Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre VII

bM. de Voltaire. Mon arrivée à Aix en Savoye

— Voilà, lui dis-je, le plus heureux moment de ma vie. Je vois à la fin mon maître : il y a vingt ans, monsieur, que je suis votre écolier.

— Honorez-moi encore d’autres vingt, et après promettez-moi de venir me porter mes gages.

— Je vous le promets ; mais promettez-moi aussi de m’attendre.

— Je vous en donne ma parole, et je manquerai de vie plutôt que d’y manquer.

Une risée générale applaudit cette première pointe Voltairienne. C’était dans l’ordre. Les rieurs sont faits pour tenir en haleine l’un des deux, toujours aux dépens de l’autre ; et celui pour lequel ils se déclarent est toujours sûr de gagner : c’est une cabale qui a lieu en bonne compagnie aussi. Je m’y attendais, mais j’espérais à mon tour de lui livrer chance1. On lui présente deux Anglais nouvellement arrivés. Il se lève leur disant : Ces Messieurs sont anglais ; je voudrais bien l’être : mauvais compliment, car il les obligeait à lui répondre qu’ils voudraient être français, et ils n’avaient peut-être pas envie de mentir, ou ils devaient être honteux de dire la vérité. Il est permis à l’homme d’honneur, ce me semble, de mettre sa propre nation au-dessus des autres.

À peine rassis, il me rattrape, me disant d’un ton très poli, mais toujours riant, qu’en qualité de Vénitien je devais certainement connaître le comte Algarotti.

— Je le connais, mais pas en qualité de Vénitien car sept huitièmes de mes chers compatriotes ignorent qu’il existe.

— Je devais dire en qualité d’homme de lettres.

— Je le connais pour avoir passéc avec lui deux mois à Padoue il y a sept ans2, et je l’ai admiré principalement pour l’avoir trouvé [104v] votre admirateur.

— Nous sommes bons amis ; mais pour mériter l’estime de tous ceux qui le connaissent il n’a besoin d’admirer personne.

— S’il n’avait commencé par admirer, il ne se serait pas fait un nom. Admirateur de Newton, il a réussi à mettre les dames en état de pouvoir parler de la lumière3.

— A-t-il vraiment réussi ?

— Pas tant que M. de Fontenelle dans sa pluralité des mondes4 ; mais on peut cependant dire qu’il a réussi.

— C’est vrai. Si vous le voyez à Bologne, je vous prie de lui dire que j’attends ses lettres sur la Russie5. Il peut me les envoyer les faisant parvenir à Milan au banquier Bianchi. On m’a dit que les Italiens ne sont pas contents de sa langue.

— Je le crois. Sa langue, dans tout ce qu’il a écrit en italien, n’est que de lui : elle est infectée de gallicismes : il nous fait pitié6.

— Mais est-ce que les tournures françaises ne rendent pas votre langue plus belle ?

— Elles la rendent insoutenable, comme le serait la française farcie de phrases italiennes quand même vous seriez l’écrivain.

— Vous avez raison il faut écrire purement. On a critiqué Tite-Live. On a dit que son latin sentait la patavinité7.

— L’abbé Lazzarini m’a dit quand je commençais à apprendre à écrire qu’il préférait Tite-Live à Saluste8.

— L’abbé Lazzarini auteur de la tragédie Ulisse il giovine9. Vousd deviez être bien enfant, et je voudrais bien l’avoir connu ; mais j’ai bien connu l’abbé Conti qui avait été ami de Newton, et dont les quatre tragédies embrassent toute l’histoire romaine10.

— Je l’ai aussi connu, et admiré. Me trouvant en compagnie de ces grands hommes je me félicitais d’être jeune : actuellement que je me trouve vis-à-vis de vous il me paraît d’être d’avant-hier, mais cela ne m’humilie pas. Je voudrais être le cadet de tout le genre humain.

— Vous seriez plus heureux qu’en étant le doyen [105r]. Oserais-je vous demander à quelle espèce de littérature vous vous êtes adonné ?

— À aucune ; mais cela viendra peut-être. En attendant je lis tant que je peux, et je me plais à étudier l’homme en voyageant.

— C’est le moyen de le connaître ; mais le livre est trop grand. On y parvient plus facilement lisant l’histoire.

— Elle ment : on n’est pas sûr des faits ; elle ennuie ; et l’étude du monde en courant m’amuse. Horace, que je sais par cœur, est mon itinéraire11, et je le trouve partout.

— Algarotti aussi l’a tout dans sa tête. Vous aimez certainement la poésie ?

— C’est ma passion.

— Avez-vous fait beaucoup de sonnets ?

— Dix à douze que j’aime, et deux ou trois mille que peut-être je n’ai pas relus.

— On a en Italie la fureur des sonnets12.

— Oui, si cependant on peut appeler fureur l’inclination à donner à une pensée quelconque une mesure harmonieuse faite pour la mettre dans le plus beau jour. Le sonnet est difficile, Monsieur de Voltaire, car il n’est permis ni d’allonger la pensée en grâce des quatorze vers, ni de la raccourcir.

— C’est le lit du tyran Procuste13. C’est par cette raison que vous en avez si peu de bons. Nous n’en avons pas un seul ; mais la faute est de notre langue.

— Et du génie français aussi, je crois ; qui s’imagine qu’une pensée dilatée doit perdre tout le brillant de sa force.

— Et vous n’êtes pas de cet avis ?

— Pardonnez-moi. Il s’agit seulement d’examiner la pensée. Un bon mot, par exemple, ne suffit pas à un sonnet.

— Quel est le poète italien que vous aimez le plus ?

— L’Arioste : et je ne peux pas dire que je l’aime plus que les autres ; car je n’aime que lui. Je les ai cependant lus, tous. Quand j’ai lu, il y a quinze ans, le mal que vous en dites, j’ai d’abord dit que vous vous rétracteriez quand vous l’auriez lu14.

— Je vous remercie [105v] d’avoir cru que je ne l’avais pas lu. Je l’avais lu, mais étant jeune, ne sachant qu’imparfaitement votre langue, et étant prévenu par des lettrés italiens adorateurs du Tasse15, j’eus le malheur de publier un jugement que de bonne foi j’ai cru de moi. Il ne l’était pas. J’adore votre Arioste16.

— Je respire. Faites donc excommunier le livre où vous l’avez mis en ridicule.

— Mes livres sont déjà tous excommuniés17 ; mais je vais actuellement vous donner un bon essai de rétractation.

Ce fut dans ce moment-là que Voltaire m’étonna. Il me récita par cœur les deux grands morceaux du trente-quatrième, et du trente-cinquième chant de ce divin poète, où il parle de la conversation qu’Astolphe eut avec l’apôtre S. Jean sans jamais manquer un vers, sans prononcer un seul mot qui ne fût très exact en prosodie18 : il m’en releva les beautés avec des réflexions de véritable grand homme. On n’aurait pu s’attendre à quelque chose davantage du plus sublime de tous les glossateurs italiens. Je l’ai écouté sans respirer, sans clignoter une seule fois désirant en vain de le trouver en faute : j’ai dit me tournant à la compagnie que j’étais excédé de surprise, et que j’informerai toute l’Italie de ma juste merveille. Toute l’Europe, me dit-il, sera informée de moi-même19 de la très humble réparation que je dois au plus grand génie qu’elle ait produit.

Insatiable d’éloge, il me donna le lendemain sa traduction de la stance de l’Arioste Quindi avvien che tra principi, e signori [C’est pourquoi il advient qu’entre seigneurs et princes]20. La voici :

Les papes, les césars apaisant leur querelle

Jurent sur l’évangile une paix éternelle ;

Vous les voyez demain l’un de l’autre ennemis ;

C’était pour se tromper qu’ils s’étaient réunis :

Nul serment n’est gardé, nul accord n’est sincère ;

Quand la bouche a parlé, le cœur dit le contraire.

Du ciel qu’ils attestaient ils bravaient le courroux,

L’intérêt est le dieu qui les gouverne tous 21 .

À la fin du récit22 qui attira à M. de Voltaire les applaudissements de tous les assistants, malgré qu’aucun d’eux n’entendît l’italien, madame Denis sa nièce23 me demanda si je croyais que le grand morceau que son oncle avait déclamé fût un des plus beaux du grand poète.

— Oui madame ; mais non pas le plus beau.

— On a donc prononcé sur le plus beau ?

— Il fallait bien : sans cela on n’aurait pas fait l’apothéose di seigneur Lodovico.

— On l’a donc sanctifié : je ne le savais pas24.

Tous les rieurs alors, Voltaire le premier, furent pour madame Denis, moi excepté, qui gardais le plus grand sérieux. Voltaire, piqué de mon sérieux :

— Je sais, me dit-il, pourquoi vous ne riez pas. Vous prétendez que ce soit en force d’un morceau plus qu’humain qu’on l’a appelé divin.

— Précisément.

— Quel est-il donc ?

— Les trente-six stances dernières du vingt-troisième chant, qui font la description mécanique de la façon dont Roland devint fou. Depuis que le monde existe, personne n’a su comment on devient fou, l’Arioste excepté, qui a pu l’écrire, et qui vers la fin de sa vie devint fou aussi. Ces stances, je suis sûr, vous ont fait trembler : elles font horreur.

— Je m’en souviens : elles font devenir l’amour épouvantable. Il me tarde de les relire.

— Monsieur aura peut-être la complaisance de nous les réciter, dit madame Denis donnant un fin coup d’œil à son oncle.

— Pourquoi non ?, madame, si vous avez la bonté de m’écouter.

— Vous vous êtes donc donnée la peine de les apprendre par cœur ?

— Ayant lu l’Arioste deux ou trois fois par an depuis l’âge de quinze ans, il s’est placé tout dans ma mémoire sans que je me donne la moindre peine, et pour ainsi dire malgré moi, ses [106v] généalogies exceptées, et ses tirades historiques, qui fatiguent l’esprit sans intéresser le cœur. Le seul Horace m’est resté tout dans l’âme sans rien excepter, malgré les vers souvent trop prosaïques de ses épîtres.

— Passe pour Horace, ajouta Voltaire ; mais pour l’Arioste c’est beaucoup, car il s’agit de quarante-six grands chants.

— Dites cinquante un25.

Voltaire devint muet. Voyons, voyons, reprit madame Denis, les trente-six stances qui font frémir, et qui ont mérité à l’auteur le titre de divin.

Je les ai alors récitées ; mais non pas les déclamant, comme nous faisons en Italie26. L’Arioste pour plaire n’a pas besoin que le chant toujours monotone de celui qui le débite lui donne du relief. Les Français ont raison def trouver ce chant insoutenable. Je les ai récitées comme si ç’avait été de la prose, les animant du ton, des yeux, et d’une variation de voix nécessaire à l’expression du sentiment. On voyait, et on sentait la force que je me faisais pour retenir mes pleurs, et on pleurait ; mais lorsque je suis parvenu à la stance

Poichè allargare il freno al dolor puote,

Che resta solo senza altrui rispetto 27

Giù dagli occhi rigando per le gote

Sparge un fiume di lacrime sul petto.

[Mais quand il peut lâcher la bride à sa souffrance

(car il est resté seul, sans nul souci des autres),

il jaillit de ses yeux tout un torrent de pleurs

qui coule sous ses joues et baigne sa poitrine.]28

mes larmes sortirent de mes yeux si impétueusement, et si abondantes que chacun de la compagnie en versa, madame Denis frissonna, et Voltaire courut pour m’embrasser ; mais il ne put pas m’interrompre, car Roland pour devenir tout à fait fou avait besoin de remarquer qu’il était dans le même lit où Angélique naguère s’était trouvée toute nue entre les bras du trop heureux Médor, ce qui était dans la stance suivante29. À ma voix plaintive, et lugubre succéda celle de la terreur dépendante de la fureur [107r] qui lui fit faire avec sa prodigieuse force des ravages qu’un tremblement de terre ou la foudre seulement auraient pu faire. À la fin de mon récit, j’ai reçu tristement les compliments de toute la compagnie. Voltaire s’écria : Je l’ai toujours dit : si vous voulez qu’on pleure, pleurez ; mais pour pleurer il faut sentir, et pour lors les pleurs viennent de l’âme. Il m’embrassa, il me remercia, il me promit de me réciter le lendemain les mêmes stances, et de pleurer aussi. Il m’a tenu parole.

Poursuivant à parler de l’Arioste, madame Denis dit qu’il était étonnant que Rome ne l’eût pas mis à l’index. Voltaire lui dit qu’au contraire Léon X avait excommuniég dans une bulle ceux qui oseraient le condamner30. Les deux grandes familles d’Este, et de Médicis étaient intéressées à le soutenir : sans cela, ajouta-t-il, le seul vers sur la donation de Rome que Constantin fit à Sylvestre où il est dit qu’elle puzza forte [empeste fort], aurait suffi à faire défendre le poème31. Je lui ai dit, lui demandant pardon, que le vers qui avait fait crier encore plus fort était celui où l’Arioste met en doute la résurrection de tout le genre humain à la fin du monde. L’Arioste, lui dis-je, parlant de l’ermite qui voulait empêcher Rodomont de s’emparer d’Isabelle veuve de Zerbin, peint l’Africain qui ennuyé de ses sermons se saisit de lui, et le lance si loin qu’il va s’écraser contre un rocher32 où il reste mort sur-le-champ endormi de façon

Che al novissimo di forse fia desto

[Qui se réveillera le dernier jour peut-être]33

Ce forse-là, que le poète ne plaça que comme une fleur de rhétorique fit crier : ce qui aurait fait beaucoup rire le poète.

— C’est un dommage, dit madame Denis, que l’Arioste ne se soit pas passé de ses hyperboles.

— Taisez-vous ma nièce ; elles sont toutes savantes ; et toutes de la plus grande beauté.

Nous parlâmes d’autres matières toutes littéraires, et enfin [107v] on mit sur le tapis l’Écossaise jouée à Soleure. On savait tout. Voltaire me dit que si je voulais jouer chez lui il écrirait à M. de Chavigni d’engager madame=à venir jouer Lindane, et qu’il prendrait le rôle de Monrose34. Je l’ai remercié lui disant que madame=était à Bâle, et que d’ailleurs je devais partir le lendemain. Il fit alors les hauts cris, il souleva la compagnie, et il soutint que ma visite devenait insultante, si je ne restais au moins huit jours. Je lui ai répondu que n’étant allé à Genève que pour lui, je n’y avais plus rien à faire.

— Êtes-vous venu ici pour me parler, ou pour que je vous parle ?

— Principalement pour que vous me parliez.

— Restez donc ici au moins trois jours, et venez toujours dîner chez moi, et nous nous parlerons.

Je m’y suis engagé, et j’ai pris congé pour aller à mon auberge ayant beaucoup à écrire.

Un syndic de la ville, que je ne nommerai pas35, et qui avait passéh la journée chez Voltaire vint un quart d’heure après me prier de le laisser souper avec moi. J’ai été présent, me dit-il, au conflit que vous eûtes avec ce grand homme sans jamais parler. Je souhaite de vous avoir une heure tête-à-tête. Je l’ai embrassé, et lui demandant pardon s’il me trouvait en bonnet de nuit, je lui ai dit qu’il était le maître de passer avec moi toute la nuit.

Cet aimable homme passa deux heures avec moi sans jamais parler littérature ; mais il n’avait pas besoin de cela pour me plaire. C’était un grand écolier d’Épicure, et de Socrate, histoire pour histoire, rire à l’envi, parler de tout ce qui regardait les plaisirs qu’on pouvait se procurer vivant à Genève fut ce qui nous occupa jusqu’à minuit. Au moment de me quitter, il me pria à souper pour le lendemain, m’assurant que notre souper serait gai. Je lui ai promis de l’attendre à mon auberge. Il me pria de ne parler à personne de notre partie.

Le lendemain matin le jeune Fox est venu dans ma chambre avec les deux Anglais que j’avais vus chez M. de Voltaire. Ils me proposèrent une partie au Quinze à deux louis de cave36, et ayant perdu en moins d’une heure cinquante louis, j’ai quitté. Nous allâmes voir Genève, et à l’heure de dîner nous nous rendîmes aux Délices. Le duc de Vilars venait d’y arriver pour consulter Tronchin, qui depuis dix ans le faisait vivre par artifice37.

Pendant le dîner je n’ai pas parlé ; mais après, Voltaire m’engagea à raisonner sur le gouvernement de Venise, sachant déjà que je devais en être mécontent ; j’ai trompé son attente. J’ai tâché de démontrer qu’il n’y a pas de pays au monde où l’on puisse jouir d’une plus grande liberté. S’apercevant que la matière ne me plaisait pas, il me prit avec lui, et il me mena dans son jardin dont il me dit d’avoir été le créateur. La grande allée aboutissant à une eau courante, il me dit que c’était le Rhône qu’il envoyait en France. Il me fit admirer la belle vue de Genève, et la dent blanche, qui est la plus éminente de toutes les alpes38.

Faisant lui-même tomber le propos sur la littérature italienne, il commença à déraisonner avec esprit, et grande érudition, mais finissant toujours par un faux jugement. Je l’ai laissé dire. Il m’a parlé d’Homère, de Dante, et de Pétrarque, et tout le monde sait ce qu’il pensait de ces grands génies39. Ne pouvant s’abstenir d’écrire ce qu’il pensait, il s’est fait du tort. Je ne lui ai dit autre chose sinon que si ces auteurs n’eussent pas méritéi l’estime de tous ceux qui les étudièrent, ils ne les auraient pas placés dans le haut rang qu’ils occupaient.

] Le duc de Vilars, et le fameux médecin Tronchin vinrent nous rejoindre. Tronchin, grand, bien fait, beau de figure, poli, éloquent sans être parleur, savant physicien, homme d’esprit, médecin écolier chéri de Boherave, et n’ayant ni le jargon, ni le charlatanisme des suppôts de la faculté m’enchanta40. Sa médecine ne consistait principalement que dans le régime ; mais pour l’ordonner il avait besoin d’être grand philosophe. Ce fut lui qui guérit du mal vénérien un poumonique41 moyennant le mercure qu’il lui donna dans le lait d’une ânesse qu’il avait soumise à trente frictions sous le bras vigoureux de trois ou quatre crocheteurs42. J’écris ceci parce qu’on me l’a dit ; mais j’ai de la peine à le croire43.

La personne du duc de Vilars s’attira toute mon attention. Examinant son maintien, et sa figure, j’ai cru de voir une femme de soixante et dix ans44 habillée en homme maigre, décharnée, et rendue, qui dans sa jeunesse pouvait avoir été belle. Il avait les joues couperosées couvertes de rouge, les lèvres de carmin, les sourcils de noir, les dents postiches comme les cheveux collés à sa tête avec force pommade à l’ambre, et un grand bouquet à sa plus haute boutonnière qui lui arrivait au menton. Il affectait le gracieux dans ses gestes, et il parlait avec une voix douce qui ne laissait pas bien comprendre ce qu’il disait. D’ailleurs très poli, affable, et maniéré tout dans le goût du temps de la régence. On m’a dit qu’étant jeune il avait aimé les femmes, mais que devenu vieux il avait pris le modeste parti de devenir la femme de trois ou quatre beaux mignons qu’il tenait à son service, dont chacun jouissait à son tour de l’honneur de coucher avec lui. Ce duc était gouverneur de la Provence. Il avait tout le dos en gangrènesj ; et selon les lois de la nature il y avait dix ans qu’il aurait dû mourir ; mais Tronchin à force de régime le faisait vivre nourrissant les plaies qui non nourries seraient mortes45, et auraient entraîné le duc avec elles. Cela s’appelle vivre par artifice.

J’ai accompagné Voltaire dans sa chambre à coucher, où il changea de perruque, et du bonnet qu’il portait au-dessus pour se garantir du rhume. J’ai vu sur une grande table la Summa de S.t Thomas46, et des poètes italiens, entr’autres la Secchia rapita de Tassoni47.

— C’est, me dit-il, le seul poème tragicomique que l’Italie possède. Tassoni fut moine bel esprit, et savant : génie en qualité de poète.

— Passe ; mais non pas savant, car se moquant du système de Copernic il dit qu’on ne pourrait pas le suivant donner la théorie des lunaisons, ni des éclipser48.

— Où a-t-il dit cette bêtise ?

— Dans ses discorsi academici49.

— Je ne les ai pas ; mais je les aurai.

Il écrivit alors ce titre.

— Mais Tassoni, reprit-il, critiqua fort bien votre Pétrarque50.

— Il déshonora par là son goût, et sa littérature comme Muratori51.

— Le voici. Convenez que son érudition est immense.

— Est ubi peccat [C’est là qu’il pèche]52.

Il ouvrit une porte, et j’ai vu une archive de presque cent gros paquets.

— C’est, me dit-il, ma correspondance. Vous voyez à peu près cinquante mille lettres auxquelles j’ai répondu.

— Avez-vous la copie de vos réponses ?

— D’une bonne partie. C’est l’affaire d’un valet que je ne paye que pour ça.

— Je connais des imprimeurs qui donneraient bien de l’argent pour devenir maîtres de ce trésor.

— Gardez-vous des imprimeurs quand vous donnerez au public quelque chose, si vous n’avez pas déjà commencé.

— Je commencerai quand je serai vieux.

Et à ce propos je lui ai cité un vers macaronique de Merlin Cocai53.

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est un vers d’un poème célèbre en vingt-quatre chants.

— Célèbre ?

— Digne de l’être qui [109v] plus est ; mais pour le goûter il faut savoir le dialecte de Mantoue.

— Je le comprendrai. Faites que je l’aie.

— Je vous en ferai présent demain.

— Je vous serai obligé.

On vint nous tirer hors de là, et nous passâmes deux heures en discours de société, où le grand poète brillant amusa tout son monde, toujours applaudi quoique satirique, et souvent caustique, mais toujours riant, et les rieurs ne lui manquant jamais. Il tenait sa maison on ne pouvait pas plus noblement, et on ne faisait bonne chère que chez lui. Il avait alors soixante et six ans, et cent vingt mille livres de rente54. Ceux qui dirent, et qui disent qu’il devint riche à force de tromper des libraires sont dans l’abus. Les libraires au contraire l’ont beaucoup trompé, excepté les Cramer, dont il fit la fortune55. Il leur faisait présent de ses ouvrages, et par ce moyen ils furent tant répandus56. Dans le temps que j’étais là, il leur fit présent de la princesse de Babylone, conte charmant qu’il écrivit en trois jours57.

Mon syndic épicurien vint me prendre aux balances, comme il me l’avait promis. Il me conduisit dans une maison à main droite dans la rue voisine qui va en montant. Il me présenta à trois demoiselles58 dont deux étaient sœurs faites pour l’amour, malgré qu’on ne pouvait pas les appeler des beautés. Accueil aisé, et gracieux, physionomie spirituelle, et apparence de gaieté qui n’était pas trompeuse. La demi-heure avant souper se passa en discours décents malgré que libres ; mais pendant le souper, le syndic m’ayant donné le ton, j’ai prévu ce qui devait arriver après souper. La chaleur étant forte, sous le prétexte de jouir de la fraîcheur, et étant sûrs que personne ne viendrait nous gêner nous nous mîmes presqu’en état de nature. J’aurais eu tort, si je n’avais pas suivi l’exemple de tous les quatre. Quelle Orgie ! Nous nous montâmes en gaieté d’une telle force qu’ayant récité l’y grec de Grecour je me suis mis en devoir de démontrer aux trois filles chacune à son tour par quelle raison la sentence Gaudeant bene nati [Qu’ils se réjouissent ceux qui naissent bien pourvus] avait été prononcée59.kJ’ai vu le syndic glorieux du présent qu’il avait fait de ma personne à ces trois filles qui à ce que j’ai vu devaient faire très maigre chère avecl lui dont la concupiscence n’animait que la tête. Ce fut le sentiment qui les força une heure après minuit à me procurer une éjaculation, dont j’avais un vrai besoin. J’ai baisém à reprise les six belles mains qui s’abaissèrent à cette besogne toujours humiliante pour toute femme faite pour l’amour ; mais qui ne pouvait pas l’être dans la farce que nous avions jouée, puisque ayant eu la complaisance de les épargner, je leur avais rendu, aidé par le voluptueux syndic, le même service. Elles me firent des remerciements sans fin, et je les ai vues enchantées quand le syndic m’invita pour le lendemain.

Mais c’est moi qui lui rendis un million de grâces quand il me reconduisit chez moi. Il me dit qu’il avait le mérite tout seul d’avoir élevén ces trois filles, et que j’étais le premier homme qu’il leur avait fait connaître. Il me pria de poursuivre à me tenir sur mes gardes sur l’article de les engrosser, car ce malheur leur serait fatal dans une ville aussi difficile, et minutieuse sur cet article comme Genève.

Le lendemain j’ai écrit à M. de Voltaire une lettre en vers blancs, qui me coûta plus que si je les avais rimés. Je lui ai envoyé avec le poème deoThéophile Folengue60 ; et j’ai fait une grosse faute le lui envoyant, car je devais deviner qu’il ne le goûterait pas. Je suis descendu ensuite chez M. Fox, où les deux Anglais vinrent, et m’offrirent ma revanche. J’ai perdu cent louis. Ils partirent l’après-dîner pour Losane.

] Ayant su du syndic même que ses trois filles n’étaient pas riches, je suis allé chez un orfèvre me faire fondre six doblons da ocho61, lui ordonnant de me faire d’abordp trois balles de deux onces chacune. Je savais de quel moyen je me servirais pour leur en faire présent sans les humilier.

Je suis allé à midi chez M. de Voltaire qui n’était pas visible ; mais madame Denis me dédommagea. Elle avait l’esprit sage, beaucoup de goût, et de lecture sans prétention, et elle était grande ennemie du roi de Prusse. Elleq me demanda des nouvelles de ma belle gouvernante, et elle fut bien aise d’apprendre que le maître d’hôtel de l’ambassadeur l’avait épousée. Elle me pria de lui conter comment je m’étais sauvé des plombs, et je lui ai promis de la satisfaire un autre jour.

M. de Voltaire ne vint pas à table. Il ne parut que vers les cinq heures tenant une lettre à la main.

— Connaissez-vous, me dit-il, le marquis Albergati Capacelli sénateur de Bologne, et le comte Paradisi62 ?

— Je ne connais pas Paradisi, mais de vue, et de réputation M. Albergati qui n’est pas sénateur, mais quarante né de Bologne, où les quarante sont cinquante63.

— Miséricorde ! C’est un énigme64.

— Le connaissez-vous ?

— Non ; mais il m’envoie le théâtre de Goldoni65, des saucissons de Bologne66, la traduction de mon Tancrède67 ; et il viendra me voir.

— Il ne viendra pas : il n’est pas si bête.

— Comment bête ? Il est vrai qu’il y a de la bêtise à me venir voir.

— Je parle d’Albergati. Il sait qu’il y perdrait, car il jouit de l’idée que peut-être vous avez de lui. Il est sûr que s’il vient vous voir vous verrez son rien,r ou son tout, et adieu illusion. C’est d’ailleurs un bon gentilhomme qui a six mille sequins de rente, et la théâtromanie68. Il est bon acteur, et auteur de comédies en prose, qui ne font pas rire69. [111r]

— C’est un joli habit. Mais comment est-il quarante, et cinquante ?

— Comme midi à Bâle est à onze heures70.

— J’entends. Comme votre conseil de dix est de dix-sept71.

— Précisément. Mais les maudits quarante de Bologne sont autre chose.

— Pourquoi maudits ?

— Parce qu’ils ne sont pas sujets au fisc, et par là ils commettent tous les crimes qu’ils veulent, et ils vont demeurer hors de l’État, où ils vivent tout de même de leur revenu.

— C’est une bénédiction, et non pas une malédiction ; mais poursuivons. Le marquis Albergati est sans doute homme de lettres.

— Il écrit bien dans sa langue qu’il sait ; mais il ennuie le lecteur, parce qu’il s’écoute, et il n’est pas concis. Sa tête d’ailleurs est démeublée72.

— Il est acteur vous m’avez dit.

— Excellent quand il donne du sien, principalement dans les rôles d’amoureux.

— Est-il beau ?

— Sur le théâtre ; mais pas en ville. Sa figure ne dit rien.

— Mais ses pièces plaisent.

— Point du tout. On les sifflerait, si on les comprenait.

— Et de Goldoni que dites-vous73 ?

— C’est notre Molière.

— Pourquoi s’appelle-t-il poète du duc de Parme74 ?

— Pour se donner un titre, car le duc n’en sait rien. Il s’appelle aussi avocat, et il ne l’est qu’en puissance75. Il est bon auteur de comédies, et voilà tout. Je suis son ami, et toute Venise le sait. En société il ne brille pas, il est insipide, et doux comme de la guimauve.

— On me l’a écrit. Il est pauvre, et il veut quitter Venise. Cela doit déplaire aux maîtres des théâtres où on joue ses pièces.

— On a parlé de lui faire une pension ; mais on a décidé pour la négative. On a cru qu’ayant une pension il ne travaillerait plus.

— Cume a refusés une pension à Homère76, parce qu’on eut peur que tous les aveugles en demanderaient une.

Nous passâmes la journée très gaiement. Il me remercia du macaronicon, et il me promit de le lire. Il me présenta un jésuite qu’il tenait à son service ; me disant qu’il s’appelait Adam, [111v] mais qu’il n’était pas le premier des hommes77, et on me dit que se divertissant à jouer avec lui à triquetrac78, il lui jetait souvent au nez quand il perdait les dés, et le cornet.

Le soir à peine retourné à l’auberge j’ai reçut mes trois balles d’or, et un moment après j’ai vu mon cher syndic, qui me conduisit à son Orgie.

Chemin faisant, il raisonna sur le sentiment de la pudeur qui empêche de laisser voir les parties que dès l’enfance on nous a appris à tenir couvertes. Il dit que souvent cette pudeur pouvait dériver d’une vertu ; mais que cette vertu était encore plus faible que la force de l’éducation, puisqu’elle ne pouvait pas résister à l’attaque quand l’agresseur savait s’y prendre. Le plus facile de tous les moyens selon lui était celui de ne pas la supposer, de montrer de n’en faire aucun cas, et de la mettre en ridicule, il fallait la brusquer par l’exemple sautant les barrières de la honte, et la victoire était sûre : l’effronterie de l’attaquant faisait disparaître dans un instant la pudeur de l’attaqué. Clément d’Alexandrie, me dit-il, savant, et philosophe dit que la pudeur qui paraît avoir une si forte racine dans l’esprit des femmes, ne se trouvait cependant que dans leur chemise, car d’abord qu’on parvenait à la leur faire ôter on n’en voyait plus pas même l’ombre79.

Nous trouvâmes les trois demoiselles légèrement vêtues d’une robe de fine toile assises sur un grand sopha, et nous nous mîmes devant elles sur des sièges sans bras. La demi-heure avant le souper ne fut occupée que par des jolis propos dans le goût de ceux de la veille, et par des baisers à foison. Ce fut après souper que le conflit commença80.

D’abord que nous fûmes sûrs que la servante ne viendrait plus nous interrompre, nous nous mîmes à notre aise. Le syndic commença par tirer de sa poche un paquet de fines redingotes d’Angleterre faisant l’éloge de cet admirable préservatif contre un malheur qui pouvait faire naître l’affreux repentir. Elles le connaissaient, et elles semblaient contentes riant de la forme que la machine enflée offrait aux yeux, lorsque j’ai dit que certainement j’aimais leur honneur plus encore que leur beauté ; mais que je ne pourrais jamais me résoudre à me rendre heureux avec elles m’enveloppant dans une peau morte.

— Voici, leur dis-je, tirant de ma poche les trois balles d’or, ce qui vous garantira de toute conséquence désagréable. Après une expérience de quinze ans je suis en état de vous assurer que moyennant ces balles vous n’avez rien à craindre, et que pour l’avenir vous n’aurez plus besoin de ces tristes fourreaux. Honorez-moi en ceci d’une pleine confiance, et acceptez d’un Vénitien qui vous adore ce petit présent.

— Nous vous sommes reconnaissantes, dit l’aînée des sœurs ; mais comment fait-on usage de cette jolie balle pour se garantir du funeste embonpoint ?

— Il suffit que la balle soit dans le fond du cabinet de l’amour pendant le combat. C’est une force antipathique de ce métal qui empêche la fécondité.

— Mais, observe lau cousine, il peut facilement arriver que la petite balle se glisse hors de l’endroit avant la fin de l’action.

— Point du tout,v quand on sait se tenir. Il y a une posture, qui doit empêcher que la balle forcée par son propre poids ne sorte.

— Faites-nous donc voir cela, dit le syndic prenant une bougie pour m’éclairer quand je placerais la balle.

] La charmante cousine avait trop dit pour oser reculer, et se refuser à la conviction que ses cousines désiraient. Je l’ai placée sur le pied du lit de façon qu’il était impossible que la balle, quew j’y ai introduitex, tombât dehors ; maisy elle tomba après le fait, et elle s’aperçut que je l’avais frustrée ; mais elle n’en fit pas semblant81. Elle recueillit la balle dans sa main, et elle défia les deux sœurs à en faire autant.zElles s’y prêtèrent avec un air d’intérêt.

Le syndic n’ayant aucune foi à la vertu de la balle ne voulut pas s’y fier. Il borna tout son plaisir à être spectateur, et il n’eut pas lieu de se plaindre. Après une demi-heure de relâche, j’ai recommencé la fête sans balles les assurant qu’elles ne risquaient rien, et je leur ai tenu paroleaa.

Au moment de les quitter j’ai vu ces trois filles pénétrées par le sentiment : il leur semblait d’avoir contractéab avec moi des obligations, et de ne m’avoir rien donné. Elles demandaient au syndic, lui faisant cent caresses, comment il avait pu deviner que j’étais celui qui méritait d’être mis à part de leur grand secret.

Le syndic au moment de nous en aller excita les trois filles à me demander de rester à Genève un jour de plus pour elles, et j’y ai consenti. Il était engagé pour le lendemain. J’avais d’ailleurs un vrai besoin d’un jour de repos. Il me conduisit à mon auberge me faisant des expressions les plus obligeantes.

Après un profond sommeil de dix heures je me suis trouvé en état d’aller jouir de la charmante société de M. de Voltaire ; mais il plut à ce grand homme de se faire trouver dans ce jour-là railleur, goguenard, et caustique. Il savait que je devais partir le lendemain.

Il commença à table par me dire qu’il me remerciait du présent que je lui avais fait de Merlin Cocai, certainement avec bonne intention ; mais qu’il ne me remerciait pas de l’éloge que j’avais fait du poème, car j’avais été la cause qu’il avait perdu quatre heures à lire des bêtises. Mes cheveux se dressèrent ; mais je me suis dominé. Je lui ai répondu assez tranquillement qu’une autre fois il le trouverait peut-être digne d’en faire lui-même un éloge plus beau que le mien. Je lui ai alléguéac plusieurs exemples de l’insuffisance d’une première lecture82.

— C’est vrai ; mais pour votre Merlin je vous l’abandonne. Je l’ai mis à côté de la pucelle de Chapelain83.

— Qui plaît à tous les connaisseurs, malgré la versification. C’est un bon poème, et Chapelain était poète : son génie ne m’a pas échappé.

Ma déclaration dut le choquer, et je devais le savoir après qu’il m’avait dit qu’il mettrait à côté de la Pucelle le macaronicon que je lui avais donné. Je savais aussi qu’un sale poème de ce nom qui courait le monde passait pour être de lui84 ; mais comme il le désavouait, je croyais qu’il dissimulerait la peine que mon explication devait lui avoir faite ; mais point du tout : il me réfuta avec âcreté ; et je devins âcre. Je lui ai dit que Chapelain avait eu le mérite de rendre son sujet agréable sans briguer le suffrage des lecteurs avec des saletés, et des impiétés. C’est ainsi, lui dis-je, que pense mon maître M. de Crébillon.

— Vous me citez là un grand [113v] juge. Mais en quoi, s’il vous plaît, mon confrère Crébillon est-il votre maître ?

— Il m’a appris en moins de deux ansad à parler français. Pour lui donner une marque de ma reconnaissance, j’ai traduit son Radamiste en vers alexandrins italiens85. Je suis le premier Italien qui osa adapter ce mètre à notre langue.

— Le premier, je vous demande pardon, fut mon ami Pier Jacques Martelli.

— Pardonnez-moi vous-même.

— Pardieu ! J’ai ses œuvres impriméesae à Bologne dans ma chambre86.

— Vous ne pouvez avoir lu que des vers de quatorze syllabes sans alternative de rime masculine, et féminine. Il a cru cependant d’avoir imité les vers alexandrins, et sa préface m’a fait rire. Vous ne l’avez pas lue peut-être.

— Monsieur, j’ai la rage de lire les préfaces. Martelli prouve que ses versaf rendent aux oreilles italiennes le même son que les alexandrins aux françaises87.

— Il s’est grossièrement trompé, et c’est vous-même que je veux pour juge. Votre vers masculin n’a que douze syllabes, et le féminin en a treize88 : tous les vers de Martelli en ont quatorze, excepté ceux qui finissent par une syllabe longue, qui à la fin du vers en vaut toujours deux. Observez que le premier hémistiche de Martelli est éternellement de sept, tandis que dans l’alexandrin français il est toujours toujours de six. Ou votre ami Pier Jacques était sourd, ou il avait l’ouïe louche.

— Vous suivez donc dans la théorie de votre vers toutes nos règles ?

— Toutes, malgré la difficulté ; car presque toutes nos paroles finissent par une syllabe brève.

— Et quel effet votre nouveau mètre a-t-il fait ?

— Il n’a pas plu, parce que personne n’a su réciter mes vers ; mais quand je les débitais moi-même dans nos coteries je triomphais.

— Vous souvenez-vous de quelque morceau de votre Radamiste ?

— Tant qu’il vous plaira.

Je lui ai alors récitéag la même scène que j’avais récitée à Crébillon en vers blancs dix ans avant ce temps-là et il me parut frappé. Il me dit qu’on n’apercevait pas la difficulté, et c’était le plus grand compliment qu’il pouvait me faire. Il me récita à son tour un morceau de son Tancrède, qu’il n’avait pas encore publié, je crois, et que dans la suite on trouva à juste titre un chef-d’œuvre89.

Nous aurions bien fini ; mais un vers d’Horace que j’ai cité pour louer une de ses pensées lui fit dire qu’Horace avait été grand maître en fait de théâtre à l’égard des préceptes, qui ne vieilliraient jamais.

— Vous n’en violez qu’un seul, lui dis-je ; mais en grand homme.

— Quel est-il ?

— Vous n’écrivez pas contentus paucis lectoribus [satisfait d’un petit nombre de lecteurs]90.

— Si Horace avait eu à combattre la superstition, il aurait écrit pour tout le monde comme moi.

— Vous pourriez, ce me semble, vous épargner la peine de la combattre, car vous ne parviendrez jamais à la détruire : et quand même vous y parviendriez, dites-moi de grâce avec quoi vous la remplaceriez.

— J’aime bien cela. Quand je délivre le genre humain d’une bête féroce qui le dévore, peut-on me demander ce que je mettrai à la place91 ?

— Elle ne le dévore pas ; elle est au contraire nécessaire à son existence.

— Aimant le genre humain je voudrais le voir heureux comme moi, libre, et la superstition ne peut pas se combiner avec la liberté. Où trouvez-vous que la servitude puisse faire le bonheur d’un peuple.

— Vous voudriez donc voir la souveraineté dans le peuple ?

— Dieu m’en préserve92. Il faut qu’un seul gouverne.

— La superstition est donc nécessaire, puisque sans elle le peuple n’obéira jamais au monarque.

— Point de monarque, car ce nom me fait [114v] voir le despotisme que je dois haïr comme la servitude.

— Que voulez-vous donc ? Si vous voulez que celui qui gouverne soit seul, je ne peux le considérer que monarque.

— Je veux qu’il commande à un peuple libre, et pour lors il sera son chef, et on pourra ne pas l’appeler monarque, car il ne pourra jamais arbitrer.

— Adisson vous dit que ce monarque, ce chef, n’est pas dans les existences possibles93. Je suis pour Hobbes. Entre deux maux, il faut choisir le moindre94. Un peuple sans superstition serait philosophe, et les philosophes ne veulent jamais obéir. Le peuple ne peut être heureux qu’écrasé, foulé, et tenu à la chaîne95.

— Si vous m’avez lu, vous aurez trouvéah les preuves par lesquelles je démontre que la superstition est l’ennemie des rois.

— Si je vous ai lu ? Lu, et relu : et principalement quand je ne suis pas de votre avis. Votre première passion est l’amour de l’humanité. Est ubi peccas [C’est là où vous péchez]96. Cet amour vous aveugle. Aimez l’humanité ; mais vous ne sauriez l’aimer que telle qu’elle est. Elle n’est pas susceptible des bienfaits que vous voulez lui prodiguer, et lui en faisant part vous la rendriez plus malheureuse, et plus méchante. Laissez-lui la bête qui la dévore : cette bête lui est chère. Je n’ai jamais tant ri comme lorsque j’ai vu D. Quichotte très embarrassé à se défendre des galériens auxquels par grandeur d’âme il venait de donner la liberté97.

— Vous trouvez-vous libres à Venise98 ?

— Autant qu’on peut l’être sous un gouvernement aristocratique. La liberté dont nous jouissons n’est pas si grande que celle dont on jouit en Angleterre ; mais nous sommes contents. Ma détention par exemple fut un fier acte de despotisme ; mais sachant d’avoir abusé moi-même de la liberté, je trouvais dans certains moments qu’ils avaient eu raison de me faire enfermer sans les formalités ordinaires.

— Moyennant cela, personne n’est libre à Venise.

— Cela se peut ; mais convenez que pour être libre, il suffit de croire de l’être.

— Je n’en conviendrai pas si facilement. Les aristocrates même membres du gouvernement ne le sont pas, puisqu’ils ne peuvent pas par exemple voyager sans permission.

— C’est une loi qu’ils se sont faite eux-mêmes pour conserver leur souveraineté. Direz-vous qu’un Bernois n’est pas libre parce qu’il est sujet aux lois somptuaires ? C’est lui-même qui est le législateur.

Ce fut pour changer de propos qu’il me demanda d’où je venais.

— Je viens de Roches. J’aurais été bien fâché d’être sorti de la Suisse sans voir le célèbre Haller. Je rends hommage aux savants mes contemporains : vous me laisserez la bonne bouche99.

— M. Haller doit vous avoir plu.

— J’ai passéai chez lui trois beaux jours.

— Je vous fais compliment. Il faut se mettre à genoux devant ce grand homme.

— Je pense de même : vous lui rendez justice ; et je le plains de ce qu’il n’est pas aussi équitable envers vous.

— Ah ah ! Il est très possible que nous nous trompions tous les deux.

À cette réponse, dont la promptitude fait tout le mérite, tous les assistants applaudirent100.

On ne parla plus littérature, et je suis devenu un personnage muet, jusqu’au moment que M. de Voltaire s’étant retiré, j’ai approché madame Denis pour lui demander si elle n’avait rien à m’ordonner à Rome.

Je suis parti assez content d’avoir dans ce dernier jour [115v] mis cet athlète à la raison ; mais ilaj me resta contre lui une mauvaise humeur qui me força dix années de suite à critiquer tout ce que je lisais de vieux, et de nouveau que ce grand homme avait donné, et donnait au public. Je m’en repens aujourd’hui, malgré que quand je lis ce que j’ai publié contre lui je trouve que je raisonnais juste dans mes censures101. Je devais me taire, le respecter, et douter de mes jugements. Je devais réfléchir que sans les railleries avec lesquelles il me déplut le troisième jour, je l’aurais trouvé sublime en tout. Cette réflexion seule aurait dû m’imposer silence ; mais un homme en colère croit toujours d’avoir raison. La postérité me lisant me mettra dans le nombre des Zoyles102, et la très humble réparation que je lui fais aujourd’hui ne sera peut-être pas lue.

J’ai passéak une partie de la nuit, et du lendemain à écrire les trois conversations que j’eus avec lui, et qu’actuellement j’ai copiées en abrégé. Vers le soir le syndic vint me prendre, et nous allâmes souper avec ses trois demoiselles.

En cinq heures que nous y passâmes nous fîmes toutes les folies que mon esprit put inventer. Je leur ai promis, les quittant, de les revoir à mon retour de Rome, et je leur ai tenu parole.alJe suis parti de Genève le lendemain après avoir dîné avec mon cher Syndic qui m’a accompagné à Anneci, où j’ai passéam la nuit103. Le lendemain j’ai dîné à Aix en Savoye avec intention d’aller me coucher à Chambéri ; mais la fortune s’y est opposée.

Aix en Savoye est un vilain endroit, où il y a des eaux minérales, et où à la fin de l’été il y a du beau monde. Je n’en savais rien. Je dînais fort tranquillement, et à la hâte, ayant intention de partir d’abord pour Chambéri, lorsque je vois entrer une bande de gens fort gais, et de bon air hommes, et femmes qui se disposaient à aller se mettre à table. Je regarde sans bouger, rendant avec une inclination de tête la révérence à ceux qui me la font. Aux propos que l’on tient, j’apprends que tout ce monde était là pour prendre les eaux. Un homme à présence imposante m’approche noblement, et me demande si j’allais à Turin : je lui réponds que j’allais à Marseille.

On a servi ; et ils se mettent tous à table. Je vois des femmes aimables, et des hommes tous faits pour être leurs maris, ou leurs amants. Je décide qu’il y avait dans cet endroit de quoi se divertir. Toutes ces personnes se parlaient français ou piémontais, et chacun avait l’air aisé : je devine que si l’on me prie, je me laisserais facilement persuader à passer là la nuit.

Ayant fini de dîner qu’ils n’étaient pas encore au rôti, et mon voiturier ne pouvant partir qu’une heure après, je m’approche d’une jolie femme, et je lui fais compliment sur le bien que les eaux d’Aix devaient lui faire, puisque l’appétit avec lequel elle mangeait réveillait celui de ceux qui la regardaient. Elle me défie d’un ton vif à lui prouver que je disais vrai, m’asseyant près d’elle ; et en même temps elle me donne le morceau de rôti qu’on lui avait servi. La place étant vide, j’accepte le défi, et je mange comme si je n’avais pas dîné.

J’entends alors une voix qui dit : C’est la place de l’abbé, et une autre voix qui répond : Il y a une demi-heure qu’il [119v] est parti. Pourquoi parti ? dit un troisième : il devait rester ici encore huit jours. On parle bas alors ; on chuchote ; mais le départ d’un abbé ne m’intéressant pas, je poursuis à manger ne m’occupant que de la dame qui me servait les meilleurs morceaux. Je dis à Le-duc qui était derrière ma chaise de me faire donner du Champagne ; la dame l’aime, et me fait raison104 ; et toute la table demande du Champagne. Je la vois gaie, je lui conte fleurette, et je lui demande, si elle était toujours ainsi exacte à sommer de leur parole tous ceux qui lui faisaient leur cour. Elle me répond qu’entre tous plusieurs n’en valaient pas la peine. Jolie, et de l’esprit, je pense à un prétexte bon pour différer mon départ, et le hasard me le présente.

— Voilà, dit une dame à la belle qui buvait avec moi, une place libre bien à propos.

— Très à propos, car mon voisin m’ennuyait.

— Manquait-il d’appétit ?, lui dis-je.

— Bas ! Les joueurs n’en ont que pour l’argent.

— Ordinairement ; mais vous avez des pouvoirs extraordinaires, car je n’ai jamais de ma vie dîné deux fois.

— C’est par pique. Je suis sûre que vous ne souperez pas.

— Gageons que je soupe.

— Gageons le souper ; mais je veux voir.

— Va.

Toute la table applaudit : la dame rougit de plaisir, et j’ordonne à Le-duc d’aller dire au voiturier que je ne partirai que le lendemain.

— C’est à moi, me dit la dame, d’ordonner le souper.

— Oui, car c’est vous qui le payerez. Mon devoir, dans une gageure de cette espèce, est de vous tenir tête. Si je mange autant que vous, j’ai gagné.

À la fin du dîner, l’homme à figure imposante demanda des cartes, et fit une petite banque de Pharaon. Je m’y attendais. Il mit devant soi vingt-cinq pistoles de Piémont, et de l’argent blanc pour amuser les dames. C’était une banque de quarante louis à peu près105. À la première taille ne me tenant que spectateur, j’ai vu que le banquier jouait très noblement.

Tandis qu’il mêlait pour la seconde taille, la belle dame me demanda pourquoi je ne jouais pas. Je lui ai répondu à l’oreille qu’elle m’avait fait perdre l’appétit de l’argent : elle fit un sourire. Après cette déclaration, me croyant en devoir de jouer, j’ai tiré de ma bourse quarante louis, et je les ai perdus en deux tailles. Je me suis levé, répondant au compliment de condoléance du banquier que je ne risquais jamais une somme majeure de106 celle qui composait la banque. Quelqu’un de la compagnie me demanda alors si je connaissais un abbé Gilbert : j’ai répondu que j’en avais connu un à Paris qui était de Lyon, et qui me devait ses oreilles, que par conséquent je lui couperais partout où je le trouverais. L’interrogateur ne me répondit pas, et la compagnie garda le silence ne faisant semblant de rien. J’ai vu que cet abbé Gilbert devait être le même dont j’avais occupé la place. M’ayant vu arriver, il avait pris l’essor. Je lui avais confiéan, à ma maison de la petite Pologne, une bague qui m’avait coûté cinq mille florins en Hollande, et il était parti le lendemain.

Tout le monde étant sorti de la salle, je demande à Le-duc si j’étais bien logé. Il me mène voir une grande chambre démeublée dans une vieille maison à cent pas de l’auberge, dont toutes les autres chambres étaient occupées. L’aubergiste me dit qu’il n’avait autre chambre que celle-là, et qu’il me ferait porter d’abord lit, sièges, et tables. J’ai dû m’en accommoder. J’ai dit à Le-duc qu’il coucherait [117v] dans ma même chambre, et d’y faire d’abord porter tout mon bagage.

— Que dites-vous de l’abbé Gilbert ? me dit-il. Je ne l’ai reconnu que dans le moment qu’il partait ; et j’ai pensé un moment à le prendre au collet.

— C’était une pensée qu’il fallait suivre.

— Une autre fois.

Sortant de cette chambre, je me vois approché par un homme qui se fait compliment d’être mon voisin, et qui s’offre à m’accompagner si j’allais voir la fontaine107. Je l’en prie. C’était un homme de la grande taille, maigre, blond, qui à cinquante ans conservait encore ses cheveux, qui devait avoir été beau, et dont la politesse trop aisée aurait dû m’être suspecte ; mais j’avais besoin de quelqu’un pour causer un peu. Allant donc avec lui vers la fontaine, il m’informa chemin faisant des qualités des personnes avec lesquelles j’avais dîné. Il commença par me dire que les eaux d’Aix étaient bonnes ; mais que personne de la compagnie que j’avais vueao n’était là pour les prendre.

— Je suis le seul, me dit-il, qui les prends par besoin, car je suis poitrinaire : je maigris tous les jours, et si je ne trouve pas un bon remède, je ne peux pas vivre longtemps.

— Tous ces messieurs donc ne sont venus ici que pour rire ?

— Pour jouer. Ils sont tous piémontais, ou savoyards. Je suis le seul Français en qualité de Lorrain. Mon père qui a quatre-vingts ans, est le marquis Desarmoises108. Il vit pour me faire enrager, car à cause d’un mariage que j’ai fait sans son consentement, il m’a déshérité ; mais étant fils unique, j’aurai tout à sa mort, si je lui survis. J’ai ma maison à Lyon ; mais je n’y vais jamais à cause de ma fille aînée, dont j’ai le malheur d’être amoureux. Ma femme est la cause que je ne peux pas parvenir à lui faire entendre raison.

— C’est plaisant. Sans cela vous croyez qu’elle aurait pitié de son amoureux père ?

— Cela pourrait être, car elle a un très bon caractère.

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