Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre cinquième

Mes bonheurs en Hollande ; mon retour à Paris avec le jeune Pompeati

Entre mes lettres que j’ai reçues à la poste, j’en ai trouvé une du contrôleur général qui me disait que vingt millions d’effets royaux étaient entre les mains de M. d’Affri qui ne les donnerait qu’à l’huit pour cent de perte ; et une autre de mon protecteura abbé de Bernis qui me disait d’en tirer parti avec le plus grand avantage possible, et d’être sûr que lorsque l’ambassadeur en ferait part au ministre il recevrait ordre de consentir à la conclusion à moins qu’on ne voulût en donner moins de1 ce qu’on pourrait en tirer à la bourse de Paris.

Boaz étonné de la vente avantageuse que j’avais faite de mes seize actions de Gotenbourg, me dit qu’il se faisait fort de me faire escompter les vingt millions en actions de la compagnie des Indes suédoise, si je voulais faire signer à l’ambassadeur un écrit dans lequel je m’engagerais de donner les effets royaux de France au dix pour cent de perte prenant les actions suédoises au quinze au-dessus de cent comme j’avais vendub mes seize2. J’y aurais consenti, s’il n’avait pas exigé que je lui donnasse trois mois de temps, et que mon contrat ne fût sujet à changement dans le cas que la paix se fît. J’ai d’abord vu que je ferais bien à retourner à Amsterdam, et j’y serais allé si je n’avais donné ma parole à la Trenti de l’attendre à La Haye. Elle arriva de Rotterdam le lendemain, et elle m’écrivit qu’elle m’attendait à souper. J’ai reçu son billet à la comédie. Le domestique qui me le remit me dit qu’à la fin de la pièce il me conduirait chez elle. Après avoir envoyé mon laquais chez Boaz, j’y suis allé.

[93v] J’ai trouvé cette femme singulière au quatrième étage d’une pauvre maison avec sa fille, et son fils. Au milieu de la chambre il y avait une table couverte d’un tapis noir avec deux bougies. La Haye étant un pays de cour j’étais richement vêtu. Cette femme habillée de noir avec ses deux enfants me parut Médée3. On ne pouvait rien voir de plus joli que ces deux créatures. J’ai tendrement serré contre mon sein le garçon l’appelant mon fils. Sa mère lui dit que depuis ce moment-là il devait me regarder comme son père. Il me reconnut pour le même qu’il avait vuc dans le mois de Mai 1753 à Venise chez madame Manzoni, et j’en fus enchanté. Sa taille était fort petite, il avait l’air d’avoir une excellente complexion4, il était bien fait, et dans sa fine physionomie on voyait l’esprit. Il avait treize ans5.

Sa sœur se tenait là immobile ayant l’air d’attendre que son tour arrive. L’ayant prise sur mes genoux je ne pouvais me rassasier de la couvrir de baisers. Dans son silence elle jouissait de voir qu’elle m’intéressait plus que son frère. Elle n’avait qu’un jupon très léger. J’ai baisé chaque partie de son joli corps charmé d’être celui auquel cette petite créature devait son existence.

— N’est-ce pas, ma chère maman, le même monsieur que nous avons vu à Amsterdam, et qu’on a pris pour mon papa parce que je lui ressemble ? Mais cela n’est pas possible parce que mon papa est mort.

— C’est vrai, lui dis-je, mais je peux être ton ami intime. Me veux-tu ?

— Ah ! mon cher ami ! Embrassons-nous bien.

Après les risées de saison nous nous mîmes à table. L’héroïne me donna un souper fin, et du vin excellent. Elle n’avait pas, me dit-elle, traité mieux le margrave dans les petits soupers qu’elle lui donnait tête-à-tête. En voulant connaître à fond le caractère de son fils que j’avais décidé de conduire avec moi je lui ai toujours parlé. Je l’ai découvert faux, dissimulé, toujours sur ses gardes, composant toujours ses réponses, et par conséquent [94r] ne les donnant jamais telles qu’elles devaient sortir de son cœur s’il s’y fût abandonné. Cela cependant était accompagné d’un dehors de politesse, et de réserve qu’il croyait me devoir plaire. Je lui ai dit avec douceur que son système pouvait être excellent à temps, et lieu6 ; mais qu’il y avait des moments dans lesquels l’homme ne pouvait être heureux que délivré de contrainte, et que ce n’était que dans ces moments-là qu’on pouvait le trouver aimable, si effectivement il l’était par caractère. Sa mère alors croyant faire son éloge, me dit que sa principale qualité était celle d’être secret : qu’elle l’avait accoutumé à l’être en tout, et toujours ; et que par cette raison elle souffrait sans peine l’habitude qu’il avait prised d’être aussi réservé avec elle qu’il l’était avec tout le monde. Je lui ai dit net que cela était abominable ; et que je ne pouvais concevoir comment un père pourrait avoir non seulement de la prédilection, mais quelqu’amitié pour un fils toujours boutonné7.

— Dites-moi, dis-je à ce garçon, si vous vous sentez en état de me promettre d’avoir en moi toute la confiance, et de n’avoir vis-à-vis de moi dans aucun cas ni secret, ni réserve ?

— Je vous promets, me répondit-il, que je mourrai plutôt que de me déterminer à vous dire un mensonge.

— C’est son caractère, interrompit sa mère, telle est l’horreur que je lui ai inspiréee pour le mensonge.

— C’est très bon, lui répondis-je ; mais vous pouviez acheminer votre fils au bonheur par une route différente. Au lieu de lui représenter la laideur du mensonge, vous pouviez lui représenter la beauté de la vérité. C’est le seul moyen de se rendre aimable ; et dans ce monde pour être heureux il faut se faire aimer8.

— Mais, me répondit-il avec un petit air riant qui ne me plut pas, et qui enchanta sa mère, ne pas mentir, et dire la vérité n’est-ce pas la même chose ?

— Point du tout, car vous n’auriez qu’à ne me rien dire. Il s’agit de déployer votre âme, de me dire tout ce qui se passe dans vous, et à l’entour de vous, et de me révéler même ce qui pourrait vous faire rougir. Je vous aiderai à rougir, mon cher fils9, et en peu de temps vous ne vous trouverez plus dans le risque ; mais [94v] quand nous nous connaîtrons mieux nous verrons bien vite si nous nous convenons, car je ne pourrai jamais vous regarder comme mon fils que vous aimant tendrement, et je ne consentirai jamais à me voir traité par vous de père à moins que je ne me voie aimé comme votre plus intime ami pourrait l’être ; et connaître cela sera mon affaire, car vous ne réussirez jamais à me cacher la moindre de vos pensées ; mais quand je l’aurai découverte malgré vous, je ne vous aimerai plus, et vous y perdrez. Vous viendrez avec moi à Paris d’abord que j’aurai terminé les affaires que j’ai à Amsterdam où j’irai demain. À mon retour j’espère de vous trouver initié par votre mère même dans un nouveau système.

Je fus étonné de voir ma fille qui ayant écouté sans battre paupière tout ce que j’avais dit à son frère faisait des vains efforts pour retenir ses larmes. Pourquoi pleures-tu, lui dit sa mère ; c’est bêtise. L’enfant alors donna dans un éclat de rire lui sautant au cou pour la baiser. J’ai vu avec la plus grande évidence que son rire avait été aussi faux que ses larmes de sentiment avaient été naturelles.

— Veux-tu venir toi aussi à Paris avec moi ? lui dis-je.

— Oui, mon cher ami, mais avec maman, car sans moi elle mourrait.

— Et si je t’ordonnais d’y aller ? lui dit sa mère.

— J’obéirais, mais loin de vous comment pourrais-je vivre ?

Pour lors, ma chère fille fit semblant de pleurer. Elle fit semblant ; ce fut évident : Thérèse même dut le connaître, et je l’ai prise à part pour lui dire que si elle avait élevé ses enfants pour faire des comédiens, elle avait réussi ; mais que pour la société civile10 c’étaient des petits monstres en herbe. J’ai cessé de lui faire des reproches lorsque je l’ai vue pleurer ; mais tout de bon. Elle me pria de rester à La Haye un jour de plus : je lui ai dit que je ne le pouvais pas, et je suis sorti pour aller quelque part ; mais je fus bien surpris en rentrant d’entendre Sophie me dire que pour croire que j’étais son ami il lui fallait une épreuve.

— Quelle épreuve ? mon petit cœur.

— Celle de venir souper avec moi demain.

— Je ne peux pas, carf venant de refuser à ta maman ce même plaisir, elle s’offenserait, si je te l’accordais.

— Oh non non ; carg c’est elle-même, qui vient de m’instruire de vous le demander.

[95r] Nous rîmes ; mais sa mère l’ayant appelée petite bête ; et son frère ayant ajouté qu’il n’aurait pas commis une pareille indiscrétion, j’ai vu clairement sur la figure de la petite les marques de la détresse de son âme. Je me suis hâté de la rassurer ne me souciant pas de déplaire à sa mère luih insinuant des nouveaux principes de morale qu’elle écouta toute hors d’elle-même. J’ai fini par lui promettre d’aller souper avec elle le lendemain ; mais sous condition qu’elle ne me donnerait qu’une seule bouteille de vin de Bourgogne, et trois mets, car tu n’es pas riche, lui dis-je. — Je le sais bien, mon cher ami ; mais maman a dit que c’est vous qui payerez tout.

À cette réponse j’ai dû mettre mes mains sur mes côtes, et malgré son dépit sa mère dut en faire de même. La pauvre femme, quoique rouée, prenait pour bêtise la naïveté de Sophie. C’était de l’esprit : c’était un diamant de première eau auquel il ne manquait que le débrutisseur11. Elle me dit que le vin ne lui coûtait rien : qu’un V. D. R.12 jeune homme fils d’un bourgmestrei de Roterdam le lui fournissait, et qu’il souperait avec nous le lendemain si je le permettais. Je lui ai répondu en riant que je le verrais même avec plaisir. Je suis parti après avoir mangé de baisers ma fille. J’aurais bien voulu que sa mère me la donnât ; mais mes prières auraient été inutiles, car je voyais qu’elle la regardait comme une ressource dans sa future vieillesse. C’est la façon de penser de toute femme aventurière ; et Thérèse n’était qu’aventurière13. J’ai donné à cette mère vingt ducats pour qu’elle les emploie à habiller mon fils adoptif, et Sophie qui poussée par la reconnaissance me sauta au cou. Joseph voulait me baiser la main ; mais je l’ai averti qu’à l’avenir il ne mej marquerait sa reconnaissance que par des baisers. Quand je fus pour descendre l’escalier, elle me fit voir un cabinet où ses enfants couchaient. J’ai vu son intention ; mais j’étais bien loin d’avoir encore du goût pour elle. Esther m’occupait tout entier.

Le lendemain j’ai trouvé chez Thérèse le jeune V. D. R.. Joli garçon, âgé de vingt-deux ans, vêtu simplement, ni doux ni aigre, ni poli, ni impoli sans aucun usage du monde. Il lui était permis d’être l’amant de Thérèse ; mais vis-à-vis de moi il ne devait pas être sans façon. Quand elle s’aperçut qu’il voulait jouer le tenant14, et qu’il me choquait, elle le traita en subalterne. Après avoir condamné la parsimoine15 dans les mets, et loué l’excellence des vins qu’il lui envoyait, il partit nous laissant au dessert. Je l’ai laissée aussi à onze heures l’assurant que je la verrais [95v] une autre fois avant mon départ. Une princesse de Galitzin16 née Cantimir m’avait invité à dîner.

Le lendemain j’ai reçu une lettre de Madame d’Urfé qui par une lettre de change sur Boaz m’envoyait 12 m. #17, me disant très noblement que ses actions ne lui coûtant que 60 000 #, elle ne voulait pas y gagner. Ce présent de cinq cents louis me fit plaisir. Tout le reste de sa lettre était rempli de chimères : elle me disait que son Génie lui avait dit que j’allais retourner à Paris avec un jeune garçon né de l’accouplement philosophique18, et qu’elle espérait que j’aurais pitié d’elle. Singulier hasard ! Je riais d’avance de l’effet quek ferait dans son âme l’apparition du fils de Thérèse. Boaz me remercia de ce que je me suis contenté qu’il me paye ma lettre de change en ducats. L’or en Hollande est un article de marchandise. Les payements se font, ou en papier, ou en argent blanc. Dans ce moment-là personne ne voulait des ducats parce que l’agio était monté à cinq stûbers19.

Après avoir dîné avec la princesse Galitzinl, je suis allé me mettre en redingote, et je suis allé au café pour lire des gazettes. J’ai vu V. D. R. qui allant commencer une partie de billard me dit à l’oreille que je pouvais parier pour lui. Cette marque d’amitié me fit plaisir. Je l’ai cru sûr de son fait, et j’ai commencé à parier ; mais à la troisième partie perdue, j’ai parié contre sans qu’il s’en aperçût. Trois heures après, il quitta perdant trente ou quarante parties, et croyant que j’eusse toujours parié pour lui il me fit compliment de condoléance. Je l’ai vu surpris quand lui montrant trente ou quarante ducats je lui ai dit me moquant un peu de la confiance qu’il avait dans son propre jeu, que je les avais gagnésm pariant contre lui. Tout le billard se moqua de lui ; il n’entendait pas raillerie ; il fut fort ennuyé de mes plaisanteries ; il partit en colère, et un moment après je suis allé chez Thérèse parce que je le lui avais promis. Je devais partir le lendemain pour Amsterdam.

Elle attendait V. D. R., mais elle ne l’attendit plus quand je lui ai dit comme, et pourquoi il était parti du billard en colère. Après avoir passé une heure avec Sophie entre mes brasn, je l’ai laissée l’assurant que nous nous reverrions dans trois ou quatre semaines. Retournant tout seul chez Boaz, et ayant mon épée sous le bras je me vois attaqué au plus [96r] beau clair de lune par V. D. R.. Il se dit curieux de voir si mon épée piquait comme ma langue. Je tâche en vain de le calmer lui parlant raison, je diffère à dégainer, malgré qu’il eût l’épée nue à la main, je lui dis qu’il avait tort de prendre en si mauvaise part des badinages, je lui demande pardon, je lui offre de suspendre mon départ pour lui demander pardon au café. Point du tout, il veut me tuer, et pour me persuader à tirer mon épée il me donne un coup de plat. C’est le seul que j’ai reçu dans toute ma vie. Je tire enfin mon épée, et espérant encore de lui faire entendre raison je ferraille en reculant. Il prend cela pour de la peur, et il m’allonge un coup qui me fit dresser les cheveux. Il me perça la cravate à ma gauche, son épée passant outre ; quatre lignes20 plus en dedans il m’aurait égorgé. J’ai fait avec effroi un saut de côté, et déterminé à le tuer, je l’ai blessé à la poitrine ; et m’en sentant sûr je l’ai invité à finir. Me disant qu’il n’était pas encore mort,o et poursuivant comme un furieux, je l’ai touché quatre fois de suite. À mon dernier coup il sauta en arrière me disant qu’il en avait assez, me priant seulement de m’en aller.

Je me suis réjoui lorsque en voulant essuyer mon épée, j’ai vu la pointe très peu teinte. Boaz n’était pas encore couché. Lorsqu’il eut entendu tout le fait, il me conseilla de partir d’abord pour Amsterdam malgré que je l’assurasse que les blessures n’étaient pas mortelles. Ma chaise étant chez le sellier, je suis parti dans une voiture de Boaz laissant l’ordre à mon domestique de partir le lendemain pour me porter mon équipage à Amsterdam à la seconde Bible21 où je me suis logé. J’y suis arrivé à midi, et mon domestique arriva au commencement de la nuit. Il ne sut me dire rien de nouveau ; mais ce qui me plut fut qu’on n’en sut rien à Amsterdam que huit jours après. Cette affaire quoique simple aurait pu me faire du tort, car une réputation de bretteur ne vaut rien pour plaire aux négociants avec lesquels on est dans le moment de conclure des bonnes affaires.

Ma première visite fut à M. D. O. en apparence ; mais en substance ce fut Esther qui en reçut l’hommage. La façon dont je m’étais séparé d’elle m’avait rendu ardent. Son père n’y était pas ; je l’ai trouvée à une table où elle écrivait : elle s’amusait à un problème d’Arithmétique ; je lui ai fait pour rire deux carrés magiques22 ; ils lui plurent ; elle me fit voir en revanche des bagatelles que je connaissais, et dont j’ai fait semblant de faire cas. Mon bon Génie me [96v] fit venir dans l’esprit de lui faire la cabale23. Je lui dis de demander par écrit quelque chose qu’elle ne savait pas, et dont elle serait curieuse, l’assurant qu’en force d’un calcul elle recevrait une réponse satisfaisante. Elle rit, et elle demanda pourquoi j’étais retourné à Amsterdam si tôt. Je lui apprends à arranger en pyramide des nombres tirés des paroles, et toutes les autres cérémonies ; puis je fais tirer à elle-même une réponse numérique que je lui fais traduire par l’alphabet français, et elle est étonnée de lire que ce qui m’a fait retourner si vite à Amsterdam est l’amour. Toute hors d’elle-même elle me dit que c’était étonnant quand même la réponse serait un mensonge, et elle veut savoir quels sont les maîtres qui peuvent apprendre à quelqu’un un si merveilleux calcul. Je lui dis que ceux qui le savent ne peuvent l’apprendre à personne.

— Comment le savez-vous donc ?

— Je l’ai appris tout seul d’un manuscrit que mon père m’a laissé.

— Vendez-moi le manuscrit.

— Je l’ai brûlé. Je ne suis le maître de l’apprendre qu’à une seule personne ; mais lorsque je serai parvenu à l’âge de cinquante ans. Si je l’apprends avant cet âge, je suis menacé de le perdre. Un esprit élémentaire qui est attaché à l’oracle s’en séparerait. J’ai appris tout cela dans le même livre manuscrit.

— Vous pouvez donc savoir tout ce qu’il y a au monde de plus secret ?

— J’aurais ce privilège si les réponses ne se trouvaient le plus souvent très obscures.

— Comme ce n’est pas long, auriez-vous la complaisance de me faire tirer la réponse à une autre question ?

Elle demanda alors quelle était sa destinée ; et l’oracle répondit qu’elle n’avait pas encore fait le premier pas pour s’y acheminer. Esther hors d’elle-même appelle sa gouvernante, et croit de l’étonner en lui faisant voir les deux oracles ; mais la bonne Suissesse n’y trouve rien de merveilleux. Dans son impatience elle l’appelle bête. Elle me conjure de lui laisser faire encore une question, et je l’encourage. Elle demande quelle est la personne à Amsterdam qui l’aime le plus, et avec la même méthode elle trouve en réponse que personne ne l’aime plus que celui auquel elle doit son existence. La pauvre fille alors remplie d’esprit me dit sérieusement que je l’ai rendue malheureuse, car elle mourra de chagrin, si elle ne parvient pas à apprendre ce calcul. [97r] Je ne lui réponds rien, et elle me voit triste. Elle fait une question mettant sa belle main devant le papier. Je me lève pour ne pas la gêner ; mais tandis qu’elle fait la pyramide je jette l’œil en me promenant sur le papier, et je lis sa demande. Après avoir fait tout ce que je lui avais appris à faire, elle me dit que je pouvais tirer la réponse sans avoir besoin de lire sa demande. J’en conviens, et elle me prie en rougissant d’avoir cette complaisance. J’y consens ; mais sous condition qu’elle ne me demandera pas une autre fois de lui faire le même plaisir. Elle me le promet. Comme ayant lu sa demande je savais qu’elle demandait à l’oracle la permission de montrer à son père toutes les questions qu’elle avait faites, je lui fais avoir en réponse qu’elle sera heureuse si elle n’aura jamais rien d’important dont elle se croie en devoir de faire un secret à son père. Elle fit alors les hauts cris, ne trouvant pas des mots assez forts pour me marquer sa reconnaissance. Je l’ai quittée pour aller à la bourse où j’ai beaucoup parlé de ma grande affaire à M. Pels.

Le lendemain matin un bel homme, et très poli vint me porter une lettre de Thérèse qui me l’annonçait en m’assurant que si j’avais des affaires de commerce il pourrait m’être utile. Il s’appelait Rigerboos24. Elle me disait que les cinq blessures de V. D. R. étaient toutes légères, que je n’avais rien à craindre, que personne n’en savait rien, et que rien ne pourrait m’empêcher si j’avais besoin de retourner à La Haye. Elle me disait que Sophie parlait de moi du matin au soir, et qu’à mon retour je me trouverais beaucoup plus content de son fils. J’ai demandé à M. Rigerboos son adresse, en l’assurant qu’à l’occasion j’auraip toute la confiance en sa probité. Un moment après son départ j’ai reçu une petite lettre d’Esther dans laquelle elle me pria au nom de son père d’aller passer avec elle toute la journée à moins que quelqu’affaire de conséquence ne m’en empêchât. Je lui ai répondu que, sans une affaire que son père connaissait, la seule importante que j’aurais au monde serait l’entreprise qui pourrait me conduire à faire la conquête de son cœur. Je lui ai promis d’y aller.

Je suis allé chez elle à l’heure de dîner. Elle était occupée avec son père à examiner le calcul qui faisait sortir de la pyramide des réponses raisonnées. Son père m’embrassa ayant la joie peinte sur sa noble figure,q s’appelant heureux d’avoir une fille qui avait [97v] su mériter mon attention. Quand je lui ai répondu que je l’adorais, il m’encouragea à l’embrasser, et Esther faisant un cri sauta positivement entre mes bras.

— J’ai tout expédié, me dit M. D. O. et j’ai toute la journée à moi. Je sais depuis mon enfance, mon cher ami, qu’il y a au monde la science que vous possédez, et j’ai connu un juif, qui moyennant elle fit la plus grande fortune. Il disait, comme vous, qu’il ne pouvait la communiquerr qu’à une seule personne sous peine de la perdre lui-même. Mais il a tant différé qu’il est mort dans l’impuissance de la communiquer. Ce fut une fièvre chaude qui le priva de ce pouvoir. Permettez que je vous dise que si vous ne savez pas tirer parti de votre talent vous ne savez pas ce que vous possédez. C’est un trésor.

— Mon oracle, Monsieur, répond très obscurément.

— Les réponses que ma fille m’a montrées sont très claires.

— Elle est apparemment heureuse dans la demande, car la réponse en dépend.

— Nous verrons après dîner si j’ai le même bonheur, si vous voulez avoir la complaisance de travailler avec moi.

À table nous parlâmes de toute autre chose parce qu’il y avait des commis, et entr’autres son premier ministre25 laid, et grossier qui me paraissait avoir des idées sur Esther. Après dîner nous nous retirâmes, et la seule Esther étant présente, M. D. O. tira de sa poche deux questions très longues. Dans une il voulait savoir comment il devait s’y prendre pour avoir une sentence favorable des États Généraux26 dans une affaire qui l’intéressait beaucoup, et dont il exposait des détails. J’ai répondu à cette question très obscurément, et très rapidement laissant le soin à Esther de la traduire en paroles, et à la seconde il m’est venus l’envie de répondre clairement. Il demandait quel avait été le sort d’un vaisseau qu’il nommait, et dont on savait le départ des Indes orientales ; et même le jour ; mais on ne savait pas ce qu’il était devenu. Il y avait deux mois qu’il aurait dû arriver ; il voulait savoir s’il existait encore, ou s’il était péri27, et où, et comment. Personne n’en avait jamais eu aucune nouvelle. La compagnie propriétaire se contenterait d’un assureur qui lui donnerait le dix pour [98r] cent ; mais elle ne trouvait personne. Ce qui finissait de faire croire le vaisseau perdu était une lettre d’un capitaine anglais qui témoignait de l’avoir vu se couler à fond28.

La substance de ma réponse que j’ai donnéet par étourderie, et sans craindre aucune mauvaise conséquence, fut que le vaisseau existait sans aucun dommage et qu’on en aurait des nouvelles certaines dans huit jours. Ce fut ainsi que dans le désir de faire monter aux nues la réputation de mon oracle, je l’ai mis dans le risque de la perdre entièrement. Mais je n’aurais fait rien de cela si j’avais deviné ce que M. D. O. allait faire en conséquence de mon oracle. La joie l’a fait pâlir. Il nous dit qu’il était de la plus grande importance de ne parler de ce fait à personne ; car il pensait d’aller assurer le vaisseau au meilleur marché possible. Je lui ai alors dit tout effrayé que je ne répondais pas de la vérité de l’oracle ; et que je mourrais de chagrin si je me trouvais la cause qu’il perdrait une grosse somme. Il me demanda si l’oracle me trompait quelquefois, et je lui ai répondu que souvent il induisait en erreur par des équivoques. Esther voyant mon inquiétude pria son père de s’abstenir de toute démarche à ce sujet.

Monsieur D. O. resta pensif, puis parla beaucoup, raisonna mal sur la prétendue force du nombre, et dit à sa fille de lui lire toutes les demandes qu’elle avait faites. Elles étaient six à sept toutes courtes, et toutes susceptibles de réponses ou certaines, ou équivoques, ou plaisantes. Esther qui avait faitu toutes les pyramides brilla à tirer avec mon tout-puissant secours les réponses. Son père hors de lui-même la voyant si habile crut qu’elle parviendrait à s’en mettre en possession, et Esther même s’en flattait. Après avoir passé sept heures à raisonner sur toutes ces réponses qu’on trouvait divines nous soupâmes. Le lendemain étant un Dimanche, M. D. O. me pria d’aller dîner à sa maison sur l’Amstel que je connaissais. Je m’y suis engagé avec plaisir.

Retournant chez moi, je suis passé devant une maison où on dansait, et voyant du monde entrer, et sortir j’ai voulu voir ce que c’était. C’était un Musicau29. Une orgie ténébreuse dans un lieu vrai cloaque du vice, honte de la débauche la plus dégoûtante. Le son même de deux ou trois instruments qui formaient l’orchestre plongeait l’âme dans la tristesse. Une salle puante du mauvais tabac qu’on y fumait, d’une puanteur [98v] d’ail qui venait des rots de ceux qui dansaient, et qui se tenaient assis ayant à leur côté droitv une bouteille, ou un pot de bière, et à leur gauche une hideuse garce, offraient à mes yeux, et à mes réflexions une image désolante qui me faisait voir les misères de la vie, et le degré d’avilissement où la brutalité pouvait faire descendre les plaisirs. L’assemblée qui animait ce lieu était toute composée de matelots, et d’autres gens du peuple auxquels il semblait un paradis qui les dédommageait de tout ce qu’ils avaient souffert dans des longues, et pénibles navigations. Entre les femmes publiques que je voyais là je n’en trouvais pas une seule avec laquelle il m’aurait été possible de m’amuser un seul moment. Un homme de mauvaise mine ayant l’air d’un chaudronnier, et le ton d’un manant, vint me demander en mauvais italien si je voulais danser pour un sou. Je l’ai remercié. Il me montra une Vénitienne qui était là assise me disant que je pouvais la faire monter à une chambre, et boire avec elle.

Je m’approche, il me semble de la connaître, mais la sombre lumière de quatre chandelles non mouchées30 ne me laisse pas distinguer ses traits. Forcé par la curiosité, je m’assis près d’elle lui demandant s’il était vrai qu’elle était vénitienne, et s’il y avait longtemps qu’elle avait quitté la patrie. Elle me répond qu’il y avait à peu près dix-huit ans. On me présente une bouteille ; je lui demande si elle veut boire, et elle me dit qu’oui, me disant que je pouvais monter avec elle. Je lui réponds que je n’en avais pas le temps, je donne un ducat31 pour payer, on me donne le reste que je mets dans la main de la pauvre diablesse, qui m’offre un baiser que je refuse.

— Aimez-vous mieux, lui dis-je, Amsterdam que Venise ?

— Dans mon pays je ne faisais pas ce maudit métier. Je n’avais que quatorze ans, et je vivais avec mon père, et ma mère.

— Qui vous a débauchéew ?

— Un coureur.

— Dans quelle contrée32 de Venise demeuriez-vous ?

— Je ne demeurais pas dans Venise ; mais dans une terre du Frioul peu éloignée.

Terre du Frioul, dix-huit ans, un coureur, je me sens ému, je la regarde attentivement, et je reconnais Lucie de Pasean33 ; mais je me garde bien de sortir de mon ton d’indifférence. La débauche beaucoup plus que l’âge avait flétri sa figure, et toutes ses adjacences34. Lucie, la tendre, la jolie, la naïve Lucie, que j’avais tant aimée, et que j’avais épargnée par sentiment dans cet état, devenue laide, et dégoûtante dans un bordel d’Amsterdam ! Elle buvait sans m’examiner, et sans se soucier de me demander qui j’étais. Je ne me suis pas senti curieux de savoir son histoire : il me semblait de la savoir. Elle me dit qu’elle demeurait dans le musicau, et qu’elle me donnerait des jolies filles si j’allais la voir. Je lui ai donné deux ducats, et je suis vite parti.

[99r] Je suis allé me coucher accablé de tristesse. Il me semblait d’avoir passé une journée funeste, réfléchissant aussi à M. D. O., qui à cause de ma folle cabale allait peut-être perdre 300 m. florins35. Cette pensée me rendant ennemi de moi-même décourageait la tendresse qu’Esther m’inspirait. Je la prévoyais devenue mon implacable ennemie autant que son père. L’homme ne peut aimer que dans l’espoir d’être aimé. Le spectacle de Lucie au musicau me laissa une impression qui me causa les plus funestes rêves. Je me regardais comme la cause de son malheur. Elle n’avait que trente-deux ans, et je prévoyais affreux son état futur.

Après m’être ennuyé sans dormir, je me lève, j’ordonne un carrosse, et je mets un bel habit pour aller faire ma révérence à la princesse de Galitzin qui était logée à l’étoile d’Orient. Elle était allée à l’amirauté. J’y vais, et je la trouve accompagnée de M. de Reissak36, et du comte de Tot qui venait de recevoir des nouvelles de mon ami Pesselier, où je l’avais connu37. Je l’avais laissé fort malade à mon départ de Paris.

Sortant de l’amirauté je renvoie mon carrosse, et mon laquais, lui ordonnant d’être à onze heures chez M. D. O. sur l’Amstel. J’y vais à pied, et habillé ainsi je trouve de la canaille hollandaise qui me bafoue, et me siffle. Esther me voit de la fenêtre, on tire du premier étage un cordon, la porte s’ouvre, j’entre, je la referme, et montant un escalier de bois, sur le quatrième, ou cinquième degré, je donne du pied contre quelque chose qui cède. Je regarde, et voyant un portefeuille vert, je m’incline pour le ramasser ; mais maladroitement je le heurte, et il tombe sous l’escalier par une ouverture qu’on avait pratiquéex dans le devant du degré suivant apparemment pour donner de la lumière au lieu qui était sous l’escalier. Je ne m’arrête pas, et je monte. On me reçoit comme à l’ordinaire, et je leur dis la raison de ma parure. Esther rit de ce que je lui paraissais un autre ; mais il me semble de les voir tristes. La gouvernante d’Esther arrive, et leur parle hollandais. Je vois Esther affligée qui va faire cent caresses à son père. Je vois, lui dis-je, qu’il vous est arrivé quelque malheur : si ma présence vous gêne, permettez sans façon que je me retire. Il me répond que le malheur n’est pas grand, et qu’il a pris son parti, ayant une fortune suffisante pour le lui faire souffrir en patience38. J’ai perdu, me dit-il, un portefeuille assez riche, qu’étant sage j’aurais dû laisser à la maison, car je n’avais besoin de m’en servir que demain. Je ne peux l’avoir perdu que dans la rue, je ne sais pas comment. Il y a des grosses lettres de change dont je peux empêcher l’escompte ; mais il y a aussi des billets de banque anglais, dont les porteurs sont les maîtres39. Remercions Dieu de tout, ma chère Esther, et [99v] prions-le de nous conserver la santé, et de nous préserver des malheurs encore plus grands. J’ai reçu dans ma vie des coups beaucoup plus forts, ety j’ai résisté. Ne parlons donc plus de cet accident que je veux prendre comme une petite banqueroute.

Je me tenais dans le silence avec la joie dans l’âme. J’étais sûr que le portefeuille était le même que j’avais poussé dans l’ouverture, il n’était donc pas perdu ; mais j’ai d’abord pensé à ne le leur faire recouvrer qu’avec l’appareil40 cabalistique. L’occasion était trop belle pour négliger de m’en servir et donner à mes hôtes un grand essai de l’infaillibilité de l’oracle. Cette idée m’ayant mis en bonne humeur, j’ai tenu à Esther cent propos qui la firent rire, et je lui ai fait des contes qui ridiculisaient les Français qu’elle détestait.

Nous dînâmes très délicatement, et bûmes en gourmets. Après le café, je leur ai dit que si ils aimaient le jeu je jouerais ; mais Esther dit que ce serait un dommage41 de perdre ainsi le temps.

— Je suis insatiable de pyramides, me dit-elle ; puis-je demander qui a trouvé le portefeuille de mon père.

— Pourquoi non, lui dis-je. La demande est bien simple.

Elle la fit très courte, et la réponse qui sortit, très courte aussi, lui dit que le portefeuille n’avait été trouvé de personne. Elle courut embrasser son père, qui par cette réponse se trouva sûr que son portefeuille retournerait entre ses mains ; mais elle fut étonnée, puis elle rit beaucoup quand je lui ai dit, qu’elle espérait en vain que je voulusse travailler davantage, si elle ne me faisait au moins autant de caresses qu’elle avait fait à son cher père. Elle me donna alors des baisers à foison, et elle tira la pyramide de la question qui demandait où le portefeuille était. Je lui ai fait sortir les mots le portefeuille est tombé dans l’ouverture du cinquième degré de l’escalier.

D. O. et sa fille se lèvent très contents, ils descendent, et je les suis. Il nous montre lui-même le trou par où le portefeuille devait être entré. Il allume une bougie, puis il entre dans un magasin, il descend un escalier souterrain, et il ramasse de ses propres mains le portefeuille qui était dans l’eau précisément sous l’ouverture qui était au degré. Nous remontons, et nous passons une heure dans les discours les plus sérieux sur la divinité de l’oracle fait pour rendre le plus heureux des hommes celui qui le possède. À l’ouverture du portefeuille, il nous montra quarante billets d’échiquier de 1 000 livres sterling42 chacun, dont il fit [100r] présent de deux à sa fille, et d’autres deux43 à moi, qui les prenant d’une main je les ai remis de l’autre à la belle Esther, lui disant de me les garder. Elle n’y consentit que lorsque je l’ai menacée de ne plus travailler pour elle à la cabale. J’ai dit à M. D. O. que je n’en voulais qu’à son amitié. Il m’embrassa, et il me l’assura jusqu’au dernier moment de sa vie.

Rendant Esther dépositaire de 22 m. florins j’étais sûr de me l’attacher. Cette fille avait dans ses yeux un charme qui m’enivrait. J’ai dit à son père que l’affaire qui me tenait au cœur44 était l’escompte des vingt millions avec peu de perte. Il me répondit qu’il espérait de me rendre content ; mais qu’ayant besoin que je fusse souvent avec lui, je devais me loger dans sa propre maison. Esther joignit aux siennes ses propres instances, et j’ai accepté ayant grand soin de leur cacher tout le contentement de mon âme ; mais leur témoignant cependant toute la reconnaissance que je leur devais.

Il alla alors dans son cabinet à écrire, et étant resté seul avec Esther, je lui ai dit que je me sentais disposé à faire pour elle tout ce qui pouvait dépendre de moi ; mais qu’avant tout elle devait me donner son cœur. Elle me dit que le moment dans lequel je pourrais la demander à son père viendrait lorsque je me trouverais logé dans la maison. Je l’ai assuréz qu’elle m’aurait le lendemain.

Monsieur D. O. nous dit en retournant que nous entendrions le lendemain une grande nouvelle à la bourse. Il nous dit qu’il prendrait tout seul pour son compte le vaisseau qu’on croyait perdu moyennant 300 m. florins, et qu’il laissera qu’on dise qu’il est fou. Je serais fou, nous ajouta-t-il, si après avoir vu de la divinité de l’oracle tout ce que j’ai vu, je craignais. Je gagnerai trois millions ; et si je perds, une telle perte ne me ruinera pas. Esther éblouie45 par le portefeuille retrouvé dit à son père qu’il devait se hâter, et de mon côté je ne pouvais plus reculer. Me voyant l’air triste M. D. O. m’assura qu’il ne serait pas moins mon ami quand on trouverait l’oracle trompeur. Je l’ai prié de permettre que j’interrogeasse l’oracle une autre fois avant de s’exposer à faire une aussi grosse perte, et je les ai vus tous les deux enchantés du zèle qui m’animait à l’avantage de leur maison.

[100v] Mais voici encore un fait qui trouvera des lecteurs incrédules, ou portés à me condamner comme homme d’un caractère imprudent, et dangereux. J’ai fait moi-même la question, la pyramide, et tout le reste sans vouloir qu’Esther s’en mêlât. J’étais enchanté d’être à temps d’empêcher ce meurtre, et déterminé à l’empêcher. Un double sens que j’étais le maître de faire sortir de ma plume aurait ôté le courage à tous les deux, etaa l’ayant déjà dans ma tête j’ai cru de l’avoir parfaitement couché en nombres sur le papier que j’avais devant moi. Esther qui était en possession de l’alphabet le traduisit vite en paroles, et m’étonna quand elle lut ma réponse. Elle lut ces paroles : En s’agissant d’un fait comme celui-ci il faut ne rien CRAINDRE. Votre repentir serait trop douloureux. Il ne fallut pas davantage. Le père et la fille coururent m’embrasser, et M. D. O. me dit qu’à l’apparition du vaisseau il me devait la dixième partie de son gain. La surprise m’empêchait de lui répondre, et de lui témoigner ma reconnaissance, car il me semblait d’être sûr d’avoir écrit croire, et non pas craindre. Je ne pouvais plus reculer. Le lendemain je suis allé demeurer avec eux dans un charmant appartement, et le surlendemain j’ai mené Esther au concert, qui me fit la guerre sur ce que la Trenti n’y venait plus. Cette fille me possédait entièrement ; mais se refusant constamment à l’essentiel de mes caresses, elle me faisait languir.

Quatre ou cinq jours après, M. D. O. me donna le résultat d’une conférence qu’il avait tenueab avec Pels, et les chefs de six autres comptoirs sur mes vingt millions. Ils offraientac dix millions en argent comptant, et sept en papiers qui produisaient le cinq, et le six pour cent avec un rabais d’un pour cent de droit de courtage46. Outre cela ils renonçaient aux douze cent mille florins47 que la compagnie des Indes française devait à la hollandaise48. J’ai envoyé la copie de ce résultat à M. de Boulogne, et à M. d’Affri, exigeant prompte réponse. La réponse que j’ai reçuead au bout de huit jours de la main de M. de Courteil49 par ordre de M. de Boulogne fut qu’on ne voulait pas d’un pareil escompte, et que je n’avais qu’à retourner à Paris si je ne pouvais pas faire mieux ; et on me disait toujours que la paix était imminente. Mais le courage de [101r] M. D. O. s’était extraordinairement accru quelques jours avant l’arrivée de cette réponse. On avait reçu à la bourse même la nouvelle sûre que le vaisseau en question était à Madère50. Il y avait déjà quatre jours que M. D. O. l’avait acheté avec toute la cargaison pour 300 m. florins. Quel plaisir quand nous le vîmes entrer dans notre chambre avec l’air victorieux nous confirmant cette nouvelle ! Il nous dit qu’il l’avait déjà assuré de Madère jusqu’au Texel51 pour une bagatelle, et que je pouvais disposer de la dixième partie du gain. Mais ce qui m’étonna furent ces précises paroles par lesquelles il termina son discours : Vous êtes assez riche actuellement pour vous établir chez nous étant sûr de le devenir immensément en peu d’années sans faire autre chose que votre cabale. Je serai votre agent. Faisons maison ensemble52, et si vous aimez ma fille, je vous la donne, si elle vous veut.

La joie brillait dans les yeux d’Esther ; mais elle ne pouvait voir dans les miens que la surprise qui m’excédant m’avait rendu muet, et comme stupide. Après un long silence je me suis évertué dans l’analyse du sentiment concluant que malgré que j’adorasse Esther j’avais besoin avant de me fixer de retourner à Paris : je me suis dit sûrae de me trouver en état de décider de mon sort à mon retour à Amsterdam. Cette réponse leur plut, et nous passâmes la journée très gaiement. M. D. O. donna le lendemain un beau dîner à ses amis, qui ne disaient autre chose, en riant de bon cœur, sinon qu’il avait su avant tout le monde que le vaisseau était à Madère quoique personne ne pût concevoir comment il avait pu le savoir.

Huit jours après cette heureuse aventure il me donna un ultimatum sur l’affaire des vingt millions dont le résultat était tel que la France ne perdait que le neuf pour cent dans la vente des vingt millions sous condition que je ne pourrais prétendre des acheteurs le moindre droit de courtage53. J’ai envoyé par exprès les copies authentiques de ce marché à M. d’Affri, le suppliant de les envoyer à mes frais au contrôleur général avec ma lettre dans laquelle je lui menaçais l’affaire manquée s’il différait d’un seul jour à donner à M. d’Affri le plein pouvoir qui lui était nécessaire pour me donner celui de stipuler54. J’ai sollicitéaf avec la même force mr. de Courteil, et [101v]agM. le duc les avertissant tous qu’on ne me donnait rien ; mais que je conclurai tout de même sûr qu’on me rembourserait de mes frais, et qu’on ne me refuserait pas à Versailles ce qui m’était dû en qualité de courtier.

Comme nous étions en carnaval55 M. D. O. trouva à propos de donner un bal. Il invita tout ce qu’il y avait de plus distingué en femmes, et en hommes dans la ville. Je ne dirai au lecteur autre chose sinon que ce bal fut magnifique, comme le souper. Esther dansa avec moi toutes les contredanses avec toutes les grâces possibles, et brilla couverte de tous les diamants de feue sa mère.

Nous passions toute la journée ensemble amoureux, et malheureux, parce que l’abstinence nous irritait. Esther n’était bonne que pour me permettre quelque larcin,ah quand j’allais déjeuner avec elle. Elle n’était généreuse que de ses baisers, qui au lieu de me calmer me rendaient furieux. Elle me disait, comme toutes les prétendues honnêtes filles de l’univers qu’elle était sûre que je ne l’épouserais plus si elle me laissait faire d’elle tout ce que je voulais. Elle ne croyait pas que je fusse marié, car je l’avais trop assurée que j’étais garçon, mais elle ne doutait pas que je n’eusse quelque fort attachement à Paris. J’en convenais, et je l’assurais que j’allais me dégager entièrement pour être à elle lié par le nœud le plus solennel jusqu’à ma mort. Hélas ! Je mentais, car elle était inséparable de son père qui n’avait que quarante ans, et je ne pouvais me figurer la possibilité de mon état permanent dans un pays comme celui-là.

aiDix à douze jours après avoir envoyé l’ultimatum j’ai reçu une lettre de M. de Boulogne, qui me disait que l’ambassadeur avait reçuaj toutes les instructions que je pouvais désirer pour conclure l’affaire, et l’ambassadeur m’en dit autant. Il m’avertissait de prendre bien mes mesures, car il ne livrerait les effets royaux qu’en recevant en espèces courantes 18 100 000 #56.

Le douloureux moment de prendre congé étant donc arrivé, nous ne nous gênâmes pas pour retenir nos larmes. Esther me remit la valeur de 2 m. livres sterling que je lui avais laissées le jour qu’on trouva le portefeuille, et son père suivant ma disposition me donna 100 m. florins en lettres de change sur Tourtone et Baur, et sur Paris de Monmartel57, et une quittanceak de 200 m. florins qui m’autorisait à tirer sur lui [102r] jusqu’à l’extinction de toute la somme58. Au moment de mon départ Esther me fit présent de cinquante chemises de la plus fine toile, et de cinquante mouchoirs de Mazulipatan59.

Ce ne fut pas l’amour de Manon Balletti ; mais une sotte vanité, un désir d’aller figurer60 dans Paris qui me fit quitter la Hollande. Quinze mois que j’ai passés sous les plombs ne furent pas suffisants à guérir les maladies de mon esprit. Destin est une parole vide de sens : c’est nous qui nous le faisons malgré61 l’axiome des stoïciens volentem ducit, nolentem trahit [le destin conduit celui qui le veut, et entraîne celui qui résiste]62. J’ai trop d’indulgence pour moi quand je me l’adapte.

Après avoir juré à Esther que je la reverrais avant la fin de l’an, je suis parti avec un commissionnaire de la compagnie qui avait acheté lesal papiers de France, et je suis arrivé à La Haye chez Boaz, qui me reçut avec un air mêlé d’étonnement, et d’admiration. Il me dit que j’avais fait un miracle, et que je devais me hâter d’aller à Paris quand ce ne serait que pour jouir de l’encens des compliments. Il me dit cependant qu’il était sûr que je ne pouvais avoir fait ce que j’avais faitam sans avoir convaincu palmairement63 la compagnie qu’on était dans le moment de faire la paix. Je lui ai répondu que je ne les avais pas convaincus, mais que certainement la paix allait se faire. Il me dit que si je pouvais lui faire donner une assurance positive, et par écrit par l’ambassadeur que la paix allait se faire il me ferait présent de cinquante mille florins64 en diamants. Je lui aian répondu que la certitude qu’en avait l’ambassadeur ne pouvait pas être majeure de la mienne65 ; mais que malgré cela je ne la croyais que morale.

Le lendemain j’ai tout fini avec l’ambassadeur ; et le commissionnaire retourna à Amsterdam.

Je suis allé souper chez Thérèse qui me fit trouver ses enfants très proprement vêtus. Je lui ai dit d’aller le lendemain m’attendre à Rotterdam pour me consigner son fils que pour éviter les propos je n’ai pas voulu prendre avec moi à La Haye.

J’ai acheté d’un fils de Boaz des boucles de diamants, et plusieurs bijoux de prix pour 40 m. florins. J’ai dû lui promettre de descendre chez lui lorsque je retournerais à La Haye ; mais je ne lui ai pas tenu parole.

[102v] Thérèse à Rotterdam me dit clairement qu’elle savait avec certitude que j’avais gagné à Amsterdam un demi-million, et qu’elle ferait sa fortune, si elle pouvait quitter la Hollande, et aller s’établir à Londres. Elle instruisit Sophie à me dire que ma fortune avait été une conséquence des prières qu’elle avait adressées à Dieu. Tous ces propos me firent rire. Je lui ai donné cent ducats66, et je lui ai dit que je lui en ferais payer encore cent lorsqu’elle m’écrirait de Londres. J’ai vu que cette somme lui parut modique, mais je ne lui ai pas pour cela donné davantage. Elle a attendu le moment dans lequel j’entrais dans ma chaise pour me demander encore cent ducats, et je lui ai répondu à l’oreille que je lui en ferais payer mille sur-le-champ si elle voulait me céder Sophie. Après y avoir un peu pensé, elle me dit que non. Je suis parti après avoir donné à ma fille une montre. Je suis arrivé à Paris le 10 du mois de Février67, et j’ai pris un beau logement dans la rue comtesse d’Artois du côté de la rue Montorgueil.

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