Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre X1

Mon séjour à Paris et mon départ pour Strasbourg où je trouve la Renaud. Mes malheurs à Munich et mon triste séjour à Augsbourg.

À dix heures du matin, rafraîchi par le sentiment agréable de me retrouver dans ce Paris si imparfait, mais si attrayant qu’aucune ville au monde ne peut lui disputer d’être la ville par excellence, je me rendis chez ma chère Mme d’Urfé qui me reçut à bras ouverts. Elle me dit que le jeune d’Aranda se portait bien et que, si je le voulais, elle le ferait dîner avec nous le lendemain. Je lui dis que cela me serait agréable, puis je l’assurai que l’opération par laquelle elle devait renaître homme, se ferait aussitôt que Quérilinte2, l’un des trois chefs des Rose-Croix, serait sorti des cachots de l’inquisition de Lisbonne.

— C’est pourquoi, ajoutai-je, je dois me rendre à Augsbourg dans le courant du mois prochain, où, sous prétexte de m’acquitter d’une commission que je me suis procurée du gouvernement, j’aurai des conférences avec le comte de Stormon, pour faire délivrer l’adepte. À cet effet, Madame, j’aurai besoin d’une bonne lettre de crédit, de montres et de tabatières pour faire des présents à propos, car nous aurons des profanes à séduire.

— Je me charge volontiers de tout cela, mon cher ami, mais vous n’avez pas besoin de vous presser, car le congrès ne s’assemblera qu’en septembre.

— Il n’aura jamais lieu, Madame, croyez-moi ; mais les ministres des puissances belligérantes se réuniront également. Si contre mes prévisions, le congrès se tenait, je me verrais dans la nécessité de faire un voyage à Lisbonne. Dans tous les cas, je vous promets que nous nous reverrons cet hiver, les quinze jours que je vais passer ici me sont nécessaires pour détruire une cabale de St-Germain.

— St-Germain ! il n’oserait pas retourner à Paris.

— Je suis certain au contraire qu’il y est en ce moment, mais il s’y tient caché. Le messager d’État qui lui ordonna de partir de Londres l’a convaincu que le ministre anglais n’a pas été la dupe de la demande que le comte d’Affri fit de sa personne au nom du roi aux États-Généraux3.

Tout ce récit était hasardé sur des probabilités, et on verra que je devinais juste.

Mme d’Urfé me fit ensuite compliment sur la charmante fille que j’avais fait partir de Grenoble. Valenglard lui avait tout écrit.

— Le roi l’adore, me dit-elle, et elle ne tardera pas à le rendre père. Je suis allée lui faire une visite à Passi avec la duchesse de l’Oraguais4.

— Elle accouchera d’un fils qui fera le bonheur de la France, et dans trente ans d’ici vous verrez des choses merveilleuses qu’il m’est malheureusement interdit de vous dire avant votre transformation. Lui avez-vous parlé de moi ?

— Pour cela non, mais je suis sûre que vous trouverez le moyen de la voir, quand ce ne serait que chez Mme Varnier.

Elle ne se trompait pas ; mais voici ce que le hasard amena comme pour augmenter de plus en plus la folie de cette excellente dame.

Vers les quatre heures, nous causions de mes voyages, de nos projets, lorsque l’envie lui vint d’aller au bois de Boulogne. Elle me pria de l’y accompagner, et je me rendis à ses désirs. Quand nous fûmes aux environs de Madrid5, nous descendîmes et nous étant enfoncés dans le bois, nous allâmes nous asseoir au pied d’un arbre.

— Il y a aujourd’hui dix-huit ans, me dit-elle, que je me suis endormie seule à la même place où nous sommes. Pendant mon sommeil, le divin Horosmadis descendit du soleil et me tint compagnie jusqu’à mon réveil. En ouvrant les yeux, je le vis me quitter et remonter au ciel. Il me laissa enceinte d’une fille qu’il m’a enlevée il y a dix ans, sans doute pour me punir de ce qu’après lui je me suis oubliée un moment jusqu’à aimer un mortel. Ma divine Iriasis6 lui ressemblait.

— Vous êtes bien sûre que M. d’Urfé n’était pas son père ?

— M. d’Urfé ne m’a plus connue depuis qu’il m’a vue couchée à côté du divin Anael.

— C’est le génie de Vénus. Louchait-il ?

— Extrêmement. Vous savez donc qu’il louche ?

— Je sais aussi que dans la crise amoureuse, il délouche.

— Je n’y ai pas fait attention. Il m’a aussi quittée à cause d’une faute que j’ai commise avec un Arabe.

— Il vous avait été envoyé par le génie de Mercure ennemi d’Anael.

— Il le faut bien, et j’eus bien du malheur.

— Non, cette rencontre vous a rendue apte à la transformation.

Nous nous acheminions vers la voiture, quand tout à coup St-Germain s’offrit à nos regards ; mais dès qu’il nous eut aperçus, il rebroussa chemin et alla se perdre dans une autre allée.

— L’avez-vous vu ? lui dis-je. Il travaille contre nous, mais nos génies l’ont fait trembler.

— Je suis stupéfaite. J’irai demain matin à Versailles pour donner cette nouvelle au duc de Choiseul. Je suis curieuse de voir ce qu’il dira.

Je quittai cette dame en rentrant à Paris et me rendis à pied chez mon frère qui demeurait à la porte St-Denis. Il me reçut en poussant des cris de joie ainsi que sa femme7 que je trouvai fort jolie, mais fort malheureuse, car le ciel avait refusé à son époux la faculté de prouver qu’il était homme, et elle avait le malheur d’en être amoureuse. Je dis le malheur, car son amour la rendait fidèle ; sans cela, son mari la traitant fort bien et la laissant parfaitement libre, elle aurait pu facilement trouver remède à son malheur. Elle était rongée de chagrin, parce que, ne devinant pas l’impuissance de mon frère, elle s’imaginait qu’il ne la privait de l’objet de ses désirs parce qu’il ne répondait pas à l’amour qu’elle avait pour lui ; et elle était excusable, car son mari paraissait un Hercule, et il l’était partout, excepté là où elle l’aurait voulu tel. Le chagrin lui occasionna une consomption dont elle mourut cinq ou six ans plus tard8. Elle ne mourut pas pour punir son époux, mais nous verrons par la suite que sa mort fut pour lui une véritable punition9.

Le lendemain j’allai faire une visite à Mme Varnier10 pour lui remettre la lettre de Mme Morin. J’en fus parfaitement reçu et elle eut la bonté de me dire qu’il n’y avait personne au monde qu’elle eût plus désiré de connaître que moi, car sa nièce lui avait raconté tant de choses qu’elle en était extrêmement curieuse. On sait que c’est là la plus forte maladie des femmes11.

— Vous verrez ma belle nièce, monsieur, ajouta-t-elle, et ce sera d’elle-même que vous apprendrez tout ce qui la concerne et l’état de son cœur.

Elle lui écrivit un billet à l’instant et mit sous la même enveloppe la lettre que m’avait remise Mme Morin.

— Si vous désirez connaître la réponse que me fera ma nièce, me dit Mme Varnier, je vous engage à dîner.

J’acceptai, et à l’instant elle fit fermer la porte à tout le monde.

Le petit Savoyard qui avait porté la lettre à Passi revint à quatre heures avec un billet conçu en ces termes : « Le moment où je reverrai M. le chevalier de Seingalt sera un des plus heureux de ma vie. Faites qu’il se trouve chez vous après-demain à dix heures, et s’il ne pouvait pas à cette heure, veuillez me le faire savoir. »

Après la lecture de ce billet, ayant promis d’être exact au rendez-vous, je quittai Mme Varnier et je me rendis chez Mme du Rumain qui m’obligea de lui fixer un jour tout entier pour la satisfaire sur une foule de questions qu’elle avait à me faire, et pour lesquelles il me fallait le secours de mon oracle.

Le lendemain, je sus de Mme d’Urfé la plaisante réponse que lui avait faite M. le duc de Choiseul lorsqu’elle lui avait annoncé la rencontre qu’elle avait faite du comte de St-Germain dans le bois de Boulogne.

— Je n’en suis pas surpris, lui avait dit ce ministre, puisqu’il a passé la nuit dans mon cabinet.

Ce duc, homme d’esprit et surtout homme du monde, était d’un naturel expansif, et ne savait garder le secret que lorsqu’il s’agissait d’objets de haute importance ; bien différent en cela de ces diplomates de fabrique qui croient se donner de l’importance en faisant les mystérieux sur des misères, dont le secret importe aussi peu que la divulgation. Il est vrai que rarement une affaire paraissait importante à M. de Choiseul ; et au fait, si la diplomatie n’était pas la science de l’intrigue et de l’astuce, si la morale et la vérité étaient la base des affaires d’État comme cela devrait être, le mystère serait plus ridicule que nécessaire12.

Le duc de Choiseul avait fait semblant de disgracier St-Germain en France, pour l’avoir à Londres en qualité d’espion ; mais lord Halifax13 n’en fut pas dupe ; il trouva même la ruse grossière ; mais ce sont là des gentillesses que tous les gouvernements se prêtent et se rendent pour n’avoir point de reproches à se faire.

Le petit d’Aranda, après m’avoir fait beaucoup de caresses, me pria d’aller déjeuner avec lui à son pensionnat, m’assurant que Mlle Viard me verrait avec plaisir.

Le lendemain je n’eus garde de manquer au rendez-vous de la belle Roman. J’étais chez Mme Varnier un quart d’heure avant l’arrivée de cette éblouissante brune, et je l’attendais avec un battement de cœur qui me prouvait que les petites faveurs que j’avais pu me procurer n’avaient pas suffi pour éteindre les feux qu’elle avait allumés en moi. Quand elle parut, son embonpoint m’en imposa. Une sorte de respect qu’il me sembla devoir à une sultane féconde14 m’empêcha de l’approcher avec des démonstrations de tendresse, mais elle était bien loin de se croire plus faite pour être respectée alors que lorsque je l’avais connue à Grenoble pauvre, mais immaculée. Elle me le dit en termes clairs, après m’avoir cordialement embrassé.

— On me croit heureuse, me dit-elle, tout le monde envie mon sort ; mais peut-on être heureux quand on a perdu sa propre estime15 ? Il y a six mois que je ne ris plus que du bout des lèvres, tandis qu’à Grenoble, pauvre et manquant presque du nécessaire, je riais d’une gaieté franche et sans contrainte. J’ai des diamants, des dentelles, un hôtel superbe, des équipages, un beau jardin, des femmes pour me servir, une dame de compagnie qui me méprise peut-être, et quoique je sois traitée en princesse par les premières dames de la cour qui viennent me voir familièrement, il n’y a pas de jour où je n’éprouve quelque mortification.

— Des mortifications ?

— Oui, des placets qu’on me présente pour solliciter des grâces, et que je suis forcée de renvoyer, en m’excusant sur mon impuissance, n’osant rien demander au roi.

— Mais pourquoi ne l’osez-vous pas ?

— Parce qu’il ne m’est pas possible de parler à mon amant sans avoir le monarque devant mes yeux. Ah ! le bonheur est dans la simplicité et non dans le faste.

— Il est dans la conformité de son état, et il faut vous efforcer de vous mettre à la hauteur de celui que le destin vous a fait.

— Je ne le puis ; j’aime le roi et je crains toujours de lui déplaire. Je trouve toujours qu’il me donne trop pour moi ; cela fait que je n’ose rien lui demander pour d’autres.

— Mais le roi serait heureux, j’en suis sûr, de vous prouver son amour en vous accordant des grâces pour les personnes auxquelles vous paraîtriez prendre de l’intérêt.

— Je le crois bien, et cela me rendrait heureuse, mais je ne puis me vaincre. J’ai cent louis par mois pour mes épingles16 ; je les distribue en aumônes et en présents, mais avec économie, pour arriver à la fin du mois. Je me suis fait une idée, fausse sans doute, mais qui me domine malgré moi, je pense que le roi ne m’aime que parce que je ne l’importune pas.

— Et vous l’aimez ?

— Comment ne pas l’aimer ! Poli à l’excès, bon, doux, beau, bagatelier17 et tendre ; il a tout ce qu’il faut pour subjuguer le cœur d’une femme.

« Il ne cesse de me demander si je suis contente de mes meubles, de ma garde-robe, de mes gens, de mon jardin ; si je désire quelque changement. Je l’embrasse, je le remercie, je lui dis que tout est pour le mieux, et je suis heureuse de le voir content.

— Vous parle-t-il jamais du rejeton dont vous allez le doter ?

— Il me dit souvent que dans mon état, je dois donner tous mes soins à ma santé. Je me flatte qu’il reconnaîtra mon fils pour prince de son sang ; la reine étant morte18, il le doit en conscience.

— N’en doutez pas.

— Ah ! que mon fils me sera cher ! Quel bonheur d’être sûre que ce ne sera pas une fille ! Mais je n’en dis rien à personne. Si j’osais parler au roi de l’horoscope, je suis sûre qu’il voudrait vous connaître ; mais je crains la calomnie.

— Et moi aussi, ma chère amie. Continuez à vous taire là-dessus, et que rien ne vienne troubler un bonheur qui ne peut que s’accroître et que je suis heureux de vous avoir procuré.

Nous ne nous séparâmes point sans verser de larmes. Elle sortit la première après m’avoir embrassé et m’appelant son meilleur ami. Je restai seul avec Mme Varnier pour me remettre un peu, et je lui dis qu’au lieu de lui tirer son horoscope, j’aurais dû l’épouser.

— Elle aurait été plus heureuse. Vous n’avez peut-être prévu ni sa timidité ni son manque d’ambition.

— Je puis vous assurer, madame, que je n’ai compté ni sur son courage, ni sur son ambition. J’ai perdu de vue mon bonheur, pour ne penser qu’au sien. Mais c’est fait. Je me consolerais cependant, si je la voyais parfaitement heureuse. J’espère que cela viendra, surtout si elle accouche d’un fils.

Après avoir dîné avec Mme d’Urfé, nous décidâmes de renvoyer d’Aranda à sa pension afin d’être plus libres dans nos fonctions cabalistiques ; ensuite j’allai à l’opéra où mon frère m’avait donné rendez-vous pour me mener souper chez Mme Vanloo19 qui me reçut avec de grandes démonstrations d’amitié.

— Vous aurez le plaisir, me dit-elle, de souper avec Mme Blondel et son mari.

Le lecteur se rappellera que c’était Manon Balletti que j’avais dû épouser.

— Sait-elle que je suis ici ? dis-je.

— Non, je me suis ménagé le plaisir de voir sa surprise.

— Je vous remercie de n’avoir pas voulu jouir de la mienne. Nous nous reverrons, madame, mais pour aujourd’hui, je vous dis adieu ; car en homme d’honneur, je crois ne devoir jamais me trouver volontairement dans un endroit où sera Mme Blondel.

Je sortis, laissant tout le monde ébahi, et ne sachant où aller, je pris un fiacre et j’allai souper avec ma belle-sœur qui m’en sut un gré infini. Mais pendant tout le petit souper, la charmante femme ne fit que se plaindre de son mari, qui n’aurait pas dû l’épouser puisqu’il savait n’être pas en état de faire auprès d’une femme les fonctions d’un homme.

— Pourquoi n’en avez-vous pas essayé avant de vous marier ?

— Mais était-il convenable que j’en fisse les avances ? Et puis comment croire qu’un aussi bel homme ne serait bon à rien ? Voici l’histoire. Je dansais, comme vous le savez, à la Comédie Italienne, et j’étais entretenue par M. de Sanci, trésorier aux économats du clergé20. Ce fut lui qui conduisit votre frère chez moi. Il me plut et je ne fus pas longtemps à m’apercevoir qu’il m’aimait. Mon amant m’avertit que c’était le moment de faire ma fortune en me faisant épouser. Dans cette idée je formai le plan de ne lui rien accorder. Il venait chez moi le matin, me trouvait souvent seule au lit ; nous causions, il paraissait s’enflammer, mais tout finissait par des baisers. Je l’attendais à une déclaration en forme d’amener la conclusion que je désirais alors. C’est alors que M. de Sanci me fit une rente viagère de mille écus21, moyennant quoi je me suis retirée du théâtre.

« La belle saison étant venue, M. de Sanci invita votre frère à passer un mois à la campagne, m’emmenant avec lui, et, pour que tout fût couvert du voile de la décence, il fut convenu que je serais présentée comme sa femme. Cette proposition plut à Casanova, n’y voyant qu’un badinage et ne pensant pas, peut-être, qu’elle pût tirer à conséquence. Il me présenta donc comme sa femme à toute la famille de mon amant, ainsi qu’aux parents, conseillers au parlement, militaires, petits-maîtres et dont les femmes étaient du grand ton. Il trouva plaisant que le bon ordre de la comédie le mît en droit d’exiger que nous couchassions ensemble. Je ne pouvais pas m’y refuser sans m’exposer à faire la plus mauvaise figure ; d’ailleurs loin de me sentir la moindre répugnance pour cette concession, je n’y voyais qu’un prompt acheminement à ce qui faisait l’objet de tous mes vœux.

« Mais que vous dirai-je ! votre frère, tendre et me donnant mille marques de son amour, m’ayant en sa possession pendant trente nuits de suite, ne vint jamais à la conclusion qui doit sembler si naturelle en pareille circonstance.

— Vous auriez dû juger alors qu’il en était incapable car à moins d’être de marbre, ou d’avoir fait vœu de chasteté en s’exposant à la plus violente des tentations, sa conduite était impossible.

— Cela vous paraît, mais le fait est qu’il ne se montra ni capable ni incapable de me donner des preuves de son ardeur.

— Pourquoi ne pas vous en assurer par vous-même ?

— Un sentiment de vanité, d’orgueil même, mal entendu, ne me permit pas de me désabuser. Je ne soupçonnais pas la vérité, je me faisais mille idées qui flattaient mon amour-propre. Il me semblait que, m’aimant véritablement, il était possible qu’il craignît de m’éprouver avant d’être sa femme. Cela m’empêcha de me résoudre à l’épreuve humiliante d’aller aux enquêtes.

— Tout cela, ma chère belle-sœur, aurait pu être naturel, quoique peu ordinaire, si vous aviez été une jeune innocente ; mais mon frère savait bien que votre noviciat était fait et parfait.

— Tout cela est très vrai, mais que n’imagine pas la tête d’une femme amoureuse et que l’amour-propre aiguillonne autant que l’amour ?

— Vous raisonnez fort bien, mais un peu tard.

— Je ne le sais que trop. Enfin nous revînmes à Paris, lui à sa demeure ordinaire, moi à ma petite maison, lui continuant à me faire la cour, moi le recevant et ne comprenant rien à une conduite si étrange. M. de Sanci qui savait que rien de sérieux n’avait eu lieu entre nous, se perdait en conjectures et ne pouvait résoudre l’énigme. « Il a peur sans doute de te faire un enfant, me dit-il, et de se voir par là obligé de t’épouser. » Je commençais à le croire aussi ; mais je trouvais que cette manière de raisonner était étrange pour un homme amoureux.

« M. de Nesle, officier aux gardes françaises, mari d’une jolie femme qui m’avait connue à la campagne, alla chez votre frère pour me faire une visite. Ne m’y trouvant pas, il lui demanda pourquoi je ne vivais pas avec lui. Il lui répondit tout bonnement que je n’étais pas sa femme et que ce n’avait été qu’une plaisanterie. M. de Nesle vint chez moi pour savoir si cela était vrai, et dès qu’il sut la vérité, il me demanda si je trouverais mauvais qu’il réussît à obliger Casanova à m’épouser. Je lui répondis que bien au contraire, il me ferait grand plaisir. Il n’en voulut pas davantage. Il alla dire à votre frère que sa femme n’aurait jamais voulu converser avec moi d’égale à égale si je ne lui avais été présentée par lui-même comme son épouse, titre qui m’avait déclarée apte à jouir de tous les privilèges de la bonne compagnie ; que son imposture était un affront pour toute la société et qu’il devait réparer ses torts en m’épousant dans la huitaine ou accepter avec lui un duel au dernier sang. Il ajouta encore que dans le cas où il succomberait dans ce combat, il serait vengé par tous les hommes que son action avait offensés comme lui. Casanova lui répondit en riant que, bien loin de se battre pour ne pas m’épouser, il était prêt à rompre des lances pour m’avoir. « Je l’aime et si je lui plais, je suis tout disposé à lui donner ma main. Veuillez, ajouta-t-il, vous charger de préparer les voies, et je serai à vos ordres quand il vous plaira. »

« M. de Nesle l’embrassa, lui promit de se charger de tout, puis vint me donner cette nouvelle qui me combla de joie, et dans la semaine tout fut achevé. M. de Nesle nous donna un magnifique souper le jour de nos noces, et depuis ce jour j’ai le titre de sa femme ; mais titre vain, puisque malgré la cérémonie et le oui fatal, je ne suis pas mariée, puisque votre frère est complètement nul. Je suis malheureuse, et il en a toute la faute, car il devait se connaître. Il m’a horriblement trompée.

— Mais il y a été forcé ; il est moins coupable qu’il n’est à plaindre. Je vous plains aussi beaucoup, et pourtant je vous donne tort ; car après avoir couché tout un mois avec lui sans qu’il vous donnât une seule preuve de sa puissance, vous ne pouviez que supposer la vérité. Eussiez-vous même été parfaitement novice, M. de Sanci aurait dû vous mettre au fait ; car il doit bien savoir qu’il n’est pas au pouvoir d’un homme de se trouver côte à côte d’une jolie femme, de la presser à nu entre ses bras pendant si longtemps, sans se trouver, malgré sa volonté, dans une situation physique telle qu’il sera forcé de se dévoiler, s’il n’est pas entièrement privé de la faculté qui fait son essence.

— Tout cela me semble vrai dans votre bouche, et pourtant nous n’y avons pensé ni l’un ni l’autre, tant à le voir on est porté à le croire un Hercule.

— Je ne vois qu’un remède à votre mal, ma chère belle-sœur, c’est de faire annuler votre mariage ou de prendre un amant ; et je crois mon frère trop raisonnable pour vous gêner en cela.

— Je suis parfaitement libre, mais je ne puis penser ni à un amant ni à un divorce ; car le bourreau me traite si bien que mon amour pour lui ne fait que s’accroître, ce qui sans doute augmente mon malheur.

Je voyais cette pauvre femme si malheureuse que j’aurais volontiers consenti à la consoler ; mais il ne fallait pas y penser. Cependant sa confidence avait momentanément soulagé sa douleur, je lui en fis compliment, et après l’avoir embrassée de manière à lui prouver que je n’étais pas mon frère, je lui souhaitai une bonne nuit.

Le lendemain j’allai voir Mme Vanloo qui me dit que Mme Blondel l’avait chargée de me remercier de ce que je n’étais pas resté, mais que son mari l’avait priée de me dire qu’il était bien fâché de ne m’avoir pas vu pour m’exprimer toute son obligation.

— Il a apparemment trouvé sa femme toute neuve, mais ce n’est pas ma faute, et il n’en doit l’obligation qu’à Manon Baletti. On m’a dit qu’il a un joli poupon22, qu’il demeure au Louvre23 et qu’elle habite dans une autre maison rue Neuve-des-Petits-Champs.

— C’est vrai, mais il soupe tous les soirs avec elle.

— C’est un drôle de ménage !

— Très bon, je vous assure. Blondel ne veut avoir sa femme qu’en bonne fortune. Il dit que cela entretient l’amour, et que n’ayant jamais eu une maîtresse digne d’être sa femme, il est bien aise d’avoir trouvé une femme digne d’être sa maîtresse.

Je donnai tout le jour suivant à Mme du Rumain nous occupant jusqu’au soir de questions fort épineuses. Je la laissai très contente. Le mariage de Mlle Cotenfau, sa fille, avec M. de Polignac, arrivé cinq ou six ans plus tard24, fut la conséquence de nos calculs cabalistiques.

La belle marchande de bas de la rue des Prouvères25, que j’avais tant aimée, n’était plus à Paris. Un certain M. de Langlade l’avait enlevée et son mari était dans la misère. Camille était malade26, Coralline était devenue marquise27 et maîtresse en titre de M. le comte de la Marche, fils du prince de Conti, auquel elle avait donné un fils que j’ai connu vingt ans plus tard portant la croix de Malte et le nom de chevalier de Montréal. Plusieurs autres jeunes personnes que j’avais connues étaient allées figurer en province en qualité de veuves, ou étaient devenues inaccessibles.

Tel était Paris de mon temps. Les changements qui s’y faisaient en filles, en intrigues, en principes allaient aussi rapidement que les modes.

Je donnai tout un jour à mon ancien ami Balletti qui avait quitté le théâtre après avoir perdu son père28 et épousé une jolie figurante ; il travaillait sur l’herbe mélisse, espérant parvenir à trouver la pierre philosophale.

Je fus agréablement surpris au foyer de la Comédie-Française en voyant le poète Poinsinet qui, après m’avoir embrassé à plusieurs reprises, me dit qu’à Parme, M. du Tillot l’avait comblé de bienfaits.

— Il ne m’a point placé, me dit-il, parce qu’en Italie on ne sait que faire d’un poète français.

— Savez-vous quelque chose de lord Lismore ? lui dis-je.

— Oui, il a écrit de Livourne à sa mère en lui annonçant qu’il allait passer aux Indes, et que si vous n’aviez pas eu la bonté de lui donner mille louis, il serait actuellement dans les prisons de Rome.

— Je m’intéresse beaucoup à son sort, et je verrais volontiers Milady avec vous.

— Je vous annoncerai, et je suis bien sûr qu’elle vous retiendra à souper, car elle a la plus grande envie de vous parler.

— Comment vous trouvez-vous ici ? lui dis-je, êtes-vous content d’Apollon ?

— Il n’est pas le dieu du Pactole29 ; je suis sans le sou ; je n’ai pas une chambre, et j’accepterai volontiers à souper, si vous voulez m’inviter. Je vous lirai le Cercle30 que les comédiens ont reçu, et que j’ai dans ma poche. Je suis sûr que cette pièce aura du succès.

Ce Cercle était une petite pièce en prose dans laquelle le poète jouait le jargon du médecin Herrenschwand, frère de celui que j’avais connu à Soleure31. Elle eut effectivement un grand succès de vogue.

Je le menai souper, et le pauvre nourrisson des Muses mangea comme quatre. Le lendemain il vint m’annoncer que la comtesse Lismore m’attendait à souper.

Je trouvai cette dame, belle encore, avec M. de St-Albin, archevêque de Cambrai, amant suranné qui dépensait pour elle tout le revenu de son archevêché. Ce digne prince de l’Église était un des fils naturels du duc d’Orléans, le célèbre Régent de France, et d’une comédienne32. Il soupa avec nous, mais il n’ouvrit la bouche que pour manger, et sa maîtresse ne me parla que de son fils dont elle portait aux nues l’esprit et les talents, tandis qu’au fait lord Lismore n’était qu’un vaurien ; mais je crus devoir faire la chouette. Il y aurait eu de la cruauté à la contredire. Je la quittai en lui promettant de lui écrire, s’il m’arrivait de rencontrer son fils.

Poinsinet qui était, comme on dit, sans feu ni lieu, vint passer la nuit dans ma chambre, et le lendemain, après lui avoir fait prendre deux tasses de chocolat, je lui donnai de quoi se louer une chambre. Je ne l’ai plus revu, s’étant noyé quelques années après, non dans l’Hippocrène33 mais dans le Guadalquivir. Il me dit qu’il avait passé huit jours chez M. de Voltaire et qu’il s’était hâté de retourner à Paris pour faire sortir de la Bastille l’abbé Morellet34.

Je n’avais plus rien à faire à Paris, et je n’attendais pour en partir que des habits que je faisais faire et une croix de rubis et de diamants de l’ordre dont le Saint-Père m’avait décoré.

J’attendais le tout dans cinq ou six jours, lorsqu’un contretemps m’obligea de partir précipitamment. Voici cet événement que j’écris à contrecœur, car ce fut une imprudence de ma part qui faillit me coûter la vie et l’honneur, comptant pour rien plus de cent mille francs35. Je plains les sots qui, tombés dans le malheur, s’en prennent à la fortune, tandis qu’ils ne devraient s’en prendre qu’à eux seuls.

Je me promenais aux Tuileries vers les dix heures du matin lorsque j’eus le malheur de rencontrer la Dangenancour36 avec une autre fille. Cette Dangenancour était une figurante de l’opéra avec laquelle, avant mon dernier départ de Paris, j’avais désiré vainement de faire connaissance37. Me félicitant de l’heureux hasard qui me la faisait rencontrer si à propos, je l’abordai et je n’eus pas besoin de beaucoup la prier pour lui faire accepter un dîner à Choisi38.

Nous nous dirigeâmes vers le Pont-Royal et là prenant un fiacre, nous partons. Après avoir ordonné le dîner, nous sortions pour faire un tour de jardin quand je vis descendre d’un fiacre deux aventuriers que je connais et deux filles amies de celles que je conduisais. La malencontreuse hôtesse qui se trouvait sur la porte vint nous dire que si nous voulions être servis ensemble, elle nous donnerait un dîner excellent ; je ne dis rien, ou plutôt je me rendis au oui de mes deux grivoises39. Nous dînâmes effectivement très bien, et après avoir payé, au moment où nous allions retourner à Paris, je m’aperçus que je n’avais pas une bague que pendant le dîner j’avais ôtée de mon doigt pour la laisser voir à l’un des deux aventuriers nommé Santis40 qui s’était montré curieux de l’examiner. C’était une très jolie miniature dont l’entourage en brillants m’avait coûté vingt-cinq louis. Je priai très poliment Santis de me rendre ma bague ; il me répondit avec un grand sang-froid qu’il me l’avait rendue.

— Si vous me l’aviez rendue, répliquai-je, je l’aurais, et je ne l’ai pas.

Il persiste ; les filles ne disaient rien, mais l’ami de Santis, Portugais nommé Xavier41, osa me dire qu’il l’avait vu me la rendre.

— Vous en avez menti, lui dis-je, et saisissant Santis à la cravate, je lui dis qu’il ne sortirait pas que je n’eusse ma bague. Mais en même temps le Portugais s’étant levé pour secourir son ami, je fais un pas en arrière et l’épée à la main je réitère mon propos. L’hôtesse étant survenue en jetant les hauts cris, Santis me dit que si je voulais écouter deux mots à l’écart, il me persuaderait. Croyant bonnement qu’ayant honte de me restituer ma bague en présence de tout ce monde, mais qu’il allait me la remettre tête-à-tête, je rengainai en lui criant :

— Sortons.

Xavier monta dans le fiacre avec les quatre donzelles et ils retournèrent à Paris.

Santis me suivit derrière le château, et là prenant un air riant, il me dit que voulant faire une plaisanterie, il avait mis ma bague dans la poche de son ami, mais qu’à Paris il me la rendrait.

— C’est un conte, lui dis-je, votre ami prétend vous avoir vu me la rendre, et vous l’avez laissé partir. Me croyez-vous assez neuf pour être dupe d’un badinage de cette espèce ? Vous êtes deux voleurs.

En disant cela, j’allonge la main pour saisir la chaîne de sa montre, mais il recule et tire son épée. Je tire la mienne, et à peine en garde, il me porte une botte allongée que je pare, et me fendant sur lui, je le traverse d’outre en outre. Il tombe en appelant au secours. Je rengaine mon épée, et sans m’embarrasser de lui, je vais rejoindre mon fiacre et je pars pour Paris.

Je descendis dans la place Maubert et me rendis à pied à mon hôtel42 en prenant une rue détournée. J’étais sûr que personne ne serait allé me chercher à mon logement, car mon hôte même ne savait pas mon nom.

J’employai le reste de ma journée à faire mes malles, et après avoir ordonné à Costa de les placer sur ma voiture, j’allai chez Mme d’Urfé que j’informai de mon aventure, en la priant que lorsque ce qu’elle devait me donner serait prêt, de le consigner à Costa qui viendrait me rejoindre à Augsbourg. J’aurais dû lui dire de m’expédier le tout par un de ses domestiques, mais mon bon génie m’avait abandonné ce jour-là. Au reste je ne croyais pas que Costa fût un voleur.

De retour à l’hôtel du Saint-Esprit, je donnai mes instructions au coquin en lui recommandant de faire diligence, d’être discret, et lui remettant l’argent nécessaire pour le voyage.

Ma voiture attelée de quatre chevaux de louage, qui me menèrent à la seconde poste, je partis de Paris et je ne m’arrêtai qu’à Strasbourg où je trouvai Desarmoises et mon Espagnol43.

N’ayant rien à faire dans cette ville, je voulais passer le Rhin sur-le-champ, mais Desarmoises me persuada d’aller avec lui à l’Esprit pour y voir une jolie personne qui n’avait différé son départ pour Augsbourg que dans l’espoir que nous pourrions faire le voyage ensemble.

— C’est une jeune dame de vos connaissances, me dit le faux marquis, mais j’ai dû lui donner ma parole d’honneur de ne point vous dire son nom. Elle n’a avec elle que sa femme de chambre, et je suis sûr que vous serez content de la voir.

Ma curiosité me fit céder. Je suis Desarmoises et j’entre dans ma chambre où je vois une jolie femme, mais que je ne reconnais pas d’abord. Ma mémoire me revenant, je vis que c’était une danseuse que j’avais trouvée charmante sur le théâtre de Dresde il y avait alors huit ans44. Elle appartenait alors au comte de Brühl, grand écuyer du roi de Pologne, Électeur de Saxe ; mais je n’avais pas même tenté de lui faire ma cour. La trouvant alors riche en équipage et prête à partir pour Augsbourg, je me peignis de suite tout le plaisir qu’une pareille rencontre allait me procurer.

Après les allures ordinaires d’une agréable reconnaissance de part et d’autre, nous fixâmes notre départ au lendemain matin pour aller ensemble à Augsbourg. La belle allait à Munich, mais comme je n’avais rien à faire dans cette petite capitale, nous demeurâmes d’accord qu’elle irait toute seule.

— Je suis bien sûre, me dit-elle ensuite, que vous prendrez le parti d’y venir vous-même, car les ministres des puissances qui doivent composer le congrès ne se rendront à Augsbourg que dans le courant du mois de septembre.

Nous soupâmes ensemble et le lendemain nous partîmes, elle dans sa voiture avec sa femme de chambre, et moi dans la mienne avec Desarmoises, précédé de Le-duc en courrier ; mais à Rastadt, nous changeâmes d’allure, la Renaud crut donner moins sujet aux spéculations de la curiosité en venant dans ma voiture qu’en restant dans la sienne, et Desarmoises alla volontiers occuper sa place auprès de la suivante. Nous ne tardâmes pas à devenir intimes. Elle me fit part de ses affaires, au moins en apparence, et moi je lui confiai tout ce que je n’avais pas intérêt de lui taire. Je lui dis que j’avais une commission de la cour de Lisbonne ; elle me crut, et je crus aussi qu’elle allait à Munich et à Augsbourg que pour y vendre ses diamants.

La conversation étant tombée sur Desarmoises, elle me dit que je pouvais fort bien le garder en ma société, mais que je ne devais point lui permettre de se donner le titre de marquis.

— Mais, lui dis-je, il est fils du marquis Desarmoises de Nancy.

— Ce n’est qu’un vieux courrier auquel le département des Affaires étrangères fait une mince pension. Je connais le marquis Desarmoises qui vit à Nancy et qui n’est pas aussi âgé que lui.

— Il est dans ce cas un peu difficile qu’il soit son père.

— L’hôte de l’Esprit l’a connu courrier.

— Comment l’as-tu connu ?

— Nous avons dîné ensemble à table d’hôte. Après le dîner, il vint me trouver dans ma chambre et me dit qu’il attendait quelqu’un pour partir pour Augsbourg et que nous pourrions faire le voyage ensemble. Il vous nomma et après quelques questions que je lui fis, je jugeai que ce ne pouvait être que vous, et nous voilà, ce dont je suis bien aise. Mais écoutez, je vous conseille de renoncer aux faux noms et aux fausses qualités ; pourquoi vous faites-vous appeler Seingalt ?

— C’est mon nom, ma chère, mais il n’empêche pas que ceux qui me connaissent d’ancienne date ne puissent m’appeler aussi Casanova, car je suis l’un et l’autre. Vous pouvez très bien comprendre cela.

— Oui, je le comprends. Votre mère est à Prague, et comme elle ne reçoit rien de sa pension, à cause de la guerre45, je crois qu’elle peut se trouver un peu gênée.

— Je le sais, mais je n’oublie pas mes devoirs de bon fils, je lui ai envoyé de l’argent.

— Je vous en félicite. Où logerez-vous à Augsbourg ?

— Je louerai une maison, et si cela vous amuse, je vous en ferai la maîtresse et vous en ferez les honneurs.

— C’est charmant, mon ami ! Nous y donnerons de bons soupers et nous passerons la nuit à jouer.

— Le plan est délicieux.

— Je me charge de vous trouver une excellente cuisinière ; celles de Bavière sont justement renommées. Nous ferons bonne figure au congrès, et on dira que nous nous aimons à la folie.

— Bien entendu, mon cœur, que je n’entends point raillerie sur le compte de la fidélité.

— Sur ce point, mon ami, fiez-vous à moi. Vous savez bien comment je vivais à Dresde.

— Je m’y fie, mais pas en aveugle, je t’en préviens. En attendant mettons de l’égalité entre nous, et dis-moi tu. Cela convient mieux à l’amour.

— Eh bien ! embrasse-moi.

Ma belle Renaud n’aimait pas à voyager la nuit, parce qu’elle aimait à souper copieusement, et à se coucher lorsque la tête lui tournait. La chaleur du vin en faisait alors une bacchante difficile à contenter ; mais quand je n’en pouvais plus, je la priais de me laisser tranquille, et force lui était de m’obéir46.

Arrivés à Augsbourg47, nous allâmes descendre aux Trois Maures48, mais l’hôte, en me disant qu’il nous ferait servir un bon dîner, m’annonça qu’il ne pourrait point me loger, parce que le ministre de France avait retenu l’hôtel tout entier. Je pris le parti d’aller trouver M. Carli49, banquier, auprès duquel j’étais accrédité, et dans l’instant il me procura une jolie maison meublée avec un jardin que je louai pour six mois, et que la Renaud trouva fort de son goût.

Il n’y avait encore personne à Augsbourg. La Renaud devant se rendre à Munich, me fit comprendre que je m’ennuierais pendant son absence, et sut m’engager à l’accompagner50. Nous nous logeâmes à l’auberge du Cerf51 où nous nous trouvâmes fort bien ; Desarmoises alla se loger ailleurs. Mes affaires n’ayant rien de commun avec ma nouvelle compagne, je lui donnai une voiture et un laquais de place spécialement pour elle, et j’en pris autant pour moi.

L’abbé Gama m’avait remis une lettre du commandeur Almada52 pour lord Stormon, ministre d’Angleterre à la cour de Bavière53. Ce seigneur se trouvant à Munich, je m’empressai de faire ma commission. Il me reçut fort bien, et m’assura que lorsqu’il en serait temps, il ferait tout ce qui dépendait de lui, lord Halifax l’ayant informé de toute l’affaire. En sortant de chez sa seigneurie bretonne54, j’allai faire ma cour à M. de Folard, ministre de France55 auquel je présentai une lettre que m’avait fait remettre M. de Choiseul par Mme d’Urfé. M. de Folard me fit beaucoup d’accueil et m’invita à dîner pour le lendemain, et le jour suivant il me présenta à l’Électeur56.

Pendant les quatre funestes semaines que je passai à Munich, la maison de ce ministre fut la seule que je fréquentai. J’appelle ces quatre semaines funestes, et à bon droit, car pendant ce temps je perdis tout mon argent, je mis en gage pour plus de quarante mille francs de bijoux que je n’ai jamais dégagés, et enfin, ce qui est le pis, parce que je perdis ma santé. Mes assassins furent cette Renaud, et ce Desarmoises qui me devait tant et qui me récompensa si mal.

Le troisième jour de mon arrivée à Munich, je fus obligé de faire une visite particulière à l’Électrice, douairière de Saxe57. Ce fut mon beau-frère58 qui était à la suite de cette princesse, qui m’y engagea, en me disant que je ne pouvais pas m’en dispenser, car elle me connaissait, et d’ailleurs elle s’était déjà informée de moi. Je n’eus pas à me repentir de ma condescendance, car l’Électrice me reçut bien et me fit beaucoup causer ; elle était curieuse comme toutes les personnes oisives qui ne savent point se suffire, parce qu’elles ne trouvent point assez de ressources dans leur esprit ni dans leur instruction.

J’ai fait bien des sottises dans ma vie ; je le confesse avec autant de candeur que Rousseau, et j’y mets moins d’amour-propre que ce malheureux grand homme ; mais j’en ai fait peu d’aussi fortes et d’aussi absurdes que celle d’aller à Munich, alors que je n’y avais rien à faire. Mais j’étais dans une crise ; c’était une époque où mon fatal génie allait crescendo de sottise en sottise depuis mon départ de Turin, et même depuis mon départ de Naples. Ma chute de nuit, ma soirée chez Lismore, ma liaison avec Desarmoises, ma partie à Choisi, ma confiance en Costa, mon union avec la Renaud, et plus que tout, mon inconcevable ineptie de me livrer en dupe au jeu de pharaon dans une cour où les joueurs qui tenaient la banque étaient réputés les plus habiles de l’Europe à corriger la fortune ! Là se trouvait entre autres le fameux, l’infâme Afflisio59, l’associé du duc Frédéric de Deux-Ponts60, que ce prince décorait du titre de son aide de camp, et que tout le monde connaissait pour le plus adroit coquin qu’il fût possible d’imaginer.

Je jouais tous les jours, et perdant souvent sur parole, l’embarras de devoir payer le lendemain me causait des chagrins cuisants. Quand j’eus épuisé mon crédit chez les banquiers, il fallut recourir aux juifs qui ne prêtent que sur gages, et ce fut Desarmoises qui fut mon entremetteur, avec la Renaud qui finit par se rendre maîtresse de tout. Ce ne fut pas là le plus affreux service qu’elle me rendit ; elle me communiqua un mal qui la rongeait, mais qui, en exerçant ses ravages à l’intérieur, laissait son extérieur intact, et d’autant plus dangereux que sa fraîcheur semblait annoncer la santé la plus parfaite. Enfin ce serpent sorti de l’enfer pour ma ruine, m’avait tellement mis sous le charme que je négligeai la maladie pendant un mois, parce qu’elle sut me persuader qu’elle serait déshonorée, si pendant notre séjour à Munich je m’étais mis entre les mains d’un chirurgien ; toute la cohue de la cour sachant que nous vivions maritalement ensemble.

Je ne me conçois pas, quand je réfléchis, à cette incroyable condescendance, surtout lorsque chaque jour je renouvelais le poison qu’elle avait infiltré dans mes veines !

Mon séjour à Munich fut une espèce de malédiction, ou plutôt pendant ce mois fatal, je les vis toutes réunies comme pour me donner un avant-goût de tous les maux que souffrent les âmes des réprouvés. La Renaud aimait le jeu et Desarmoises taillait de moitié avec elle. Je ne voulus jamais être de leur partie, car le faux marquis trichait sans aucun ménagement et souvent avec plus d’impudence que d’adresse. Il invitait chez moi des gens de mauvaise compagnie, qu’il traitait à mes frais ; puis dans leur jeu, il se passait chaque soir des scènes scandaleuses.

L’Électrice douairière de Saxe me causa la plus sensible mortification les deux dernières fois que j’eus l’honneur de lui parler.

— On sait ici, monsieur, comment vous vivez avec la Renaud et la vie qu’elle mène chez vous, peut-être à votre insu, me dit cette princesse ; cela vous fait grand tort, et je vous conseille d’en finir.

Elle ne savait pas que j’y étais forcé de toutes les manières. Il y avait un mois que j’étais parti de Paris et je n’avais encore reçu aucune nouvelle ni de Mme d’Urfé ni de Costa. Je ne pouvais pas en deviner la raison, mais je commençais à soupçonner la fidélité de mon Italien. J’appréhendais aussi que ma bonne Mme d’Urfé fût morte, ou devenue sage, ce qui pour moi aurait eu le même résultat ; et l’état où je me trouvais me mettait dans l’impuissance de retourner à Paris pour m’y informer de tout ce qu’il m’était si nécessaire de savoir, autant pour la tranquillité de mon âme que pour le rétablissement de ma bourse.

J’étais donc dans une détresse complète, et ce qui me peinait le plus, c’est que j’étais forcé de m’avouer que j’éprouvais un commencement d’abattement, fruit ordinaire de l’âge ; je n’avais plus cette confiance insouciante que donnent la jeunesse et le sentiment de la force, et cependant l’expérience ne m’avait pas assez mûri pour me corriger. Néanmoins, par un reste de cette habitude que donne un caractère résolu, je pris soudainement congé de la Renaud, en lui disant que je l’attendrais à Augsbourg. Elle ne fit aucun effort pour me retenir, mais elle me promit de me rejoindre au plus tôt, étant au moment de vendre avantageusement ses pierreries. Je partis précédé de Leduc et bien aise que Desarmoises trouvât bon de rester avec l’indigne créature dont je lui devais la malheureuse connaissance. Arrivé à ma jolie maison d’Augsbourg, je me mis au lit, décidé à n’en sortir que mort ou délivré du venin qui me rongeait. M. Carli, mon banquier, que je priai de passer chez moi, me recommanda un certain Kefalides, élève du fameux Fayet qui, plusieurs années auparavant, m’avait délivré d’un mal pareil à Paris. Ce Kefalides passait pour le meilleur chirurgien d’Augsbourg. Après avoir examiné mon état, il m’assura qu’il me guérirait par des sudorifiques sans avoir à recourir à ce fatal bistouri. Il commença en conséquence par me mettre à la diète la plus sévère, m’ordonna des bains et me soumit à des frictions mercurielles. Je subissais ce régime depuis six semaines, et loin de me trouver guéri, je me sentais dans un état pire que lorsqu’il m’avait entrepris. J’étais d’une maigreur épouvantable et j’avais deux tumeurs inguinales61 d’une grosseur monstrueuse. Je dus me résoudre à les laisser ouvrir, mais cette opération douloureuse, outre qu’elle faillit me coûter la vie, ne servit de rien. Il coupa maladroitement l’artère, ce qui occasionna une hémorragie qu’on eut beaucoup de peine à arrêter, et qui m’aurait donné la mort, sans les soins que je reçus de M. Algardi62, médecin bolonais qui était au service du prince évêque d’Augsbourg.

Ne voulant plus entendre parler de Kefalides, le docteur Algardi me prépara en ma présence quatre-vingt-dix pilules composées de dix-huit grains de manne63. Je prenais une de ces pilules le matin, buvant ensuite un grand verre de lait coupé, et une autre le soir, après laquelle je mangeais une soupe d’orge, et c’était là toute ma nourriture. Ce remède héroïque me rendit la santé en deux mois et demi, temps que je passai dans de grandes souffrances ; mais je ne commençai à reprendre mon embonpoint et mes forces que vers la fin de l’année.

Ce fut pendant mes souffrances que j’appris les circonstances de l’évasion de Costa64 emportant les diamants, les montres, les tabatières, le linge et les habits brodés que Mme d’Urfé lui avait remis pour moi dans une bonne malle avec cent louis qu’elle lui avait donnés pour son voyage. Cette bonne dame m’envoya une lettre de change de cinquante mille francs que fort heureusement elle n’eut pas le temps de remettre à mon voleur, et cette somme vint fort à propos pour m’arracher à l’espèce d’indigence où m’avait plongé mon inconduite.

J’eus à la même époque un autre chagrin qui me fut bien sensible, ce fut de découvrir que Leduc me volait. Je le lui aurais pardonné s’il ne m’avait forcé à une publicité que je n’aurais pu éviter qu’en me compromettant. Malgré cela je le gardai jusqu’à mon retour à Paris au commencement de l’année suivante.

Vers la fin du mois de septembre, quand on fut certain qu’il n’y aurait point de congrès, la Renaud passa par Augsbourg avec Desarmoises pour retourner à Paris ; mais elle n’osa pas venir me voir, dans la crainte que je ne lui fisse rendre mes effets, dont elle s’était emparée sans m’en prévenir, et sans doute elle me supposait instruit de cette friponnerie. Quatre ou cinq ans plus tard elle épousa à Paris un certain Böhmer65, le même qui donna au cardinal de Rohan le fameux collier qu’il croyait destiné à la malheureuse Marie-Antoinette, reine de France66. Elle était à Paris quand j’y revins, mais je ne fis aucune démarche pour la voir67, voulant tout oublier, si la chose était possible. Je le devais car dans tout ce que je fis pendant cette malheureuse année, ce que je trouvais de plus méprisable, c’est la triste conduite que j’avais menée, ou plutôt ma propre personne. Cependant je n’aurais pas assez méprisé l’infâme Desarmoises pour me priver du plaisir de lui couper les oreilles, s’il m’en avait laissé le temps ; mais le vieux coquin qui prévoyait sans doute le traitement que je lui réservais, s’esquiva. Il est mort misérable et étique en Normandie peu de temps après.

À peine ma santé fut-elle rétablie, qu’oubliant tous mes malheurs passés, je recommençais à me divertir. Anna-Midel68, mon excellente cuisinière, qui avait été si longtemps oisive, dut se mettre en besogne pour satisfaire mon appétit glouton ; car pendant trois semaines je fus affecté d’une faim dévorante, mais nécessaire à mon tempérament afin de rendre à mon individu sa première forme. Le graveur, mon hôte, et la jolie Gertrude sa fille, que je faisais manger avec moi, me regardaient avec une sorte de stupeur et craignaient des suites funestes de mon intempérance. Mon cher docteur Algardi, qui m’avait sauvé la vie, me prédisait une indigestion qui devait me mener au tombeau ; mais le besoin de manger était plus fort que ses raisons ; je n’écoutais rien, et je fis bien ; car à force de bien manger, je recouvrai mon état primitif et je me sentis bientôt apte à recommencer mes offrandes au dieu pour lequel je venais de tant souffrir.

Ma cuisinière et Gertrude, toutes deux jeunes et jolies, me rendirent amoureux, et la reconnaissance s’en mêlant, je leur fis part de mon amour à toutes deux à la fois ; car j’avais prévu qu’en les attaquant séparément, je n’aurais vaincu ni l’une ni l’autre. En outre, je savais que je n’avais pas beaucoup de temps à perdre, parce que je m’étais engagé avec Mme d’Urfé à souper avec elle le premier jour de l’an 1762, dans un appartement qu’elle m’avait meublé rue du Bacq69. Elle l’avait orné de superbes tapisseries que René de Savoie70 avait fait faire et sur lesquelles toutes les opérations du grand-œuvre étaient représentées. Elle m’avait écrit qu’elle avait été à Choisi et qu’elle y avait appris que l’Italien Santis, que j’y avais étendu d’un coup d’épée qui l’avait traversé d’outre en outre, après avoir été guéri de sa blessure, avait été enfermé à Bicêtre71 pour cause de filouteries.

Gertrude et Anne-Midel m’occupèrent agréablement pendant le reste de mon séjour à Augsbourg, mais elles ne me captivèrent pas au point de me faire négliger la bonne société. J’allais passer mes soirées d’une manière très agréable chez le comte Max de Lamberg72, qui demeurait avec le titre de grand-maréchal à la cour du prince évêque73. Son épouse74, femme charmante, avait tout ce qu’il faut pour attirer bonne et nombreuse compagnie. Je fis chez ce comte la connaissance du baron de Selentin, capitaine au service de Prusse, établi à Augsbourg où il recrutait pour son maître75. Ce qui m’attachait particulièrement au comte Lamberg, c’était son génie littéraire. Savant de première classe et surtout fort érudit, il a publié plusieurs ouvrages fort estimés. J’ai entretenu avec lui un commerce de lettres qui n’a cessé qu’à sa mort, arrivée par sa faute, il y a quatre ans, en 179276. Je dis par sa faute, mais j’aurais dû dire par celle de ses médecins qui le traitèrent par le mercure d’une maladie où Vénus n’avait aucune part, et qui ne servit qu’à le faire calomnier après sa mort.

Sa veuve, toujours aimable, vit encore en Bavière, chérie de ses amis et de ses filles qu’elle a parfaitement mariées.

Dans ce temps-là, une pauvre petite troupe de comédiens, mes compatriotes, arriva à Augsbourg, et je lui fis obtenir la permission de représenter sur un petit mauvais théâtre. Comme elle donna occasion à une petite histoire qui m’amusa, parce que j’en fus le héros, je vais la donner à mes lecteurs dans l’espoir de leur être agréable.

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