Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre VIII

Personne au bout d’un mois ne parlant plus de cette affaire, je la croyais finie ; mais je me trompais. En attendant je me divertissais, et le plaisir que me faisait la grande dépense ne me permettait pas de penser à l’avenir.

L’abbé de Bernis1, auquel je faisais ma cour une fois par semaine, me dit un jour que le contrôleur général2 lui demandait toujours de mes nouvelles, et que j’avais tort de le négliger. Il me conseilla d’oublier mes prétentions, et de lui communiquer le moyen d’augmenter les revenus de l’État dont je lui avais parlé. Faisant grand cas des conseils de cet homme, auquel je devais ma fortune, j’y fus, et plein de confiance dans sa bonne foi, je lui ai donné mon projet. Il s’agissait d’une nouvelle loi, que le parlement devait enregistrer, en force de laquelle tous les héritiers appelés à une succession qui ne serait pas de père en fils devaienta céder au roi le revenu de la première année. Toutes les donations aussi qui se faisaient par-devant notaire inter vivos [entre vivants]3 devaient être sujettes à la même loi, qui ne pouvait pas déplaire aux acquéreurs, puisqu’ils pouvaient se figurer que le testateurb était mort une année plus tard. Le ministre me dit que mon projet n’était sujet à aucune difficulté ; il le mit dans son portefeuille secret, et il m’assura que ma fortune était faite. Huit jours après il fut remercié, et quand je me suis présenté à son successeur Silhouette4, il me dit froidement qu’il me ferait avertir quand il y aurait question de faire émaner5 cette loi. Cette loi naquit en France deux ans après, et on se moqua de moi quand m’en disant auteur j’ai demandé ce que je pouvais prétendre de droit.

Peu de temps après, le pape6 étant mort on lui donna pour successeur le Vénitien Rezzonico qui créa d’abord cardinal mon protecteur de Bernis,c que le roi envoya en exil à Soissons deux jours après qu’il lui en donna le bonnet : ainsi me voilà [134v] sans protecteur ; mais assez riche pour ne pas sentir ce malheur.

Cet illustre abbé au faîte de la gloire pour avoir détruit tout ce que le cardinal de Richelieu avait fait7, pour avoir su de concert avec le prince Kaunitz métamorphoser l’ancienne haine des maisons de Bourbon, et d’Autriche en une heureuse alliance délivrant par là l’Italie des misères de la guerre, dont elle devenait le théâtre à toutes les ruptures qui arrivaient entre les deux maisons, ce qui lui mérita la première nomination au cardinalat d’un pape qui étant évêque de Padoue8 avait connu tout son mérite, ce noble abbé enfin qui mourut l’année passée9 à Rome particulièrement estimé de Pie VI fut renvoyé de la cour pour avoir dit au roi, qui lui avait demandé là-dessus son avis, qu’il ne croyait pas que le prince de Soubise fût l’homme le plus propre à commander ses armées10. D’abord que la Pompadour le sut du roi même, elle eut le pouvoir de le précipiter11. Sa disgrâce déplut à tout le monde ; mais on s’en consola par des couplets. Nation singulière qui devient insensible à tous les malheurs d’abord que des vers qu’on dit ou qu’on chante la font rire. On mettait dans mon temps à la Bastille les auteurs d’épigrammes, et de couplets qui frondaient le gouvernement et les ministres ; mais cela n’empêchait pas les beaux esprits de poursuivre à égayer les sociétés, car alors le terme club n’était pas connu12, avec leurs satiriques plaisanteries. Un homme, dont j’ai oublié le nom, s’appropria dans ce temps-là les vers suivants, qui étaient de Crébillon le fils, et se laissa mettre à la Bastille plutôt que les désavouer. Ce même Crébillon dit à M. le duc de Choiseul qu’il avait fait ces mêmes vers ; mais qu’il se pouvait que le détenu les eût faits aussi. Ce bon mot de l’auteur du sopha13 fit rire, et on ne lui fit rien.

Grand Dieu ! Tout a changé de face.

Jupin14 opine du bonnet,_ le roi

Vénus au conseil a pris place,__ la Pompadour

Plutus est devenu coquet,__ M. de Boulogne

Mercure endosse la cuirasse,_ Le Mar. De Richelieu

Et Mars a le petit collet15._ Le duc de Clermont16 abbé de S. Germain des prés17.

[135r] L’illustre cardinal de Bernis passa dix ans dans son exil procul negotiis [loin des affaires]18, mais pas heureux, comme je l’ai su de lui-même quinze ans après à Rome. On prétend qu’on a plus de plaisir à être ministre qu’à être roi ; mais, caeteris paribus [toutes choses égales par ailleurs], je trouve que rien n’est plus foud que cette sentence, si j’en fais, comme je dois, l’examen en moi-même. C’est mettre en question si l’indépendance soit, ou non, préférable à la dépendance. Le cardinal ne fut pas rappelé à la cour, car il n’y a pas d’exemple que Louis XV ait jamais rappelé un ministre remercié ; mais à la mort de Rezzonico il dut aller au conclave, et il resta tout le reste de sa vie à Rome en qualité de ministre de France19.

Dans ces jours-là, madame d’Urfé ayant envie de connaître J.-J. Rousseau, nous sommes allése à Montmorency20 lui faire une visite, lui portant de la musique qu’il copiait merveilleusement bien. On lui payait le double de l’argent qu’on aurait payé à un autre ; mais il se rendait garant qu’on n’y trouverait pas des fautes. Il vivait de cela.

Nous trouvâmes l’homme qui raisonnait juste, qui avait un maintien simple, et modeste ; mais qui ne se distinguait en rien ni par sa personne, ni par son esprit. Nous ne trouvâmes pas ce qu’on appelle un aimable homme. Il nous parut un peu impoli, et il n’a pas fallu davantage pour qu’il paraisse à madame d’Urfé malhonnête. Nous vîmes une femme, dont nous avions déjà entendu parler. Elle ne nous a qu’à peine regardés. Nous retournâmes à Paris riant de la singularité de ce philosophe. Mais voici l’exacte description de la visite que lui fit le prince de Conti père du prince qu’on appelait alors comte de la Marche.

Cet aimable prince va à Montmorency tout seul exprès pour passer une agréable journée causant avec le philosophe qui était déjà célèbre. Il le trouve dans le parc, il l’aborde, et lui dit qu’il était allé dîner avec lui, et passer la journée causant en pleine liberté. — Votre Altesse fera mauvaise [135v] chère : je vais dire qu’on mette encore un couvert.

Il va ; il retourne, et après avoir passé deux ou trois heures se promenant avec le prince, il le mène au salon où ils devaient dîner. Le prince, voyant sur la table trois couvertsf :

— Qui est donc, lui dit-il, le troisième avec lequel vous voulez me faire dîner ? J’ai cru que nous dînerions tête-à-tête.

— Ce troisième, monseigneur, est un autre moi-même. C’est un être qui n’est ni ma femme, ni ma maîtresse, ni ma servante, ni ma mère, ni ma fille ; et elle est tout cela.

— Je le crois, mon cher ami, mais n’étant venu ici que pour dîner avec vous, je compte de vous laisser dîner avec votre tout. Adieu21.

Voilà les bêtises des philosophes quand voulant se distinguer, ils se singularisent22. Cette femme était mademoiselle Le-Vasseur, qu’il avait honorée de son nom masqué en anagramme à une lettre près23.

Dans ces jours-là je fus présent à la chute d’une comédie française, dont le titre était la fille d’Aristide24. Madame de Graffigni en était l’auteur. Cette digne femme mourut de douleur cinq jours après sa pièce tombée. J’ai vu l’abbé de Voisenon désolé : c’était lui qui l’avait encouragée à donner sa pièce au public, et qui y avait peut-être travaillé, comme il avait fait dans les lettres péruviennes, et dans Cenie25. La mère du pape Rezzonico, dans ce même temps mourut de joie voyant son fils devenu pape26. La douleur, et la joie tuent plus de femmes que d’hommes. Cela démontre que les femmes sont plus sensibles que nous mais aussi plus faibles.

D’abord que mon prétendu fils fut, au jugement de Madame d’Urfé, parfaitement bien installé dans la pension de Viar, elle exigea que j’allasse lui faire une visite avec elle. Effectivement j’en fus surpris.

[136r] Un prince ne pouvait pas être mieux logé, mieux traité, mieux mis, ni plus respecté dans toute la maison. Elle lui avait donné toutes sortes de maîtres, et un petit cheval dressé pour lui faire apprendre le manège. On l’appelait comte d’Aranda. Une demoiselle de seize à dix-huit ans, et fort jolie, propre fille de Viar maître de la pension ne le quittait pas, et d’un air très content elle se disait gouvernante de M. le comte. Elle assura madame d’Urfé qu’elle en avait un soin tout particulier, qu’à son réveil elle allait lui porter son déjeuner à son lit, puis elle l’habillait, et ne le quittait que lorsqu’elle l’avait mis au lit. Madame d’Urfé applaudissait à toutes ses attentions, et l’assurait de sa reconnaissance. Le jeune petit bonhomme ne sut me dire autre chose sinon que j’avais fait son bonheur. Je me suis proposé d’y retourner tout seul pour le sonder, et savoir comment il était avec la jolie fille.

Retournant à la maison j’ai dit à madame que tout me plaisait excepté le nom d’Aranda qui pouvait causer des histoires fâcheuses. Elle me répondit que le petit avait assez dit pour qu’on pût être sûr que réellement il avait droit de porter ce nom. J’avais, me dit-elle, dans mon secrétaire un cachet aux armoiries de cette maison, le petit d’abord qu’il les vit, s’empara du cachet me demandant par quelle aventure j’avais ses armes. Je lui ai répondu que je les avais eues du comte d’Aranda même le pressant de me dire comment il pouvait prouver qu’il était de cette famille ; mais il me fit taire me disant que sa naissance était un secret qu’il avait juré de ne révéler à personne.

Curieux de connaître la source d’une imposture, dont je n’aurais jamais cru le jeune fripon capable, je fus le voir huit jours après tout seul. Je l’ai trouvé avec Viar qui voyant l’espèce de soumission avec laquelle il me parlait dut croire qu’il m’appartenait. Me faisant les plus grands éloges des talents du jeune comte, il me dit qu’il jouait supérieurement de [136v] la flûte traversière, qu’il dansait, et faisait d’armes27 très lestement, qu’il montait très bien à cheval, et que personne ne dessinait mieux que lui toutes les lettres de l’alphabet. Il me montra alors des plumes taillées par lui à une, à trois, à cinq, et jusqu’à onze pointes, et il m’a excité à l’examiner dans la science héraldique : science si nécessaire à un seigneur, et que personne ne savait mieux que lui28.

Le petit alors me jargonna la description de ses armes en termes de blason, qui me fit presque rire, car je n’en connaissais presqu’aucun ; mais il me fit plaisir me montrant son adresse à écrire à main en l’air29 avec ses différentes plumes, qui d’un seul coup traçaient autant de lignes droites, et courbes qu’elles avaient de pointes. J’ai dit à Viar que tout cela était fort joli ; et fort content il me laissa seul avec lui. Nous allâmes au jardin.

— Pourrais-je savoir, lui dis-je, ce que c’est que cette folie de vous donner le nom d’Aranda.

— C’est une folie ; mais, de grâce, laissez-la courir, car j’en ai besoin ici pour me faire respecter.

— C’est un mensonge que je ne peuxg pas vous passer, car il peut avoir des conséquences désagréables faites pour nous compromettre tous. C’est une fourberie, mon cher ami, dont je ne vous croyais pas capable ; un caprice d’étourdi qui peut devenir criminel, et auquel je ne sais comment je puisse remédier sauvant votre honneur après tout ce que vous avez dit à madame d’Urfé.

Je n’ai fini ma remontrance que lorsque j’ai vu ses larmes, et entendu sa prière. Il me dit qu’il préférerait la mortification d’être renvoyé à sa mère à la honte de devoir avouer à madame d’Urfé qu’il avait menti, et de devoir quitter dans la pension le nom qu’il s’était donné. Il me fit pitié. Je ne pouvais y remédier réellement que l’envoyant vivre à cinquante lieues de Paris sous un nom inconnu.

— Dites-moi, lui dis-je, mais avec la plus exacte vérité, de quelle espèce est la tendresse de la jolie demoiselle qui a tant d’attentions pour vous.

— Je crois, mon cher papa, que c’est le cas de la discrétion que vous m’avez tant recommandéeh comme maman.

— Bon ! Par cette remontrance vous m’avez déjà tout dit ; mais il n’y a pas question de discrétion quand il s’agit de confesser.

— Eh bien ! La petite Viar m’aime, et m’en donne des marques qui ne me permettent pas d’en douter.

— Et vous ?

— Et moi, je l’aime aussi ; et certainement je ne [137r] peux pas être coupable partageant sa tendresse : elle est si jolie ! et sa douceur, et ses caresses sont telles que je ne pourrais y être insensible qu’étant de marbre, ou ingrat au suprême degré. Je vous ai dit la vérité.

À cette déclaration, qui m’avait déjà corrompu, le jeune homme était devenu tout en flamme. La chose m’intéressait trop pour que je pusse changer de propos. La charmante jeune Viar caressante, amoureuse, serrant entre ses bras le petit bonhomme, ardent aussi, se présenta à mon esprit pour implorer mon indulgence, et elle n’eut pas de peine à l’obtenir. J’avais besoin de le faire poursuivre sa narration pour savoir s’il n’avait pas des reproches à se faire sur les complaisances qu’il me semblait qu’il devait avoir pour une si jolie fille.

Prenant donc cet air de bonté où on ne trouve pas même l’ombre de l’improbation30i :

— Vous êtes donc, lui dis-je, devenu le petit mari de la charmante fille ?

— Elle me le dit tous les matins, et tous les soirs, et pour lors je jouis du plaisir que je lui fais l’appelant ma petite femme.

— Et vous ne craignez pas d’être surpris ?

— Cela est son affaire.

— Vous êtes l’un entre les bras de l’autre tels que Dieu vous a faits.

— Oui, quand elle vient me mettre au lit ; mais elle n’y reste que tout au plus une heure.

— Voudriez-vous qu’elle y restât davantage ?

— Non en vérité, car après avoir fait l’amour, je ne puis pas me défendre du sommeil.

— Je crois que la Viar est votre première maîtresse dans le beau manège de la tendresse amoureuse.

— Oh pour cela soyez-en sûr.

— Et si elle devenait grosse ?

— Elle m’a assuré que cela n’est pas possible, et quand elle m’en a dit la raison elle m’a convaincu ; mais dans un an ou deux, je crois aussi bien qu’elle que ce malheur pourrait arriver.

— Croyez-vous qu’avant vous elle ait eu un autre amoureux ?

— Oh pour cela, je suis bien sûr que non.

Tout ce dialogue n’a servi qu’à me rendre invinciblement amoureux de sa jeune maîtresse. Je l’ai laissé après lui avoir demandé à quelle heure elle lui portait à déjeuner. Je ne pouvais ni haïr, ni mettre des obstacles à la tendresse réciproque de ces deux jeunes cœurs ; mais il me semblait que la moindre récompense qu’ils devaient à ma tolérance était celle de me permettre d’être au moins une fois [137v] témoin de leurs transports amoureux.

Un comte bohème de la famille Clari31 qui m’avait été recommandé par le baron de Bavois32, et avec lequel je me trouvais presque tous les jours se trouva dans ces jours-là si rempli du suc venimeux que nous appelons en Italie mal français qu’il eut besoin d’une retraite de six semaines. Je l’ai mis chez le chirurgien Fayet33 moyennant cinquante louis que je lui ai prêtésj, manquant alors d’argent à cause, disait-il, de la négligence de son caissier qui demeurait à Toëplitz, dont il était prince héritier. C’était faux34. Ce Clari était un bel homme qui mentait du soir au matin ; mais l’amitié que j’avais pour lui ne me permettait que de le plaindre. Il mentait toutes les fois qu’il parlait, et non pas par artifice ; mais par un penchant invincible de sa nature. Il n’y a pas d’homme plus malheureux qu’un menteur principalement s’il est né gentilhomme ; et il ne peut l’être que manquant d’esprit puisqu’il sait qu’étant connu comme tel il ne peut qu’être méprisé. Son manque d’esprit consiste en ce qu’il croit de n’être pas connu, et en ce qu’il s’imagine que pour que les choses qu’il débite soient crues vraies il suffit qu’elles ne manquent pas de vraisemblance. Il ne sait pas que malgré qu’elles soient vraisemblables elles n’ont pas le caractère de la vérité qui frappe, et saute aux yeux de tous ceux qui ont de l’esprit. Le menteur cependant croit d’en avoir beaucoup plus que ceux qui ne savent que dire la vérité que selon lui ils ne diraient pas s’ils fussent en possession de la divine faculté d’inventer. Tel était ce malheureux comte Clari, dont je parlerai encore35, et qui finit mal. Il était fort boiteux ; mais cela venant de la hanche, il se soutenait si bien quand il marchait que je ne me suis aperçu de ce défaut très pardonnable que trois mois après l’avoir connu. Je l’ai vu boiter marchant dans sa chambre dans un moment où il se croyait seul, je lui ai demandé quand il se tourna s’il s’était blessé la veille, et il me répondit qu’oui rougissant jusqu’aux oreilles. Pour le coup, je n’ai pas pu le condamner d’avoir menti. Celui de marcher droit était le mensonge qui lui coûtait le plus de peine, puisqu’aux promenades, et quand il dansait il fondait en sueur. Étant jeune, et beau, il ne voulait pas qu’on pût dire qu’il avait ce défaut. Il aimait le jeu de hasard quand il [138r] pouvait corriger la fortune ; mais en mauvaise compagnie, car en bonne il n’aurait pas eu le courage de se battre en cas de dispute ; et encore il ne possédait pas assez le bon ton pour y figurer.

Le train de vie que j’y menais rendait célèbre la petite Pologne. On parlait de la bonne chère qu’on y faisait. Je faisais nourrir des poulets avec du riz dans une chambre obscure : ils étaient blancs comme la neige, et d’un goût exquis. J’ajoutais à l’excellence de la cuisine française tout ce que le reste des cuisines de l’Europe avait de plus séduisant pour les friands. Les macaroni au suguillo36, du riz tantôt en pilao37, tantôt en cagnon38, et les oilla putrida39 faisaient parler. J’assortissais des compagnies choisies à des soupers fins, où mes convives voyaient que mon plaisir dépendait de celui que je leur procurais. Des dames de distinction, et toutes galantes venaient le matin se promener dans mes jardins en compagnie de jeunes inexperts qui n’osaient pas parler, et que je faisais semblant de ne pas voir ; je leur donnais des œufs frais, et du beurre qui surpassait le célèbre de Vambre40. Après cela à foison du marasquin de Zara41, dont on ne trouvait le meilleur nulle part42. Je prêtais souvent la partie libre de ma maison à un matador43 qui venait y souper avec une femme au-dessus du soupçon. Ma maison alors devenait un sanctuaire impénétrable à moi-même. On savait cependant que je n’ignorais rien ; mais la dame me savait gré de ce que partout où je la voyais je faisais semblant de ne la pas connaître.

Enchanté de cette vie, et dans la nécessité de 100 m. # de rente44 pour la soutenir, je pensais souvent aux moyens de la rendre durable. Un homme à projets que j’ai connu chez Calsabigi, me parut envoyé du ciel pour me faire un revenu même au-dessus de mes désirs. Il me parla des gains exorbitants des manufactures en étoffes de soie, et de celui que pourrait faire un homme qui possédant des fonds aurait le courage d’entreprendre une fabrique d’étoffes de soie peintes comme celles de Pékink. Il me fit voir que les soies étant parfaites, les couleurs fines, et nos dessinateurs supérieurs à ceux de toute l’Asie, on pourrait gagner un trésor. Il m’a convaincu que faisant payerl [138v] les étoffes un tiers moins que celles qu’on faisait venir de la Chine, et étant même plus belles toute l’Europe les préférerait, et que tout de même malgré le bon marché l’entrepreneur gagnerait le cent pour cent. Il finit de me mettre en curiosité quand il me dit qu’il était lui-même dessinateur, et peintre, et qu’il était prêt à me faire voir quelques échantillons fruits de son talent. Je lui ai dit de venir dîner chez moi avec ses échantillons le jour suivant, et que nous parlerions de cette affaire quand je les aurais vus. Il vint, j’ai tout vu, et j’en fus étonné. Ce qui me séduisit fut le dessinm, et la beauté des couleurs, dont il avait le secret, et qui résistaient à la pluie. La beauté des feuillages d’argent, et d’or surpassait celle qu’on admirait sur les étoffes de la Chine qu’on vendait à très cher prix à Paris, et partout. J’ai conçu la chose très facile d’abord que le dessin étant couché sur les étoffes, les ouvrières que je prendrais, et payerais à journée n’auraient autre chose à faire qu’à le colorer comme on les instruirait, et qu’elles donneraient autant de pièces que je voudrais en proportion de leur nombre.

L’idée de devenir chef d’une manufacture me plut45. Je me félicitais de devenir riche par un moyen qui me rendait recommandable à l’État. J’ai cependant décidé de ne rien faire sans avoir auparavant vu bien clair, bien examiné recette et dépense, et avoir pris à mes gages ou m’avoir associén des personnes sûres sur lesquelles j’aurais pu compter, mon emploi ne devant consister qu’à me faire rendre compte, et à observer si chacun faisait son devoir.

J’ai engagé mon homme à venir demeurer chez moi sept à huit jours. J’ai voulu qu’il dessine, et qu’il peigne sous mes yeux sur des étoffes de toutes les couleurs. Il s’en acquitta avec célérité, et il me laissa tout ce qu’il avait fait, me disant que pour ce qui regardait la consistance des couleurs je pouvais mettre les pièces qu’il avait peintes à toutes les épreuves. J’ai porté ces échantillons dans mes poches cinq à six jours, et j’ai vuo enchantées de leurs beautés, et de mon projet toutes mes bonnes connaissances. J’ai décidé d’établir la manufacture ; et à cette fin j’ai [139r] consulté mon homme qui devait en être le directeur.

Déterminé à louer une maison dans l’enceinte du Temple46, je me suis présenté à M. le prince de Conti, qui, après avoir beaucoup applaudi à mon entreprise, me promit sa protection, et toutes les franchises que je pouvais désirer. Dans la maison que j’ai choisie, et dont le loyer ne me coûtait que mille écus par an47, j’avais une grande salle dans laquelle devaient travailler toutes mes ouvrières chacune à son métier particulier. J’ai destiné une autre grande chambre à me servir de magasin, et plusieurs autres appartements à tous les étages pour y loger les principaux employés et moi-même aussi quand l’envie de demeurer là me prendrait.

J’ai divisé mon entreprise en trente sous48, dont j’en ai accordé cinq à mon peintre, et dessinateur qui devait en être directeur, gardant pour moi les autres vingt-cinq pour en céder à des associés qui débourseraient les fonds proportionnellement. J’ai donné un sou à un médecin qui me donna caution pour l’emploi de garde magasin, qui vint loger dans l’hôtel avec toute sa famille, et j’ai pris à mes gages quatre laquaisp, deux servantes, et un portier. J’ai aussi dû accorder un autre sou à un teneur de livres qui me pourvut de deux scribes, et qui vint aussi se loger dans l’hôtel. J’ai fait tout cela en moins de trois semaines faisant travailler plusieurs menuisiers pour les armoires dans le magasin, et pour vingt métiers dans la grande salle. J’ai laissé le soin au directeur de trouver vingt filles destinées à peindre que je devais payer tous les samedis, et j’ai mis au magasin deux à trois cents pièces de fort taffetas, de gros de tour49, et de camelot50 blanc, jaune, vert pour y peindre dessus les dessins, dont je me suis réservé le choix. Je payais tout argent comptant.

Par un calcul en gros fait avec mon directeur, ne comptant le commencement du débit qu’au bout d’un an, j’avais besoin de 100 m. écus qui ne me manquaient pas. En tout cas j’aurais pu vendre des sous à 20 m. #, mais j’espérais de ne jamais me trouver dans la nécessité d’en vendre, car je visais à 200 m. # de rente.

Je voyais bien que cette entreprise allait me ruiner, si le débit me manquait ; mais comment pouvais-je avoir cette crainte voyant la beauté de mes étoffes, et entendant tout le monde me dire que je ne devais pas les donner à si bon marché ? J’ai déboursé en moins d’un mois pour monter [139v] cette maison environ 60 m. #, et je m’étais obligé à une dépense de 1 200 par semaine92. Madame d’Urfé riait parce qu’elle croyait que je ne faisais cela que pour jeter la poudre aux yeux des curieux, et pour m’assurer l’incognito.

Ce qui me plut beaucoup, et qui devait plutôt me faire trembler fut le spectacle de vingt filles toutes âgées de dix-huit à vingt-cinq ans, toutes à l’air modeste, et plus que la moitié passablement jolies attentives aux instructions du peintre dans leur nouveau travail. Les plus chères ne me coûtaient que vingt-quatre sous par jour93, et elles étaient toutes en réputation de sages choisies par la femme du directeur qui était dévote, et à laquelle j’ai accordé cette satisfaction avec un très grand plaisir, sûr de la faire devenir ma complaisante dans le cas que l’envie me vînt de m’emparer de quelqu’une. Mais Manon Balletti frémit quand elle me vit possesseur de ce sérail. Elle me bouda d’importance malgré qu’elle sût que le soir elles allaient toutes souper, et coucher à leurs maisons. Mais voici l’affaire qui me tombant sur le corps vint troubler ma paix.

Il y avait déjà trois mois que Miss XCV était au couvent, et elle s’approchait à son terme94 : nous nous écrivions deux fois par semaine, et sur cet article je vivais fort tranquille. M. de la Popelinière s’étant déjà marié95, Miss sortant du couvent retournerait chez elle ; et on ne parlerait plus de rien.

Un jour après avoir dîné chez madame d’Urfé je fus me promener aux Tuileries. Je vois sur la grande allée une femme âgéeq accompagnée d’un homme en épée habillé de noir qui s’arrête à me regarder, et puis lui parle. C’est tout simple : je poursuis ma promenade ; mais au tour suivant je la vois de nouveau, et plus près de moi arrêtée à me considérer, et je me souviens d’avoir vur l’homme qui se promenait avec elle dans une maison de jeu portant le nom gascon de Castel-Bajac96. À mon troisième tour je reconnais la femme pour la même chez laquelle j’avais été avec Miss pour la consulter sur sa grossesse. Je me trouve alors convaincu qu’elle m’avait reconnu, et ne m’en souciant pas je sors du jardin pour m’en aller ailleurs.

Le surlendemain à onze heures, dans le moment que j’allais monter dans ma voiture, je vois un homme de mauvaise mine qui me remet un papier me disant de le lire. Voyant le griffonnage, je le prie de le lire lui-même, et j’entends que dans l’après-dîner du même jour on m’ordonne de comparaître [140r] devant le commissaire97 pour répondre à une plainte que portait contre moi la sage-femme une telle. Après cela, il part.

Ne pouvant pas deviner de quoi pouvait se plaindre cette coquine, et sûr qu’elle ne pouvait pas me convaincre de la connaître, je vais chez un procureur98 que je connaissais, et je le charge dans les formes de me représenter. Je l’avertis que je ne connaissais, et que je n’avais jamais connu à Paris aucune sage-femme. Ce procureur alla chez le commissaire, et me porta le lendemain la copie de la plainte.

Elle se plaignait que j’avais été chez elle la telle nuit99 avec une dame grosse en cinq mois tous les deux en domino ce qui indiquait que nous étions sortis du bal de l’opéra, et que je lui avais demandé des remèdes pour la faire avorter tenant un pistolet à la main droite, et un rouleau de cinquante louis dans la gauche lui ordonnant de choisir. La peur lui avait fait répondre qu’elle n’avait pas prêtes les drogues nécessaires ; mais qu’elle les aurait dans la nuit suivante, et que pour lors j’étais parti, lui promettant de retourner. Croyant que je n’y manquerais pas, elle avait prié le lendemain matin M. de Castel-Bajac de se tenir caché dans la chambre voisine à celle où elle m’aurait reçu pour la garantir de violence ; mais elle ne m’avait plus revu. Elle n’aurait pas différé à porter plainte, si elle m’avait connu. Dans la journée précédente elle m’avait reconnu aux Tuileries, et M. de Castel-Bajac qui me connaissait lui ayant dit mon nom et ma demeure, elle n’avait pas tardé à me dénoncer, et elle demandait que je fusse livré à la rigueur des lois100. C’était la satisfaction que son honneur outragé lui faisait désirer. Castel-Bajac était signé101 comme témoin.

Mon procureur me dit que c’était une calomnie qui n’avait aucun caractère de vraisemblance, et que partant c’était à moi à faire punir, selon les lois, la sage-femme impudente qui me l’intentait. Il me dit que je devais porter l’affaire au lieutenant criminel102, et je l’ai autorisé à faire tout ce qu’il trouverait à propos. Quatre jours après il vint me dire que ce magistrat voulait me parler en particulier chez lui-même à trois heures de l’après dîner.

J’ai trouvé un homme très aimable. C’était M. de Sartine que deux ans après le roi gratifia le nommant lieutenant de police103. La première était une charge qu’il a vendues : la seconde une commission qu’on n’achetait pas. Il me fit d’abord asseoir près de lui.

[140v] Monsieur, me dit-il, je vous ai fait prier de passer chez moi pour notre avantage réciproque, car nos intérêts sont inséparables. Dans le procès criminel qu’on vous intente vous avez raison de récriminer devant moi si vous êtes innocent ; mais auparavant vous devez mettre votre innocence dans le plus grand jour. Je suis prêt à vous aidert faisant abstraction de la qualité de votre juge ; mais vous sentez que votre partie adversaire ne peut devenir coupable de calomnie qu’après se voir convaincue. Je désire de vous une information extrajudiciaire104. Votre affaire est déjà devenue grave en premier chef. Elle est d’une nature que malgré votre innocence, vous pouvez vous croire obligé à des réserves à cause d’honneur. Vos adversaires ne respecteront pas votre délicatesse, et ils vous serreront tellement que vous vous verrez forcé ou à subir une condamnation si vous ne dites pas tout ou à manquer à ce que vous pouvez croire de devoir à l’honneur pour rendre évidente votre innocence. Je vous fais ici une confidence tête-à-tête. Sachez que dans certaines limites j’aime tant l’honneur que je le défends souvent aux dépens des strictes, et rigoureuses règles de la justice criminelle. Payez-moi de la même monnaie : ayez confiance en moi : dites-moi tout ; donnez-moi toutes les lumières possibles, et captivez-vous par là mon amitié. Je ne risque rien, si vous êtes innocent, car la qualité de votre ami ne pourra jamais m’empêcher d’être juge intègre ; mais si vous êtes coupable je vous plains. Je vous avertis que je serai juste.

Après lui avoir dit tout ce que le sentiment me suggérait à l’égard de sa noble démarche, je l’ai assuré que n’étant pas dans le cas que l’honneur pût m’engager à des réserves, je n’avais rien à lui dire extrajudiciairement. La sage-femme qui m’accusait, et m’était inconnue ne pouvait être qu’une scélérate, qui de moitié avec un coquin visait à m’escroquer de l’argent.

— Je veux le croire, me dit-il, mais si c’est une coquine, écoutez comme le hasard la favorise pour vous [141r] rendre très difficile, et longue la preuve de votre innocence. Il y a trois mois que Mlle XCV s’est évadée. Vous étiez son ami intime. On ne sait pas où elle est. On vous soupçonne, et on paye depuis sa disparition des espions qui suivent tous vos pas. La sage-femme m’a fait présenter hier un réquisitoire par l’avocat Vauversin105, dans lequel on prétend que la demoiselle grosse que vous lui avez présentée est la même demoiselle qui disparut. La sage-femme dit que vous étiez tous les deux en domino noir, et on a déjà vérifié que vous êtes allés tous les deux au bal en domino noir la même nuit que la sage-femme dit que vous allâtes chez elle. Ce ne sont que des demi-preuves ; mais elles font trembler.

— Pourquoi tremblerais-je ?

— Parce qu’un faux témoin payé peutu jurer qu’il vous a vusv tous les deux sortir du bal, et monter dans un fiacre, et un fiacre même corrompu par l’argent peut jurer qu’il vous a conduitsw chez la sage-femme. Je devrais alors commencer par vous décréter de prise de corps pour vous obliger à nommer la personne que vous avez conduite chez la sage-femme. On vous accuse de l’avoir fait avorter, et trois mois s’étant écoulés on la dit morte.

— Je deviendrais coupable de mort, tout innocent que je suis, et ce serait vous qui m’y condamneriez. Je vous plains.

— Vous avez raison, plaignez-moi ; mais ne vous imaginez pas que je vous condamnerais légèrement. Je suis même sûr que je ne vous condamnerais jamais innocent ; mais vous pourriez longtemps languir en prison tout innocent que vous seriez. Or vous voyez que cette affaire est devenue en vingt-quatre heures très mauvaise, et qu’elle peut devenir horrible en huit jours. Ce qui m’a intéressé pour vous est l’absurdité de l’accusation de la sage-femme qui m’a fait rire ; mais le surplus qui complique l’affaire est sérieux. Je vois la vraisemblance de l’enlèvement : je vois l’amour, et l’honneur qui impérieusement vous ordonnent la réserve. J’ai décidé de vous parler. Dites-moi tout ; et je vous épargnerai tous les désagréments auxquels vous devez vous attendre quoiqu’innocent. Dites-moi tout, et soyez sûr que l’honneur de la demoiselle n’en souffrira pas. [141v] Mais si malheureusement vous êtes coupable des crimes dont on vous charge, je vous conseille à prendre des mesures que ce n’est pas à moi à vous suggérer. Je vous avertis que dans trois ou quatre jours je vous ferai citer au greffe106 où vous ne me verrez qu’en qualité de juge.

Pétrifié par ce discours qui me démontrait tout le danger où j’étais, et qui me faisait voir avec la plus grande évidence que je devais faire le plus grand cas de l’offre de ce digne homme, je lui ai dit tristement que tout innocent que j’étais, je me trouvais dans le cas de me prévaloir de sa bonté relativement à l’honneur de Miss XCV, qui, exempte de crime, se trouvait à cause de cette vilaine accusation dans le cas de voir sa réputation ternie.

— Je sais lui dis-je où elle est, et je peux vous assurer qu’elle n’aurait jamais quitté sa mère, si elle n’avait pas voulu la forcer à épouser le fermier général.

— Mais il est marié ; qu’elle retourne chez elle ; et vous voilà sauvé à moins que la sage-femme n’insiste, et ne prouve que vous l’avez faitx avorter.

— Hélas Monsieur ! Il n’y a pas question d’avortement ; mais d’autres raisons l’empêchent de retourner dans le sein de sa famille. Je ne peux vous dire davantage sans un consentement que je tâcherai d’obtenir. Je pourrai pour lors vous donner toutes les lumières que votre belle âme mérite. Accordez-moi l’honneur de m’écouter ici une seconde fois après-demain.

— J’entends cela : je vous écouterai avec plaisir, et je vous remercie autant que je vous félicite. Adieu.

Me voyant sur les bords du précipice, je me sentais décidé à sortir du royaume plutôt qu’à trahir le secret de ma chère malheureuse. J’aurais très volontiers étouffé l’affaire à force d’argent, si j’avais été à temps. C’était évident que Farsetti était devenu le principal agent, et qu’il n’avait jamais cessé de me poursuivre, et de payer les espions qui me suivaient partout. C’était même lui qui m’avait lâché contre l’avocat107 Vauversin. J’ai vu que je devais informer de tout M. de Sartine ; mais je ne le pouvais sans avoir obtenu d’avance le consentement de madame du Rumain.

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