de son jeu.

La belle Mme Saxe me lança un coup d’œil de mépris et s’en alla, mais Mme d’Urfé qui me croyait infaillible, me vengea en disant à M. d’Entragues, avec le ton d’une conviction profonde :

— Mon Dieu, monsieur, que je vous plains !

La société avant souper ne revint pas5 ; on nous laissa vider notre différend tête-à-tête. Nous jouâmes toute la nuit, et j’observais la figure de mon adversaire autant que mon jeu. À mesure que je la voyais se décomposer, il faisait des écoles ; il brouillait ses cartes, comptait mal et écartait souvent de travers. Je n’étais guère moins exténué que lui ; je me sentais faiblir, et j’espérais à chaque instant le voir tomber mort, dans la crainte de me voir vaincu malgré ma forte constitution. J’avais regagné mon argent quant au point du jour, d’Entragues étant sorti, je le chicanai pour être resté absent plus d’un quart d’heure. Cette querelle d’Allemand l’altéra et me réveilla ; effet naturel de la différence de tempérament, tactique de joueur, et motif d’étude pour le moraliste et le psychologue ; et ma ruse me réussit, parce qu’elle n’était point étudiée, qu’elle ne pouvait pas être prévue. Il n’en est pas autrement des généraux d’armée, une ruse de guerre doit naître dans la tête d’un capitaine de la circonstance, du hasard et de l’habitude à saisir promptement les rapports et les oppositions des hommes et des choses6.

À neuf heures, Mme Saxe arriva ; son amant était en perte.

— Maintenant, monsieur, me dit-elle, ce serait à vous à céder.

— Madame, dans l’espoir de vous plaire, je suis prêt à retirer ma gageure et à me désister du reste.

Ces paroles prononcées avec un ton de galanterie à prétention, excitèrent le courroux de d’Entragues qui ajouta avec aigreur qu’à son tour il ne quitterait que lorsque l’un des deux tomberait mort7.

— Vous voyez, très aimable dame, dis-je, en faisant des yeux doux qui, dans mon état, devaient être bien peu pénétrants, que je ne suis pas le plus intraitable.

On nous fit servir un bouillon, mais d’Entragues qui était au dernier période de faiblesse, éprouva un si grand malaise dès qu’il l’eut avalé que, chancelant sur sa chaise et tout couvert de sueur, il s’évanouit. On se hâta de l’emporter, et moi, après avoir donné six louis au marqueur qui avait veillé pendant quarante-deux heures, et mis mon or dans mes poches, au lieu d’aller me coucher, je me rendis chez un apothicaire où je pris un léger vomitif. M’étant couché ensuite, j’eus un léger sommeil de quelques heures, et vers les trois heures je dînai du meilleur appétit.

D’Entragues ne sortit que le lendemain. Je m’attendais à quelque querelle, mais la nuit porte conseil, et je me trompai. Dès qu’il m’aperçut, il vint à moi, m’embrassa et me dit :

— J’ai accepté un pari fou, mais vous m’avez donné une leçon dont je me souviendrai toute la vie, et je vous en suis reconnaissant.

— J’en suis bien aise, pourvu que cet effort n’ait pas nui à votre santé.

— Non, je me porte fort bien, mais nous ne jouerons plus ensemble.

— Je désire au moins que ce ne soit plus l’un contre l’autre.

À huit ou dix jours de là, je fis à Mme d’Urfé le plaisir de la mener à Bâle avec la fausse Lascaris. Nous logeâmes chez le fameux Imhoff qui nous écorcha ; mais les Trois Rois était la meilleure auberge de la ville. J’ai dit, je crois, qu’une des singularités de la ville de Bâle est que midi se trouve être à onze heures, absurdité due à un fait historique que le prince de Porentrui8 m’expliqua et que j’ai oubliée. Les Bâlois passent pour être sujets à une espèce de folie9 dont les eaux de Sulzbach les délivrent, mais qui leur revient peu de temps après être de retour chez eux.

Nous serions restés quelque temps à Bâle sans un événement qui m’impatienta et me fit hâter notre départ : le voici :

Le besoin m’avait forcé de pardonner un peu à la Corticelli, et quand je rentrais de bonne heure, après avoir soupé avec cette étourdie et Mme d’Urfé, j’allais passer la nuit avec elle ; quand je rentrais tard, ce qui arrivait assez fréquemment, je couchais seul dans ma chambre. La friponne couchait également seule dans un cabinet contigu à la chambre de sa mère, et il fallait traverser cette chambre pour aller chez la fille.

Étant rentré à une heure après minuit et n’ayant pas envie de dormir, après avoir mis ma robe de chambre, je prends une bougie et je vais trouver ma belle. Je fus un peu surpris de trouver la porte de la chambre de la Signora Laura entrouverte, et au moment où je me disposais à entrer, la vieille, allongeant un bras, me saisit par ma robe de chambre en me suppliant de ne pas entrer chez sa fille.

— Pourquoi ? lui dis-je.

— Elle a été très malade toute la soirée et elle a besoin de dormir.

— Fort bien. Je dormirai aussi.

En disant cela je pousse la vieille, j’entre chez la fille et je la trouve couchée avec quelqu’un qui se cache sous la couverture.

Après avoir fixé un instant ce tableau, je me mis à rire, et m’asseyant sur le lit, je lui demandai quel était l’heureux mortel que j’étais chargé de faire sauter par la fenêtre. Je voyais à côté de moi sur une chaise l’habit, la culotte, le chapeau et la canne de l’individu ; mais ayant de bons pistolets dans mes poches, je savais que je n’avais rien à craindre ; mais je ne voulais point faire de bruit.

Toute tremblante, les larmes aux yeux, elle me prit la main, me conjurant de lui pardonner.

— C’est, me dit-elle, un jeune seigneur dont j’ignore le nom.

— Un jeune seigneur dont tu ignores le nom, friponne ? Eh bien ! il me le dira lui-même.

En prononçant ces mots, je prends un pistolet et d’une main vigoureuse je découvre le pivert qui ne devait pas impunément avoir pondu dans mon nid. Je vis une jeune tête que je ne connaissais pas, la tête enveloppée dans un madras10, mais du reste nu comme un petit Adam ainsi que mon effrontée. Il me tourna le dos pour prendre sa chemise qu’il avait jetée dans la ruelle, mais le saisissant par le bras, je l’empêchai de faire aucun mouvement, parce que le bout de mon pistolet parlait un langage irrésistible.

— Qui êtes-vous, beau sire, s’il vous plaît ?

— Je suis le comte B.11 chanoine de Bâle.

— Croyez-vous faire ici une fonction ecclésiastique ?

— Oh non ! monsieur ; je vous prie de me pardonner ainsi qu’à Madame, car je suis le seul coupable.

— Ce n’est pas ce que je vous demande.

— Monsieur, madame la comtesse est parfaitement innocente.

J’étais dans une heureuse disposition, car loin d’être en colère, j’avais peine à m’empêcher de rire. Ce tableau avait à mes yeux quelque chose d’attrayant, parce qu’il était comique et voluptueux. L’ensemble de ces deux nudités accroupies était véritablement lascif, et je restai à le contempler un bon quart d’heure, sans proférer un mot, occupé à chasser une forte tentation que j’éprouvais de me coucher avec eux. Je ne la vainquis que parce que j’eus peur de trouver dans le chanoine un sot incapable de jouer avec dignité un rôle qu’à sa place j’aurais rempli à merveille. Quant à la Corticelli, comme le passage subit des pleurs au rire ne lui coûtait rien, elle aurait rempli le sien à ravir ; mais si, comme je le craignais, je m’étais adressé à un sot, je me serais avili.

Persuadé que ni l’un ni l’autre n’avait pénétré ce qui se passait dans mon intérieur, je me levai, ordonnant au chanoine de s’habiller.

— Cette affaire, lui dis-je, doit mourir dans le silence, mais nous irons tout de suite à deux cents pas d’ici nous battre à brûle-pourpoint avec ces pistolets.

— Ah ! Monsieur, s’écria le sire, vous me mènerez où vous voudrez, et vous me tuerez si cela vous plaît, car je ne suis pas né pour me battre.

— Vraiment ?

— Oui, monsieur, et je ne me suis fait prêtre que pour me soustraire à cette fatale obligation.

— Vous êtes donc un lâche prêt à recevoir des coups de bâton ?

— Tout ce qu’il vous plaît ; mais vous seriez un barbare car l’amour m’a aveuglé. Je suis entré dans ce cabinet il n’y a qu’un quart d’heure, Madame dormait et sa gouvernante aussi.

— À d’autres, menteur.

— Je ne faisais que d’ôter ma chemise quand vous êtes entré, et avant ce moment je ne m’étais jamais trouvé en face de cet ange.

— Pour cela, ajouta vivement la drôlesse, c’est aussi vrai que l’Évangile.

— Savez-vous que vous êtes deux impudents éhontés ? Et vous, beau chanoine, débaucheur de filles, vous mériteriez bien que je vous fasse rôtir comme un petit St-Laurent12.

Pendant ce temps le malheureux chanoine s’était affublé de ses habits.

— Suivez-moi, monsieur, lui dis-je d’un ton à le glacer ; et je le menai dans ma chambre.

— Que ferez-vous, lui dis-je, si je vous pardonne et si je vous laisse sortir de la maison sans vous déshonorer ?

— Ah ! monsieur, je partirai dans une heure au plus tard et vous ne me verrez plus ici ; partout où vous pourrez me rencontrer à l’avenir, vous serez sûr de trouver en moi un homme prêt à tout faire pour votre service.

— Fort bien. Partez, et souvenez-vous de mieux prendre à l’avenir vos précautions dans vos entreprises amoureuses.

Après cette expédition, j’allai me coucher fort content de ce que j’avais vu et de ce que j’avais fait ; car cela me mettait complètement en liberté vis-à-vis de la friponne.

Le lendemain dès que je fus levé, je passai chez la Corticelli à laquelle je signifiai d’un ton calme, mais impératif, de faire de suite ses paquets, lui défendant de sortir de sa chambre jusqu’au moment où elle monterait en voiture.

— Je dirai que je suis malade.

— Comme il te plaira, mais on ne fera pas la moindre attention à tes propos.

Sans attendre d’autre objection, j’allai trouver Mme d’Urfé et lui contant l’histoire de la nuit en y brodant la plaisanterie, je la fis rire de bon cœur. C’était ce qu’il me fallait pour la disposer à consulter l’oracle pour savoir ce que nous devions faire après la preuve flagrante de la pollution de la jeune Lascaris par le génie noir déguisé en prêtre. L’oracle répondit que nous devions partir le lendemain pour Besançon, que de là elle irait avec ses femmes de chambre et ses domestiques m’attendre à Lyon, tandis que moi j’irais conduire la jeune comtesse et sa gouvernante à Genève où je disposerais de leur sort pour les renvoyer dans leur patrie.

La bonne visionnaire fut enchantée de cette disposition et n’y vit qu’une marque de bienveillance de la part de son bon Sélénis qui lui procurait par là le bonheur de revoir le petit d’Aranda. Quant à moi, nous convînmes que je la rejoindrais au printemps de l’année suivante pour faire la grande opération qui devait la faire renaître d’elle-même en homme. Elle trouvait cette opération immanquable et parfaitement bien raisonnée.

Tout fut prêt pour le lendemain, et nous partîmes, Mme d’Urfé et moi dans la berline, la Corticelli, sa mère et les deux femmes de chambre dans l’autre voiture. Arrivés à Besançon, Mme d’Urfé me quitta avec ses gens de service, et moi le lendemain je pris la route de Genève avec la mère et la fille. Je descendis aux Balances comme toujours.

Pendant toute la route, non seulement je n’adressai pas un mot à mes compagnes, mais même je ne les honorai pas d’un seul regard. Je les fis manger avec un domestique franc-comtois que je m’étais décidé à prendre sur la recommandation de M. de Schaumbourg.

J’allai chez mon banquier13 pour le prier de me procurer un voiturier sûr qui conduisît à Turin deux femmes seules auxquelles je m’intéressais. Je lui remis en même temps cinquante louis pour une lettre de change sur Turin.

De retour à l’auberge, j’écrivis au chevalier Raiberti en lui envoyant la lettre de change. Je le prévenais que trois ou quatre jours après la réception de ma lettre, il verrait aborder une danseuse bolonaise avec sa mère et une lettre de recommandation. Je le priai de les mettre en pension dans une maison honnête et de payer pour mon compte. Je lui disais en même temps qu’il m’obligerait beaucoup s’il pouvait obtenir qu’elle dansât, même gratis, pendant le carnaval et de la prévenir que, si à mon arrivée à Turin, je trouvais de mauvaises histoires sur son compte, je l’abandonnerais.

Le lendemain un commis de M. Tronchin vint me présenter le voiturier qui me dit qu’il était prêt à partir dès qu’il aurait dîné. Après avoir confirmé l’accord qu’il avait fait avec le banquier, je fis venir les Corticelli, et je dis au voiturier :

— Voilà les deux personnes que vous allez voiturer, et elles vous payeront dès qu’elles seront arrivées à Turin en sûreté, avec leur bagage, en quatre jours et demi, ainsi qu’il est spécifié dans le contrat dont elles porteront un duplicata, et vous l’autre.

Une heure après, il vint charger la voiture.

La Corticelli fondait en larmes. Je n’eus pas la cruauté de la laisser partir sans quelque consolation. Elle était assez punie de sa mauvaise conduite. Je la fis dîner avec moi, et en lui remettant la lettre de recommandation pour M. Raiberti et vingt-cinq louis, dont huit pour les frais de l’usage, je lui dis ce que j’avais écrit à ce monsieur qui, par mon ordre, ne la laisserait manquer de rien. Elle me demanda une malle dans laquelle il y avait trois robes et un superbe mantelet que Mme d’Urfé lui avait destinés avant qu’elle fût devenue folle ; mais je lui dis que nous parlerions de cela à Turin. Elle n’osa point faire mention de l’écrin, et se contenta de pleurer ; mais elle ne m’émut pas à pitié. Je la laissais beaucoup plus à son aise que je ne l’avais prise ; car elle avait de belles nippes, du linge, des bijoux et une très belle montre que je lui avais donnée. C’était plus qu’elle n’avait su mériter.

Au moment du départ, je la conduisis à la voiture, moins pour la forme que pour la recommander de nouveau au voiturier. Quand elle fut partie, me sentant débarrassé d’un lourd fardeau, j’allai trouver mon syndic, que mes lecteurs n’auront pas oublié14. Je ne lui avais pas écrit depuis mon séjour à Florence ; il ne devait plus penser à moi, et j’allais jouir de sa surprise. En effet, elle fut extrême ; mais après le premier moment, il me sauta au cou, m’embrassa dix fois en versant des larmes de plaisir, et me dit enfin qu’il avait perdu l’espérance de me revoir.

— Que font nos chères amies ?

— Elles se portent à merveille. Vous êtes toujours le sujet de leurs entretiens et de leurs tendres regrets ; elles vont être folles de joie quand elles vous sauront ici.

— Il ne faut pas tarder à le leur faire savoir.

— Non certes, car je vais aller les prévenir que nous souperons ce soir tous ensemble. À propos ! M. de Voltaire a cédé sa maison des Délices à M. le duc de Villars, et il est allé habiter Ferney.

— Cela m’est égal, car je ne compte pas l’aller voir cette fois. Je resterai ici deux ou trois semaines, et je vous les consacre en entier.

— Vous allez faire des heureux.

— Avant de sortir, donnez-moi, je vous prie, de quoi écrire trois ou quatre lettres ; je vais employer mon temps jusqu’à votre retour.

Il me mit en possession de son bureau et j’écrivis de suite à feu ma gouvernante, Mme Lebel, que je passerais une vingtaine de jours à Genève, et que si j’étais sûr de la revoir, j’irais volontiers à Lausanne. Pour mon malheur, j’écrivis aussi à Berne à cet Ascanio Pogomas, ou Giacomo Passano, Génois, mauvais poète, ennemi de l’abbé Chiari, que j’avais connu à Livourne. Je lui mandai d’aller m’attendre à Turin. J’écrivis en même temps à mon ami M. F.15 auquel je l’avais recommandé, de lui remettre douze louis pour son voyage.

Mon mauvais génie me fit penser à cet homme, qui avait une figure imposante, une mine de vrai astrologue, pour le présenter comme un grand adepte à Mme d’Urfé. Vous verrez, dans un an, mon cher lecteur, si j’ai dû me repentir d’avoir suivi cette funeste inspiration.

En nous rendant le soir chez nos jolies cousines, le syndic et moi, je vis une belle voiture anglaise à vendre et je l’échangeai contre la mienne en donnant cent louis de retour. Pendant que j’étais en marché, l’oncle de la belle théologienne qui discutait si bien les thèses et à laquelle j’avais donné de si douces leçons de physique, m’ayant reconnu, vint m’embrasser et m’inviter à dîner chez lui le lendemain.

Avant d’arriver chez nos aimables amies16, le syndic m’avertit que nous trouverions chez elles une très jolie fille qui n’était pas encore initiée aux doux mystères.

— Tant mieux, lui dis-je, je me conduirai en conséquence et je serai peut-être l’initiateur.

J’avais mis dans ma poche un écrin dans lequel j’avais une douzaine de très jolies bagues. Je savais depuis longtemps que ces bagatelles font faire beaucoup de chemin.

L’instant où je revis ces charmantes filles fut, je l’avoue, un des plus agréables de ma vie. Je voyais dans leur accueil la joie, la satisfaction, la candeur, la reconnaissance et l’amour du plaisir. Elles s’aimaient sans jalousie, sans envie et sans aucune de ces idées qui auraient pu nuire à la bonne idée qu’elles avaient d’elles-mêmes. Elles se reconnaissaient dignes de mon estime, précisément parce qu’elles m’avaient prodigué leurs faveurs sans aucune pensée avilissante et par l’impulsion du même sentiment qui m’avait attiré vers elles.

La présence de leur nouvelle amie nous obligea à borner nos premiers embrassements à ces manières d’usage qu’on appelle décence, et la jeune novice m’accorda la même faveur en rougissant et sans lever les yeux.

Après les propos ordinaires, ces lieux communs qu’on débite après une longue absence, et quelques mots à double sens qui nous faisaient rire et qui donnaient à penser à la jeune Agnès17, je lui dis que je la trouvais belle comme un Amour, et que je gagerais que son esprit, aussi beau que sa ravissante figure, n’était pas susceptible de certains préjugés.

— J’ai, me dit-elle d’un ton modeste, tous les préjugés qui tiennent à l’honneur et à la religion.

Je vis qu’il fallait la ménager, employer la délicatesse et temporiser. Ce n’était pas une place à prendre d’assaut par un coup de main. Mais selon mon habitude, j’en devins amoureux.

Le syndic ayant prononcé mon nom :

— Ah ! s’écria la jeune fille, c’est donc vous, monsieur, qui, il y a deux ans, avez discuté des questions fort singulières avec ma cousine, la nièce du pasteur ? Je suis bien aise d’avoir l’occasion de faire votre connaissance.

— Je suis heureux de faire la vôtre, mademoiselle, et je désire qu’en vous parlant de moi, votre aimable cousine ne vous ait point prévenue à mon désavantage.

— Bien le contraire, car elle vous estime beaucoup.

— J’aurai l’honneur de dîner demain avec elle et je ne manquerai pas de lui faire mes remerciements.

— Demain ? Je vais faire en sorte d’être de ce dîner, car j’aime beaucoup les discussions philosophiques, quoique je n’ose pas me permettre d’y mêler mon mot.

Le syndic fit l’éloge de sa prudence et loua sa discrétion avec tant de chaleur, que je vis clairement qu’il en était amoureux, et que s’il ne l’avait pas déjà séduite, il devait chercher tous les moyens d’en venir à bout. Cette belle personne se nommait Hélène. Je demandai à ces demoiselles si la belle Hélène était notre sœur. L’aînée me répondit avec un fin sourire, qu’elle était sœur, mais qu’elle n’avait point de frère, et en achevant cette explication, elle courut l’embrasser. Alors nous nous évertuâmes, le syndic et moi, à lui faire de doux compliments en lui disant que nous espérions devenir ses frères. Hélène rougit, mais ne répondit pas un mot à tous nos propos galants. Ayant alors mis mon écrin en évidence, et voyant ces demoiselles enchantées de la beauté de mes bagues, je sus les engager à choisir celles qui leur plaisaient le plus, et la charmante Hélène imita ses compagnes, et me paya par un baiser modeste. Bientôt après elle nous quitta et nous nous trouvâmes en possession de notre ancienne liberté.

Le syndic avait raison d’être amoureux d’Hélène, car cette jeune fille avait non seulement tout ce qu’il faut pour plaire, mais tout ce qui est nécessaire pour exciter une violente passion ; mais les trois amies ne se flattaient pas de parvenir à l’associer à leurs plaisirs, car elles prétendaient qu’elle avait un sentiment de pudeur invincible vis-à-vis des hommes.

Nous soupâmes fort gaiement, et après souper nous reprîmes nos jeux, le syndic demeurant, à son ordinaire, simple spectateur de nos exploits et très content de n’être que cela. Je passai les trois nymphes en revue un couple de fois chacune, les trompant à leur profit et les ménageant quand j’étais forcé de céder à la nature. À minuit nous nous séparâmes et le bon syndic m’accompagna jusqu’à la porte de mon logement.

Le lendemain je me rendis au dîner du pasteur où je trouvai nombreuse compagnie, entre autres M. d’Harcourt18 et M. de Ximénès19 qui me dit que M. de Voltaire savait que j’étais à Genève et qu’il espérait me voir. Je me contentai de lui répondre par une profonde inclination de tête. Mlle Hedvige, la nièce du pasteur, me fit un compliment très flatteur qui me plut moins encore que la vue de sa cousine Hélène qui était auprès d’elle et qu’elle me présenta en me disant que puisque nous avions fait connaissance, nous pourrions facilement nous trouver ensemble. C’était ce que je désirais le plus. La théologienne de vingt-deux ans était belle, appétissante, mais elle n’avait pas ce je ne sais quoi qui pique et qui ajoute à l’espoir comme au plaisir, cet aigre-doux qui relève la volupté même. Cependant son accord avec sa cousine était tout ce qu’il me fallait pour parvenir à inspirer à celle-ci un sentiment favorable.

Nous eûmes un dîner excellent et pendant le repas, on ne parla que de choses indifférentes ; mais au dessert, le pasteur pria M. de Ximénès d’adresser quelques questions à sa nièce. Connaissant ce savant de renommée, je m’attendais à quelque problème de géométrie, mais je me trompais, car il lui demanda si elle croyait que la restriction mentale suffit pour justifier un personnage20.

Hedvige répondit modestement que, malgré le cas où le mensonge pouvait devenir nécessaire, la restriction mentale était toujours une friponnerie.

— Dites-moi donc comment Jésus-Christ a pu dire que l’époque de la fin du monde lui est inconnue ?

— Il a pu le dire, puisqu’il l’ignorait.

— Il n’était donc pas Dieu ?

— La conséquence est fausse, car de ce que Dieu est maître de tout, il l’est d’ignorer une futurité21.

Le mot « futurité » fabriqué si à propos, me parut sublime. Hedvige fut vivement applaudie, et son oncle fit le tour de la table pour aller l’embrasser. J’avais sur les lèvres une objection fort naturelle et qui, naissant du sujet, aurait pu l’embarrasser ; mais je voulais lui plaire et je me tus.

M. d’Harcourt fut excité à questionner à son tour, mais il répondit avec Horace, nulla mihi religio est [je n’ai pas de religion]22. Alors Hedvige se tournant vers moi, me dit qu’elle se souvenait de l’amphidromie23, qui était une fête de paganisme :

— Mais je voudrais, ajouta-t-elle, que vous me demandassiez quelque chose touchant le christianisme, quelque chose de difficile que vous ne pussiez point décider vous-même.

— Vous me mettez à mon aise, mademoiselle.

— Tant mieux, cela fait que vous n’avez pas besoin de tant penser.

— Je pense pour chercher du nouveau. M’y voici. M’accordez-vous que Jésus-Christ possédait au suprême degré toutes les qualités humaines ?

— Oui, toutes, excepté les faiblesses.

— Mettez-vous au rang des faiblesses la vertu prolifique ?

— Non.

— Veuillez donc me dire de quelle nature aurait été la créature qui serait née, si Jésus-Christ se fût avisé de faire un enfant à la Samaritaine ?

Hedvige devint de feu. Le pasteur et toute la compagnie s’entre-regardaient, et moi je fixais la théologienne qui réfléchissait. M. d’Harcourt dit qu’il fallait envoyer chercher M. de Voltaire pour décider une question aussi ardue ; mais Hedvige levant les yeux d’un air recueilli et comme prête à répondre, tout le monde se tut.

— Jésus-Christ, dit-elle, avait deux natures parfaites et dans un équilibre parfait ; elles étaient inséparables. Ainsi si la Samaritaine avait eu un commerce corporel avec notre rédempteur, elle aurait certainement conçu ; car il serait absurde de supposer dans un Dieu une action de cette importance sans admettre sa conséquence naturelle. La Samaritaine au bout de neuf mois aurait accouché d’un enfant mâle et non femelle, et cette créature, née d’une femme humaine et d’un homme Dieu, aurait été un quart Dieu et trois quarts homme.

À ces mots tous les convives claquèrent des mains, et M. de Ximénès admira la raison de ce calcul, puis il dit :

— Par une conséquence naturelle, si le fils de la Samaritaine se fût marié, les enfants issus de ce mariage auraient eu sept huitièmes d’humanité et un huitième de divinité.

— À moins qu’il n’eût épousé une déesse, ajoutai-je, ce qui aurait sensiblement changé les rapports.

— Dites-moi précisément, reprit Hedvige, ce que l’enfant aurait eu de divin à la seizième génération.

— Attendez un moment et donnez-moi un crayon, dit M. de Ximénès.

— Il n’est pas nécessaire de calculer, dis-je ; il aurait eu une parcelle de l’esprit qui vous anime.

Tout le monde fit chorus à cette galanterie qui ne déplut pas à celle à qui je l’adressais.

Cette belle blonde m’embrasa par les charmes de son esprit. Nous nous levâmes de table pour lui faire cercle et elle pulvérisa tous nos compliments de la manière la plus noble. Ayant pris Hélène à part, je la priai de faire en sorte que sa cousine choisît dans mon écrin une de mes bagues ayant eu soin de remplacer le vide de la veille ; la charmante cousine se chargea volontiers de ma commission. Un quart d’heure après, Hedvige vint me montrer sa main et j’y vis avec plaisir la bague qu’elle avait choisie ; je baisai cette main avec délice, et elle dut sentir à l’ardeur de mes baisers tout ce qu’elle m’avait inspiré.

Le soir, Hélène conta au syndic et aux trois amies toutes les questions du dîner, sans oublier la moindre circonstance. Elle contait facilement et avec grâce ; je n’eus pas besoin de l’aider une seule fois. Nous la priâmes de rester à souper, mais ayant pris les trois amies à part, elle les convainquit que cela lui était impossible ; mais elle leur dit qu’il lui serait possible d’aller passer deux jours à une maison de campagne qu’elles avaient sur le lac, si elles voulaient en demander la permission à sa mère en personne.

Sollicitées par le syndic, les trois amies allèrent trouver la mère dès le lendemain, et le surlendemain, elles partirent avec Hélène. Le soir même nous allâmes souper avec elles, mais nous ne pouvions pas y coucher. Le syndic devait me conduire dans une maison à peu de distance où nous serions très bien logés. Cela étant, nous n’étions pas pressés, et l’aînée ayant grande envie de faire plaisir à son ami, lui dit qu’il pourrait partir avec moi quand il voudrait, et qu’elles allaient se coucher. En disant cela, elle prit Hélène, l’emmena dans sa chambre et les deux autres s’en allèrent dans la leur. Peu d’instants après leur départ, le syndic entra dans l’appartement où se trouvait Hélène, et moi j’allai trouver les deux autres.

Il y avait à peine une heure que j’étais entre mes deux amies quand le syndic vint interrompre mes érotiques ébats en me priant de partir.

— Qu’avez-vous fait d’Hélène ? lui dis-je.

— Rien, c’est une sotte intraitable. Elle s’est cachée sous la couverture et n’a voulu regarder les plaisanteries que j’ai faites avec son amie.

— Il fallait vous adresser à elle.

— Je l’ai fait, mais elle m’a repoussé à plusieurs reprises. Je n’en puis plus. Je suis rendu, et je suis sûr de ne parvenir à rien auprès de cette sauvage, à moins que vous ne vous chargiez de l’apprivoiser.

— Comment faire ?

— Allez-y dîner demain ; je n’y serai pas, car je dois passer la journée à Genève. J’y viendrai pour souper, et si nous pouvions la griser !

— Ce serait dommage. Laissez-moi faire.

J’allai donc seul leur demander à dîner le lendemain, et elles me fêtèrent dans toute la force du mot. Après dîner, étant allés nous promener, les trois amies, prévenant mon désir, me laissèrent seul avec la belle revêche qui résista à mes caresses, à mes instances, et qui presque me fit perdre tout espoir de la dompter.

— Le syndic, lui dis-je, est amoureux de vous ; et cette nuit…

— Cette nuit, interrompit-elle, cette nuit, il s’est diverti avec son ancienne amie. Je ne m’oppose pas à ce que chacun agisse à sa fantaisie et selon son plaisir ; mais je veux qu’on me laisse libre de mes actions et de mes goûts.

— Si je pouvais parvenir à posséder votre cœur, je me croirais heureux.

— Pourquoi n’invitez-vous pas le pasteur à dîner quelque part avec ma cousine ? Elle me prendrait avec elle, car mon oncle chérit tous ceux qui aiment sa nièce.

— Voilà ce que je suis bien aise de savoir. A-t-elle un amant ?

— Personne.

— Comment cela est-il possible ? Elle est jeune, jolie, gaie, et de plus remplie d’esprit.

— Vous ne connaissez pas Genève. Son esprit est précisément la cause qu’aucun jeune homme n’ose se déclarer amoureux d’elle. Ceux qui pourraient s’attacher à sa personne, s’en éloignent à cause de son esprit, parce qu’ils resteraient court au milieu de la conversation.

— Mais les jeunes gens de Genève sont-ils donc si ignares ?

— En général. Il est juste de dire cependant que beaucoup ont reçu une bonne éducation et fait de bonnes études ; mais pris en masse, ils ont beaucoup de préjugés. Personne ne veut passer pour sot, ni pour bête ; et puis la jeunesse ici est loin de courir après l’esprit ou la bonne éducation en fait de femmes. Tant s’en faut. Si une jeune personne a de l’esprit ou de l’instruction, elle doit avoir soin de le cacher, au moins si elle aspire à se marier.

— Je vois maintenant, charmante Hélène, pourquoi vous n’avez pas ouvert la bouche pendant le dîner de votre oncle.

— Je sais que je n’ai pas besoin de me cacher. Ce n’est donc pas le motif qui m’a fait observer le silence ce jour-là, et je puis vous dire, sans vanité comme sans honte, que c’est le plaisir qui m’a tenu la bouche close. J’ai admiré ma cousine qui a parlé de Jésus-Christ comme je parlerais de mon père, et qui n’a pas craint de se montrer savante sur une matière qu’une autre fille qu’elle aurait affecté de ne pas comprendre.

— Affecté, lors même qu’elle en aurait su aussi long que sa grand-mère ?

— C’est dans les mœurs, ou plutôt dans les préjugés.

— Vous raisonnez à ravir, ma chère Hélène, et je soupire déjà après la partie que votre bon esprit vient de me suggérer.

— Vous aurez le plaisir d’être avec ma cousine.

— Je lui rends justice, belle Hélène ; Hedvige est aimable et intéressante ; mais croyez bien que c’est particulièrement parce que vous en serez, que cette partie m’enchante.

— Et si je ne vous croyais pas ?

— Vous auriez tort et vous me feriez beaucoup de peine, car je vous aime tendrement.

— Malgré cela, vous avez tâché de me tromper. Je suis sûre que vous avez donné des marques de tendresse à ces trois demoiselles que je plains beaucoup.

— Pourquoi ?

— Parce qu’aucune d’elles ne peut s’imaginer que vous l’aimiez uniquement.

— Et croyez-vous que cette délicatesse de sentiment vous rende plus heureuse qu’elles ?

— Oui, je le crois, quoique sur cet article je sois tout à fait sans expérience. Dites-moi de bonne foi si vous pensez que j’aie raison.

— Oui, je le pense.

— Vous me charmez ; mais si j’ai raison, convenez qu’en voulant m’associer à elles, vous ne me donniez pas une preuve d’amour telle que j’aurais pu la désirer pour être convaincue que vous m’aimez.

— Oui, j’en conviens aussi, et je vous en demande sincèrement pardon. Actuellement, divine Hélène, dites-moi comment je dois m’y prendre pour inviter à dîner le pasteur.

— Cela n’est pas difficile. Allez chez lui et invitez-le tout simplement ; et si vous voulez être sûr que je serai de la partie, priez-le de m’inviter avec ma mère.

— Pourquoi avec votre mère ?

— Parce qu’il en a été très amoureux il y a vingt ans, et qu’il l’aime toujours.

— Et où puis-je faire préparer ce dîner ?

— M. Tronchin n’est-il pas votre banquier ?

— Oui.

— Il a une belle maison de plaisance sur le lac ; demandez-la lui pour un jour ; il vous la prêtera avec plaisir. Faites cela, mais n’en dites rien ni au syndic ni à ses trois amies ; nous le leur dirons après.

— Mais croyez-vous que votre docte cousine se trouve volontiers avec moi ?

— Plus que volontiers, soyez-en sûr.

— Eh bien ! tout cela sera arrangé demain. Après-demain vous rentrez en ville, et je mettrai la partie à deux ou trois jours plus tard.

Le syndic vint nous joindre sur la brune, et nous passâmes gaiement la soirée. Après souper, les demoiselles étant allées se coucher comme la veille, j’entrai dans la chambre de l’aînée, tandis que mon ami alla trouver les deux cadettes. Je savais que tout ce que je pourrais entreprendre pour réduire Hélène me serait inutile ; aussi je me contentai de quelques baisers, après quoi je leur souhaitai une bonne nuit, et puis j’allai faire une visite aux cadettes. Je les trouvai dormant profondément, et le syndic s’ennuyant tout seul. Je ne l’égayai pas quand je lui dis que je n’avais pu obtenir aucune faveur.

— Je vois bien, me dit-il, que je perdrai mon temps avec cette petite sotte, et je finirai par en prendre mon parti.

— Je crois, lui répondis-je, que c’est le plus court et peut-être le mieux que vous ayez à faire, car languir auprès d’une belle insensible ou capricieuse, c’est être dupe. Le bonheur ne doit être ni trop aisé ni trop difficile.

Le lendemain nous allâmes ensemble à Genève ; et M. Tronchin se montra enchanté de pouvoir me faire le plaisir que je lui demandais. Le pasteur accepta mon invitation et me dit qu’il était sûr que je serais content de faire la connaissance de la mère d’Hélène. Il était aisé de voir que ce brave homme nourrissait pour cette femme un tendre sentiment, et si elle y répondait un peu, cela ne pouvait que favoriser mes desseins.

Je comptais aller souper le soir même avec les amies et la charmante Hélène à la maison sur le lac, mais une lettre reçue par un exprès, me força à partir tout de suite pour Lausanne ; mon ancienne gouvernante, Mme Lebel, que j’aime encore, m’invitait à souper avec elle et son mari. Elle m’écrivait qu’elle avait engagé son époux à la mener à Lausanne aussitôt que ma lettre lui avait été remise ; elle ajoutait qu’elle était persuadée que je quitterais tout pour lui procurer le plaisir de me voir. Elle me marquait l’heure où elle arriverait chez sa mère.

Mme Lebel est une des dix ou douze femmes que j’ai le plus tendrement aimées dans mon heureuse jeunesse. Elle avait tout ce qu’on peut désirer pour être heureux en ménage si mon sort avait été de connaître cette félicité. Mais avec mon caractère, peut-être ai-je bien fait de ne point m’attacher irrévocablement, quoique à mon âge, mon indépendance soit une sorte d’esclavage. Si je m’étais marié avec une femme assez habile pour me diriger, pour me soumettre, sans que j’eusse pu m’apercevoir de ma sujétion, j’aurais soigné ma fortune, j’aurais eu des enfants, et je ne serais pas comme je le suis, seul au monde et n’ayant rien.

Mais laissons les digressions sur un passé impossible à rappeler, et puisque je suis heureux par mes souvenirs, je serais fou de me créer d’inutiles regrets.

Ayant calculé qu’en partant tout de suite, je pourrais arriver à Lausanne une heure avant ma chère Dubois, je n’hésitai pas à lui donner cette preuve de mon estime. Je dois dire ici à mes lecteurs que, bien que j’aimasse cette femme, occupé que j’étais alors d’une autre passion, aucun espoir de volupté ne se mêlait à mon empressement. Mon estime pour elle m’aurait suffi pour tenir mon amour en bride, mais j’estimais aussi Lebel, et je ne me serais jamais exposé à troubler le bonheur de ces deux amis.

J’écrivis à la hâte un billet au syndic en lui disant qu’une affaire importante et imprévue m’obligeait à partir pour Lausanne, mais que le surlendemain j’aurais le plaisir de souper avec lui à Genève chez les trois amies.

À cinq heures je descendis chez la mère Dubois, mourant de faim. La surprise de cette bonne femme en me voyant fut extrême, car elle ne savait pas que sa fille dût venir la voir. Sans beaucoup de compliments je lui donnai deux louis pour qu’elle nous procurât un souper tel qu’il m’était nécessaire.

À sept heures, Mme Lebel arriva avec son mari et un enfant de dix-huit mois que je n’eus pas de peine à reconnaître pour le mien, sans que sa mère me le dît. Notre entrevue fut toute de bonheur. Pendant dix heures que nous passâmes à table, nous nageâmes dans la joie. À la pointe du jour, elle repartit pour Soleure où Lebel avait affaire. M. de Chavigni me fit faire mille compliments. Lebel m’assura que l’ambassadeur avait mille bontés pour sa femme, et me remercia du présent que je lui avais fait en la lui cédant. Je pouvais m’assurer par moi-même qu’il était heureux et qu’il faisait le bonheur de son épouse.

Ma chère gouvernante me parla de mon fils. Elle me dit que personne ne soupçonnait la vérité, mais qu’elle savait à quoi s’en tenir, ainsi que Lebel, qui avait religieusement observé la convention de ne consommer leur mariage qu’à l’expiration des deux mois convenus.

— Ce secret, dit Lebel, ne sera jamais connu, et votre fils sera mon héritier seul ou en partage avec mes enfants si j’en ai, ce dont je doute.

— Mon ami, lui dit sa femme, il y a bien quelqu’un qui se doute de la vérité, surtout à mesure que l’enfant se développe ; mais nous n’avons rien à craindre de ce côté-là ; la personne est payée pour garder le secret.

— Et qui est donc cette personne, lui dis-je, ma chère Lebel ?

— C’est madame de… qui ne vous a pas oublié ; car elle parle souvent de vous.

— Voulez-vous, ma chère, vous charger de mes compliments pour elle ?

— Oh ! bien volontiers, mon ami, et je suis sûre de lui faire grand plaisir.

Lebel me montra ma bague et je lui fis voir son anneau, en lui donnant pour mon fils une superbe montre avec mon portrait.

— Vous la lui donnerez, mes amis, leur dis-je, quand vous le jugerez à propos.

Nous retrouverons cet enfant à Fontainebleau dans vingt-un ans24.

Je25 passai plus de trois heures à leur conter en détail tout ce qui m’était arrivé depuis vingt-sept mois que nous ne nous étions vus. Quant à leur histoire, elle ne fut pas longue ; leur vie avait cette uniformité qui convient au bonheur paisible26.

Mme Lebel était toujours belle ; je ne la trouvai point changée ; mais moi je l’étais. Elle me trouva moins frais et moins gai que lors de notre séparation ; elle avait raison, la fatale Renaud m’avait flétri et la fausse Lascaris m’avait causé beaucoup de chagrin.

Après les plus tendres embrassements, ces deux époux partirent pour Soleure et moi je retournai dîner à Genève ; mais ayant grand besoin de repos, loin de me rendre au souper du syndic et de ses amies, je lui écrivis que me trouvant indisposé, je n’aurais le plaisir de les voir que le lendemain, et je me couchai.

Le jour suivant, veille de celui que j’avais fixé pour mon dîner à la maison de campagne de Tronchin, j’ordonnai à mon hôte un repas où rien ne fût épargné. Je n’oubliai pas de lui recommander les meilleurs vins, les liqueurs les plus fines, des glaces et tout ce qu’il fallait pour un punch. Je lui dis que nous serions six, car je prévoyais que M. Tronchin serait de la partie. Je ne me trompais pas, car il se trouva à sa jolie maison pour nous en faire les honneurs, et je n’eus pas de peine à l’engager à rester. Le soir, je crus ne pas devoir faire un mystère de ce dîner au syndic et aux trois amies, en présence d’Hélène qui fit semblant de n’en rien savoir, disant que sa mère l’avait avertie qu’elle la mènerait dîner quelque part.

— Je suis enchantée, ajouta-t-elle, d’apprendre que ce ne peut être que dans la jolie maison de M. Tronchin.

Mon dîner fut tel que pouvait le désirer le gastronome le plus prononcé, et Hedvige en fit réellement tout le charme. Cette fille étonnante traitait la théologie avec tant de suavité et donnait à la raison un attrait si puissant, qu’il était impossible de ne pas éprouver le plus violent entraînement lorsqu’on ne se sentait pas convaincu. Je n’ai jamais vu de théologien capable de discuter de prime abord les points les plus abstraits de cette science avec autant de facilité, d’abondance et de véritable dignité que cette jeune et belle personne qui, pendant ce dîner, acheva de m’enflammer. M. Tronchin qui n’avait jamais entendu Hedvige, me remercia cent fois de lui avoir procuré ce plaisir, et obligé de nous quitter au moment où nous sortîmes de table, il nous invita à renouveler la partie pour le surlendemain.

Une particularité qui m’intéressa beaucoup pendant le dessert fut la commémoration que fit le pasteur de son ancienne tendresse pour la mère d’Hélène. Son éloquence amoureuse croissait à mesure qu’il humectait son gosier de vins de Champagne, de Chypre, ou de liqueurs des îles. La mère l’écoutait avec complaisance et lui tenait tête, tandis que les demoiselles n’avaient bu que sobrement ainsi que moi. Cependant la variété des boissons et le punch surtout avaient produit leur effet, et mes belles étaient un peu grises. Leur gaieté était charmante, mais extrême. Je saisis cette disposition générale pour demander aux deux amoureux surannés la permission de mener promener les demoiselles dans le jardin au bord du lac, et elle me fut accordée avec exubérance de cœur. Nous sortîmes bras dessus, bras dessous, et en peu de minutes nous fumes hors de la vue de tout le monde.

— Savez-vous, dis-je à Hedvige, que vous avez gagné le cœur de M. Tronchin ?

— Je ne saurais qu’en faire. Au reste cet honnête banquier m’a fait de sottes questions.

— Vous ne devez pas croire que tout le monde soit en état de vous en faire à votre portée.

— Il faut que je vous dise que jamais personne ne m’en fait qui m’ait autant plu que la vôtre. Un théologien sot et bigot qui était au bout de la table parut scandalisé de la question et beaucoup plus de la réponse.

— Et pourquoi ?

— Il prétend que j’aurais dû vous répondre que Jésus-Christ n’aurait pas pu féconder la Samaritaine. Il m’a dit qu’il m’en expliquerait la raison si j’étais un homme, mais qu’étant femme, et surtout fille, il ne pouvait pas se permettre de dire des choses capables de faire naître en moi des idées en pensant au composé théandrique. Je voudrais bien que vous me disiez ce que ce sot n’a pas voulu me dire.

— Je le veux bien, mais il faut que vous permettiez de vous parler clairement, et de vous supposer instruite de la conformation de l’homme.

— Oui, parlez clairement, car personne ici ne peut nous entendre ; mais je suis forcée de vous avouer que je ne suis instruite de la conformation d’un homme que par la théorie et la lecture. Du reste aucune pratique. J’ai vu des statues, mais je n’ai jamais vu et moins examiné un homme véritable. Et toi, Hélène ?

— Moi, je ne l’ai pas voulu.

— Pourquoi pas ? Il est bon de tout savoir.

— Eh bien, charmante Hedvige, votre théologien a voulu vous dire que Jésus n’était pas susceptible d’érection.

— Qu’est-ce que c’est que cela ?

— Donnez-moi la main.

— Je sens cela et je me l’imaginais ; car sans ce phénomène de la nature, l’homme ne pourrait point féconder sa compagne. Et ce sot théologien prétend que c’est là une imperfection !

— Oui, car ce phénomène dérive du désir, et c’est si vrai qu’il ne serait pas opéré en moi, belle Hedvige, si je ne vous avais pas trouvée charmante, et si ce que je vois de vous ne me donnait pas l’idée la plus séduisante des beautés que je ne vois pas. Dites-moi franchement à votre tour si, sentant cette raideur vous n’éprouvez pas un prurit agréable ?

— Je l’avoue, et précisément à l’endroit que vous pressez. Est-ce que tu ne sens pas comme moi, ma chère Hélène, une démangeaison ici en écoutant le discours très juste que Monsieur nous fait ?

— Oui, je la sens, mais je la sens très souvent, sans qu’aucun discours l’excite.

— Et pour lors, lui dis-je, la nature vous force à l’apaiser ainsi ?

— Point du tout.

— Oh que si ! dit Hedvige. Même en dormant notre main se porte là par instinct ; et sans ce soulagement, j’ai lu que nous aurions d’effroyables maladies.

En continuant cet entretien philosophique que la jeune théologienne soutenait d’un ton tout magistral et qui donnait au beau teint de sa cousine toute l’animation de la volupté, nous arrivâmes au bord d’un superbe bassin où l’on descendait par un escalier de marbre pour s’y baigner. Quoiqu’il fît frais, nous avions la tête chaude, et il me vint dans l’esprit de leur proposer de mettre les pieds dans l’eau, leur assurant que cela leur ferait du bien, et que, si elles me le permettaient, j’aurais l’honneur de les déchausser.

— Allons, dit la nièce, je le veux bien.

— Et moi aussi, dit Hélène.

— Asseyez-vous donc, mesdemoiselles, sur le premier degré.

Les voilà assises, et moi, placé au quatrième degré, occupé à les déchausser, vantant la beauté de leurs jambes, et ne faisant point mine pour le moment d’être curieux de voir plus haut que le genou. Puis les ayant fait descendre jusqu’à l’eau, force leur fut de se retrousser, et je les y encourageai.

— Eh bien ! dit Hedvige, les hommes aussi ont des cuisses.

Hélène, qui aurait eu honte d’être moins brave que sa cousine, ne resta pas en arrière.

— Allons, mes charmantes Naïades, leur dis-je, c’est assez ; vous pourriez vous enrhumer en restant plus longtemps dans l’eau.

Elles remontèrent à reculons, se tenant toujours retroussées, crainte de mouiller leurs robes ; et ce fut à moi à les essuyer avec tous les mouchoirs que j’avais. Cette agréable fonction me permit de voir et de toucher, tout à mon aise, et le lecteur n’aura pas besoin que je lui affirme sous serment que je m’en donnai de mon mieux. La belle nièce me disait que j’étais trop curieux, mais Hélène se laissait faire d’un air si tendre et si languissant, que j’eus besoin de me faire violence pour ne pas pousser plus loin. À la fin, leur ayant remis bas et souliers, je leur dis que j’étais ravi d’avoir vu les beautés secrètes des deux plus belles personnes de Genève.

— Quel effet cela vous a-t-il fait ? me dit Hedvige.

— Je n’ose pas vous dire de voir, mais sentez toutes deux.

— Baignez-vous aussi.

— Cela n’est pas possible, la besogne est trop longue pour un homme.

— Mais nous avons encore deux bonnes heures à rester ici, sans crainte d’être rejoints par personne.

Cette réponse me fit voir tout le bonheur qui m’attendait ; mais je ne jugeai pas à propos de m’exposer à une maladie, en me mettant à l’eau, dans l’état où j’étais. Voyant un pavillon à peu de distance et certain que M. Tronchin l’aurait laissé ouvert, je pris mes belles sous le bras, et je les y menai, sans leur laisser deviner mes intentions.

Ce pavillon était rempli de vases de pot pourri, de jolies estampes, etc. ; mais ce qui valait mieux que tout, c’était un large et beau divan préparé pour le repos et pour le plaisir. Là assis entre ces deux belles et leur prodiguant des caresses, je leur dis que je voulais leur montrer ce qu’elles n’avaient jamais vu, et en même temps j’exposai à leurs regards l’agent principal de l’humanité. Elles se levèrent pour m’admirer, et alors les prenant chacune d’une main, je leur procurai une jouissance factice ; mais dans ce travail une abondante émission de liqueur les jeta dans un grand étonnement.

— C’est le verbe, leur dis-je, le grand créateur des hommes.

— C’est délicieux ! s’écria Hélène en riant à ce nom de verbe.

— Mais moi aussi, dit Hedvige, j’ai le verbe, et je vais vous le montrer si vous voulez attendre un moment.

— Mettez-vous sur moi, belle Hedvige, et je vous épargnerai la peine de le faire venir vous-même, et je ferai cela mieux que vous.

— Je le crois bien, mais je n’ai jamais fait cela avec un homme.

— Ni moi non plus, dit Hélène.

Les ayant placées alors droites devant moi et leurs bras m’enlaçant, je les fis pâmer de nouveau. Puis nous étant assis, pendant que de mes mains je parcourais leurs charmes, je les laissai se divertir à me toucher tout à leur aise, jusqu’à ce qu’enfin j’humectai leurs mains par une seconde émission de l’humide radical qu’elles examinaient curieusement sur leurs doigts.

Nous étant remis dans l’état de décence, nous passâmes encore une demi-heure à nous donner des baisers, ensuite je leur dis qu’elles m’avaient rendu à moitié heureux, mais que pour rendre leur œuvre parfaite, j’espérais qu’elles songeraient au moyen de m’accorder leurs premières faveurs. Je leur fis voir alors les petits sachets préservatifs, que les Anglais ont inventés pour mettre le beau sexe à l’abri de toute crainte. Ces petites bourses, dont je leur expliquai l’usage, firent leur admiration, et la théologienne dit à sa cousine qu’elle penserait à cela. Devenus amis intimes et en bon train de le devenir davantage, nous nous acheminâmes vers la maison, où nous trouvâmes la mère d’Hélène et le pasteur qui se promenaient au bord du lac.

De retour à Genève, j’allai passer la soirée avec les trois amies et j’eus bien soin de cacher au syndic ma victoire avec Hélène ; car cette nouvelle n’aurait servi qu’à renouveler ses espérances, et il aurait perdu son temps et ses soins. Moi-même, sans la théologienne, je n’en aurais rien obtenu, mais sa cousine faisant son admiration, elle aurait craint de lui paraître trop inférieure en refusant de l’imiter dans les actions libres qui, chez elle, étaient la mesure de la liberté de son esprit.

Hélène ne vint pas ce soir-là, mais je la vis le lendemain chez sa mère, car la politesse exigeait que j’allasse remercier la veuve de l’honneur qu’elle m’avait fait. Elle me fit l’accueil le plus amical, et me présenta deux jeunes personnes fort jolies qu’elle avait en pension, et qui m’auraient intéressé si j’avais dû rester longtemps à Genève ; mais ne devant y passer que quelques jours, Hélène méritait tous mes soins.

— Demain, me dit cette charmante fille, je saurai vous dire quelque chose au dîner de M. Tronchin, et je pense qu’Hedvige aura inventé le secret de satisfaire à vos désirs en toute liberté.

Le dîner du banquier fut beau. Il mit beaucoup de vanité à me montrer que le repas d’un aubergiste ne peut jamais rivaliser avec celui que donne un riche maître de maison, qui a un bon cuisinier, une cave choisie, une belle vaisselle plate et des porcelaines de première qualité. Nous étions vingt personnes à table, et la fête était montée pour la savante théologienne et pour moi, en qualité de riche étranger qui dépensait généreusement mon argent. J’y trouvai M. de Ximénès qui était venu exprès de Ferney, et il me dit que j’étais attendu chez M. de Voltaire ; mais j’avais pris la sotte résolution de ne pas y aller.

Hedvige brilla. Les convives ne se firent honneur que par les questions. M. de Ximénès la pria de justifier de son mieux notre première mère d’avoir trompé son mari en lui faisant manger la fatale pomme.

— Ève, dit-elle, n’a point trompé son mari ; elle ne l’a que séduit, dans l’espoir de lui donner une perfection de plus. D’ailleurs Ève n’avait point reçu la prohibition de Dieu même ; elle l’avait reçue d’Adam : il y eut dans son fait séduction et non pas tromperie, et puis il est probable que son bon sens de femme ne lui permettait pas de croire la prohibition sérieuse.

À cette réponse, selon moi pleine de sens, d’esprit et de délicatesse, deux savants genevois, et l’oncle même de la jeune savante se mirent à murmurer tout bas. Mme Tronchin, d’un ton grave, dit à Hedvige qu’Ève avait reçu la défense de Dieu même aussi bien que son mari ; mais la jeune personne ne lui répondit que par un humble :

— Je vous demande pardon, madame.

Celle-ci, s’adressant au pasteur d’un air alarmé :

— Qu’en dites-vous, monsieur ?

— Madame, ma nièce n’est pas infaillible.

— Je vous demande pardon, mon cher oncle, je le suis comme l’Écriture Sainte, lorsque je parle d’après elle.

— Vite une Bible, voyons.

— Hedvige, ma chère Hedvige… en vérité tu as raison. Voici le passage27. La prohibition avait précédé la création de la femme.

Tout le monde alors d’applaudir, mais Hedvige, calme et modeste, ne changea point de contenance ; il n’y avait que les deux savants et la dame Tronchin qui ne pouvaient pas se calmer. Une autre dame lui ayant demandé alors si, en bonne conscience, on pouvait croire que l’histoire de la pomme fût emblématique, elle dit :

— Je ne le crois pas, madame, car on ne pourrait appliquer l’emblème qu’à l’accouplement, et il est décidé qu’il n’y en a pas eu entre Adam et Ève dans le jardin d’Éden.

— Mais les opinions des savants sont partagées sur ce point.

— Tant pis pour les savants dissidents, madame ; car l’Écriture parle clairement sur ce point ; elle dit au premier verset du chapitre quatrième, qu’Adam connut Ève après son exclusion du paradis terrestre, et qu’alors elle engendra Caïn.

— Oui, mais le verset ne dit pas qu’Adam ne connut Ève qu’alors, et par conséquent, il peut l’avoir connue avant.

— C’est ce que je ne saurais admettre, car s’il l’avait connue auparavant, elle aurait conçu, puisqu’il me semblerait absurde de supposer l’acte de la génération entre deux créatures sorties immédiatement des mains de Dieu, et par conséquent aussi parfaites que peuvent l’être un homme et une femme, sans qu’il en résultât l’effet naturel.

Cette réponse excita les battements de mains de toute l’assemblée, et chacun chuchota à l’oreille de son voisin des mots flatteurs pour Hedvige.

M. Tronchin lui demanda si, par la seule lecture du vieux Testament, on pouvait établir l’immortalité de l’âme.

— L’Ancien Testament, répondit-elle, n’enseigne pas ce dogme ; mais sans qu’il en parle, la raison l’établit ; car ce qui existe doit nécessairement être immortel, puisque la destruction d’une substance réelle répugne à la nature et à la pensée.

— Je vous demanderai donc, reprit le banquier, si l’existence de l’âme est établie dans la Bible ?

— La pensée en saute aux yeux. La fumée décèle toujours le feu qui la produit.

— Dites-moi si la matière peut penser.

— C’est ce que je ne vous dirai point, car ce n’est pas là ma partie ; mais je vous dirai que, croyant Dieu tout-puissant, je ne saurais trouver de raison suffisante pour inférer son impuissance de donner à la matière la faculté de penser.

— Mais que croyez-vous de vous-même ?

— Je crois que j’ai une âme au moyen de laquelle je pense ; mais j’ignore si après ma mort je me souviendrai par mon âme que j’ai eu l’honneur de dîner chez vous aujourd’hui.

— Vous croyez donc que votre mémoire peut ne pas appartenir à votre âme ? Mais dans ce cas vous ne seriez plus théologienne.

— On peut être théologien et philosophe, car la philosophie ne gâte rien, et dire j’ignore, ne veut pas dire je sais.

Les trois quarts des convives poussèrent des cris d’admiration, et la belle philosophe jouissait de me voir rire de plaisir en entendant les applaudissements. Le pasteur pleurait de joie et parlait bas à la mère d’Hélène. Tout à coup, s’adressant à moi :

— Faites donc, me dit-il, quelque question à ma nièce.

— Oui, dit Hedvige, mais neuve, ou rien.

— Vous m’embarrassez fort, lui dis-je, car comment être sûr de vous adresser du nouveau ? Dites-moi cependant, mademoiselle, si, pour comprendre une chose, il faut s’arrêter à son principe.

— C’est indispensable ; et c’est pour cette raison que Dieu n’ayant point de principe, est incompréhensible.

— Dieu soit loué, mademoiselle, votre réponse est telle que je la voulais. Ainsi veuillez me dire actuellement si Dieu peut connaître son existence ?

— Eh bien ! me voilà au bout de mon latin ; je ne sais que répondre. Monsieur, cela n’est pas poli au moins.

— Pourquoi m’avez-vous demandé quelque chose de bien nouveau ?

— Mais c’est une chose naturelle.

— J’ai cru, mademoiselle, que la chose la plus nouvelle serait de vous embarrasser.

— C’est galant. Messieurs, daignez répondre pour moi, et m’instruire.

Chacun biaisa, mais personne ne dit rien de satisfaisant. Alors Hedvige reprenant la parole dit :

— Je pense cependant que, puisque Dieu connaît tout, il doit connaître son existence ; mais ne me demandez pas, je vous prie, comment cela se peut.

— C’est bien, lui dis-je, fort bien, et personne ne saurait en dire davantage.

Tous les convives me regardaient comme un athée galant, tant on est habitué dans le monde à juger superficiellement ; mais je me souciais peu de leur paraître athée ou croyant.

M. de Ximénès demanda à Hedvige si la matière avait été créée.

— Je ne connais pas le mot créé, dit-elle. Demandez-moi si la matière a été formée, et ma réponse sera affirmative. Le mot créé ne peut pas avoir existé, car l’existence de la chose doit précéder la formation du mot qui la désigne.

— Quelle acception donnez-vous donc au mot créer ?

— Faire de rien. Vous voyez l’absurdité, car vous devez supposer le rien précédant… Je suis charmée de vous voir rire. Croyez-vous que le rien soit une chose créable ?

— Vous avez raison, mademoiselle.

— Eh ! eh ! dit un des convives au front sourcilleux, pas tout à fait, pas tout à fait.

Tout le monde éclata de rire, car le contradicteur parut ne savoir que dire.

— Dites-moi, de grâce, mademoiselle, quel a été à Genève votre précepteur, dit M. de Ximénès.

— Mon oncle que voilà.

— Point du tout, ma chère nièce, car je veux mourir si je t’ai jamais dit tout ce que tu as débité aujourd’hui. Mais, messieurs, ma nièce n’a rien à faire ; elle lit, pense et raisonne, peut-être avec trop de hardiesse ; mais je l’aime parce qu’elle finit toujours par dire qu’elle n’en sait rien.

Une dame qui jusque-là n’avait pas dit le mot, lui demanda fort poliment une définition de l’esprit.

— Madame, votre question est de pure philosophie ; ainsi je vous dirai que je ne connais assez bien ni l’esprit ni la matière pour pouvoir en donner une définition satisfaisante.

— Mais dans l’idée abstraite que vous devez avoir de l’existence réelle de l’esprit, puisqu’en admettant un Dieu, vous ne pouvez pas vous dispenser d’avoir une idée de cet être, dites-moi comment vous concevez qu’il puisse agir sur la matière.

— On ne peut point bâtir solidement sur une idée abstraite. Hobbes appelle cela des idées vides ; on peut en avoir, mais on doit les laisser en repos ; car lorsqu’on veut les approfondir, on déraisonne. Je sais que Dieu me voit, mais je me rendrais malheureuse si je prétendais m’en convaincre par le raisonnement, puisque d’après nos perceptions nous sommes forcés d’admettre qu’on ne peut rien faire sans organes ; or Dieu ne pouvant point avoir d’organes, puisque nous le concevons un esprit pur, philosophiquement parlant, Dieu ne peut pas nous voir pas plus que nous ne le voyons. Mais Moïse et plusieurs autres l’ont vu, et je le crois sans examiner la chose.

— Vous faites fort bien, lui dis-je, car si vous examiniez cela vous trouveriez la chose impossible. Mais si vous lisez Hobbes, vous courez risque de devenir athée.

— Ce n’est pas ce que je crains, car je ne conçois pas même la possibilité de l’athéisme.

Après dîner tout le monde voulut caresser cette fille vraiment étonnante, de sorte qu’il me fut impossible de l’entretenir tête-à-tête un seul moment pour lui exprimer ma tendresse ; mais je m’écartai avec Hélène, qui me dit que sa cousine devait le lendemain aller souper chez sa mère avec le pasteur.

— Hedvige, ajouta-t-elle, restera et nous coucherons ensemble, comme cela a lieu chaque fois qu’elle vient souper avec son oncle. Il s’agit donc de savoir si, pour passer la nuit avec nous, vous pouvez vous résoudre à vous cacher dans un endroit que je vous montrerai demain matin à onze heures. Venez à cette heure-là faire une visite à ma mère, et je saisirai le moment opportun de vous montrer le gîte. Vous n’y serez pas commodément, mais vous y serez en sûreté, et si vous vous ennuyez, songez pour vous distraire que nous penserons beaucoup à vous.

— Resterai-je longtemps caché ?

— Quatre heures tout au plus, parce qu’à sept heures on ferme la porte de la rue et on ne l’ouvre plus qu’à ceux qui sonnent.

— Et dans l’endroit où je serai, s’il m’arrivait de tousser, pourrai-je être entendu ?

— Oui, cela se pourrait.

— Voilà une grande difficulté. Tout le reste n’est rien ; mais n’importe, je risquerai tout pour me procurer le plus grand bonheur que j’ai tout accepté.

Le lendemain, je fis ma visite à la veuve, et Hélène en me reconduisant me fit voir entre les deux escaliers une porte fermée.

— À sept heures, me dit-elle, vous la trouverez ouverte, et quand vous serez entré, vous vous enfermerez au verrou. Quand vous viendrez, ayez soin de saisir pour entrer un moment où personne ne vous voie.

À six heures trois quarts, j’étais déjà enfermé dans la niche, où je trouvai un siège, circonstance fort heureuse, car sans cela je n’aurais pu ni m’y coucher ni m’y tenir debout. C’était un véritable trou, et je connus à l’odeur qu’on y enfermait des jambons et des fromages ; mais il n’y en avait pas alors, car j’eus soin de tâtonner à droite et à gauche afin de m’orienter un peu dans cette profonde obscurité. Portant avec précaution mes pieds de tous les côtés, je sentis une molle résistance, j’y portai la main, et je reconnus un linge. C’était une serviette dans laquelle il y en avait une seconde et deux assiettes au milieu desquelles était un beau poulet rôti et du pain. Tout à côté je trouvai également une bouteille et un verre. Je sus gré à mes belles amies d’avoir pensé à mon estomac ; mais j’avais copieusement dîné, et un peu tard par précaution, je remis à faire honneur à cet ambigu jusqu’aux approches de l’heure du berger.

À neuf heures, je me mis à l’œuvre, et comme je n’avais ni tire-bouchon ni couteau, je fus obligé de casser le goulot de la bouteille au moyen d’une brique qu’heureusement je pus arracher du pavé vermoulu qui me supportait. C’était un vin vieux de Neuchâtel28 délicieux. En outre mon poulet était truffé à souhait, et ces deux stimulants me prouvèrent que mes deux Nymphes avaient quelques idées de physique ou que le hasard s’était mis en frais pour me bien servir. J’aurais passé mon temps assez patiemment dans cette niche sans la visite assez fréquente de quelque rat qui s’annonçait par son odeur rebutante et qui me causait des nausées. Je me souvenais que le même désagrément m’était arrivé à Cologne dans une circonstance analogue29.

Enfin dix heures sonnèrent, et une demi-heure après j’entendis la voix du pasteur qui descendit en causant ; il recommandait à Hélène de ne pas faire des folies avec sa nièce pendant la nuit, et de dormir tranquilles. Je me rappelai alors ce M. Rosa qui, vingt-deux ans auparavant, sortait à la même heure de chez Mme Orio à Venise ; et portant un regard sur moi-même, je me trouvai bien changé sans être plus raisonnable ; mais si j’étais moins sensible au plaisir, les deux beautés qui m’attendaient me semblaient bien supérieures aux nièces de Mme Orio30.

Dans ma longue carrière libertine, pendant laquelle mon penchant invincible pour le beau sexe m’a fait mettre en usage tous les moyens de séduction, j’ai fait tourner la tête à quelques centaines de femmes dont les charmes s’étaient emparés de ma raison ; mais ce qui m’a constamment le mieux servi, c’est que j’ai eu soin de n’attaquer les novices, celles dont les principes moraux ou les préjugés étaient un obstacle à la réussite, qu’en société d’une autre femme. J’ai su de bonne heure qu’une fille se laisse difficilement séduire, faute de courage ; tandis que lorsqu’elle est avec une amie, elle se rend avec assez de facilité ; les faiblesses de l’une causent la chute de l’autre. Les pères et mères croient le contraire, mais ils ont tort. Ils refusent ordinairement de confier leur fille à un jeune homme, soit pour un bal, soit pour une promenade ; mais ils cèdent, si la jeune personne a pour chaperon une de ses amies. Je le leur répète, ils ont tort, car si le jeune homme sait s’y prendre, leur fille est perdue. Une fausse honte les empêche l’une et l’autre d’opposer une résistance absolue à la séduction, et dès que le premier pas est fait, la chute est inévitable et rapide. Que l’amie se laisse dérober la plus légère faveur pour n’avoir pas à en rougir, elle sera la première à pousser son amie à en accorder une plus grande, et si le séducteur est adroit, l’innocente aura fait, sans s’en douter, trop de chemin pour pouvoir reculer. D’ailleurs plus une jeune personne est innocente, plus elle ignore les voies et le but de la séduction. À son insu, l’attrait du plaisir l’attire, la curiosité s’en mêle, et l’occasion fait le reste.

Il se peut, par exemple, que, sans Hélène, je fusse parvenu à séduire la savante Hedvige ; mais je suis certain que je ne serais jamais venu à bout d’Hélène, si elle n’avait vu sa cousine m’accorder des licences et prendre avec moi des libertés qu’elles regardaient sans doute comme contraires à la pudeur et au décorum d’une fille bien élevée.

Puisque, sans me repentir de mes exploits amoureux, je suis loin de vouloir que mon exemple serve à pervertir le beau sexe qui, à tant de titres, mérite nos hommages, je désire que mes observations puissent servir la prudence des pères et des mères, et par là mériter au moins leur estime.

Un peu après le départ du pasteur, j’entendis frapper trois petits coups à la porte de ma cachette. J’ouvris, et une main douce comme un satin s’empara de la mienne. Tous mes sens tressaillirent. C’était la main d’Hélène, elle m’avait électrisé, et ce moment de bonheur m’avait déjà payé de ma longue attente.

— Suivez-moi doucement, me dit-elle, à demi-voix, dès qu’elle eut refermé la petite porte, mais dans mon heureuse impatience, je la pressai tendrement dans mes bras, et lui faisant sentir l’effet qu’elle faisait sur moi par sa seule présence, je m’assurai aussi de sa parfaite docilité.

— Soyez sage, me dit-elle, mon ami, et montons doucement.

Je la suivis à tâtons, et au bout d’une longue galerie obscure, elle m’introduisit dans une chambre sans lumière qu’elle referma sur nous ; puis elle en ouvrit une autre éclairée, dans laquelle j’aperçus Hedvige presque déshabillée. Elle vint à moi les bras ouverts dès qu’elle m’aperçut, et m’embrassant avec ardeur, elle me témoigna la plus vive reconnaissance de la patience que j’avais eue dans un aussi triste gîte.

— Ma divine Hedvige, lui dis-je, si je ne vous avais pas aimée à la folie, je ne serais pas resté un quart d’heure dans cette affreuse cachette ; mais il ne tient qu’à vous de m’y faire passer quatre heures chaque jour pendant tout le temps que je resterai ici. Mais ne perdons pas le temps, mes amies, allons nous coucher.

— Couchez-vous tous deux, dit Hélène ; moi je passerai la nuit sur le canapé.

— Oh ! pour cela, ma cousine, s’écria Hedvige, n’y pense pas ; notre destinée doit être parfaitement égale.

— Oui, divine Hélène, oui, lui dis-je en allant l’embrasser ; je vous aime également l’une et l’autre ; et toutes ces cérémonies ne servent qu’à nous faire perdre un temps précieux pendant lequel je pourrais vous témoigner ma tendre ardeur. Imitez-moi. Je vais me déshabiller et me mettre au milieu du lit. Venez vite à mes côtés, et vous verrez si je vous aime comme vous méritez d’être aimées. Si nous sommes sûrs ici, je vous tiendrai compagnie jusqu’à ce que vous me disiez de m’en aller ; mais je vous demande en grâce de ne pas éteindre la lumière.

En un clin d’œil, tout en philosophant sur la honte avec la savante théologienne, je me présentai à leurs yeux dans la nudité d’un autre Adam. Hedvige, en rougissant, peut-être craignant de perdre à mes yeux avec plus de retenue, laissa tomber le dernier voile de la pudeur, en citant St. Clément d’Alexandrie31 qui dit que la honte ne gît que dans la chemise. Je vantais hautement ses beautés, la perfection de ses formes dans l’objet d’encourager Hélène qui se déshabillait lentement ; mais un reproche de mauvaise honte que lui adressa sa cousine fit plus d’effet que toutes les louanges que je prodiguais. Voilà enfin cette Vénus dans l’état de nature, fort embarrassée de ses mains, couvrant de l’une une partie de ses charmes les plus secrets, de l’autre l’un de ses seins, et paraissant confuse de tout ce qu’elle ne pouvait cacher. Son embarras pudique, ce combat entre la pudeur expirante et la volupté m’enchantait.

Hedvige était plus grande qu’Hélène, sa peau était plus blanche et sa gorge double de volume ; mais Hélène avait plus d’animation, des formes plus suaves, et sa gorge taillée sur le modèle de la Vénus de Médicis32.

Enhardie peu à peu et mise à l’unisson de sa cousine, nous passâmes quelques instants à nous admirer, puis nous nous couchâmes. La nature parlait impérativement, et nous ne demandions qu’à la satisfaire. Coiffé d’une calotte d’assurance dont je ne craignais point la fracture, je mis Hedvige au rang des femmes, et quand le sacrifice fut achevé, elle me dit en me couvrant de baisers que le moment de douleur n’était rien en comparaison du plaisir.

Hélène plus jeune qu’Hedvige de six ans, eut bientôt son tour ; mais la plus belle toison que j’aie jamais vue, opposait quelque obstacle ; elle l’écarta de ses deux mains, et jalouse des succès de sa cousine, quoiqu’elle ne pût être initiée à l’amoureux mystère sans une douloureuse effraction, elle ne poussa que des soupirs de bonheur, répondant à mes efforts et semblant me défier de tendresse et d’ardeur. Ses charmes et ses mouvements me firent abréger le doux sacrifice, et quand je sortis du sanctuaire, mes deux belles virent que j’avais besoin de repos.

L’autel fut purifié du sang des victimes et une salutaire ablution fut faite en commun, enchantés de nous servir réciproquement.

Mon existence se renouvela sous leurs mains agiles et curieuses, et cette vue les remplit de joie. Je leur dis alors combien j’avais besoin de renouveler mon bonheur pendant tout le temps que je serais à Genève, mais elles me dirent en soupirant que c’était impossible.

— Dans cinq ou six jours peut-être nous pourrons nous ménager une autre fête pareille ; mais ce sera tout. Invitez-nous, me dit Hedvige, à souper demain à votre auberge, et le hasard peut-être nous offrira l’occasion d’un doux larcin.

J’adoptai cet avis.

Nous étant remis en train, connaissant ma nature et les trompant à volonté, je les comblai de bonheur pendant plusieurs heures, passant cinq à six fois de l’une à l’autre avant d’épuiser ma force et d’arriver au paroxysme de la jouissance. Dans les intervalles, les voyant dociles et désireuses, je leur fis exécuter les postures les plus difficiles de l’Arétin33, ce qui les amusa au-delà de toute expression. Nous prodiguâmes nos baisers à tout ce qui faisait notre admiration, et dans un moment où Hedvige collait ses lèvres sur la bouche du pistolet, la décharge partit et inonda son visage et son sein. Elle en fut toute joyeuse, et s’amusa à contempler en physicienne avide de connaître la fin de cette irruption qu’elles trouvaient merveilleuse. La nuit nous parut courte, quoique nous n’en eussions point perdu une minute, et le matin, au point du jour, il fallut nous séparer. Je les laissai couchées et j’eus le bonheur de sortir sans être vu de personne.

Après avoir dormi jusqu’à midi, je me levai, et ayant fait ma toilette, j’allai faire une visite au pasteur auquel je n’épargnai point l’éloge de sa charmante nièce. C’était le plus sûr moyen de l’engager à venir souper le lendemain aux Balances.

— Nous sommes en ville, lui dis-je, ainsi nous pourrons rester ensemble tant que nous voudrons ; mais tâchez d’amener l’aimable veuve et sa charmante fille.

C’est ce qu’il me promit.

Ce soir, j’allai voir le syndic et les trois amies, qui nécessairement me trouvèrent un peu froid. Je prétextai un fort mal de tête. Je leur dis que je donnais à souper à la savante, et je les invitai à y venir avec le syndic ; mais j’avais prévu que celui-ci s’y opposerait, parce que cela aurait fait jaser.

J’eus soin que les vins les plus exquis fussent la partie principale de mon souper. Le pasteur et son amie buvaient bien, et je flattai leur goût de mon mieux. Quand je les vis au point où je les voulais, la tête un peu prise et tout occupés de leurs anciens souvenirs, je fis signe aux deux belles qui sortirent comme pour aller chercher une retraite. Ayant fait semblant de la leur indiquer en sortant avec elles, je les fis entrer dans une autre chambre en leur disant de m’attendre.

Étant rentré, et trouvant mes deux anciens34 tout occupés d’eux-mêmes et s’apercevant à peine que j’étais là, je fis du punch et après leur en avoir servi, je dis que j’allais en porter aux demoiselles qui s’amusaient à voir des estampes. Je ne perdis pas un instant, et je fis plusieurs apparitions qu’elles trouvèrent très intéressantes. Ces plaisirs volés ont un charme inexprimable. Quand nous fûmes à peu près satisfaits, nous rentrâmes ensemble, et je me mis à redoubler le punch. Hélène vanta les estampes à sa mère, et l’excita à les aller voir avec nous.

— Je ne m’en soucie pas, dit-elle.

— Eh bien ! reprit Hélène, allons les voir encore.

Trouvant la ruse délicieuse, je sortis avec mes deux héroïnes, et nous fîmes des prodiges. Hedvige philosophait sur le plaisir, et me disait qu’elle ne l’aurait jamais connu si je n’avais pas fait par hasard la connaissance de son oncle. Hélène ne parlait pas ; mais plus voluptueuse que sa cousine elle se pâmait comme une colombe, et s’animait de nouveau pour mourir l’instant d’après. J’admirais cette fécondité étonnante quoique assez commune ; elle passa quatorze fois de la vie à la mort pendant le temps que je mis à une seule opération. Il est vrai que j’étais à ma sixième course, et que pour jouir de son bonheur, je ralentissais quelquefois mon élan.

Avant de nous séparer, je leur promis d’aller voir tous les jours la mère d’Hélène, pour avoir l’occasion d’apprendre quelle serait la nuit que je pourrais encore passer avec elles avant mon départ de Genève. Nous nous séparâmes à deux heures du matin.

Trois ou quatre jours après, Hélène me dit en deux mots qu’Hedvige coucherait ce jour-là avec elle et qu’elle laisserait sa porte ouverte à la même heure.

— J’irai.

— Et moi j’irai vous y enfermer, mais vous serez à l’obscur à cause de la servante qui pourrait découvrir la lumière.

Je fus exact et à dix heures sonnantes je les vis venir toutes joyeuses.

— J’ai oublié de vous prévenir, me dit Hélène, que vous trouveriez ici un poulet.

J’avais faim, je le dévorai en un instant, et puis nous nous livrâmes au bonheur.

Je devais partir le surlendemain. J’avais reçu deux lettres de M. Raiberti. Il me disait dans l’une qu’il avait suivi mes instructions quant à la Corticelli ; et dans la seconde que probablement elle danserait à gages pendant le carnaval, comme première figurante. Je n’avais plus rien à faire à Genève, et Mme d’Urfé, selon nos conventions, m’attendait à Lyon. Il fallait que j’y allasse. Dans cet état, la nuit que j’allais passer avec ces deux charmantes filles était ma dernière affaire.

Mes leçons avaient fructifié, et mes deux élèves étaient passées maîtresses dans l’art de goûter et de communiquer le bonheur. Mais dans les intervalles, la joie faisait place à la tristesse.

— Nous allons être malheureuses, mon ami, me disait Hedvige, et nous serions prêtes à te suivre, si tu voulais te charger de nous.

— Je vous promets, mes chères amies, de revenir avant deux ans, leur dis-je, et elles n’eurent pas à attendre si longtemps35. Nous nous endormîmes à minuit, et nous étant réveillés à quatre heures, nous recommençâmes nos ébats jusqu’à six. Une demi-heure après je les quittai, exténué de fatigue, et je restai toute la journée au lit. Le soir j’allai voir le syndic et ses jeunes amies. J’y trouvai Hélène qui sut feindre de n’être pas plus affligée que les autres à cause de mon départ, et pour mieux cacher son jeu, elle permit au syndic de lui donner des baisers comme aux autres. Pour moi, imitant sa ruse, je la priai de faire mes adieux à sa docte cousine, en m’excusant de ne pas aller prendre congé en personne.

Je partis le jour suivant de grand matin, et le lendemain au soir j’arrivai à Lyon. Je n’y trouvai pas Mme d’Urfé ; elle était allée en Bresse36 où elle avait une terre. Je trouvai une lettre dans laquelle elle me disait qu’elle serait bien aise de m’y voir, et je m’y rendis sans perdre un instant.

Elle me reçut à son ordinaire, et je lui annonçai de suite que je devais me rendre à Turin pour y attendre Frédéric Gualdo37, alors chef des Rose-Croix, et je lui fis révéler par l’oracle qu’il viendrait à Marseille avec moi et que là, il la rendrait heureuse. D’après cet oracle, il ne fallait donc pas qu’elle pensât retourner à Paris avant de nous avoir vus. L’oracle lui dit encore qu’elle devait attendre de mes nouvelles à Lyon avec le petit d’Aranda qui me fit mille caresses, me suppliant de l’emmener avec moi à Turin. On pense bien que je sus éluder ses prières.

De retour à Lyon, Mme d’Urfé eut besoin de quinze jours pour me trouver cinquante mille francs qui pouvaient m’être nécessaires pour cet heureux voyage. Pendant ces quinze jours, je fis bonne connaissance avec Mme Pernon38, et je dépensai beaucoup d’argent chez son mari, riche fabricant, pour me faire une garde-robe élégante. Mme Pernon était belle et spirituelle. Elle avait pour amant un Milanais nommé Bono39 qui faisait les affaires d’un banquier suisse, appelé Sacco40. Ce fut par la voie de Mme Pernon que Bono fit donner à Mme d’Urfé, par son banquier, les cinquante mille francs qu’elle me remit. Elle me remit aussi les trois robes qu’elle avait promises à la Lascaris, mais que la Corticelli n’a jamais vues. L’une de ces robes était en marte-zibeline41 d’une rare beauté. Je partis de Lyon équipé comme un prince, et je partis pour Turin où j’allais trouver le fameux Gualdo qui n’était autre que le perfide Ascanio Pogomas que j’avais fait partir de Berne. Je pensais qu’il me serait facile de faire jouer à ce bouffon le rôle que je lui destinais. Je fus cruellement trompé, comme on le verra.

Je ne pus m’empêcher de rester un jour à Chambéri pour y voir ma belle recluse. Je la trouvai belle, tranquille et contente, mais encore affligée d’avoir perdu sa jeune pensionnaire qu’on avait mariée.

Arrivé à Turin au commencement de décembre42, je trouvai à Rivoli la Corticelli que M. le chevalier de Raiberti avait prévenue de mon arrivée. Elle me remit une lettre de cet homme aimable, dans laquelle il m’indiquait la maison qu’il avait louée pour moi, ne voulant pas descendre à l’auberge, et dans laquelle j’allai m’établir sans retard43.

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