Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre X

Cette aventurière était Romaine assez jeune, grande, bien faite, aux yeux noirs, et blanche à éblouir ; mais de cette blancheur artificielle qu’on voit à Rome sur la peau de presque toutes les femmes galantes, et qui déplaît tant aux friands qui aiment la belle nature. Elle avait des manières attrayantes, et un air d’esprit ; mais elle n’en avait que l’air. Ne parlant qu’italien, un seul officier anglais nommé Walpole1 fut celui qui lui tint des propos. Malgré qu’il ne m’eût jamais adressé la parole il m’inspira des sentiments d’amitié ; et ce ne fut pas une force de sympathie, car si j’avais été aveuglea ou sourd, sir Walpole ne m’aurait fait ni chaud ni froid2.

Madame Piccolomini me déplut ; mais après dîner je montai tout de même à sa chambre avec toute la compagnie. Le comte se mit à une partie de Wisck3, et Walpole fit une partie de Premiera4 avec la comtesse, qui le trichait5. Il riait, la laissant faire, et il payait. Il quitta après avoir perdu une cinquantaine de ducats6, et la dame le pria de la conduire à la comédie. Elle laissa son mari engagé dans la partie de Wisck. J’y suis allé aussi.

J’ai trouvé au parterre le comte Tot frère de celui que le séjour de Constantinople rendit fameux7. Il me dit qu’il était sorti de France pour s’être battu avec quelqu’un qui l’avait plaisanté sur ce qu’il ne s’était pas trouvé à la bataille de Minden8 ayant exprès tardé à rejoindre son corps. Il lui prouva sa bravoure lui donnant un coup d’épée. Il me dit qu’il n’avait pas d’argent, et je lui ai ouvert ma bourse : il m’ouvrit la sienne cinq ans après à Petersbourg9. M’ayant vu parler à la comtesse italienne, il me dit que son mari était capon10 ; et je ne lui ai pas répondu.

Après la comédie je retourne à l’auberge. Le sommelier me dit que le prince Piccolomini était parti à la hâte avec son valet de [162v] chambre, et une petite malle. Un moment après, sa femme arrive, sa servante lui parle à l’oreille, et elle dit que son mari était parti pour s’être battu, et que cela lui arrivait souvent. Elle me retint à souper avec Walpole, et elle mangea avec un très bon appétit.

Au dessert, un Anglais qui avait été de la partie de Wisck avec Piccolomini monta, et conta à Walpole que le comte italien surpris en crime de tricherie donna un démenti à l’Anglais son camarade qui le lui reprocha, et qu’ils sortirent ensemble. Une heure après, l’Anglais était retourné au parlement d’Angleterre, où il logeait, blessé à l’avant-bras, et à l’épaule. C’était une affaire de rien. Je suis allé me coucher.

Le lendemain après avoir dîné chez le comte d’Affri, je retourne à l’auberge, et je reçois une lettre du comte Piccolomini envoyée par exprès11 avec une incluse adressée à sa femme. Il me priait de la lui conduire à Amsterdam, à la ville de Lyon12, où il logeait, après lui avoir remis sa lettre. Il était curieux de savoir comment se portait l’Anglais qu’il avait blessé.

La commission qu’il me donnait me fit presque rire, car je ne me sentais nullement tenté de l’exécuter. Je suis allé remettre la lettre à madame qui était au lit sur son séant jouant avec Walpole. À peine lue, elle me dit qu’elle ne pourrait partir que le lendemain, et elle me dit son heure. Je lui réponds que mes affaires m’empêchaient d’avoir l’honneur de la servir, et M. Walpole informé de quoi il s’agissait, s’offre à profiter de mon refus. Elle accepte, et ils fixent leur départ au lendemain dans l’après-dîner pour aller se coucher à Leydeb. La chose fut exécutée à la lettre ; mais voilà mon tour.

Le lendemain de ce départ, je me mets à table avec tous les autres, et deux Français qui venaientc d’arriver. Après avoir mangé la soupe, un des deux Français dit que le fameux Casanova devait être en Hollande. L’autre répond qu’il serait bien aise de le trouver pour l’obliger à une explication d’importance.

[163r] Sûr de n’avoir jamais eu affaire à cet homme, le sang me monte d’abord à la tête ; mais je me domine. Je lui demande avec douceur s’il connaissait Casanova.

— Il faut bien que je le connaisse, me répondit-il d’un ton de suffisance qui déplaît toujours.

— Vous ne le connaissez pas, lui dis-je d’un ton sec, car c’est moi.

Sans se déconcerter, et même d’un ton insolent, il me dit que je me trompais si je croyais d’être le seul homme au monde qui s’appelait Casanova.

Cette réponse me mit dans mon tort, et j’ai dû me taire ; mais déterminé à le forcer à temps et lieu le prenant au collet de me trouver en Hollande l’autre Casanova possibled qu’il voulait obliger à une explication. J’endurais en attendant, me mordant les lèvres, la sotte figure qu’il me semblait de faire à table vis-à-vis des officiers qui ayant entendu toute la force due court dialogue pouvaient me soupçonner de poltronnerie. L’impudent, en attendant, abusant de ma situation, et usant de sa victoire qui lui donnait le dessus au moins du côté de l’esprit, parlait de tout à tort, et à travers. Il s’émancipa13 à me demander de quel pays j’étais, et j’aif cru de devoir lui répondre que j’étais Vénitien.

— Bon ami donc des Français, votre république étant sous la protection de la France.

Pour lors ma mauvaise humeur ne m’a pas permis de rire. Je lui ai dit du ton, dont on se sert quand on veut faire sentir à quelqu’un qu’il fait pitié, que ma république n’avait, et n’avait jamais eu besoin de la protection de la France, ni de celle d’aucun autre État souverain depuis son existence de treize siècles. Me répondrez-vous actuellement, lui dis-je, pour excuser votre ignorance, qu’il y a au monde deux républiques de Venise ?

Pour lors un éclat de rire général me rendit la vie, et parut imposer silence à l’insolent étourdi ; mais son mauvais démon le fit parler de nouveau au dessert. Le discours tomba sur le comte d’Albemarle14. Les Anglais faisant son éloge dirent que s’il avait vécu la France, et l’Angleterre ne seraient pas alors en guerre. Un autre fit l’éloge de Lolotte sa maîtresse15. J’ai dit que je l’avais connue chez la duchesse de Fulvi16, et [163v] que personne n’avait jamais mérité plus qu’elle de devenir comtesse d’Érouville. Le comte d’Érouville lieutenant général, et homme de lettres venait de l’épouser17. Mais à peine prononcé cet éloge, le Français me regarde en riant, et me dit qu’il avait passé une nuit avec elle chez la Paris18.

Ce fut dans ce moment-là que je n’ai pu me tenir d’élever de mes quatre doigts mon assiette, et de lui en montrer le dessous19. Il se leva, et se mit devant la cheminée lui tournant le dos. Il avait son épée, et le porte-épée qui indiquait son état de militaire. On parla d’autres choses. Deux minutes après on se leva de table. Tout le monde partit, excepté mon homme qui avait dit à son camarade qu’ils se verraient à la comédie. Me voyant alors certain que l’étourdi me suivrait, je suis sorti de l’auberge, et je me suis acheminé vers Chevelin20. Je l’ai vu me suivre à la distance de quarante pas, et me rejoindre quand il me vit ferme dans le bois en posture de l’attendre.

À dix pas de moi il dégaina, et je n’ai pas eu besoin de reculer pour gagner le temps d’en faire de même. Ce fut lui qui recula quand il sentit la pointe de mon épée dans sa poitrine par ma botte droite qui ne m’a jamais manqué sans avoir besoin du moindre ferraillement. Il me dit quand je l’ai rejoint, baissant l’épée, que nous nous reverrions à Amsterdam si j’y allais. Je ne l’ai revu qu’à Varsovie six ans après, où je lui ai fait une quête21. Il s’appelait Varnier. Jeg ne sais pas si c’est le même qui fut président de la convention nationale sous le régime de Robespierre22.

Quand je suis retourné à l’auberge après la comédie, on me dit qu’il était parti pour Rotterdam avec son camarade après avoir passé une heure dans sa chambre avec un chirurgien. À souper, personne ne me parla de ce fait, et je n’en ai pas parlé non plus. Une dame anglaise fut la seule qui dit qu’un homme d’honneur ne pouvait aller s’asseoir à une table d’hôte sans se sentir disposé à se battre malgré toute la prudence qu’il pourrait avoir.

N’ayant rien à faire à La Haye, je suis parti le lendemain une heure avant jour pour arriver le soir à Amsterdam. J’ai rencontré à midi sir James Walpole à une auberge où il me dit qu’il était parti d’Amsterdam [164r] la veille, une heure après avoir remis entre les mains du mari fripon la chaste épouse. Il avait satisfait à son caprice, et il n’en voulait plus.

Je suis arrivé à Amsterdam vers minuit, et je me suis très bien logé à la seconde Bible. L’impatience de voir Esther m’a empêché de bien dormir. Sa proximité mit en force toute mon ancienne flamme.

À dix heures je suis allé chez M. D. O. qui me reçut avec les démonstrations de la plus grande amitié se plaignant que je n’étais pas descendu chez lui. Quand il sut que j’avais quitté ma manufacture, il me dit que d’abord que je n’avais pas pu me résoudre à la transporter en Hollande j’avais bien fait, puisqu’elle m’aurait ruiné. Après s’être plaint de la mauvaise foi de la France23 cause de quelques banqueroutes qu’il avait dû essuyer, il me dit d’aller voir Esther.

Elle me reçut faisant un cri, et courant entre mes bras. Je l’ai trouvée grandie de deux pouces24, et toute en proportion. À peine assis, elle n’eut rien de plus pressé que de me convaincre qu’elle était devenue aussi savante que moi dans la cabale. Elle me dit qu’elle faisait le bonheur de sa vie, qu’elle la rendait maîtresse de la volonté de son père, et que moyennant cela elle était sûre qu’il ne la marierait jamais qu’à un homme de son goût.

— Votre père, lui dis-je, doit croire que je vous l’ai apprise.

— Il le croit, et il me dit un jour qu’il me pardonne tout ce que j’ai pu vous sacrifier pour vous arracher ce grand secret. Mais je lui ai dit la vérité : je vous l’ai volée, et je suis devenue comme vous la surprenante divinité qui répond ; car je suis sûre que ce n’est que de votre esprit que vos réponses partent.

— Comment aurais-je pu dire où le portefeuille était, et que le vaisseau n’était pas perdu ?

— C’est vous-même qui avez jeté le portefeuille là, après l’avoir trouvé, et pour ce qui regarde le vaisseau, vous avez risqué. Avouez qu’ayant une âme honnête, vous dûtes avoir grande peur. Mais je ne serai jamais hardie à ce point-là. Quand mon père me donne des questions dans ce goût, je réponds très obscurément. Je ne veux ni qu’il perde la confiance qu’il a en mon oracle, ni devenir la cause de quelque malheur qui me toucherait de trop près.

— Si cet abus fait votre bonheur je dois vous y laisser. Mais permettez que j’admire au suprême degré votre talent. Vous êtes unique.

— Je ne [164v] me soucie pas de votre admiration : je veux un aveu sincère.

— Je ne peux pas l’être davantage.

La charmante fille devint alors sérieuse. Déterminé à ne pas perdre la supériorité que j’avais sur elle, je pensais à lui prédire quelque chose qui ne pourrait être connue que de DIEU, ou deviner sa pensée. Je voulais absolument avoir une prépondérance25 sur elle. Nous descendîmes à dîner ; mais Esther triste, et taciturne me faisait beaucoup de peine.

J’ai vu à table un quatrième que j’ai jugé amoureuxh. Il avait les yeux toujours sur elle. Nous ne parlâmes de la cabale que quand il nous quitta. C’était le secrétaire favori de son père, dont il désirait de la voir devenir amoureuse ; mais il n’était pas fait pour cela.

— Est-il possible, me dit M. D. O., que ma fille ait appris à tirer votre oracle sans que vous l’ayez instruite ?

— Je n’ai pas cru cela possible jusqu’à ce jour ; mais elle vient de me convaincre du contraire. Je ne peux plus actuellement l’apprendre à personne sous peinei d’en perdre moi-même la possession. Tel fut le serment que j’ai fait au savant qui m’apprit ce calcul. Votre fille, n’ayant pas fait ce serment peut en toute liberté communiquer sa science à qui bon lui semble.

Elle me répondit avec esprit que l’oracle même, interrogé par elle si elle pouvait communiquer à un autre la marche de son calcul, lui avait répondu que si elle commettait cette indiscrétion sans son consentement elle ne trouverait plus dans ses réponses la vérité.

Je lui voyais l’âme, et je jouissais de la voir devenue calme. Que j’eusse menti ou non, elle me devait de la reconnaissance. Je l’avais accréditée26 vis-à-vis de son père ; mais elle voyait que je ne l’avais fait que par esprit de politesse, et elle voulait que j’en convinsse seul avec elle.

Ce brave homme eut la curiosité de nous faire à tous les deux la même question pour voir si l’un ne répondait noir, et l’autre blanc. Estherj [165r] s’en montrant curieuse aussi, il écrivit la même demande sur deux feuilles de papier. Elle alla tirer sa réponse dans sa chambre, et j’ai tiré la miennek là où j’étais. Elle vint porter la sienne que la mienne n’était pas encore achevée. M.lD. O. demandait s’ilm ferait bien à se défaire de tout le papier français qu’il avait à toute perte27. L’oracle d’Esther répondit qu’au contraire il devait tâcher d’en acquérir à bon marché, car la France ne ferait jamais banqueroute. Le mien répondait que s’il le vendait il se repentirait, car un nouveau contrôleur général payerait tout le monde l’année prochaine28.nCe brave homme après nous avoir embrassés tous les deux, s’en alla nous disant que la conformité de nos réponses allait lui faire gagner dans le courant de l’année au moins un demi-million risquant cependant d’en perdre trois. Sa fille se montra alarmée ; mais il l’embrassa de nouveau lui disant que ce ne serait que le quart de son bien.

Esther restée seule avec moi se montra très sensible aux compliments que je lui ai faitso sur sa belle réponse, et en même temps hardie, car elle ne pouvait pas être au fait comme moi des affaires de la France.

— Je vous remercie, me dit-elle, de m’avoir accréditée.pMais avouez que pour me faire plaisir vous avez bien menti.

— Certainement, car je vous vois heureuse, et je vous dirai même que vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage.

— Dites que je ne peux pas en savoir davantage. Convenez de cette vérité.

— J’en conviendrai à la fin pour vous rendre tranquille.

— Vous êtes un cruel homme. Vous avez répondu qu’on aura en France un nouveau contrôleur général. Vous risquez ainsi de compromettre l’oracle : je ne l’oserai jamais. Mon cher oracle ! Je l’aime trop pour l’exposer à cette honte.

— Cela démontre que je n’en suis pas l’auteur ; mais je gagerais que Silhouette sera renvoyé, actuellement que l’oracle me l’a dit.

— Mon cher ami, avec votre opiniâtreté, vous me rendez malheureuse. Je ne [165v] peux être contente qu’étant sûre de posséder la cabale comme vous, ni plus ni moins, et actuellement vous ne pouvez plus me dire que vous la faites de votre tête. Vous devez me convaincre du contraire.

— J’y penserai pour vous faire plaisir.

J’ai ainsi passé toute la journée avec cette fille qui avait tout ce qu’il fallait pour être la plus heureuse des mortelles, et qui aurait fait mon bonheur, si n’aimant pasq ma liberté au-dessus de tout, j’eusse pu penser à m’établir en Hollande.

Le lendemain mon mauvais génie me fit aller à la ville de Lyon : c’était l’auberge où logeait Piccolomini. Je l’ai trouvé avec sa femme dans une compagnie de fripons qui d’abord qu’ils entendirent mon nom me coururent tous au-devant. C’était un chevalier Sabi29 qui avait l’uniforme de major au service du roi de Pologne, et qui m’avait connu à Dresde. Un baron de Viedau30 Bohême, qui me dit d’abord que le comte de S. Germain son ami était arrivé à l’étoile d’Orient, et qu’il avait d’abord demandé où j’étais logé. Un spadassin grêlé qu’on me présenta sous le nom de chevalier de la Perine, et que j’ai d’abord reconnu pour ce Talvis qui avait enlevé la banque au prince évêque à Presbourg, et qui m’avait prêté cent louis31. Un autre Italien qui avait l’air d’un chaudronnier, qui s’appelait Néri, et qui me dit de m’avoir vu à un musicau, il y avait alorsr un an. Je me souvenais d’y avoir vu la malheureuse Lucie. Avec tous ces escrocs il y avait la prétendue femme du chevalier Sabi : c’était une Saxonne assez jolie, qui faisait sa cour à la comtesse Piccolomini parlant très mal l’italien. La première chose que j’ai faites fut de remettre fort poliment, et en le remerciant cent louis effectifs32 à ce la Perine, qui me dit avec un air insolent qu’il se souvenait alors qu’il m’avait prêté cent louis à Presbourg ; mais qu’il n’avait pas pour cela oublié ce qui était plus important. Vous me devez une revanche, me dit-il, l’épée à la main. Voici la marque de la petite boutonnière que vous m’avez faitet il y au sept ans.

[166r] En disant cela il ouvre son jabot, et il montre à la compagnie une petite cicatrice. Cette scène avait séquestré la parole à toute la chambrée ; les cent louis, la cicatrice, la demande de revanche tout fut trouvé extraordinaire. J’ai dit au Gascon qu’en Hollande je ne donnais pas des revanches, car j’avais des affaires ; mais que je me défendrais partout où je pourrais me voir attaqué, et qu’en attendant je l’avertissais que je marchais armé de pistolets. Il me répondit qu’il voulait sa revanche l’épée à la main,v mais qu’il me laisserait le temps de finir mes affaires.

Piccolomini qui avait déjà jeté un dévolu sur les cent louis fit d’abord une banque de Pharaon. Étant sage je n’aurais pas joué ; mais l’envie de regagner les cent louis que je venais de débourser me fit prendre un livret33. J’ai perdu avant souper cent ducats34, et après souper je les ai regagnésw en marques35. Voulant être payé pour aller me coucher Piccolomini me donna une lettre de change sur la banque d’Amsterdam tirée d’une maison de Middelbourg. Je ne la voulais pas ; mais j’ai cru de devoir céder lorsqu’il me dit qu’il me l’escompterait le lendemain matin. J’ai quitté cette compagnie de voleurs refusant à la Perine qui avait perdu les cent louis de lui en prêter cent qu’il prétendait à titre de revanche. Dans sa mauvaise humeur il m’insulta par des paroles ; maisx souffrant tout, je suis allé me coucher bien déterminé à ne plus retourner dans ce coupe-gorge.

Je sors cependant le lendemain avec intention d’aller prendre l’escompte de la lettre de change chez Piccolomini. J’entre auparavant dans un café pour déjeuner, et j’y trouve Rigerbos, l’ami de Thérèse, dont le lecteur peut se souvenir36. Après nous être embrassés, et avoir parlé de notre dame (il l’appelait toujours ainsi) qui était à Londres, et qui y faisait fortune, je lui montre ma lettre de change, lui disant comme je l’avais eue. Il la regarde, et il me dit qu’elle était fausse, qu’elle était la copie de la bonne qui avait été payée la veille. Voyant que j’avais de la peine [166v] à le croire, il me mène avec lui chez le marchand qui me montre l’original qu’il avait payé à un inconnu. Je prie Rigerbos de venir avec moi chez Piccolomini qui peut-être me l’escompterait tout de même, et en cas contraire il serait témoin de tout ce qui arriverait.

Nous y allons. Piccolominiy après nous avoir fait politesses, me dit de lui remettre la lettre de change, et qu’il l’enverrait d’abord chez le marchand pour la faire escompter. Rigerbos prend la parole pour lui dire que le marchand sur lequel elle était tirée ne la payerait pas, car il l’avait déjà payée, et que la lettre qu’il m’avait donnée n’en était que la copie. Il fait semblant d’être étonné, il dit que cela n’était pas croyable, mais qu’il approfondirait la chose. Vous l’approfondirez, lui dis-je, à votre commodité ; mais en attendantz donnez-moi 500 florins37. Il dit que je le connais, que je peux attendre, qu’il se rend garant de la lettre, il élève la voix, sa femme vient s’en mêler, et son domestique qui était un coupe-jarretsaa. Rigerbos me prend par le bras, me tire dehors, et me conduit chez un homme d’une figure très noble qui était comme le lieutenant de police.abAprès avoir entendu toute l’affaire il me dit de lui laisser la lettre, et de lui dire où je dînais. Je lui nomme M.acD. O., et en voilà assez. Nous partons, je remercie M. Rigerbos, et je vais chez Esther.

Elle me reçoit avec intérêtad, me faisant des reproches de ne m’être pas laissé voir la veille. Cela me flatte. Elle était charmante. Je lui dis que je devais avoir grand soin de ne pas la voir tous les jours, car ses yeux me [167r] brûlaient l’âme. Après m’avoir dit qu’elle n’en croyait rien, elle me demande si j’avais pensé au moyen de la convaincre. Elle me dit que s’il était vrai que ma cabale fût une intelligence qui n’avait rien de commun avec la mienne, je pouvais me faire dire par la cabale même quel moyen je pouvais employer pour la désabuser. Je fais semblant de trouver son expédient excellent, et je lui promets de lui en faire la question.aeSon père arriva de la bourse, et nous nous mîmes à table. Nous étions au dessert lorsqu’un commis de la police vintaf me porter de la part du magistrat 500 fl. dont je lui ai donné quittance. Après son départ j’ai conté à M. D. O. toute cette histoire, et la belle Esther me reprocha de lui avoir préféré mauvaise compagnie. Elle voulut que j’aille avec elle à une comédie hollandaise, où je me suis ennuyé, car elle s’y tint avec la plus grande attention. De retour chez elle, elle me fit la narration de toute la pièce, puis nous soupâmes, et il n’y a pas eu question de cabale. Je me suis engagé avec elle ; et avec M.agD. O. d’aller dîner tous les jours chez eux, ou de leur faire dire quand je ne pouvais pas y aller.

Le lendemain à huit heures j’ai vu devant moi dans ma chambre le comte Piccolomini qui ne s’étant pas fait annoncer me donna des soupçons. J’ai vite sonné, et mon Espagnol monta. Il me pria de le renvoyer parce que nous devions parler en secret. Je lui ai dit qu’il ne comprenait pas l’italien, et que j’avais des grandes raisons pour le faire rester ; mais mon valet comprenait tout.

[167v] Hier vers midi, me dit-il, deux hommes sont entrés chez moi accompagnés par l’aubergiste, car ne sachant pas parler français ils avaient besoin d’interprète. L’un d’eux me demanda si je voulais débourser ou non dans l’instant 500 florins que je vous devais en force38 d’une fausse lettre de change que je vous avais donnée, et qu’il tenait entre ses mainsah. Il me dit que je devais répondre dans l’instant oui ou non sans raisonner,ai puisque tel était l’ordre que leur avait donné le président à la police. Serré de cette façon j’ai pris le parti de payer ; mais je fus très surpris lorsque ce même homme me fit dire qu’il ne me rendra la lettre que lorsque j’aurais déclaré de qui je l’avais reçue, puisqu’elle était fausse, et que le régime du commerce exigeait qu’on découvrît le faussaire. J’ai répondu que je ne connaissais pas la personne qui me l’avait donnée. J’ai dit que m’amusant dans ma chambre à faire une petite banque de Pharaon un homme s’était introduit, s’était mis à jouer sur cette lettre, et qu’il était parti après l’avoir perdue. J’ai su après son départ qu’il était venu tout seul, et que personne de la société ne le connaissait. L’autre homme me fit dire que je devais faire des perquisitions39 pour découvrir cet homme, car sans cela la justice m’attribuerait la falsification, et procéderait contre moi. Après m’avoir fait savoir cela ils partirent avec la lettre. Ma femme est allée l’après-dîner chez le président de la police pour lui faire des remontrances, et il l’écouta après avoir fait venir un interprète. La réponse qu’il lui donna fut que son devoir était de découvrir le criminel de faux, que la police l’exigeait, et outre cela l’honneur de M. Casanova qui pouvait être soupçonné pour auteur de la [168r] fausse lettre, et que le marchand même pourrait procéder contre moi pour tâcher de découvrir qui avait contrefait sa signature. Vous voyez le cas dans lequel je suis. Tout dépend de vous : vous avez reçu votre argent, tirez-moi d’embarras. Vous avez des amis : sollicitez, et on ne parlera plus de cette affaire. Je lui ai répondu que je ne savais pas comment m’y prendre, et j’ai fini par le conseiller de sacrifier le coquin qui lui avait donné la fausse lettre, ou de disparaître. Il partit me disant que je me repentirai.

Mon Espagnol me dit qu’il avait entendu des menaces, et que je devais me tenir sur mes gardes ; mais je lui ai ordonné de se taire, je me suis habillé, et je suis alléaj chez Esther où je devais travailler à la convaincre de la divinité de mon oracle.

Elle me présenta une question où elle défiait l’oracle à révéler une chose qui ne pourrait être connue que d’elle seule.

Ce n’était pas le cas de hasarder40. Me trouvant dans un véritable embarras, je lui disais que l’oracle pourraitak révéler quelque secret qu’après elle pourrait trouver désagréable que je l’eusse appris. Elle me répondait qu’elle n’avait rien à craindre, et que je cherchais en vain des excuses. Voilà enfin l’idée heureuse qui me vint dans l’esprit.

Esther avait au milieu de la fossette qu’elle avait au bas du menton un joli signe noir fort petit, mais un [168v] tant soit peu relevé, qui était garni de quatre ou cinq fins poils noirs fort courts. Ce petit signe, que nous autres Italiens appelons neo41, ajoutait un charme à sa jolie figure. Sachant que tous les signes de cette espèce qu’on voit sur le visage de quelqu’un, ou sur le cou, ou sur les mains, ou sur les bras se répètent sur la partie du corps qui correspond à la visible j’étais certain qu’Esther devait avoir un signe parfaitement égal à celui qu’elle avait sur le menton dans un endroit qu’honnête comme elle était elle n’avait pu laisser voir à personne, et qu’il se pouvait même qu’elle ignorât elle-même qu’elle l’avait. Dans cette certitude je me détermine à l’étonner répondant à une question analogue ces paroles précises : Belle, et sage Esther, personne ne sait que tu as un signe parfaitement égal à celui que tu as au bas du menton sur l’endroit le plus secret de ton corps uniquement réservé à l’amour.

Esther n’avait pas besoin de la traduction, car elle lisait les nombres à mesure qu’ils sortaient de ma plume comme s’ils avaient étéal des lettres. Elle me dit d’un air calme, et serein queam n’ayant pas besoin de savoir ce que cette réponse disait, je lui ferais plaisir la lui laissant.

— Volontiers. Je vous promets même de n’en être jamais curieux. Il me suffit que vous soyez convaincue.

— J’en serai convaincue quand je trouverai que ce qu’elle dit est vrai.

— Croyez-vous que j’ignore ce que cette réponse dit ?

— Je serai sûre que vous l’ignorez quand je trouverai que ce qu’elle dit est vrai ; mais si c’est vrai, l’oracle aura raison. La chose est si réservée qu’elle est ignorée de moi-même. Il ne vous importera pas de la savoir. C’est une bagatelle qui ne peut pas vous intéresser, mais suffisante à me convaincre que l’oracle est animé par une intelligence qui n’a rien de commun avec celle de votre esprit.

Le sentiment s’emparant de la place de la friponnerie m’attendrit, [169r] et m’arracha des larmes qu’Esther ne put interpréter qu’à ma faveur42. Elles venaient de mes remords. Je l’aimais, et malgré cela je la trompais ; mais me reconnaissant coupable je ne pouvais que m’aimer moins, et c’est ce qui la vengeait.

Je n’étais cependant pas bien sûr que ce que mon oracle avait dit à Esther la rendrait certaine dean sa divinité. Elle devait l’être dans le moment ; mais elle pouvait cesser de l’être parvenant à savoir que la correspondance des signes sur le corps humain était naturelle et nécessaire, et pour lors non seulement sa certitude devait disparaître, mais être remplacée par le mépris. Cette crainte me déchirait, car l’amour devient lâche43 d’abord qu’il reconnaît l’objet qu’il aime indigne de son estime. Je ne pouvais qu’espérer, et poursuivre. Il n’était plus temps de reculer.

Après dîner je l’ai quittée pour aller faire une visite à Rigerbos, et le remercier de ce qu’il avait fait pour moi avec le président de la police. Pour ce qui regardait la menace de Piccolomini, il me conseilla de marcher avec des pistolets pour tout ce qui pouvait m’arriver, et de ne rien craindre en Hollandeao.

[170r] Il me dit qu’il allait partir pour Batavia sur un vaisseau entièrement chargé pour son compte44, où il allait mettre toute sa fortune, que dans le délabrement où ses affaires étaient il ne lui restait que cette seule ressource. Il entreprenait ce voyage sans assurer pour gagner le double. S’il était pris45, ou s’il faisait naufrage, il périrait aussi, ainsi il ne pouvait rien perdre. Il me disait cela en riant ; mais il ne pouvait raisonner ainsi que dans un état de désespoir. Ma chère ancienne amie Thérèse Tranti n’avait pas mal contribué à sa ruine. Elle était à Londres, où elle faisait, à ce qu’elle nous écrivait, des bonnes affaires : elle ne s’appelait plus Tranti, mais Cornelys. C’était le nom de Rigerbos, ce que j’ignorais auparavant. Nous passâmes une heure à écrire à cette femme singulièreap par l’occasion d’un homme qui allait partir pour Londres que Rigerbos lui recommandait. Après cela nous allâmes courir en traîneaux sur l’Amstel gelé avec la plus grande rapidité. Ce divertissement si chéri des Hollandais, et fort ennuyeux à mon goût coûtait un ducat par heure46. Après cela nous allâmes manger des huîtres, etaq ensuite nous fûmes courir les musicaux sans aucune idée de débauche ; mais voici ce qui est arrivé. Il était décidé que toutes les fois que j’aurais préféré quelques diversions à la société dearEsther O. il m’arriveraitas quelque malheur.

En entrant dans un musicau Rigerbos par mégarde m’appela par mon nom : j’ai vu dans le moment une des drôlesses qui se trouvent toujours dans ces sales bordels se mettre devant moi me regardant attentivement, et malgré la sombre lumière qui éclairait la puante chambre j’ai d’abord reconnu Lucie, que j’avais vueat aussi dans un autre endroit pareilau une année auparavant, et qui ne m’avait pas reconnu. Je me suis en vain tourné d’un autre côté ; elle [170v] m’approcha, me parla tristement, se rappela à ma mémoire, me disant qu’elle se réjouissait de me revoir dans un état si florissant autant que je devais m’attrister de la voir telle que je la voyais. Je l’ai plainte, et j’ai appelé mon ami pour l’inviter à monter avec moi dans une chambre où cette fille nous amuserait en nous contant son histoire. Lucie n’était pas devenue positivement laide ; mais quelque chose de pire. Dégoûtante. En dix-neuf ansav qui s’étaient écoulés après que je l’avais vueaw à Pasean toutes sortes de débauches devaient l’avoir rendue telle. Elle nous conta en long une histoire fort courte. Le coureur l’Aigle l’avait conduite faire ses couches à Trieste, où il était resté cinq ou six mois après vivant d’elle. Un capitaine de vaisseau étant devenu amoureux d’elle, il engagea le coureur qui passait pour son mari à aller avec elle au Xante47 où il allait prendre des marchandises. Le coureur au Xante s’était fait soldat, et au bout de quatre ans il avait déserté en la plantant là, où elle avait vécu cinq à six ans encore tirant parti de ses charmes. Elle avait quitté Xante avec une fille fort jolie, dont un officier de marine anglais était devenu amoureux, et elle était allée en Angleterre qu’elle avait quittée deux ou trois ans après pour venir en Hollande où je la voyais. Elle parlait tant bien que mal outre sa langue maternelle grec, anglais, français, et hollandais. Elle vida deux bouteilles dans l’heure qu’elle passa à nous conter sa triste histoire, elle nous dit qu’elle vivait de ce que des jolies filles qu’elle tenait chez elle gagnaient étant obligées de lui donner la moitié. Sa beauté étant disparue, sa seule ressource avait été celle de devenir maq…… ; rien n’était plus dans l’ordre ; mais la pauvre Lucie n’était âgée que de trente-trois ans ; n’importe : elle en montrait cinquante, et les femmes n’ont autre âge que celui qu’elles montrent.

Rigerbos lui demanda si les filles qui demeuraient chez elle [171r] étaient à la salle du musicau, et elle lui répondit qu’elles n’y étaient pas, et qu’elles n’y viendraient jamais, car c’étaient des filles de condition qui vivaient avec leur oncle, qui était gentilhomme vénitien. À ce mot j’ai donné dans un grand éclat de rire. Lucie me dit qu’elle ne me disait que ce qu’elles lui avaient dit, et que si nous voulions aller les voir elles n’étaient qu’à cinquante pas de là dans une maison qu’elle louait ; nous pouvions y aller en toute sûreté, puisque l’oncle couchait dans un autre quartier de la ville. Il ne venait qu’à dîner pour savoir quelles connaissances elles avaient faites, et pour se faire donner l’argent qu’elles avaient gagné. Rigerbos décida qu’il fallait aller les voir, et ayant grande curiosité de parler à des nobles vénitiennes j’ai dit à Lucie de nous y conduire. Je savais fort bien que ce ne pouvait être que des p…..s, queax leur oncle ne pouvait être qu’un grand coquin ; mais il fallait y aller.

Je vois deux assez jolies filles. Lucie m’annonce pour Vénitien, les voilà hors d’elles-mêmes d’étonnement, et enchantées de voir quelqu’un avec lequel elles pourraient parler. Je m’aperçois dans l’instant à leur jargon qu’elles étaient de Padoue, je le leur dis, elles en conviennent, je leur demande le nom de leur oncle, et elles me disent que par des bonnes raisons elles ne pouvaient pas me le dire. Rigerbos dit que nous pouvions nous passer de cette science, et s’empare de celle qu’il trouve plus de son goût. Lucie fait venir des huîtres, du jambon, des bouteilles à foison, et se retire dans sa chambre. Je n’avais pas envie de faire le fou ; mais Rigerbos veut rire, il veut boucaner48, elles veulent faire les réservées,ay il les met en ridicule, je suis son ton, elles prennent le parti de se conformer, et après les avoir mises en état de nature nous faisons d’elles en troquant souvent tout ce que la brutalité suggère à ceux qui ne vont dans ces endroits-là que pour rire. Au bout de trois ou quatre heures, nous payons, et nous partons. Je donne à l’écart six ducats à la [171v] pauvre Lucie. Les filles eurent quatre ducats chacune qui en Hollande est une paye fort honnête49. Nous partons, et nous allons nous coucher chez nous.

Le lendemain je me réveille fort tard, et de mauvaise humeur tant à cause de la débauche de la nuit, qui laisse toujours l’âme triste affigit humo [la rive au sol]50, comme51 à cause d’Esther qui devait m’avoir attendu. Je devais y aller dîner, c’était un pacte, les excuses ne me manqueront pas, j’appelle pour m’habiller. Leduc descend pour aller prendre mon café. Je vois entrer la Perine, et ce nommé Wiedau que j’avais vu chez Piccolomini,az qui se disait ami du comte de S. Germain l’adepte. J’étais assis sur le lit mettant mes bas. J’avais trois chambres belles, et bonnes mais sur le derrière de la maison, où si j’avais fait du bruit, onba ne m’aurait pas entendu : j’avais une sonnette près de la cheminée qui était à l’autre bout de la chambre ; Leduc devait rester au moins un quart d’heure avant de remonter avec mon café, je me suis vu en danger de devoir me laisser assassiner. Ce fut Wiedau qui débutabb par me dire que le comte Piccolomini pour se mettre hors d’embarras les avait accusés de lui avoir donné la lettre de change en question, et qu’il les avait avertis. —bc La prudence veut que nous partions sur-le-champ, et nous n’avons pas d’argent : nous sommes désespérés. Donnez-nous d’abord pas davantage que quatre cents florins, cela nous suffit, mais d’abord, et sans réplique. Autrement nousbd prendrons la fuite à pied ; mais après avoir pris ce que nous voyons là, et voici le moyen de vous persuader.

En disant cela les deux voleurs tirent de leur poche deux pistolets chacun. La violence, leur dis-je, n’est pas nécessaire. Tenez, et je vous souhaite bon voyage. Je tire de la poche de mes culottes un rouleau de cent ducats, je leur dis que je ne me souciais pas s’il y avait 120 florins de plus52, et je les conseille de s’en aller avant que mon valet de chambre monte. [172r] Wiedau le prend, et le met dans sa poche avec une main tremblante sans même l’ouvrir, et la Perine, toujours gascon53, s’approche de moi, et louant la noblesse de mon procédé m’embrasse. Les coquins après cela prennent la porte et s’en vont. Je me trouve fort heureux de m’être tiré de ce mauvais pas à si bon marché. Je sonne à reprise non pas pour les faire suivre ; mais pour m’habiller à la hâte sans me soucier de faire ma toilette, et sans informer de la chose Leduc, ni me plaindre à l’hôte de ce qui venait de m’arriver dans son auberge. Après avoir ordonné à Leduc d’aller chez M. D. O. pour faire mes excuses si je ne pouvais pas aller dîner avec lui, je vais chez le président de la police que j’ai dû attendre jusqu’à deux heures. Cet honnête homme, après avoir entendu tout le fait, me dit qu’il allait faire tout ce qu’il était possible pour faire arrêter les voleurs ; mais qu’il craignait que ce fût trop tard. Je lui dis que Piccolomini avait été chez moi, et après lui avoir rendu compte de tout ce qu’il prétendait que je fisse,be je lui ai dit qu’il m’avait menacé un repentir de ma part. Il m’assura qu’il y mettrait remède. Après cela je suis retourné chez moi avec la salive fort amère pour faire ma toilette, et pour me remettre en haleine. Une limonade sans sucre me fit vomir beaucoup de biles. Je me suis rendu chez M. D. O. sur la brune, et j’ai trouvébf Esther sérieuse, et ayant l’air piqué ; mais elle changea de maintien me voyant l’air défait.

— Dites-moi vite vite, me dit-elle, si vous avez été malade, et vous me mettrez à mon aise.

— Oui, ma chère amie, et plus que malade ; mais je me porte très bien actuellement ; vous le verrez à souper, car je suis à jeun depuis hier à dîner.

C’était vrai : je n’avais mangé que des huîtres chez les catins de Padoue. Esther charmante m’invita à l’embrasser, et tout indigne que j’en étais, je l’ai assurée de ma tendresse.

La nouvelle que je peux vous donner, me dit-elle, est que je suis sûre [172v] que vous n’êtes pas l’auteur de votre oracle, ou que du moins vous ne l’êtes comme moi que lorsque vous voulez l’être. La réponse qu’il m’a donnée est exacte, et exacte à un point qu’elle est divine. Elle m’a dit une chose que personne ne pouvait savoir, puisque je l’ignorais moi-même. Vous ne sauriez croire quelle ait été ma surprise lorsque j’ai trouvé cette vérité. Vous possédez un trésor : votre oracle est infaillible : mais s’il est infaillible, il ne doit jamais mentir en rien : il me dit que vous m’aimez, et j’en suis joyeuse, car vous êtes l’homme de mon cœur ; mais j’ai besoin que vous me donniez une marque de votre amour que s’il est vrai que vous m’aimiez vous ne pouvez pas me refuser. Tenez, lisez votre réponse ; je suis sûre que vous l’ignorez. Après je vous dirai ce que vous devez faire pour rendre parfaitement heureuse Esther.

Je lis, faisant semblant de lire du nouveau. Je baise les mots de l’oracle qui disaient que je l’aimais, je me montre charmé que la réponse l’ait convaincue avec tant de simplicité, puis je lui demande pardon si je trouvais incroyable qu’une telle chose pût être ignorée d’elle-même. Elle me répond rougissant un peu que cela ne me paraîtrait pas impossible s’il lui était permis de me convaincre. Puis venant à l’épreuve qu’elle exigeait pour s’assurer de mon amour, elle me dit que je devais lui communiquer mon secret. Vous m’aimez, me dit-elle, et vous ne pouvez avoir aucune difficulté à rendre heureuse une fille, qui deviendra d’abord votre femme, dont vous deviendrez le maître. Mon père y consentira. Quand je serai votre femme, je ferai tout ce que vous voudrez : nous irons même vivre ailleurs si cela vous fera plaisir ; mais cela n’arrivera jamais que lorsque vous m’aurez appris à tirer la réponse sans que je me donne la peine de la composer au préalable dans ma cervelle.

J’ai pris ses belles mains, et les lui baisant, je lui ai dit qu’elle savait que j’étais engagé à tenir ma parole à une fille à Paris, qui certainement [173r] ne la valait pas, mais que malgré cela je ne me trouvais pas moins obligé à la lui tenir. Hélas ! Pouvais-je lui alléguer une meilleure excuse étant dans l’impossibilité de lui enseigner à consulter l’oracle d’une façon différente de celle qu’elle employait ?

Ce fut un ou deux jours après qu’on m’annonça un officier par un nom que je ne connaissais pas : je lui ai fait dire que j’étais occupé, et mon valet n’y étant pas je me suis enfermé. Après tout ce qui m’était arrivé, j’avais pris le parti de ne recevoir plus personne. On n’avait pas pu rattraper les deux voleurs qui avaient voulu m’assassiner, et Piccolomini était disparu54 ; mais il y avait encore à Amsterdam des gens de leur clique.

Une heure après Leduc revint, et me remit une lettre écrite en mauvais italien qu’un officier qui attendait la réponse lui avait donnée. Je la vois signée par le même nom que je ne connaissais pas. Il m’écrivait que nous nous connaissions ; mais qu’il ne pouvait me dire son nom que tête-à-tête, et qu’il ne venait me faire une visite que pour mon bien.

Je dis à Leduc de le faire entrer, et de rester dans ma chambre. Je vois un homme de ma taille de l’âge de quarante ans, en uniforme militaire portant une physionomie patibulaire.

Il commence par me dire que nous nous étions connus à Cerigo, il y avait alors seize à dix-sept ans55. Je me souviens alors que je n’y étais descendu qu’un moment quand j’accompagnais le baile56 à Constantinople, et que ce devait être un des deux malheureux auxquels j’avais fait l’aumône. Je lui demande si c’était lui qui m’avait dit d’être le fils d’un comte Pocchini de Padoue, qui n’était pas comte, et il me fait compliment sur ma bonne mémoire. Je lui demande ce qu’il avait à me dire, et il me répond qu’il ne pouvait pas me parler à la présence de mon domestique. Je lui dis de me parler italien, et je dis à Leduc de se tenir dans l’antichambre.

Il me dit alors qu’il avait su que j’avais été chez ses nièces, que je les avais traitées comme des p……, et que partant [173v] il prétendait que je lui donnasse satisfaction.

Las des tracasseries, je cours à mes pistolets, et lui en présentant un je lui ordonne de s’en aller. Leduc accourt, et le coquin s’en va disant qu’il me trouvera quelque part.

Ayant honte d’aller me plaindre au président de la police auquel j’aurais dû conter toute l’histoire scandaleuse, je n’ai fait autre chose qu’informer de l’affaire mon ami Rigerbos me rapportant à lui. L’effet de ses démarches fut, que la même police envoya ordre à Lucie de renvoyer les deux comtesses. Lucie même vint le lendemain me conter les larmes aux yeux ce fait qui la replongeait dans la misère. Je lui ai donné six sequins, et elle partit consolée. Je l’ai priée de ne plus revenir chez moi. Tout ce que je faisais loin d’Esther me devenait funeste.

Ce fut le perfide major Sabi que57 trois jours après vint me voir pour m’avertir de me tenir sur mes gardes, car un officier vénitien, qui prétendait que je l’eusse déshonoré, disait partout que m’ayant demandé en vain satisfaction, il avait le droit de m’assassiner. Il m’a dit qu’il était désespéré, qu’il voulait partir, et qu’il n’avait pas d’argent.

Quand je pense aujourd’hui à tous les désagréments que j’ai souffertsbg à Amsterdam dans le court séjour que j’y ai fait la seconde fois,bh tandis que j’aurais pu y vivre très heureux, je décide que nous sommes toujours la première cause de nos malheurs. Je vous conseille, poursuivit à me dire Sabi, de donner à ce malheureux une cinquantaine de florins58, et de vous délivrer ainsi d’un ennemi. J’y ai consenti, et je les lui ai donnés à midi dans un café que le major me nomma. Le lecteur verra où je l’ai rencontré quatre mois après.

M. D. O. m’invita à souper avec lui à la loge des bourgmestres59. [174r] C’était une faveur distinguée, car, contre toutes les règles ordinaires de la maçonnerie on n’y admettait que les vingt-quatre membres qui la composaient. C’étaient les plus riches millionnaires de la bourse. Il me dit qu’il m’avait annoncé, et qu’en grâce de moi la loge serait ouverte en français60. On fut si content de ma personne qu’on me déclara surnuméraire pour tout le temps que je resterais à Amsterdam. M. D. O. me dit le lendemain que j’avais soupé avec une compagnie qui aurait pu disposer de trois cents millions.

Le lendemain M. D. O. me demanda le plaisir de tirer la réponse à une question à laquelle l’oracle de sa fille, qui était là présente avait répondu trop obscurément. Esther m’y excita. Il demandait à l’oracle Si l’homme qui voulait le persuader avec toute sa société à embrasser une affaire de grande conséquence était vraiment l’ami du roi de France.

Je vois dans l’instant que cet homme ne pouvait être que le comte de S. Germain. M. D. O. ne savait pas que je le connaissais. Je devais me souvenir de ce que le comte d’Affri m’avait dit. Voilà le cas de faire briller mon oracle, et de donner de quoi penser à ma charmante Esther.

Après avoir mis la question en pyramide, et avoir marqué au-dessus des quatre clefs61 les lettres O. S. A. D., tout pour lui en imposer davantage, je tire la réponse commençant par la quatrième clef D. La voici :

L’ami désavoue. L’ordre est signé. On accorde. On REFUSE. Tout disparaît. Diffère.

Je fais d’abord semblant de trouver ma réponse très obscure : Esther surprise trouve qu’elle dit beaucoup dans un style extraordinaire : M. D. O. dit qu’elle était claire pour lui, et il appelle l’oracle divin. Le mot diffère, dit-il, me regarde. Vous êtes habiles vous, et ma fille à tirer des oracles, mais pour [174v] l’interprétation mon habileté surpasse la vôtre. Je vais mettre obstacle à tout. Il s’agit de débourser cent millions sur le gage des diamants de la couronne de France. C’est une affaire que le roi veut finir sans que ses ministres s’en mêlent, et même sans qu’ils la pénètrent. Je vous prie donc de n’en parler à personne.

D’abord qu’Esther se vit seule avec moi, elle me dit qu’elle était pour le coup sûre que cette dernière réponse n’était pas de ma tête, et elle me conjura de lui dire ce que les quatre lettres signifiaient, et pourquoi je les négligeais ordinairement. Je lui ai répondu que je les négligeais parce que l’expérience m’avait appris qu’elles n’étaient pas nécessaires ; mais que cette inscription étant commandée dans la construction de la pyramide, je les mettais quand il me semblait qu’il y eût urgence.

— Qu’indiquent ces quatre lettres ?

— Elles sont les initiales des noms ineffables des quatre intelligences cardinales de la terre. Il n’est pas permis de les prononcer ; mais celui qui veut recevoir l’oracle doit les savoir.

— Ah ! Mon cher ami ; ne me trompez pas ; car je crois tout ; et ma bonne foi étant divine, c’est un meurtre d’en abuser. Tu devrais donc m’apprendre ces noms ineffables, si tu voulais m’enseigner la cabale ?

— Certainement. Et je ne peux les révéler qu’à celui que j’instituerai mon héritier. À la violation de ce précepte on a attaché la menace de l’oubli. Convenez belle Esther que cette menace doit me faire peur.

— J’en conviens. Malheureuse ! Votre héritière sera votre Manon.

— Non. Elle n’a pas un esprit susceptible de ce talent.

— Vous devez cependant vous déterminer à quelqu’un, car vous êtes mortel. Mon père partagera avec vous sa fortune sans vous obliger à m’épouser.

— Hélas ! Qu’avez-vous dit ? Comme si la condition de vous épouser dût me déplaire !

Trois ou quatre jours après, M. D. O., à dix heures du matin, entre à grands pas dans le cabinet d’Esther, qui travaillait avec [175r] moi pour apprendre à tirer l’oracle par toutes les quatre clefs, et à le doubler, tripler, et quadrupler tant qu’on voudrait. Surpris de son transport62, nous nous levons, il nous embrasse à reprises, il veut que nous nous embrassions. Qu’est-ce que tout cela ? Mon adorable papa.

Il nous fait asseoir à ses côtés, et il nous lit une lettre qu’il venait de recevoir de M. Calcoin un des secrétaires de L. H. P.63. La lettre disait en substance que l’ambassadeur de France avait demandé au nom du roi son maître aux états généraux le soi-disant comte de S.t Germain, et qu’on lui avait répondu qu’on rendrait à S. M. très chr.64 la personne ainsi nommée d’abord qu’on l’aurait trouvée. En conséquence de cette promesse, poursuivait à dire la lettre, ayant su que l’inquis65 logeait à l’étoile d’Orient, on avait envoyé à minuit à cette auberge main-forte pour s’emparer de sa personne ; mais on ne l’a pas trouvée. L’hôte dit que le même comte était parti au commencement de la nuit prenant la route de Nimègue. On a envoyé après lui ; mais on n’espère pas de le rejoindre. On ne sait pas comment il ait pu pénétrer qu’on avait donné cet ordre, et qu’il ait pu ainsi se soustraire à ce malheur.

— On ne le sait pas ; dit M. D. O. en riant, mais tout le monde le sait. M. Calcoin même dut faire savoir à cet ami du roi de France qu’on irait le chercher à minuit, et qu’on s’emparerait de lui s’il se laissait trouver. Il n’a pas été si bête. Le gouvernement répondra à l’ambassadeur qu’il est bien fâché que Son Excellence ait trop tardé à demander cette personne, et il ne sera pas surpris de cette réponse ; car c’est l’ordinaire qu’on donne toujours en cas pareil. Toutes les paroles de l’oracle se sont vérifiées. Nous étions dans le moment de lui compter 100 m. fl.66 qui lui étaient nécessaires d’abord. Le gage était le plus beau diamant de la couronne qui nous est resté ; mais que nous lui rendrons d’abord qu’il se présentera pour l’avoir, à moins que l’ambassadeur ne le réclame. Je n’ai jamais vu une plus belle pierre. Vous voyez à présent de quelle [175v] espèce est la grande obligation que j’ai à votre oracle. Je vais d’abord à la bourse, où toute la compagnie m’expliquera sa reconnaissance67. Je vous prierai après dîner de demander, si nous devons déclarer que nous tenons le beau diamant, ou si nous ferons mieux à garder le silence.

Après ce beau discours il nous embrassa de nouveau, et il nous quitta.

— Voilà le moment, me dit Esther, que tu peux me donner la plus grande marque d’amitié que tu puisses me donner, qui ne te coûtera rien, et qui me comblera d’honneur, et de joie.

— Ordonne, mon ange, comment pourrai-je te refuser quelque chose qui ne me coûtera rien ?

— Mon père après dîner veut savoir, si on réclamera le diamant, ou si la société fera mieux à s’en déclarer dépositaire avant qu’on la somme. Dis-lui qu’il s’adresse à moi pour savoir cela, et offre-toi à demander aussi en cas que ma réponse soit obscure. Fais la demande dans ce moment, et je répondrai avec tes mêmes paroles. Mon père m’aimera toujours plus.

— Ah ! ma chère Esther ! Que ne puis-je faire bien davantage pour te rendre sûre de mon amitié ! Allons : faisons cela d’abord.

Je veux qu’elle fasse la question elle-même, je veux qu’elle place de sa propre main les quatre puissantes lettres, et je lui fais commencer la réponse par la clef divine. Puis lui suggérant les additions, et les soustractions que je voulais, elle trouve tout étonnée cette réponse : La société fera mieux à se taire, puisque toute l’Europe se moquerait d’elle. Le prétendu diamant n’est qu’une composition68.

J’ai cru que la charmante fille allait devenir folle de plaisir. Les éclats de rire l’étouffaient.

— Quelle réponse ! me dit-elle. Le diamant est faux. Quelle bêtise de s’en laisser imposer ainsi ! Et c’est de mon oracle que mon cher père va apprendre cela ! Et c’est toi qui me fais ce présent ! On va d’abord vérifier le fait, et trouvant que la pierre est fausse, la grave société va avoir à mon père la plus grande obligation, car effectivement elle se déshonorerait. Peux-tu me laisser [176r] cette pyramide ?

— Je te la laisse très volontiers ; mais elle ne te servira pas pour te faire devenir plus savante.

La scène devint comique l’après-dîner quand l’honnête M. D. O. apprit de l’oracle de sa fille que la pierre était fausse. Il fit les hauts cris. La chose lui semblant incroyable, il me pria de faire la même question, et quand il vit sortir la même réponse quoiqu’avec des paroles différentes, il partit pour aller faire mettre le diamant à toutes les épreuves, et pour recommander le silence après la découverte de la vérité. Mais cette recommandation du silence fut inutile. Tout le monde sut la chose, et on a dit, comme on devait le dire quoique cela ne fût pas vrai, que la compagnie s’était laissée attraper ayant donné à l’imposteur les 100 m. fl. qu’il avait demandés.

Esther en fut glorieuse ; mais l’envie de posséder la science de l’oracle, comme elle se trouvait convaincue que je la possédais, devint excessive. On sut que S. Germain passa à Embdem69, puis en Angleterre. Je reviendrai à lui à sa place. Mais voici le coup décisif qui me tomba sur le corps le jour de Noël, et qui me fit quasi mourir.

J’ai reçu un gros paquet de Paris avec une lettre de Manon70 dont voici le contenu : « Soyez sage, et recevez de sang-froid la nouvelle que je vous donne. Ce paquet contient toutes vos lettres, et votre portrait. Renvoyez-moi le mien, et si vous conservez mes lettres brûlez-les. Je compte sur votre honnêteté. Ne pensez plus à moi. De mon côté je ferai tout ce qu’il me sera possible de faire pour vous oublier. Demain à cette même heure je serai la femme de M. Blondel architecte du roi, et membre de son académie71. Vous m’obligerez beaucoup si à votre retour à Paris vous ferez semblant de ne pas me connaître partout où vous me rencontrerez. »

Cette lettre me laissa dans la consternation après m’avoir rendu stupide pendant deux bonnes heures. J’ai envoyé dire à M. D. O. que ne me portant pas bien je garderais ma chambre toute la journée. J’ouvre le paquet, et regardant mon portrait, je crois de voir un prodige. Ma figure qui était riante auparavant me semble dans ce moment-là menaçante, et furieuse. Je me suis mis à écrire à l’infidèle déchirant toujours ma lettre après l’avoir [176v] écrite. À dix heures j’ai mangé une soupe, puis je me suis mis au lit ; mais je n’ai jamais pu dormir. Cent projets formés, et rejetés. J’ai décidé d’aller à Paris pour tuer ce Blondel que je ne connaissais pas, et qui avait osé épouser une fille qui m’appartenait, et qu’on croyait ma femme. J’en voulais à son père, et à son frère qui ne m’écrivait pas ce fait. Le lendemain j’ai envoyé dire à M. D. O. que j’étais encore malade. J’ai passé toute la journée à écrire, et à relire les lettres de la perfide. L’estomac vide m’envoyait à la tête des vapeurs qui m’assoupissaient : quand j’en revenais je déraisonnais parlant tout seul dans des accès de colère qui me déchiraient l’âme.

À trois heures M. D. O. vint me voir pour m’exciter à partir avec lui pour La Haye, où dans le jour suivant dédié à St Jean72 s’assemblaient tous les francs-maçons notables de la Hollande, mais il n’insista pas quand il vit l’état dans lequel j’étais.

— Qu’est-ce donc que cette maladie ?

— Un grand chagrin : je vous prie de ne pas m’en parler.

Il partit fort affligé me priant d’aller voir sa fille. Je l’ai vue paraître devant moi le lendemain matin avec sa gouvernante. Étonnée de me voir défait, elle me demanda quel était ce chagrin que mon esprit ne pouvait pas vaincre. Je l’ai priée de s’asseoir, et de ne pas vouloir que je lui en parle, l’assurant que sa seule présence suffisait pour empêcher l’augmentation de ma peine.

— Tant que nous parlerons d’autres choses, ma chère amie, je ne penserai pas au malheur qui accable mon âme.

— Habillez-vous, et venez passer la journée avec moi.

— Depuis la veille de Noël je n’ai vécu que de chocolat, et de quelques bouillons. Je suis très faible.

J’ai alors vu l’alarme sur sa charmante figure.

Un moment après, elle écrivit quelques lignes qu’elle me donna à lire. Elle me disait que si une grosse somme d’argent, outre celle que son père me devait pouvait dissiper mon chagrin, elle pouvait être mon médecin. Je lui ai répondu, après lui avoir baisé la main, que je ne manquais pas d’argent ; mais d’un esprit assez fort pour prendre un parti. Elle me dit alors que je devais avoir recours à mon oracle, et je n’ai pu m’empêcher de rire.

— Comment pouvez-vous en rire ? me dit-elle raisonnant très juste. Il me semble que le remède à votre malheur doit lui être parfaitement connu.

— J’ai ribi, mon ange, à cause [177r] de l’idée comique qui m’était venue de vous dire que c’était vous qui deviez consulter votre oracle. Je vous dirai que je ne le consulte pas parce que j’ai peur qu’il me suggère un remède qui me déplairait plus encore que le mal qui m’afflige.

— Vous seriez toujours le maître de ne pas l’employer.

— Je manquerais pour lors au respect que je dois à l’intelligence.

À cette réponse je l’ai vue pénétrée. Elle me demanda un moment après si elle me ferait plaisir restant avec moi toute la journée. Je lui ai répondu que si elle restait à dîner, je me lèverais, je ferais mettre trois couverts sur une petite table, et je mangerais certainement. Je l’ai vue contente, et riante ; elle me dit qu’elle ferait le cabillao73 sur la table comme je l’aimais, les côtelettes, et les huîtres.bjAprès avoir dit à la gouvernante de renvoyer à la maison leur chaise à porteurs, elle alla à la chambre de l’hôtesse pour ordonner un dîner friand, le réchaud, et l’esprit de vin74 qui lui était nécessaire pour faire ses petits ragoûts sur la table.

Telle était Esther. C’était un trésor qui consentait à m’appartenir ; mais sous la condition que je lui donnerais le mien, que je ne pouvais pas lui donner. Me sentant réjoui par l’idée que je passerais toute la journée avec elle je me suis trouvé sûr que je pourrais commencer à oublier Manon. J’ai saisi ce temps pour sortir du lit. Elle fut enchantée en rentrant de me voir debout. Elle me pria avec des grâces enchanteresses de me faire peigner, et habiller comme si je devais aller au bal. Ce caprice m’a fait rire. Elle me dit que cela nous amusera. J’ai appelé Leduc, etbk lui disant que je voulais aller au bal, je lui ai dit de tirer hors de la malle un habit convenable, et lorsqu’il me demanda lequel Esther ditbl qu’elle allait le choisir. Leduc lui ouvrit la malle, et la laissant faire il vint me raser, et me coiffer. Esther toute joyeuse de ce manège se fit aider par sa gouvernante à me préparer sur le lit une chemise à dentelles, et celui d’entre mes habits [177v] qu’elle trouva le plus de son goût. J’ai pris un second bouillon dont je me suis senti besoin, et j’ai prévu que j’allais passer une agréable journée. Il me paraissait non pas de haïr, mais de mépriser Manon : l’analyse de ce nouveau sentiment anima mon espérance, et releva mon ancien courage.

J’étais devant le feu sous le peigne de Leduc, jouissant du plaisir qu’Esther, que je ne pouvais pas voir, trouvait à s’occuper ; lorsque je la vois devant moi triste, et douteuse tenant dans sa main la lettre de Manon dans laquelle elle me baillait75 mon congé.

— Suis-je coupable, me dit-elle timidement, d’avoirbm découvert la cause de votre douleur ?

— Non mabn chère. Plaignez-moi, et n’en parlons pas.

— Je peux donc lire tout.

— Tout, si cela vous amuse. Vous me plaindrez toujours davantage.

Toutes les lettres de l’infidèle, et toutes les miennes étaient en ordre de dates sur la même table de nuit. Esther se mit à lire. D’abord que je fus tout habillé, et que nous restâmes seuls, car la gouvernante travaillait à une dentelle, et ne se mêlait jamais de nos propos, Esther me dit qu’aucune lecture ne l’avait jamais tant intéresséebo que celle de ces lettres.

— Ces maudites lettres, lui répondis-je, me feront mourir. Vous m’aiderez après dîner à les brûler toutes, même celle qui m’ordonne de les brûler.

— Faites-m’en plutôt un présent : elles ne sortiront jamais de mes mains.

— Je vous les porterai demain.

Elles passaient le nombre de deux cents76, et les plus courtes étaient de quatre pages. Toute enchantée de s’en voir maîtresse, elle me dit qu’elle allait les mettre ensemble d’abord pour les porter avec elle le soir. Elle me demanda si je lui renverrai son portrait, et je lui ai répondu que je ne savais pas ce que je devais faire.

—bpRenvoyez-le-lui, me dit Esther avec un air d’indignation, je suis sûre que votre oracle vous donnera ce même conseil. Où est-il ? Puis-je le voir ?

J’avais son portrait dans l’intérieur d’une tabatière d’or que je ne lui avais jamais montré de craintebq que trouvant Manon peut-être plus jolie qu’elle, elle ne pût s’imaginer que je ne le lui faisais voir que [178r] par un sentiment de vanité qui ne pouvait que me faire du tort. J’ai vite ouvert ma cassette, et j’ai mis entre ses mains la tabatière. Une autre qu’Esther aurait trouvé Manon laide, ou du moins aurait cru de devoir faire semblant de la trouver telle ; mais Esther m’en fit l’éloge, disant seulement que la vilaine âme de cette fille ne méritait pas d’avoir unebr si jolie figure.

Elle voulut pour lors voir tous les portraits que j’avais, que madame Manzoni m’avait envoyésbs de Venise, comme le lecteur peut s’en souvenir. Il y avait des nudités77 ; mais Esther ne fit pas la bégueule. O. Morphi lui plut beaucoup, et elle trouva son histoire que je lui ai contée avec toutes ses circonstances, très curieuse. Le portrait de M. M. en religieuse, et puis tout nu la fit beaucoup rire : elle voulait en savoir l’histoire ; mais je m’en suis dispensé. Nous nous mîmes à table, et nous y passâmes deux heures. En passant très vite de la mort à la vie, j’ai dîné avec tout l’appétit possible ; Esther se félicitait à tout moment de ce qu’elle avait su devenir mon médecin. Je lui ai promis avant de nous lever de table d’envoyer le portrait de Manon à son mari même le lendemain, et Esther applaudit sur-le-champ à ma pensée ; mais une heure après elle fit une question à l’oracle écrivant OSAD au-dessus des clefs, dans laquelle elle lui demandait si je ferais bien à renvoyer à mon infidèle son portrait. Elle calcula, elle supputa, elle additionna, me disant toujours, quoiqu’en riant qu’elle ne composait certainement pas la réponse, et elle fit sortir la sentence que je devais renvoyer le portrait ; mais à elle-même, et non pasbt commettre la noirceur de l’envoyer à son mari.

Je l’ai applaudie, je l’ai embrassée à reprises, je lui ai dit que je suivrai la loi de l’oracle, et j’ai fini par lui faire compliment qu’elle n’avait plus besoin que je lui apprisse la science puisqu’elle en était déjà en possession. Esther pour lors riait, etbu ayant peur que je ne le crusse tout de bon se voyait engagée à m’assurer du contraire. C’est avec ces badinagesbv que l’amour se plaît, et devient géant en très peu de temps.

— [178v] Serais-je trop curieuse, me dit-elle, si je vous demandais où est votre portrait ? Elle dit dans sa lettre qu’elle vous le renvoie.

— Dans mon dépit je l’ai jeté je ne sais pas où. Vous sentez qu’un pareil meuble méprisé ainsi ne peut pas me faire plaisir.

— Cherchons-le, mon cher ami, je voudrais le voir.

Nous le trouvons d’abord près des livres que j’avais sur la commode. Estherbw étonnée dit que j’étais vivant ; je crois pouvoir oser le lui offrir, le lui annonçant cependant comme indigne d’un si bel honneur ; et elle le reçoit avec des démonstrations d’une reconnaissance extraordinaire. J’ai passé avec elle une de ces journées qu’on peut appeler heureuses d’abord qu’on fait consister le bonheur dans une satisfaction réciproque et tranquille sans aucune violence de passion en tumulte. Elle partit à dix heures après avoir reçu ma parole que j’irais passer toute la journée suivantebx avec elle.

Après avoir dormi neuf heures d’un sommeil qui au réveil étonne l’homme parce qu’il lui semble de n’avoir point du tout dormi je suis allé chez Esther qui dormait encore ; mais que la gouvernante voulut à toute force réveiller. Elle me reçut toute riante se tenant sur son séant, et me montrant sur sa table de nuit toute ma correspondance qui lui avait fait passer la plus grande partie de la nuit. Elle me laissa baiser son teint de lis, et de roses défendant à mes mains de toucher son sein d’albâtre dont un tiers m’éblouissait ; mais n’empêchant cependant pas mes yeux d’en admirer la beauté. Je me suis assis à côté de ses genoux louant ses charmes, et son esprit faits l’un et l’autre pour faire oublier mille Manon. Elle me demanda si elle était belle dans toute sa personne, et je lui ai répondu que n’étant pas encore devenu son mari je n’en savais rien, et elle sourit louant maby discrétion.

— Mais malgré cela, lui dis-je, j’ai su de sa nourrice, qu’elle était parfaitement bien faite, et que nulle tache interrompait ni la blancheur, ni le poli de toutes ses parties secrètesbz.

— Vous devez avoir de moi, me dit Esther, une idée différente.

— Oui, mon ange, car l’oracle m’a mis à part d’un grand secret ; mais cela n’empêche pas que je ne vous croie parfaitement belle partout. Il me serait facile devenant votre mari de m’abstenir de vous toucher là.

— Vous croyez donc, me dit-elle en rougissant, et d’un ton vif, qu’en y touchant vous vous apercevriez de quelque chose qui pourrait diminuer vos désirs ?ca

[181r] À cette incartade qui me démasquait entièrement je me suis senti saisi d’une honte de la plus cruelle espèce. Je lui ai demandé pardon, et par la force du sentiment j’ai versé des larmes sur ses belles mains qui excitèrent les siennes. Brûlant tous les deux du même feu le moment de nous livrer à nos désirs aurait été saisi, si la prudence nous l’eût permis. Nous n’eûmes qu’une douce extase suivie d’une tranquillité qui nous faisait réfléchir aux douces jouissances que nous étions les maîtres de nous procurer. Trois heures s’écoulèrent bien vite. Elle me dit d’aller dans son cabinet pour la laisser habiller. Nous dînâmes avec ce secrétaire qu’elle n’aimait pas, et qui ne pouvait être que fort jaloux de mon bonheur.

Nous passâmes ensemble tout le reste de la journée dans ces propos de confiance qu’on se tient quand les premiers fondements de l’amitié la plus intime sont jetés entre deux personnes de différent sexe qui se croient nées l’une pour l’autre. Nous brûlions encore, mais dans le cabinet Esther n’était pas si libre comme78 dans sa chambre à coucher. Je suis retourné chez moi très content de mon sort. J’ai cru voir qu’elle pourrait se déterminer à devenir ma femme sans exiger que je lui apprisse ce que je ne pouvais pas lui apprendre. Je me repentais de n’avoir pas voulu lui laisser croire que sa science était égale à la mienne, et il me semblait qu’il ne me serait plus possible de lui démontrer que je l’avais trompée, et d’obtenir mon pardon. La seule Esther cependant était celle qui pouvait me faire oublier Manon, qui commençait déjà à me paraître indigne de tout ce quecb j’avais voulu faire pour elle.

M. D. O. étant déjà de retour je suis allé dîner avec lui. Il avait appris avec plaisir que sa fille m’avait guéri passant toute une journée avec moi. Il nous dit quand nous fûmes seuls qu’il avait su à La Haye que le comte [181v] de S. Germain avait le secret de faire des diamants qui ne différaient des vrais que dans le poids, ce qui n’empêchait pas qu’il ne pût être fort riche moyennant ce seul talent. Je l’aurais bien fait rire si j’avais pu lui conter tout ce que je savais de cet homme.

Le lendemain, j’ai conduit Esther au concert. Elle me dit que dans le jour suivant elle ne sortirait pas de sa chambre, et que nous pourrions parler de notre mariage. C’était le dernier jour de l’an 1759.

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