Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre VIII

Partie de plaisir. Mon triste départ de SA. Je quitte Milan avec la maîtresse de la Croix. Mon arrivée à Gênes.

Je me suis d’abord mis au lit, ordonnant à Clairmont de ne plus m’attendre à l’avenir. Je riais du projet de Clémentine, qui croyait que le moyen de faire passer l’appétit à quelqu’un était celui de mettre devant ses yeux les plats qu’il aimait, lui faisant seulement savoir qu’il lui était défendu d’y toucher. Elle n’en savait pas plus que moi sur cette matière ; mais le mot qu’elle m’avait dit que résistant aux désirs, il n’arrive pas qu’on se trouve humilié après y avoir satisfait, était plein de sens. L’humiliation qui lui faisait peur venait de l’attachement, et du respect qu’elle avait à ses devoirs, et elle me faisait honneur supposant que je pensasse comme elle. Je devais le lui laisser croire. Je me suis endormi déterminé à ne jamais rien entreprendre qui pût me faire perdre sa confiance.

Le lendemain j’ai appelé fort tard. Elle vint me souhaiter le bonjour, tenant entre ses mains le Pastor fido.

— J’ai lu le premier acte, me dit-elle : je n’ai jamais rien lu de si doux. Levez-vous. Nous lirons le second avant dîner.

— Oserais-je me lever devant vous ?

— Pourquoi pas ? Un homme n’a besoin que de très peu d’égards pour observer la décence.

— Faites-moi donc le plaisir de me donner cette chemise.

Elle me la passa par-dessus la tête d’un air riant, et je lui ai dit la remerciant qu’à la première occasion je lui rendrais le même service.

— De vous à moi, me répondit-elle rougissant, il y a moins de distance que de moi à vous.

— Pour le coup, ma divine Hébé, vous m’avez répondu en vrai oracle, comme vous faisiez quand on vous adorait à Corinthe.

— Est-ce qu’Hébé eut un temple à Corinthe ? Sardini ne le dit pas.

— Mais Apollodore le dit1. C’était même un asile. Mais je vous prie de ne pas éluder la question. Ce que vous avez dit est antigéométrique. La distance de vous à moi doit être la même que de moi à vous.

— J’ai dit une bêtise.

— Point du tout. Vous eûtes une idée : juste ou non, je veux la savoir.

— Eh bien. Les deux distances diffèrent à l’égard de l’ascension, et de la descente. N’est-il pas vrai que la descente est naturelle au corps lâché sans qu’il ait besoin d’être élancé ? N’est-il pas vrai aussi que sans élancement2 il n’y a point d’ascension ? Si cela est vrai, convenez que moi, étant plus petite que vous je ne saurais vous atteindre qu’en ascendant3 ce qui est difficile, tandis que pour venir à moi vous n’auriez besoin que de vous laisser aller, ce qui est très facile. Par cette raison vous ne risquez rien me permettant de vous changer de chemise ; mais je risquerais beaucoup vous laissant faire la même fonction. Votre chute sur moi trop rapide pourrait m’opprimer. Êtes-vous persuadé ?

— Persuadé ? Je suis hors de moi-même. On n’a jamais justifié un paradoxe avec plus d’esprit. Je pourrais vous chicaner ; mais j’aime mieux me taire, admirer, et vous adorer.

— Je vous remercie ; mais point de grâce. Comment pourriez-vous me chicaner ?

— Dans l’adresse que vous avez eue de mettre en jeu ma taille tandis que vous ne voudriez que je vous changeasse de chemise quand même je serais un nain.

— Très bien, mon cher Jolas, nous ne pouvons pas nous en imposer. Je serais heureuse si Dieu m’avait destiné un mari comme vous.

— Hélas ! Que n’en suis-je pas digne4 !

[89r] La comtesse maman vint nous dire d’aller dîner, se réjouissant en même temps que nous nous aimassions.

— À la folie, lui répondit Clémentine ; mais nous sommes sages.

— Si vous êtes sages, vous ne vous aimez donc pas à la folie.

Nous dînâmes, nous jouâmes, et après souper nous achevâmes le Pastor fido. Elle me demanda si le treizième chant de l’Énéide de M. Vigi était beau.

— Ma chère comtesse, il ne vaut rien ; et je ne l’ai loué que pour flatter un descendant de l’auteur, qui cependant fit un poème sur les friponneries des paysans qui a du mérite. Mais vous avez sommeil, et je vous empêche de vous déshabiller.

— Ne croyez pas cela.

Après s’être déshabillée, sans rien accorder à la cupidité de mes yeux, elle se mit au lit sur son séant : je me suis assis à ses pieds ; et sa sœur nous tourna le dos. Le pastor fido étant sur sa table de nuit, je l’ai pris, et je l’ai ouvert par hasard là où Mirtille parle de la douceur du baiser qu’il reçut d’Amarillis5. Clémentine me paraissant aussi émue, et attendrie que je me sentais ardent, j’ai collé ma bouche sur la sienne, et ne voyant aucune marque d’alarme, j’allais la serrer contre mon sein, lorsqu’avec la plus grande douceur, allongeant un bras, elle s’éloigna, me priant de l’épargner. Je lui ai alors demandé pardon, baisant cent fois la belle main qu’elle m’avait livrée.

— Vous tremblez, me dit-elle.

— Oui, ma chère comtesse ; et je peux vous assurer que c’est de peur de vous avoir déplu. Adieu. Je m’en vais désirant de vous aimer moins.

— Point du tout, car ce désir ne peut être qu’un commencement de haine. Faites comme moi : je désire que l’amour que vous m’avez inspiré s’augmente tous les jours en parfaite égalité de la force qui m’est nécessaire pour y [89v] résister.

Je suis allé me coucher fort mécontent de moi-même. Je ne savais pas décider si j’avais fait trop, ou trop peu ; et soit l’un, soit l’autre, je me trouvais repenti. Clémentine me semblait faite pour être respectée autant qu’aimée, et je ne pouvais pas me figurer de pouvoir poursuivre à l’aimer sans la récompense que l’amour doit à l’amour. Si elle m’aimait, elle ne pouvait pas me la refuser ; mais c’était à moi à la solliciter, je devais même être pressant pour justifier sa défaite. Le devoir d’un amant est d’obliger l’objet qu’il aime à se rendre, et l’amour ne saurait jamais le trouver insolent. Clémentine donc ne pouvait m’opposer une résistance absolue que ne m’aimant pas : je devais la mettre à l’épreuve ; d’autant plus que la trouvant invincible je me sentais sûr de guérir. Ce n’était pas douteux. Mais à peine décidé à employer ce moyen, j’y pensais, et je le trouvais abominable. L’idée de cesser d’aimer Clémentine m’empoisonnait. J’abhorrais cette guérison plus que la mort, car elle était digne d’être adorée.

J’ai mal dormi. Je me suis levé de très bonne heure, je suis entré dans sa chambre, elle dormait encore, et la comtesse Éléonore s’habillait.

—aMa sœur, me dit-elle, a lu jusqu’à trois heures du matin. À présent qu’elle a tous ces livres, elle va devenir folle. Faisons-lui une niche. Mettez-vous près d’elle de ce côté. Voyons sa surprise lorsque se réveillant, et se tournant elle vous verra.

— Croyez-vous qu’elle prendra la chose en badinage ?

— Elle ne pourra qu’en rire. Vous êtes habillé.

[90r] Je fais ce qu’elle me dit. En robe de chambre, et en bonnet de nuit je me mets à la place qu’Éléonore venait de quitter couvert jusqu’au cou : elle riait tandis que mon cœur palpitait, mon esprit ne se reconnaissant pas capable de donner à ce tour l’air comique de plaisanterie qui seul pouvait le couvrir avec le vernis de l’innocence. Je désirais qu’elle tardât à se réveiller pour avoir le temps de prendre une contenance facétieuse.

Clémentine enfin se réveille. Elle se tourne, et, avec les yeux fermés, elle allonge le bras libre, et croyant de tenir sa sœur, elle me donne un baiser d’habitude, et reste ferme en position de se rendormir ; mais Éléonore ne pouvant s’empêcher de pouffer, Clémentine ouvre les yeux, et ne me voit entre ses bras que l’instant après avoir vu sa sœur debout qui riait.

Le tour est joli, dit-elle sans bouger, et je vous admire tous les deux. À ce début mes esprits reprennent leur place ; la confiance vient m’animer, et je me trouve assez maître de moi-même pour jouer un rôle.

— Voilà, lui dis-je, comment j’ai reçu un baiser de ma belle Hébé.

— J’ai cru de le donner à ma sœur : c’est le baiser qu’Amarillis donna à Mirtille.

— C’est égal. Il a fait l’effet qu’il devait faire ; et Jolas est rajeuni.

— Ma chère sœur ; ce que tu asb laissé faire à ce cher Jolas est trop fort, car nous nous aimons, et je rêvais à lui.

— Ce n’est pas trop fort, repartit Éléonore, car il est tout habillé. Tiens.

Disant ces mots, elle me découvre pour la convaincre ; mais voulant me montrer à sa sœur, elle m’étale les beautés que la couverture ne me laissait pas voir. Clémentine les cache vite ; mais j’avais déjà vu la corniche, et la frise de l’autel de l’amour, où je désirais mourir. Elle se recouvre, [90v] et Éléonore s’en va me laissant appuyé sur un coude la tête penchée vers ce trésor, dont une force occulte m’empêchait de m’emparer.

— Ma chère Hébé, lui disais-je, vous êtes certainement plus belle que la déesse. J’ai vu ce qu’on lui vit quand elle tomba : si j’avais été Jupiter, je n’en aurais pas agi comme lui.

— Sardini dit qu’il l’a chassée ; et pour venger Hébé, je devrais maintenant chasser Jupiter.

— Mais songez ; que je suis Jolas. Je suis votre ouvrage. Je vous aime ; et je travaille à étouffer des désirs, qui me martyrisent.

— Vous avez concerté ce jeu avec Éléonore.

— Point de concert. Tout fut hasard. Je suis entré, elle s’habillait, vous dormiez, elle me dit de me mettre à sa place pour rire de votre surprise, et je dois lui savoir gré. Les beautés que j’ai vues surpassent l’idée que j’en avais conçue. Mon Hébé est charmante. Puis-je espérer un généreux pardon ?

— C’est singulier, que quand on a une trop tendre amitié pour quelqu’un, on ne puisse pas s’empêcher d’être curieux de toute sa personne !

— C’est naturel, ma divine penseuse. L’amour même pourrait être considéré comme une très forte curiosité, si on pouvait mettre la curiosité entre les passions ; mais vous n’êtes pas curieuse de moi ?

— Non. Vous me déplairiez peut-être ; et je ne veux pas en courir le risque, car je vous aime, et je suis enchantée des sentiments qui me parlent en votre faveur.

— Je vois que cela est très possible, et que par conséquent je dois avoir grand soin de conserver mes avantages.

— Vous êtes donc content de moi ?

— À l’excès, car je suis assez bon architecte. Je vous trouve d’une régularité divine.

— À la bonne heure, mon cher Jolas, mais abstenez-vous d’y toucher. Pour en juger, qu’il vous suffise d’avoir vu.

— Hélas ! Permettez aussi quelque chose au toucher, qui doit juger de la résistance, et de la douceur de ces marbres que la nature a si bien polis. Laissez que je baise ces deux sources de vie. [91r] Je les préfère aux cent de Cybèle6, et je ne suis pas jaloux d’Athys7.

— Vous vous trompez. Sardini dit que c’était Diane d’Éphèse qui avait cent mamelles.

Comment m’empêcher de rire, écoutant dans ce moment sortir de la bouche de Clémentine une érudition mythologique ? L’amour peut-il s’attendre à un pareil épisode8 ? — Peut-il le craindre ? Le prévoir ? Non. Mais bien loin de le trouver cruel, j’ai vu qu’il ne pouvait m’être que favorable. Je lui ai dit qu’elle avait raison lui demandant excuse, et un sentiment de reconnaissance littéraire l’empêcha de défendre à mes lèvres de tomber sur un bouton de rose qui n’avait de visible que la couleur.

— Vous sucez en vain. Cela est stérile. Allez chez ma sœur. Vous avalez ?

— Oui. La quintessence de mon propre baiser.

— Il se peut aussi quelques parcelles de ma substance, puisque vous m’avez fait plaisir. Ce fut un long baiser ; mais il me semble que celui qu’on décoche dans la bouche lui soit préférable.

— Vous avez raison. La réciprocité y est réelle.

— Précepte, et exemple ! Cruel précepteur ! Finissons. Cela fait trop de plaisir. L’amour nous regarde, et rit de notre témérité.

— Pourquoi, ma chère amie, différons-nous à lui accorder une victoire qui ne peut que nous rendre heureux ?

— Ce bonheur n’est pas sûr. Non. Je vous en prie. Tenez vos bras ici. Si des baisers peuvent nous tuer ; tuons-nous ; Mais ne nous servons pas d’autres armes.

Après un long débat aussi doux que cruel, ce fut elle qui fit pause, et qui jetant des yeux des étincelles de flamme me pria d’aller dans ma chambre.

Dans la violence de ma situation mon amour s’était dissous en larmes déplorant la contrainte dans laquelle un préjugé ennemi de sa nature l’avait tenu. Après avoir calmé mon feu par une toilette qui jamais ne m’avait été tant nécessaire, je me suis habillé, et je suis retourné dans sa chambre. Elle écrivait.

[91v] — Je me sens animée, me dit-elle, par un enthousiasme que dans tout mon temps passé je n’ai jamais senti. Je veux chanter en vers la victoire que nous avons remportée.

— Triste victoire ennemie de la nature humaine, source de mort que l’amour doit abhorrer, parce qu’elle le honnit.

— Voilà de la poésie. Écrivons tous les deux suivant le génie de notre muse, moi célébrant cette victoire, vous la frondant. Mais vous avez l’air triste.

— Je souffre, et ne connaissant pas la constitution masculine, vous devez en ignorer la raison.

Clémentine ne me répondit pas ; mais je l’ai vue affectée. Je souffrais une douleur sourde, et affligeante là où le préjugé tyran m’avait tenu garrotté dans les moments où l’amour me voulait libre. Il n’y avait que le lit, et le sommeil qui pussent remettre le pays en équilibre. J’ai dîné tristement, n’ayant prêté qu’une légère attention à la lecture de la traduction que M. Vigi me porta. J’ai prié le comte mon ami de tailler pour moi, et on me permit d’aller me coucher. Personne ne pouvait deviner ma maladie : la seule Clémentine devait s’en douter.

Après avoir dormi trois ou quatre heures, je me suis mis à écrire en terza rima9, comme Dante, l’histoire de la maladie que j’avais endurée en conséquence de la triste victoire. Ce fut Clémentine même qui me porta à souper me disant que la banque avait gagné, et que son beau-frère m’en rendrait compte le lendemain. Après m’avoir vu souper avec bon appétit, elle se retira pour aller aussi chanter en vers la même histoire. Je l’ai finie, et mise en net avant de dormir de nouveau, et de très bonne heure j’ai vu Clémentine à mon lit tenant entre ses mains son petit poème que j’ai lu avec plaisir. Celui qu’elle ressentit m’entendant faire l’éloge de ses pensées fut beaucoup plus grand que le mien.

Mais le mien fut encore plus grand quand lui lisant ce que j’avais écrit je l’ai vu attendrie, et souvent prête à verser des larmes. J’ai eu le plaisir aussi de l’entendre me dire que si [92r] elle avait connu cette partie de la physique qui rend l’étudiant savant sur cette matière, elle en aurait agi autrement.

Après avoir pris une tasse de chocolat avec elle, je l’ai priée de se coucher près de moi ainsi vêtue, et de me traiter comme je l’avais traitée la veille pour apprendre quelle espèce de martyre c’était ; et après avoirc souri elle se rendit à mes instances ; mais sous condition que je n’entreprendrais rien sur elle.

J’ai donc dû la laisser faire ; mais à la fin je n’ai pas eu lieu de me plaindre. Étant maîtresse de tout, j’ai joui du despotisme qu’elle exerça sur moi, sachant la peine qu’elle devait ressentir ne l’exerçant pas sur elle, et condamnant ses yeux à ne pas voir ce dont ses mains étaient en possession : je l’ai excitée en vain à se satisfaire en tout ce qu’elle pouvait désirer ; mais elle n’a jamais voulu convenir de désirer autre chose davantage de ce qu’elle faisait. Dans ce moment, lui disais-je, il est impossible que votre plaisir soit égal au mien ; et elle me répondait que j’aurais donc eu tort de me plaindre.

Quand elle me quitta, elle me dit, toute enflammée, qu’elle était convaincue qu’en amour il fallait tout faire ou rien.

Nous passâmes la journée à lire, à table, à nous promener, à jouer, à rire de cent choses sans faire en amour le progrès que les échantillons que j’en avais reçus me promettaient. Elle voulait être maîtresse de moi, et elle ne voulait pas que je le fusse d’elle ; je m’en [92v] plaignais avec douceur, et elle ne pouvait pas le trouver mauvais.

Deux ou trois jours après, vers minuit, je lui ai proposé, sa sœur étant présente, et couchée près d’elle, l’expédient qu’on propose à une religieuse, à une veuve, à une fille nubile qui se refuse à l’amour à cause des conséquences qu’elle craint. J’ai tiré de ma poche un paquet de fines redingotes d’Angleterre, lui expliquant l’usage qu’on pouvait en faire, et laissant qu’elle examinât à son aise le mécanisme, et la forme de ces bourses. Après en avoir beaucoup ri, elle prononça, sa sœur étant de son avis, qu’elles étaient vilaines, dégoûtantes, et scandaleuses. Elle soutint outre cela qu’elles n’étaient point sûres, car elles pouvaient facilement se déchirer. Je leur ai contestéd en vain la facilité. J’ai dû les remettre dans ma poche quand elle me dit que leur seul aspect lui faisait horreur.

J’ai décidé que Clémentine ne pouvait tant résister que parce qu’elle n’était pas assez amoureuse, et dans cette idée j’ai vu que c’était à moi à la rendre telle par le moyen infaillible de lui procurer des plaisirs nouveaux ne pardonnant pas à la dépense10. J’ai pensé à lui donner un beau dîner à Milan chez le pâtissier, dont l’appartement m’appartenait encore. Je devais y conduire toute la famille ; sans m’expliquer sur l’endroit, car le comte mon ami aurait pu se croire obligé à avertir sa femme, et à lui présenter ses sœurs. Cela aurait gâté tout mon plaisir. Cette partie devait être séduisante, car aucune des trois sœurs n’avait jamais vu Milan. Peu à peu, je me suis trouvé moi-même tant séduit par l’idée que j’avais enfantéee, que je me suis déterminé [93r] à la rendre magnifique.

J’ai écrit à Zénobie d’aller d’abord acheter trois robes toutes faites pour trois filles de condition, tout ce qu’elle pouvait trouver de plus joli d’étoffe de Lyon ; je lui envoyais les mesures l’avertissant en détail des garnitures que je voulais. La plus coûteuse, qui devait être d’entoilage de Valencienne, je l’avais destinée à une robe de satin perle, qui était la plus courte, et qui devait appartenir à la comtesse Ambroise. Je lui ai envoyé une lettre pour M. Greppi, qui lui aurait donné un homme quif aurait payé la valeur de tout ce qu’elle aurait acheté. Je lui ordonnais de porter les trois robes chez le pâtissier, et de les étendre sur mon lit. Je lui envoyais une lettre pour le pâtissier dans laquelle je lui ordonnais de me faire un dîner pour huit personnes pour le tel jour, gras, et maigre sans épargne. J’avertissais Zénobie que tout devait être prêt en deux fois vingt-quatre heures, et qu’elle devait être chez le même pâtissier m’attendre au moment de mon arrivée en compagnie des dames auxquelles les trois robes étaient destinées. Je lui ai envoyé ma lettre par Clairmont sans rendre compte à personne où je l’envoyais.

Au retour de Clairmont, quand je fus sûr que mes ordres seraient exécutés à la lettre, j’ai dit à table à la comtesse maman que je désirais avoir l’honneur de lui donner un autre dîner dans le goût de celui que je lui avais donné à Lodi ; mais sous deux conditions : l’une que personne de toute la famille ne saurait où je les mène que lorsque nous serions montés dans nos voitures : l’autre que personne ne sortirait de la maison, où je leur donnerais à dîner que pour remonter dans les voitures qui devaient nous reconduire à S. A. le même jour.

La comtesse par bienséance regarda son mari, qui dit dans l’instant qu’il était prêt, et content quand même je me serais proposé d’enlever toute la famille. Je lui ai dit que nous partirions le lendemain à huit heures du matin, et qu’ils n’avaient aucun besoin de penser aux voitures. Je n’ai pas exclu de cette partie le bon chanoine tant parce qu’il faisait sa cour à la comtesse Ambroise, comme parce qu’il était devenu fort joueur et perdait tous les jours. Il fit ce même jour une grosse lessive11. Il perdit trois cents sequins sur sa parole, et il me dit en soupant qu’il avait besoin que je lui donnasse trois jours jusqu’au retour d’un homme qu’il enverrait le lendemain de bonne heure à Milan. Je lui ai répondu que tout mon argent était à ses ordres.

Quand nous nous retirâmes, j’ai accompagnég comme toujours ma charmante Hébé dans sa chambre. Nous avions entaméh la pluralité des mondes de Fontenelle12. Elle me dit que devant se lever de bonne heure elle voulait aller se coucher, et lui disant qu’elle avait raison j’ai pris l’Arioste, et tandis qu’elle allait se mettre au lit, je lui ai lu l’histoire de Fleurdépine princesse d’Espagne qui était devenuei amoureuse de Bradamante13. À la fin de ce charmant conte je croyais de voir Clémentine ardente ; mais point du tout : elle était morne comme sa sœur Éléonore.

— Qu’avez-vous, divine Hébé ? Ricciardetto vous a peut-être déplu.

— Ricciardetto m’a plu, et à la place de la princesse j’en aurais fait autant ; mais nous ne dormirons pas cette nuit, et vous en êtes la cause.

— Moi ! Qu’ai-je fait ?

— Hélas ! Rien. Mais vous pourriez nous rendre heureuses nous donnant une grande marque d’amitié.

— Parlez. Ma vie, tout ce que j’ai, ma volonté même, tout est à vous. Vous dormirez.

— Confiez-nous où nous allons demain.

— Ne vous ai-je pas dit qu’au moment du départ vous le saurez ?

— Mais nous n’aurons pas dormi ; et nous serons maussades toute la journée.

— J’en serais désolé.

— Doutez-vous de notre discrétion ? Ce secret d’ailleurs ne peut pas être important.

— Il ne l’est pas non plus. C’est un secret d’ordre14 ; mais je vais vous le révéler. J’aurais tort d’hésiter. Je vous donnerai demain à dîner chez moi à Milan.

— À Milan ?

— À Milan ? dit l’autre.

[94r] Elles se lèvent toutes les deux telles qu’elles étaient, elles tombent sur moi, elles me mangent, puis elles me quittent pour s’embrasser ; puis elles retournent à s’asseoir sur moi, et elles me parlent. Elles n’ont jamais vu Milan : elles ne désiraient rien tant que voir la superbe ville : quand elles devaient avouer qu’elles ne l’avaient jamais vue elles étaient honteuses ; mais dans le même temps qu’elles apprenaient qu’elles allaient avoir ce bonheur, l’idée qu’elles devaient retourner à SA le soir les désespérait, et la loi de ne pas sortir de la maison où je les conduirais leur paraissait dure, et barbare.

— Peut-on faire, me disait Clémentine, quinze milles15 pour aller à Milan rien que pour y dîner, et les refaire après dîner pour retourner à la maison !

— Pouvons-nous y aller, disait Éléonore, sans voir au moins notre belle-sœur !

— J’ai prévu toutes vos remontrances, mes chers enfants, et c’est la raison du mystère ; mais la partie est arrangée ainsi. Peut-elle vous déplaire ? Ordonnez.

— Nous déplaire ? dit Clémentine. Cette partie, telle que vous l’avez concertée dans votre esprit, n’est que plus charmante.

Me disant cela, enivrée par la joie, et par le sentiment, elle ne pensa pas à se défendre de l’amour. Elle était entre mes bras, comme j’étais entre les siens ; Éléonore était rentrée dans son lit. Clémentine s’abandonna à tous mes désirs, et partagea mes transports, mêlant à ses ris des larmes qui sortaient de son âme amoureuse, et contente.

Deux heures après je l’ai quittée, et je suis allé me coucher plein de mon bonheur, et impatient de le renouveler le lendemain dans un plus grand degré de perfection en conséquence d’un sang plus rassis16.

Le lendemain à huit heures nous déjeunâmes tous ; mais malgré mon talent je n’ai pas pu rendre ma compagnie gaie. Clémentine, et sa sœur dissimulaient leur joie ; mais les autres dans l’impatience de savoir où je les menais avaientj l’air un peu sombre.

Clairmont ayant très bien faitk mes commissions, et les voitures étant dans la cour toutes prêtes, nous descendons, et [94v] je place dans ma voiture la comtesse Ambroise avec Clémentine, qui tenait sur ses genoux son enfant : après cela je vais à l’autre, et je dislà la compagnie qui mourait de curiosité : Nous allons à Milan. Fouettem postillon. À Milan : au Cordus ; chez le pâtissier.

Je vais d’abord monter dans la mienne disant à mon postillon la même chose, Clairmont monte à cheval, et nous partons. Clémentine contrefaisait l’étonnée, et la comtesse Ambroise avait l’air qu’on a dans une surprise agréable qui cependant donne sujet à penser. Nous eûmes tout le temps de causer là-dessus, et de nous mettre en train de gaieté jusqu’à un village, où nous descendîmes, parce qu’étant allés au plusn grand train, il fallait ôter pour un quart d’heure la bride aux chevaux.

J’ai trouvé mes compagnons contents comme des gens qui avaient pris leur parti.

— Que dira ma femme ? dit le comte mon ami.

— Elle n’en saura rien, et en tout cas je serai le seul coupable. Vous dînerez chez moi, où j’habite incognito.

— Il y a deux ans dit la comtesse Ambroise à son mari que tu penses à me mener voir Milan, et notre ami n’y a pensé qu’un quart d’heure.

— C’est vrai, lui répondit-il ; mais je voulais que nous y passassions un mois.

Je lui ai alors dit que s’il voulait y passer un mois je me chargeais de tout, et il me remercia me disant que j’étais un homme extraordinaire. Je lui ai dit que j’étais un homme qui ne trouvait pas difficile ce qui était facile.

Avouez que vous êtes heureux, me dit la comtesse Ambroise d’abord que nous remontâmes en voiture, et j’en suis convenu ; mais c’est la société qui me rend heureux : chassez-moi de votre présence, et me voilà malheureux. Je l’ai faito rire aux larmes attachant à mon sein son poupon, qui après avoir sucé en vain pleura, se plaignant de la tromperie. La tendre mère l’apaisa, jouissant de l’éloge que je faisais du beau tableau qu’elle offrait à ma vue. Elle ne cédait en beauté qu’à sa sœur Clémentine qui était aussi trois pouces17 plus grande qu’elle. Nous avons toujours ri chemin faisant, et principalement du chanoine, [95r] qui s’était recommandé à elle pour que je lui accordasse la permission de s’absenter une demi-heure pour aller faire une visite. Elle lui avait répondu qu’il devait être à la condition de tous les autres18. Il voulait aller voir une dame, qui venant à savoir qu’il avait été à Milan sans aller chez elle, ne le lui aurait jamais pardonné.

Nous arrivâmes à Milan au son de la cloche de midi, et nous descendîmes à la porte du pâtissier, dont la femme prit d’abord entre ses bras le noble rejeton unique de la famille AB ; elle supplia la comtesse de le lui confier lui montrant son sein qui témoignait l’idonéité19 de son offre. Cette scène d’hospitalité nourricière se fit au pied de l’escalier, et la comtesse accepta la politesse de la bonne pâtissière avec un air de dignité qui m’enchanta. Il me semblait d’être auteur de toutes les petites beautés que le hasard envoyait embellir la pièce que mon génie avait produite. J’étais le plus heureux de tous mes acteurs, et je le sentais.

Elle prit mon bras, et nous entrâmes dans mon appartement, dont on ne pouvait rien voir de plus propre. Je reste surpris de voir Zénobie avec la délaissée de la Croix, que je trouve jolie à ravir. J’ai manqué de ne pas la reconnaître. Elle était très bien mise, et sa figure délivrée de l’air de tristesse que je lui avais vu quand je l’avais consignée à Zénobie était devenue ravissante.

— Voilà deux charmantes poupoles, dit la comtesse milanaise. Qui êtes-vous mesdemoiselles ?

— Nous sommes, lui répondit Zénobie, les très humbles servantes de m. le chevalier, et nous ne sommes ici que pour avoir l’honneur de vous servir.

Zénobie avait pris sur elle d’aller là avec l’autre, qui commençait déjà à parler italien, et qui me regardait d’un œil incertain craignant que je pusse le trouver mauvais. Mais je l’ai vite rassurée, lui disant qu’elle avait bien fait à accompagner Zénobie. Son front devint serein. Cette fille ne pouvait pas être longtemps malheureuse, car on ne pouvait la regarder sans s’intéresser [95v] à elle. Une lettre de recommandation sur la physionomie n’est sujette à aucune banqueroute. Quiconque a des yeux la paye à vue.

Mes très humbles servantes prennent donc les mantelets des dames qui les suivent dans ma chambre à coucher, où elles voient les trois robes déployées étendues sur la grande table. Je ne connaissais que celle de satin perle garnie de dentelles parce que je l’avais ordonnée. Ce fut la comtesse Ambroise même qui la remarqua avant les deux autres.

— La charmante robe ! dit-elle. Vous devez savoir à qui elle appartient.

— Sans doute je le sais. Elle appartient à votre mari, qui en fera ce qu’il voudra. J’espère que, s’il vous la donne, vous ne lui ferez pas l’affront de la refuser. Tenez, monsieur le comte, cette robe est à vous. Je me tue si vous ne me faites pas l’honneur de l’accepter.

— Nous vous aimons trop pour laisser que vous vous tuez. La plaisanterie est aussi noble que neuve. Je la reçois de cette main, et je la donne de cette autre à ma chère moitié.

— Comment, mon cher ami, cette robe, cette charmante robe est à moi ! Qui remercierai-je ? Tous les deux. Je veux absolument dîner avec elle.

Les deux autres n’étaient pas si riches ; mais elles étaient plus brillantes, et je jouissais voyant les yeux de mon ange attachés sur la plus longue, et Éléonore qui ne regardait que celle qu’elle était sûre que je lui avais destinée. Une était de satin à raies vert pomme, et couleur de rose garnie de fleurs de plume ; et l’autre bleu céleste parsemée de bouquets de cinq à six couleurs, garnies de mignonnette20 à grosses boucles qui faisait le plus joli effet. Ce fut Zénobie qui de bonne foi dit à Clémentine que la rayée lui appartenait.

— Comment le savez-vous ?

— C’est qu’elle est la plus longue de toutes les trois.

— Elle est donc à moi ? me dit-elle.

— Si j’ose l’espérer.

— Je vais la mettre.

[96r] La comtesse Éléonore trouva que la sienne était d’un goût qui surpassait les deux autres. Nous les laissâmes seules.

Je suis sorti de la chambre avec les deux comtes, et le chanoine, qui étaient pensifs. Ils devaient faire des réflexions sur la prodigalité des joueurs auxquels l’argent ne coûtait rien ; mais je les voyais tout de même étonnés, et celle d’étonner était ma passion. C’était un sentiment effréné d’amour-propre qui me rendait supérieur à ceux qui m’entouraient : il me suffisait de le croire. J’aurais méprisé quelqu’un qui aurait osé me dire qu’on se moquait de moi ; et il se peut cependant qu’on m’aurait dit la vérité.

Animé par le contentement, j’ai communiqué ma gaieté à mes convives. J’ai cordialement embrassé le comte Ambroise lui demandant pardon des cadeaux que j’avais faits à sa famille, et j’ai mille fois remercié son frère de m’en avoir procuré la connaissance.

Les belles comtesses vinrent brillant comme des astres, disant toutes les trois qu’il était sûr que je leur avais pris la mesure, elles ne savaient pas comment. La comtesse Ambroise remarquait que j’avais fait faire sa robe de façon à pouvoir l’élargir quand elle serait grosse ; et elle admirait la garniture qui devait coûter quatre fois plus que la robe. Clémentine ne pouvait se détacher du miroir : elle se figurait que dans les couleurs rose, et verte j’avais voulu lui donner les attributs d’Hébé. Pour la comtesse Éléonore elle poursuivait à soutenir que la sienne était la plus jolie.

Charmé de la satisfaction de mes belles, nous nous mîmes à table ayant tous grand appétit. On nous servit à ce dîner tout ce qu’on pouvait imaginer de plus fin en gras, et en maigre, et des huîtres de l’arsenal de Venise21 que le pâtissier avait [96v] eu le talent d’escamoter au maître d’hôtel du duc de Modène, qui firent nos délices. Nous en mangeâmes trois cents, et nous vidâmes vingt bouteilles de Champagne. Nous restâmes trois heures à table buvant, et chantant servis par les belles demoiselles dont les charmes disputaient le prix à celles qui les admiraient.

Vers la fin du repas la femme du pâtissier entra tenant à la mamelle le poupon de la comtesse. Ce fut un nouveau coup de théâtre : la joie de la chère maman qui fit un cri d’allégresse le voyant, et la pâtissière qui paraissait glorieuse d’avoir occupé la place de la comtesse quatre heures entières.

Nous passâmes encore une heure à boire du punch, et à rire, après quoi les comtesses allèrent se déshabiller. Zénobie eut soin de placer dans ma voiture les trois robes dans un panier ; et quand je leur ai intimé le départ je les ai vues tristes. Lap délaissée de Croce trouva le moment de me dire qu’elle était très contente de Zénobie, et de me demander quand nous partirions. Je lui ai promis qu’elle serait à Marseille quinze jours après Pâques tout au plus tard.

Zénobie interrogée à part m’assura que c’était une fille d’un excellent caractère, fort sage, et telle qu’elle sera bien triste quand elle la verra partir. Dans la satisfaction de mon âme pour les belles robes qu’elle avait achetées je lui ai fait présent de douze sequins. Elle me dit que je trouverais les quittances du fripier entre les mains du commis de M. Greppi. Content de tout j’ai payé au brave pâtissier tout ce qu’il a voulu. J’aimais, j’étais aimé, je me portais bien, j’avais beaucoup d’argent, et je le dépensais ; j’étais heureux, et je me le disais, riant des sots [97r] moralistes qui disent qu’il n’y a pas de véritable bonheur sur la terre. C’est le mot sur la terre qui me fait rire comme si on pouvait aller le chercher ailleurs. Mors ultima linea rerum est [La mort marque la ligne où tout finit]22. Il y a un bonheur parfait, et réel tant qu’il est permanent23 : ce bonheur passe ; mais sa fin n’empêche pas qu’il n’ait existé, et que celui qui en a joui n’ait pu se le témoigner. Les hommes qui ne le méritent pas sont ceux qui le tenant se le dissimulent, ou les autres qui ayant les moyens de se le procurer le négligent. Carpe diem quam minimum credula postero [Cueille le jour, sans te fier le moins du monde au lendemain]24, et dans un autre endroit : Prudens futuri temporis exitum caliginosa nocte premit Deus ridetque si mortalis ultra fas trepidat. Quod adest memento componere aequus : caetera fluminis ritu feruntur [Dans sa prévoyance, la divinité enveloppe d’une nuit ténébreuse l’issue où aboutit l’avenir, et elle rit si un mortel porte ses inquiétudes plus loin qu’elle ne l’a permis. Le présent, songe à le régler d’un esprit serein ; tout le reste est emporté à la manière d’un fleuve]25.

Nous partîmes de la maison du pâtissier à sept heures,q nous arrivâmes à S. A. vers minuit ; et nous allâmes d’abord nous coucher ; mais je n’ai quitté Clémentine qu’après avoir passér avec elle deux de ces heures qui rendent l’homme heureux, et qui retournent à le rendre tel toutes les fois que se portant bien de corps, et d’esprit il se les rappelle.

— Comprends-tu26, me dit-elle, qu’après ton départ je puisse vivre heureuse ?

— Dans les premiers jours nous serons tous les deux malheureux ; mais peu à peu notre feu sous la cendre de la philosophie deviendra paisible.

— Mais conviens que tu t’en consoleras facilement avec tes demoiselles ; mais ne m’en crois pas jalouse, car je me ferais horreur, si je me connaissais susceptible d’une consolation pareille à celle que certainement tu te procureras.

— Je te prie de ne pas te le figurer. Les filles que tu as vues ne sont pas faites pour te remplacer, et elles ne peuvent pas m’occuper. La plus grande est la femme d’un tailleur et l’autre est une fille comme il faut que je dois reconduire à Marseille sa patrie, d’où un [97v] malheureux l’a enlevée après l’avoir séduite. Tu seras pour l’avenir, et jusqu’à ma mort la seule qui régnera sur mon âme, et s’il m’arrive jamais qu’égaré par les sens je serre entre mes bras un objet qui m’aura séduit, l’affreux repentir, ma chère amie s’ensuivra pour te venger, et me rendra malheureux.

— Je suis sûre que par cette raison je ne me trouverai jamais malheureuse. Mais je ne comprends pas comment m’aimant comme tu m’aimes, et m’ayant entre tes bras tu puisses croire à la possibilité de me devenir infidèle.

— Je ne la crois pas ; je la suppose.

— Cela me paraît égal27.

Que répondre ! Elle avait raison, malgré qu’elle se trompait : mais ce qui la trompait était l’amour : le mien ne déployait pas une force égale à celle avec laquelle il l’empêchait de prévoir. Je ne raisonnais plus juste que parce que j’aimais moins. L’homme qui en est convaincu se trouvant entre les bras de sa maîtresse ne sait répondre que par des soupirs, et des baisers mêlés à des larmes.

— Mène-moi avec toi, me dit-elle, je suis prête. Je serai heureuse. Tu dois, si tu m’aimes, être enchanté de ton propre bonheur. Rendons-nous heureux cher ami.

— Je ne peux pas déshonorer ta famille.

— Me trouves-tu indigne de devenir ta femme ?

— Tu es digne d’un monarque. C’est moi qui suis l’indigne28 de posséder une fille comme toi. Sache que je n’ai rien au monde que la fortune qui peut m’abandonner demain. Étant seul je ne crains pas ses revers ; mais je me tuerais si je te voyais à part de mes malheurs.

— Pourquoi me semble-t-il que tu ne puisses jamais devenir malheureux, et pourquoi me sens-je sûre que tu ne puisses être heureux qu’avec moi ? Ton amour ne ressemble pas au mien, si tu n’as pas en lui une confiance égale à la mienne.

— Je possède plus que toi, mon ange, une cruelle expérience, qui me faisant trembler pour [98r] l’avenir, alarme l’amour. L’amour alarmé perd en force ce qu’il gagne en raison.

— Raison cruelle ! Nous devons donc signer à notre séparation ?

— Mon cœur restera avec toi : je partirai t’adorant, et si la fortune me sera favorable en Angleterre, tu me verras ici l’année prochaine. J’achèterai une terre où tu voudras, et je t’en ferai présent sûr que tu me la porteras en dot, et nos enfants feront nos délices.

— Ah ! Le charmant avenir. C’est un rêve. Que ne puis-je m’endormir, et le rendre durable jusqu’à ma mort ! Mais que ferai-je, si tu me laisses grosse ?

— Ah ! Ma divine Hébé ! Cela ne sera pas. Tu ne t’es donc pas aperçue que je t’ai ménagée ?

— Ménagée. Je n’en sais rien ; mais je m’imagine. Je t’en sais gré. Hélas ! Tu n’es pas né pour me causer des chagrins. Non. Il n’arrivera jamais que je puisse me repentir de m’être livrée à l’amour entre tes bras. Toute la famille ici dit que tu es heureux, et que tu mérites de l’être. Quel éloge ! Mon cher ami. Tu ne saurais croire comme mon cœur palpite de joie quand j’entends dire cela en ton absence. Quand on me dit que je t’aime, je réponds que je t’adore, et tu sais que je ne mens pas.

C’était avec ces dialogues que nous remplissions les intervalles de nos transports amoureux pendant les cinq ou six dernières nuits que nous passâmes ensemble. Sa sœur couchée près de nous dormait ou en faisait semblant. Quand je me retirais, j’allais me coucher, je me levais tard, puis je passais toute la journée avec elle seule ou en famille.

Quelle vie ! Est-il possible qu’un homme maître de lui-même puisse se déterminer à la quitter ? La fortune m’avait fait gagner au chanoine tout l’argent que j’avais laissé gagner à toute la famille, dont je ne regardais jamais le jeu. La seule Clémentine ne voulut jamais profiter de mon inattention ; mais les deux derniers jours, je l’ai par force prise [98v] de moitié de ma banque, et le chanoine étant toujours malheureux, elle a gagné une centaine de sequins. Ce brave moine perdit mille sequins29, dont sept cents restèrent dans la maison.

La dernière nuit que j’ai passée toute entière avec mon ange fut très triste : nous serions morts de douleur sans l’amour qui de temps en temps venait à notre secours.

Lorsque nous parûmes en famille dans la dernière demi-heure pour déjeuner tous ensemble, nous avions, Clémentine, et moi l’air d’être à l’agonie ; mais on nous respecta. On ne m’a pas vu gai, et on ne m’en a pas demandé la raison. Je leur ai promis de leur donner de mes nouvelles et de retourner chez eux l’année suivante ; et je leur ai écrit ; mais j’ai cessé quand les malheurs qui m’accablèrent à Londres me firent perdre l’espoir de les revoir. Je ne les ai plus revus ; mais je n’ai jamais pu oublier Clémentine. Six ans après ; à mon retour d’Espagne, j’ai su, et j’ai pleuré de plaisir, qu’elle vivait heureuse, marquise de — dans la ville de — mariée depuis trois ans, et mère de deux enfants mâles, dont le cadet, âgé actuellement de vingt-sept ans est aujourd’hui capitaine dans l’armée autrichienne. Quel plaisir j’aurais à le voir. Quand j’ai su, retournant d’Espagne le bel état de Clémentine j’étais malheureux. J’allais chercher fortune à Livourne après avoir traversés la Lombardie. Je me suis trouvé à quatre milles d’une terre où elle pouvait être avec son mari ; mais je n’ai pas eu le courage d’aller la voir. Peut-être ai-je bien fait.

Devant descendre pour partir, et voyant toute la famille en train de m’accompagner à ma voiture, et ne voyant pas Clémentine, j’ai fait semblant d’avoir oublié quelque chose pour aller lui donner le dernier adieu. Je l’ai trouvée fondante en larmes, le gosier gros, et hors d’état de me dire un seul mot. Mêlant mes larmes aux siennes, j’ai pris sur ses tremblantes lèvres le dernier baiser, et je l’ai laissée là. Après avoir remercié, [99r] et embrassét toute la compagnie je suis parti avec mon cher comte, et en moins de trois heures toujours dormant nous sommes arrivés à Milan chez lui, où nous avons trouvé avec la comtesse, qui ne nous attendait pas, le marquis Triulzi. Après avoir ri de tout son cœur, l’aimable homme envoya chercher son dîner pour quatre. Ils surent nous dire que nous avions été à Milan, et la comtesse s’est plainte que nous ne l’avions pas faitu avertir ; mais le marquis l’apaisa lui disant qu’elle aurait dû nous donner à dîner.

Je leur ai dit en dînant que je partirais pour Gênes le quatrième jour, et pour mon malheur le marquis Triulzi me promit une lettre pour madame Isola-bella célèbre coquette, et la comtesse m’en promit une pour l’évêque de Tortone son parent.

Je suis arrivé à Milan à temps de souhaiter un bon voyage à ma chère Thérèse qui allait à Palerme. Je lui ai parlé du penchant de notre fils D. Cesarino, tâchant de la persuader à seconder son inclination. Elle me répondit qu’elle le laissait à Milan. Qu’elle savait déjà de quelle source sa passion avait pris naissance, et qu’elle ne se déterminerait jamais à y consentir. Elle me dit qu’elle espérait de le trouver changé à son retour ; mais il ne changea pas. Le lecteur en saura des nouvelles dans quinze ans d’ici30.

J’ai réglé mes comptes avec Greppi qui me donna des lettres de change sur Marseille, et une lettre de crédit de 10 000 #31 sur Gênes, où je ne prévoyais pas d’avoir besoin de beaucoup d’argent. Malgré mon bonheur au jeu je partais de Milan avec mille sequins de moins32. J’avais fait une dépense enragée.

J’ai passév tous les après-dîner chez M. Q. tantôt seule, et tantôt avec sa sœur. Ayant continuellement devant les yeux de mon âme l’image de Clémentine, elle me paraissait une autre.

N’ayant aucune raison de faire un mystère au comte AB de la demoiselle que je menais avec moi, j’ai envoyé Clairmont prendre sa petite malle, après avoir payéw à Zénobie toutes [99v] les dépenses qu’elle avait faites pour elle, et elle vint chez moi le jour de mon départ très proprement mise à huit heures du matin.

Après avoir baiséx la main à la comtesse qui avait attenté à ma vie, et avoir remercié mon cher comte, je suis parti de Milan le 20 de Mars de l’an 1763, et je n’y suis plus retourné.

Mademoiselle, que par respect pour elle, et pour sa famille j’appellerai Crosin, était charmante, et avait un air de noblesse qui en imposait, outre un ton de réserve qui annonçait sa belle éducation. La voyant près de moi, je me félicitais de ne pas me sentir en danger d’en devenir amoureux ; mais je me trompais. J’ai averti Clairmont que je voulais l’annoncer pour ma nièce ; et je lui ai ordonné d’avoir pour elle toutes les attentions.

N’ayant jamais raisonné avec elle, mon premier soin fut de sonder son esprit, et, malgré que je n’eusse pas intention de faire l’amour avec elle, de lui inspirer de l’amitié, et de la confiance. La plaie que Clémentine avait faite dans mon cœur ne pouvait pas se cicatriser. Je me félicitais de me trouver en état de la remettre dans le sein de sa famille sans me gêner, et certain que je l’y laisserai sans regret. Je jouissais d’avance de ma belle action, et j’étais vain de me voir capable de vivre avec une très jolie fille sans autre intérêt que l’héroïque de la garantir de l’opprobre dans lequel elle aurait pu tomber si elle avait dû faire ce voyage toute seule. Elle sentait cela.

— Aussi, me dit-elle, je suis sûre que M. de la Croix ne m’aurait jamais abandonnée, s’il ne vous eût trouvé à Milan.

— Je vous admire. Croyez-moi qu’il en a agi en lâche, car, malgré tout votre mérite, il ne pouvait pas compter sur moi avec tant de certitude. Je ne vous dirai pas qu’il vous ait donné une marque de mépris, car il s’est peut-être trouvé au désespoir ; mais vous devez être convaincue qu’il ne vous aimait plus.

— Je suis sûre du contraire. Se voyant sans ressource, il devait me laisser ou se tuer.

— Ni l’un ni l’autre. Il devait vendre tout ce que vous avez, et vous remettre à Marseille. Quand on est à Gênes, on y va par eau pour très peu d’argent. La Croix a compté sur l’intérêt que votre jolie figure inspire, et il a bien compté ; mais vous sentez à quel risque. Quand on aime, croyez-moi qu’on ne peut pas en souffrir l’idée. Permettez que je vous avoue, que si vous ne m’aviez pas frappé, je ne me serais intéressé à vous que très faiblement. Mais j’ai tort de condamner la Croix, car je vois avec évidence que vous en êtes encore amoureuse.

— C’est vrai : je le plains ne me plaignant que de ma cruelle destinée. Je ne le verrai plus ; mais je n’aimerai plus personne. Je me retirerai dans un couvent. J’ai un père qui a un cœur excellent : il me pardonnera. Je fus la victime de l’amour : ma volonté n’était point libre. Quand j’y pense je trouve que je ne peux pas me repentir.

— Vous seriez partie de Milan avec lui, même à pied, s’il vous l’avait dit.

— En doutez-vous ? Mais il m’aimait trop pour m’exposer aux fatigues, et à la misère.

— Je suis sûr que si nous le trouvons à Marseille vous retournerez avec lui.

— Pour cela, non. Je commence déjà à recouvrer la liberté de mon âme. Le jour viendra que je remercierai Dieu de l’avoir entièrement oublié.

La sincérité de cette fille me plut. Connaissant la force de l’amour, je l’ai plainte. Elle employa deux heures à me conter [100v] en détail toute l’histoire de sa malheureuse passion.

Étant arrivé à Tortone33 au commencement de la nuit j’ai pensé d’y coucher, laissant le soin à Clairmont de m’ordonner un bon souper. Mais ma prétendue nièce à ce souper me déploya une espèce d’esprit auquel je ne m’attendais pas. Outre cela elle me tint tête à savourer les bons ragoûts, et le verre à la main. Je l’ai trouvée plaisante, gaie dans le ton de la bonne compagnie, et ne me parlant plus de son malheureux amant. À un certain propos, après nous être levés de table, elle dit un bon mot qui après m’avoir fait éclater de rire me donna un goût décidé pour elle. Je l’ai embrassée d’exubérance de cœur, et ayant trouvé sur sa belle bouche un baiser aussi ardent que le mien, l’idée d’amour vint me séduire. Je lui ai demandé si elle voulait que nous couchassions ensemble.

À cette invitation elle se montre surprise, et d’un ton sérieux avec un air de soumission, absolument faite pour me déplaire, elle me répond :

— Hélas ! Vous en êtes le maître.

— Le maître ? Il n’y a pas question d’obéissance ; pas même de complaisance. Vous m’avez inspiréy des sentiments d’amour ; mais si vous ne les partagez pas, je peux les étouffer dans leur naissance. Ici, comme vous voyez, il y a deux lits.

— J’irai donc me coucher dans l’autre. Si à cause de cela vos bontés pour moi diminueront, je m’appellerai malheureuse.

— Non non, mon ange : vous ne me trouverez pas digne de votre mépris. Allez vous coucher. Je saurai me gagner votre estime.

Elle tira un paravent, et elle se coucha après s’être entièrement déshabillée, comme je l’ai su d’elle-même à Gênes plusieurs jours après.

Le lendemain de très bonne heure j’ai envoyéz à l’évêque de Tortone la lettre de la comtesse AB. Une heure après dans le moment que je déjeunais avec ma nièce, un vieux prêtre est venu m’inviter à dîner chez Monseigneur avec la dame qui était en ma compagnie. La lettre de la comtesse ne lui parlait pas d’une dame qui pouvait être avec moi ; mais le prélat espagnol très poli vit que ne pouvant pas la laisser seule je n’aurais pas acceptéaa son invitation : il m’obligea à l’accepter m’invitant avec elle. Il avait apparemment appris par la consigne que j’avais donnée à l’auberge que cette dame était ma nièce. J’ai dit au prêtre que j’irais.

Ma nièceab se montrant de très bonne humeur, me traita, comme si je n’avais dû être nullement sensible à la préférence qu’elle avait donnée à son lit sur le mien. Cela me plut. De sang rassis, je voyais qu’elle se serait avilie si elle avait fait autrement. Je ne me trouvais pas même piqué. L’amour-propre ordonne à une femme d’esprit de ne se rendre aux désirs d’un amant que lorsqu’il peut la supposer gagnée par ses attentions. Je l’avais invitée à se coucher dans mon lit comme par manière d’acquit. J’avais trop bu. Je l’ai vue flattée quand je lui ai dit que je la conduirai dîner avec moi chez l’évêque. Elle se mit très élégamment, et avec décence. Monseigneur à midi nous envoya une voiture.

J’ai vu un prélat plus grand que moi de deux pouces34 âgé de quatre-vingts ans, mais ingambe, sérieux, et affable. Lorsque ma nièce voulut lui baiser la main, il la retira lui présentant la croix d’or qu’il avait sur sa poitrine. Elle la baisa disant c’est ce que j’aime. Elle me regarda alors, et cette fine plaisanterie m’a un peu surpris35. À table, j’ai trouvé l’évêque savant. Nous étions neuf à dix ; outre quatre prêtres, il avait invité deux jeunes seigneurs qui eurent pour ma nièce toutes les [101v] attentions qu’elle reçut d’une façon à me convaincre qu’elle y était habituée. J’ai remarqué que l’évêque n’a jamais fixé ses yeux sur sa jolie figure, même lui parlant. J’ai décidé de me procurer par des soins la tendre amitié de cette fille.

Je suis sorti de Tortone à quatre heures, et je suis allé me coucher à Novi36. En soupant j’ai fait tomber le propos sur la religion, et l’ayant trouvée bonne chrétienne, je lui ai demandé comment elle avait donc pu plaisanter baisant la croix de notre seigneur. Elle me dit que l’équivoque ne lui avait été fournieac que par le pur hasard, et que si elle y avait pensé ce bon mot-là ne serait pas sorti de sa bouche. J’ai fait semblant de lui croire. Elle avait de l’esprit. Les désirs qu’elle m’inspirait devenaient à chaque moment plus forts ; mais mon amour-propre m’obligeait à les tenir en frein. Je me suis abstenu de l’embrasser quand elle alla se coucher ; mais n’y ayant pas de paravent elle ne se déshabilla que quand elle me crut endormi. Le lendemain nous partîmes à six heures, et à midi nous fûmes à Gênes.

Je suis allé me loger dans une maison bourgeoise, dont Pogomas m’avait envoyé l’adresse à Milan. Il m’avait loué un appartement de quatre pièces très bien meublé, dont je fus très content. Je lui ai fait dire que j’étais arrivé, et j’ai ordonné à dîner.

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