Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre V1

La comtesse humiliée. Noces à la casine des pommes.

Pharaon. Irène conquise. Projet de Mascarade

De retour à la maison j’ai trouvé le comte avec un domestique du marquis Triulzi qui me donna un billet dans lequel il me disait que je pouvais lui consigner la robe. Je la lui ai envoyée dans l’instant. Le comte me dit que le marquis dînerait avec nous, et que certainement il me la payerait. Je lui ai répondu que je n’en doutais pas, et qu’il me tarderait d’abord que je l’aurai reçu de le remettre2 à la comtesse. Il m’a dit qu’il lui avait parlé, et que la proposition l’avait faitb rire ; mais qu’il était sûr qu’elle se déciderait quand elle se verrait en possession de la robe. C’était un vendredi : il n’y avait point d’opéra, et on mangeait maigre. Le Marquis envoya son excellent dîner en poisson, puis il vint lui-même, et après dîner la robe arriva dans un beau panier, et nous avons vu madame très contente : elle s’évertua en remerciements que le marquis reçut en plaisantant, et lui disant qu’étant sage elle devait la vendre, car tout le monde sachant qu’elle n’était pas riche une si belle robe ne lui convenait pas. Il lui dit clairement qu’on se moquerait d’elle. La comtesse à cette remontrance lui dit des injures, et entr’autres que s’il pensait comme cela il devait être fou, car si elle ne lui convenait pas il ne devait pas la lui donner.

Dans le fort de cette dispute voilà une visite. C’était la marquise de Menafoglio. Elle voit la robe qui était étendue sur une table, elle la trouve superbe, elle la suppose à vendre, et elle dit qu’elle l’achèterait volontiers. La comtesse lui répond avec aigreur qu’elle ne l’avait pas achetée pour la revendre, et l’autre lui demande pardon si elle s’était trompée. Le marquis ne peut pas s’empêcher de rire, la comtesse enrage, mais dissimule, et la conversation se soutient. Mais après le départ de Mad. Menafoglio la comtesse [36v] soulage sa colère disant cent injures au marquis parce qu’il avait ri. Elle finit enfin disant qu’elle avait mal à la tête, et qu’elle allait se coucher. Le marquis alors me donne 15 m. livres me disant qu’il était sûr qu’elles me porteraient bonheur à la banque de Carcano qui m’adorait, et qui l’avait prié de me conduire à dîner chez lui, car étant obligé de passer les nuits au redoute il ne pouvait pas me donner à souper. Je le prie de lui dire que j’irai dîner avec lui quand il voudra, excepté le surlendemain me trouvant engagé à une noce à la cascine des pommes3. Ils me font compliment ; ils montrent envie d’y être, et je leur promets de les faire inviter par la belle épouse avec la comtesse pourvu qu’elle veuille faire cet honneur à la compagnie où il n’y aura que des bourgeois. Le marquis s’engage de la persuader à venir, et ilc en est sûr quand je lui dis que l’épouse est Zénobie. Le comte sort pour aller voir si elle était à la maison, il la trouve, et il rentre avec elle. Le marquis lui fait compliment, et l’encourageant à inviter la comtesse il la prend par la main, et il la mène dans sa chambre ; et une demi-heure après il sort nous disant que la comtessed avait promis d’y aller.

Le marquis étant parti un quart d’heure après, le comte me dit que si je n’avais rien de mieux à faire je pouvais aller tenir compagnie à sa femme qu’ayant des affaires il était fâché de devoir laisser seule. Je lui réponds que j’avais les mille sequins dans ma poche, et que je me sentais prêt à les lui laisser si je la trouvais humaine. Il me dit d’attendre qu’il aille lui parler. Je suis allé dans ma chambre où en attendant que le comte était chez la comtesse, j’ai pris 15 m. livres en billets au porteur quee j’avais reçus de Greppi déposant tout l’or que le marquis Triulzi m’avait donné.

Dans ce moment je vois Zénobie qui me porte mes manchettes. Elle me demande si je voulais acheter une pièce de belle toile qui n’était pas chère, et je lui dis qu’oui. Elle descend, et elle remonte avec des flambeaux, et la toile. Je la trouve assez belle, elle me dit qu’il y en avait pour faire douze chemises, qu’elle ne coûtait que dix-huit sequins. Je lui dis que je lui en ferais présent si elle voulait m’accorder sur-le-champ ses grandes faveurs. Elle me dit qu’elle m’aimait ; mais que je lui ferais plaisir à attendre jusqu’après la noce.

— Non ma chère amie ; je suis extrêmement pressé. D’abord, ou jamais, car je me meurs. Tiens, regarde l’état où je suis.

— Je le vois ; mais c’est impossible.

— Pourquoi impossible ? Crains-tu que ton magot4 futur s’en aperçoive.

— Oh ! non. Et quand même il s’en apercevrait je le trouverais bien plaisant s’il osait me le dire pour me faire des reproches.

— Il aurait certainement grand tort. Allons donc : viens entre mes bras.

— Je crois qu’il faut au moins fermer la porte en dedans.

— Je ne crois pas, car on pourrait nous entendre, et on soupçonnerait Dieu sait quoi. Sois sûre qu’il ne viendra personne.

La charmante Zénobie tomba entre mes bras toute amoureuse, et il n’y eut point d’artifice. Je lui ai dix fois dit dans le plaisir que je ressentais qu’elle était faite pour moi, et non pas pour son futur qui ne pouvait pas connaître le prix de ses charmes. Je lui ai dit tout de bon de l’envoyer à tous les diables, et de me prendre à sa place : mais j’ai eu le bonheur qu’elle ne m’a pas cru. Une demi-heure après je fis halte enchanté, et étonné que le comte ne fût pas venu interrompre ma jouissance. Je me l’imagine sorti, ne sachant pas que j’étais dans ma chambre, et je vois Zénobie bien aise lorsqu’elle me voit disposé à recommencer. Elle savait que la fête serait plus longue. Je me mets plus à mon aise, je m’étale ses charmes dans un jour plus séduisant, et je ne me soucie pas que ma coiffure en souffre. Une heure entière de débat calma enfin mes fureurs. Dans la douce extase j’entends la voix du comte, je le dis à Zénobie, je me raccommode, je lui donne dix-huit sequins, elle s’en va, le comte entre riant, et me disant qu’il avait vu tout [37v] par une fente qu’il me fait voir, et qu’il ne s’était pas ennuyé. Il me dit que sa femme était contente que j’allasse lui tenir compagnie, et après une belle risée il me dit qu’il était content aussi. J’ai souri, et en y allant je l’ai prié de se servir de ma voiture qui était à la portef à toute sa commodité, car je ne sortirais plus.

J’entre chez madame, qui était dans son lit, je l’approche, je lui demande comme elle se porte, elle me répond très bien en riant, et me disant que son mari lui avait rendu la santé. Je m’assis sur son lit, et elle ne me gronde pas.

—gEst-ce que vous ne sortirez plus ? me dit-elle ; vous êtes en robe de chambre, et tout décoiffé.

— Je me suis endormi, et j’ai décidé de vous tenir compagnie, si vous voulez bien me souffrir toute bonne, et douce.

— Ayant vis-à-vis de moi des bons procédés soyez sûr que vous me trouverez toujours honnête.

— Et vous m’aimerez.

— Cela dépendra de vous ; vous me sacrifiez ce soir le comte Carcano.

— Il m’a gagné beaucoup d’or, et je prévois qu’il me gagnera demain 15 m. livres que j’ai ici, que le marquis Triulzi m’a donnéesh pour la robe que vous n’avez pas voulu recevoir de mes méprisables mains.

— Vous feriez fort mal d’aller les perdre.

— Certainement. Et cela n’arrivera pas, si je vous trouve complaisante, car c’est à vous que je les donnerai. Permettez-vous que j’aille fermer votre porte ?

— Pourquoi ?

— Parce que je veux avoir l’honneur de me mettre sous cette couverture. Je meurs de froid, belle comtesse, et je brûle de désirs.

— Monsieur je ne permettrai jamais cela.

— Adieu donc. Je vais me placer devant un bon feu, et demain j’irai faire la guerre à Carcano.

Elle me rappela, me disant que j’étais un vilain homme, et pour lors j’ai fermé la porte, et je me suis déshabillé sans qu’elle me voie, car elle me tourna entièrement le dos. Je me suis couché près d’elle, et ayant pris son parti, elle me laissa faire d’elle tout ce que j’ai voulu ; mais jamais une défection de nature ne fut tant favorable à mes desseins, je n’ai jamais pu b…… Tenant ses yeux fermés elle se laissa mettre dans toutes les postures, et elle laissa que je me servisse de sa main tant que j’ai voulu pour faire le miracle de la résurrection. Tout fut en vain.

Faisant semblant de dormir, elle me laissa faire tout ce que j’aii voulu de sa tête, et pour lors elle me fit tant pitié que je me suis trouvé fâché de ne pas pouvoir retourner en vie. Je l’ai enfin quittée lui donnant le dernier coup de poignard avec ces paroles atroces. Ce n’est pas ma faute madame, si vos charmes n’ont aucun pouvoir sur moi. Je vous laisse vos 15 mille livres. Après cette scène je suis allé me coucher dans ma chambre.

[38r] Le lecteur doit me détester, je le sais ; mais je le conseille de suspendre sa haine. Le lendemain de très bonne heure le comte entra dans ma chambre avec le contentement peint sur sa figure. Il me dit que sa femme se portait très bien, et qu’elle me souhaitait le bonjour. Je ne m’y attendais pas. Il me dit qu’il avait été enchanté de voir que les quinze m. livres que je lui avais laissées n’étaient pas celles que j’avais reçues du marquis Triulzi, et qu’il espérait que, comme le marquis me l’avait dit, son argent me porterait bonheur dans la nuit suivante. Je ne savais pas qu’il y avait bal. Je lui ai dit que je n’irais pas à l’opéra ; mais bien au bal, et à la redoute tâchant de me rendre inconnu tant que je pourrais. Je l’ai prié de m’acheter un domino tout neuf, et de ne jamais m’approcher, car j’espérais de n’être connu que de lui. Je l’ai prié de me laisser écrire, ayant en arrière5 une grande quantité de lettres.

À midi il me porta le domino que j’ai d’abord caché, et nous dînâmes avec la comtesse dontj la mine, et le ton m’étonnèrent. Son air serein, affable, et tranquille me la firent paraître une beauté. Je me sentais au désespoir de l’avoir si horriblement maltraitée. Son insensibilité me semblait inconcevable, me surprenait : je jugeais qu’elle devait dormir dans les moments où je l’avais si cruellement insultée. Son mari nous ayant laissés tête-à-tête je lui ai dit que je me reconnaissais pour un monstre qu’elle devait détester. Elle me répondit qu’elle se sentait remplie de devoirs envers moi, et qu’elle ne savait pas en quoi je pouvais croire de lui avoir manqué, et pourquoi je m’appelais monstre. Je lui ai demandé la main, mais elle me donna un très doux baiser en la retirant. Le repentir me rongeait l’âme.

Après avoir cacheté toutes mes lettres je me suis masqué, et je suis allé au bal ne portant sur moi rien qui pût me faire reconnaître. J’ai pris une montre, et deux tabatières que personne ne m’avait vues, et j’ai changé jusque les bourses6 où je portais mon argent. Je suis allé m’asseoir à la banque de Carcano, et pour rester inconnu j’ai joué d’une façon tout à fait différente. [38v] Dans une bourse j’avais cent quadruples d’Espagne qui faisaient 700 sequins, et dans une autre 300 sequins vénitiens7. C’était l’or que j’avais reçu de Greppi. J’ai commencé par vider devant moi la bourse où j’avais les cent quadruples.

En moins d’une heure j’ai perdu tout mon or. Je me suis levé, et tout le monde croyant que je voulais m’en aller me faisait place lorsque j’ai tiré ma bourse où j’avais les trois cents sequins vénitiens. Ne voulant plus m’asseoir j’en mets cent sur une carte que je trouve seconde avec le paroli, et le sept et le va8, et le banquier d’un air très content me rend tous mes cent doblons da ocho. Pour lors je me place de nouveau près de lui, je recommence à jouer, et Carcano en semble très aise. Il m’étudiait. J’avais la tabatière que l’électeur de Cologne m’avait donnéek qui avait son portrait en médaillon. Le banquier me demande en pantomime la permission de prendre une prise de tabac, et tout le monde qui entourait la banque examine le portrait. J’entends une voix de femme dire : C’est le défunt électeur de Cologne9 habillé en grand maître de l’ordre Teutonique. On me rend ma tabatière. Je joue avec une nouvelle méthode. Une seule carte à cinquante sequins paroli, et paix de paroli10. Une heure avant jour la banque a expiré. Carcano me dit poliment que si je voulais laisser là tout cet or, il allait le faire peserl me donnant un billet au porteur à la vue duquel le caissierm remettrait toute la somme, et j’y consens en y ajoutant mes cent quadruples. On porte une balance. On le pèse, et on me fait un bon de trente-quatre livres d’or, ce qui faisait 2 856 sequins11. Carcano signe le billet, etn marchant à pas lents, j’entre au bal.

Barbaro, qui, ayant le talent de tous les Vénitiens, me reconnaît, m’approche, et me fait compliment ; mais voyant que je ne lui réponds pas il me quitte. Un masque femme habillé à la grecque avec un bonnet à l’orientale couvert deo beaux brillants, et une riche ceinture au-dessous de sa gorge, qui en faisait deviner la beauté, me dit en fausset qu’elle désirait de danser avec moi la contredanse. J’y consens. Elle ôte ses gants, et je vois une [39r] main d’albâtre, et j’en sens la douceur. Je pensais en vain pour deviner qui ce pouvait être. Après la contredanse qui m’avait mis tout en nage, elle me dit que je pouvais aller m’essuyer dans sa loge ; je la suis, et voyant le banquier Greppi, je me trouve sûr d’avoir dansé avec Thérèse, qui se démasquant me fait compliment sur ma victoire. Elle me dit, que si elle n’avait pas vu ma tabatière, elle ne m’aurait pas connu ; maisp qu’elle ne m’avait dévoilé qu’à l’ami qui était là. Malgré cela elle m’assure que j’avais été connu d’autres. J’ai donné à M. Greppi le billet au porteur qui m’en donna d’abord quittance. Elle l’invita à souper avec moi chez elle le lendemain me disant que nous serons quatre : Greppi se montra curieux de ce quatrième ; mais pas moi. J’étais sûr d’y trouver mon cher Cesarino.

Je suis redescendu au bal, où deux Domino femelles m’attaquèrent à droite, et à gauche, me disant dans leur fausset que Messer Grande12 m’attendait dehors. Elles me demandent du tabac : je leur en donne d’une tabatière où il y avait sous un secret une miniature scandaleuse. J’ai l’impudence de la leur découvrir, et une d’elles, après l’avoir bien examinée, me rend la tabatière, me disant qu’en punition de mon crime je ne saurai jamais qui elles sont ; et après ces paroles elles me laissent. Fort fâché de leur avoir déplu, je les suis, et voyant Barbaro qui connaissait tout le monde, je les lui montre, et il me dit que c’étaient les jeunes marquises Q. et F.. Je m’en réjouis, et je lui promets d’y aller le surlendemain. Il me dit que tout le bal me connaissait, et que la banque allait bien quoique je dusse mépriser ces bagatelles.

Vers la fin du bal, un masque habillé en barcarol vénitien fut abordé par un masque femelle fort gentil habillé en baüte, et manteau noir parfaitement dans le costume vénitien13. Il défia le barcarol à le convaincre qu’il était vénitien dansant la Furlane14 avec elle. Le barcarol tope, on ordonne à l’orchestre une Furlane ; mais le barcarol, qui apparemment était Milanais fut hué. La jolie masque au contraire dansa à ravir. Cette danse étant dans le nombre de mes petites passions, j’invite l’inconnue à la danser avec moi ; et tout le cercle nous ayant applaudis, nous dansons la seconde, et c’eût été assez, si une jeune fille sans masque sur le visage, habillée en bergère, jolie comme un cœur, ne m’eût engagé à danser la troisième. Elle la dansa [39v] supérieurement. Elle fit, et défit trois fois à double reprise le grand cercle planant si bien qu’elle parut ne pas toucher terre. Elle m’a mis hors d’haleine. Elle me dit à l’oreille mon nom, je lui ai demandé le sien, et elle me répondit que je le saurais si j’allais la voir aux trois rois15 dans la telle chambre.

— Êtes-vous seule ?

— Je suis avec mon père, et ma mère vos anciens amis.

— Vous me verrez Lundi.

Combien d’aventures ! Las à n’en pouvoir plus, je vais à la maison,q mais on ne me laisse dormir que trois heures. On me réveille, et on me hâte. La comtesse, le comte, et le marquis tous prêts pour les noces de Zénobie me disent qu’il n’était pas honnête de faire attendre des nouveaux mariés. Ils me font tous les trois les plus grands compliments sur la bravoure avec laquelle j’avais subjugué la fortune. Je réponds au marquis que c’était son argent qui m’avait porté bonheur : je ne pouvais plus me cacher. Il me dit qu’il savait où son argent était allé.

Cette indiscrétion de la comtesse, ou du comte m’a surpris, car elle me parut contraire aux premières règlesr des intrigues de cette espèce. Le marquis me dit que Carcano m’avait connu à la façon d’ouvrir ma tabatière, et qu’il nous attendait à dîner.

— Il désire, me dit-il, de perdre contre vous tout son argent.

— Dites-lui que j’ai ce même désir.

Nous allâmes tous à la cassine des pommes, où nous trouvâmes dix-huit à vingt bourgeois qui nous attendaient, et les époux qui s’évertuèrent en compliments. Nous ne fûmes pas embarrassés à mettre à son aise toute cette compagnie, qui à notre arrivée se trouva décontenancée. Nous nous mîmes à table. On plaça l’épouse entre le mari et moi. Nous étions vingt-quatre, et j’ai vu des poupoles16 très jolies ; mais j’étais trop occupé. Ce dîner qui dura trois heures fut si abondant, et les vins étrangers si exquis que je me suis tenu pour sûr que les vingt-quatre sequinss n’avaient pas pu suffire à en payer les frais. Ce qui nous fit rire furent les brindisi17. Chacun porta en vers inventés dans le moment des santés d’un mérite très rare, et chacun se crut en devoir de chanter. Nous rîmes ; mais nous les fîmes rire aussi avec nos impromptus, et nos chansons, où nous ne réussîmes pas mal à composer des bêtises qui ne cédèrent en rien à toutes celles qui sortirent de la bouche de tous ces bonnes gens.

En nous levant de table les embrassades furent générales ; mais la comtesse ne put s’empêcher d’éclater de rire lorsqu’elle a dû embrasser le tailleur. Cette risée lui parut une faveur singulière. Un très bon orchestre se faisant entendre la danse commença. En force [40r] de l’étiquette la danse commença par un menuet de l’épouse avec l’époux. Zénobie le dansa en mesure, mais le tailleur fit tant rire la comtesse que nous crûmes qu’elle allait se trouver mal ; mais elle dut danser avec lui en même temps que l’épouse dansa avec moi. En moins d’une heure les menuets finirent, et les contredanses commencèrent qui durèrent jusqu’à la fin du bal, où on servit cinq ou six fois du café à tout le monde, et des confetti. Ce sont des dragées de plusieurs espèces qu’on fait à la perfection dans ce pays-là.

Après avoir fait mes compliments à l’époux, il trouva juste, et noble mon procédé quand il me vit donner la main à sa femme la priant de m’accorder l’honneur de la conduire chez elle. Après avoir dit au cocher où il devait aller, j’ai pris cette charmante femme à l’éteignoir18, et je l’y ai tenue jusqu’à sa porte. Zénobie descendit d’abord ; mais m’apercevant qu’une grande, et grosse marque du crime commis se trouvait sur la plus visible partie de mes culottes de velours ras gris de lin19, dont la tache devait être effroyable, j’ai dit à Zénobie de monter, l’assurant que j’allais revenir d’abord. Je suis allé chez moi, où j’ai vite mis des culottes noires. Je suis retourné chez Zénobie que son mari n’était pas encore arrivé. J’ai vu un grand lit dans une chambre, une grande table de tailleur dans une autre, et une cuisine.

— Je suis charmé, ma chère commère de te voir bien logée.

— Vous êtes allé vous changer de culottes.

— Oui. Une grande tache causée par notre exploit les rendait scandaleuses.

— Tu as bien fait.

Le tailleur arrive avec sa sœur. Il me remercie en m’appelant compère ; et il me demande d’abord comment j’avais fait à changer des culottes.

— Allant chez moi, lui répondis-je, et laissant votre femme seule, dont je vous demande pardon.

— Tu n’as pas vu, lui dit-elle, que monsieur s’était versé du café dessus ?

— Tu devais, lui dit-il, aller en sa compagnie chez lui.

Puis il rit de sa saillie.

— Avez-vous, me dit-il, été content de la noce ?

— Très content ; mais je dois vous rembourser, cher compère, de ce qu’elle vous a coûté davantage.

— Pas beaucoup, pas beaucoup, je vous enverrai la carte20 par Zénobie.

Je suis retourné chez moi, fâché de n’avoir pas prévu qu’on s’apercevrait que j’ai changé de culottes. Après avoir dit adieu au comte à la comtesse, et au marquis qui me remercièrent de la belle farce21 que je leur avais donnéet, je suis allé me coucher.

Le lendemain matin, je suis sorti à pied pour aller voir ce que c’était que cette fille qui après avoir si bien dansé la Furlane, me dit qu’elle demeurait aux trois rois avec son père, et sa mère mes anciens amis.

[40v] J’arrive à cette auberge, et sans parler à personne, je monte à la chambre que la jolie fille m’avait exactement indiquée. J’entre, et je reste surpris de voir la comtesse Rinaldi que Zavoiscki m’avait fait connaître à la locande22 du Castelletto, il y avait alors seize ans23. Le lecteur peut se souvenir de quelle façon M. de Bragadinu avait payé à son mari la somme qu’il m’avait gagnéev au jeu. Madame Rinaldi avait vieilli, mais je l’ai dans l’instant reconnue. Comme je n’avais eu pour elle qu’un caprice passager, je ne m’arrête pas à des souvenirs qui ne nous faisaient aucun honneur. Je lui dis que j’étais charmé de la revoir, et je lui demande si elle vivait encore avec son mari.

— Vous le verrez dans une demi-heure.

— Madame je m’en vais, puisque nous avons des anciens griefs que je ne me soucie pas de rappeler.

— Non, non, asseyez-vous.

— Vous me dispenserez.

— Irène, retiens monsieur.

La jolie Irène à cet ordre se mit à la porte non pas comme un mâtin qui grinçant les dents menace la mort à celui qui pense de résister à sa rage ; mais comme un ange qui avec un regard enchanteur calme, et annonce le bonheur à celui qu’il arrête. Elle me rendit immobile.

— Laissez-moi partir, lui dis-je, nous pourrons nous revoir ailleurs, laissez-moi partir.

— Ah, je vous prie, attendez papa.

En me disant cela, elle me regarde d’une façon si tendre, que ses lèvres attirent les miennes. Irène a vaincu :w je me mets sur un siège, où glorieuse de sa victoire, elle vient s’asseoir sur moi, je lui fais des caresses qu’elle me rend toute joyeuse. Je demande à Madame où elle est née, et elle me répond 😡

— À Mantoue trois mois après mon départ de Venise.

— Quand partîtes-vous de Venise ?

— Six mois après vous avoir connu.

— C’est curieux. Si j’avais eu avec vous une tendre connaissance vous pourriez me dire que je suis son père ; et je le croirais, prenant pour une voix du sang la passion qu’elle m’inspire.

— Je m’étonne que vous oubliiez si facilement certaines choses.

— Oh oh ! Je vous réponds que je n’oublie pas ces choses-là ; mais je vois tout. Vous voulez que je rejette les sentiments qu’elle m’inspire, et cela sera fait ; mais elle y perdra.

Irène que ce court dialogue avait renduey muette, reprend courage un moment après, et me dit qu’elle me ressemble.

[41r] — Restez, me dit-elle, dîner avec nous.

— Non, car je pourrais devenir amoureux de vous, et une loi divine me le défend, à ce que votre mère prétend.

— J’ai badiné, me répond la mère. Vous pouvez aimer Irène en bonne conscience.

— Je le crois.

Irène sort, et je dis à cette mère tête-à-tête que sa fille me plaît ; mais que je ne veux ni soupirer, ni être pris pour dupe.

— Parlez-en à mon mari. Nous sommes dans la détresse, et on nous attend à Crémone.

— Mais votre fille a un amant, et elle en a eu.

— Jamais que pour des badinages.

— Cela me semble impossible.

— C’est cependant vrai.

Mais voilà le comte Rinaldi qui entre avec sa fille. Il était devenu si vieux que je ne l’aurais pas reconnu. Il m’embrasse ; et il me prie de ne pas parler du passé. Il n’y a que vous, me dit-il, qui puisse me tirer d’embarras, me donnant le moyen de partir pour Crémone. J’ai tout engagé, j’ai des dettes, et je me vois dans le moment d’aller en prison. Personne ne vient chez moi que des gueux qui en veulent à ma fille qui est le seul bien réel que je possède. Voilà une montre de Pinsback24 que je suis allé pour vendre : elle vaut bien six sequins, et on ne veut m’en donner que deux25.

Je prends la montre ; je lui donne six sequins, et j’en fais présent à Irène. Elle me dit en riant qu’elle ne pouvait pas me remercier, parce que c’était sa montre qu’elle pourrait réclamer si son père l’avait vendue. Comme cela, lui dit-elle sans rire, vous pourrez la vendre encore.

Après avoir bien ri de cette repartie, j’ai donné à M. Rinaldi dix sequins26, lui disant que j’étais pressé, et que je le reverrais dans trois ou quatre jours.

Irènez étant venue m’accompagner jusqu’au bas du premier escalier, et m’ayant convaincu avec la plus douce soumission que sa belle fleur n’avait pas encore été cueillie eut dix autres sequins. Je lui ai dit que la première fois qu’elle viendrait au bal avec moi toute seule je lui en donnerais cent. Elle me répondit qu’elle dirait cela à son papa.

Retournant à la maison, et me sentant sûr que ce pauvre homme me vendrait les prémices de sa fille avant le premier [41v] bal, et que je ne saurais où la conduire pour l’avoir en pleine liberté, je vois un écriteau à une porteaaà côté d’une boutique de pâtissier. La rue était solitaire, cela me plaît, je me détermine à prendre une chambre. Je parle au pâtissier, il me dit que la maison lui appartenait ; et sa femme tenant un enfant à la mamelle me dit de monter avec elle pour choisir. Elle me mène au troisième, où je ne vois que des pauvres gîtes. Jeab n’en veux pas. Elle me dit que son premier était de quatre chambres, qui se suivaient, et qu’elle ne pouvait pas en séparer une. Je vais les voir, et je n’hésite pas à les louer toutes. Je descends, je paie au pâtissier comme il l’a voulu un mois d’avance, et il me donne quittance, puis il me dit qu’il me fera à manger pour moi seul, ou en compagnie à tel prix que je lui ordonnerais. Je trouve cela à merveille. Je lui ai donné un nom banal : il n’a pas su à qui il avait loué son appartement.

Je suis retourné chez moi, etac ayant concerté avec Barbaro d’aller passer l’après-dîner chez les belles marquises j’ai fait une longue toilette. Après avoir assez mal dîné avec la comtesse qui me paraissait devenue toute bonnead mais qui cependant ne parvenait pas à me plaire, je suis allé chercher Barbaro. Nous y allâmes ensemble.

Je viens, leur dis-je, vous demander pardon de vous avoir révélé le secret de ma tabatière. Elles rougirent, et accusèrent Barbaro d’indiscrétion. Je considérais ces deux filles que, préjugé à part, je trouvais bien supérieures à Irène, qui dans ce moment-là m’occupait ; mais leur maintien, et le respect qu’elles paraissaient exiger m’effrayait. La situation d’Irène m’avait ouvert le chemin à tout demander, et être sûr de tout obtenir ; mais ici je voyais deux grandes demoiselles qui affichaientae la morgue de la noblesse, et auxquelles j’avais peur que mon extérieur n’eût pas la force d’imposer. Par ce que le marquis Triulzi m’avait dit j’étais sûr queaf quand Barbaro m’avait dit qu’on pouvait les avoir pour de l’argent, il n’avait parlé que par conjecture.

Lorsque la compagnie fut assez nombreuse on parla de jouer, et je me suis disposé à ponter à petit jeu comme Mademoiselle Q. à côté de laquelle je me suis mis. Sa tante qui était la maîtresse de la maison m’avait présenté un très joli garçon en uniforme autrichien27 qui s’assit aussi à mon autre côté.

[42r] Mon cher Barbaro tenait les cartes en capon ; cela commença à me déplaire. Ma voisine, à la fin du jeu, qui dura quatre heures, se trouva en gain de quelques sequins, et son frère mon voisin qui après avoir perdu son argent avait joué sur sa parole se trouva débiteur de vingt sequins. La banque gagnait cinquante, en y comprenant les vingt du jeune lieutenant. Nous partîmes tous ; et le joli jeune homme demeurant loin me fit l’honneur de monter dans ma voiture.

Chemin faisant Barbaro nous dit qu’il voulait nous faire connaître une jeune Vénitienne nouvellement arrivée, et le jeune officier le pressant de nous la faire connaître d’abord, nous y allons. Je ne la trouve pas jolie, et elle n’intéresse pas non plus le jeune officier. Je prends un jeu de cartes, et tandis qu’on faisait du café, et que Barbaro enjôlait la belle je tire de ma poche vingt sequins, et j’excite le jeune homme à en perdre encore vingt contre moi sur sa parole. Je n’ai pas eu de peine à le persuader. Tandis qu’il jouait je lui parlais de la passion que la marquise sa sœur m’avait inspirée, lui disant que n’osant pas m’expliquer il n’y avait que lui auquel je pouvais me recommander. Mon instance dans le commencement qu’il ne prenait que pour un badinage le fit rire. Attentif à son jeu, il ne me répondait que vaguement. Mais quand il s’aperçut que parlant d’amour je ne faisais pas attention aux cartes qu’il perdait, il commença à me promettre de parler en ma faveur. Il me gagna les vingt sequins qu’il paya sur-le-champ à Barbaro, puis il m’embrassa avec les mêmes transports qu’il aurait pu me démontrer si je lui avais fait présent de cette petite somme. Il me promit de s’intéresser pour moi de toutes ses forces, et quand nous nous séparâmes il m’assura qu’il se trouvera en état de me dire quelque chose à notre première entrevue.

M’étant engagé à souper chez Thérèse, je suis allé à l’opéra qui était au troisième acte. Étant entré dans la salle du jeu, je n’ai pas pu résister à la tentation de jouer. J’ai [42v] perdu deux cents sequins dans une seule taille perdant quatre cartes de suite. J’ai quitté ayant l’air de me sauver. Carcano me dit qu’il espérait tous les jours de me voir arriver chez lui avec le marquis Triulzi à l’heure de son dîner.

Chez la Palesi j’ai trouvé Greppi qui l’attendait. Un quart d’heure après elle arriva avec D. Cesarino que j’ai couvert de baisers tandis que Greppi tout étonné considérait ce garçon qu’il ne pouvait juger que mon frère, ou mon fils ; mais Thérèse lui ayant dit que c’était son propre frère, il me demanda en riant si j’avais beaucoup connu sa mère, et je lui ai dit qu’oui. Il parut content.

À ce souper d’ailleurs très délicat rien ne m’intéressa que Cesarino. Je l’ai trouvé sage, et très instruit, et grandi au point, depuis la dernière fois que je l’avais vu à Florence, qu’il était très bien formé. Je me suis réjoui quand j’ai su qu’elle le garderait chez elle tout le reste du carnaval. La présence de ce garçon rendit notre souper sérieux ; mais sa mère, et Greppi ne ressentirent pas moins de plaisir. Nous quittâmes Thérèse, et Cesarino à une heure du matin, et je suis allé me coucher très content de ma journée, car je n’étais de nulle façon sensible à la perte de deux cents sequins.

Le lendemain j’ai reçu un billet d’Irène qui me conjurait de passer chez elle. Son père la laissait aller au bal avec moi ; elle avait un domino ; mais elle avait besoin de me parler. Je lui ai répondu qu’elle me verrait dans la journée. J’étais engagé chez Carcano, et le marquis m’avait fait dire qu’il m’attendait chez lui pour y aller ensemble.

J’ai trouvé ce beau joueur dans une jolie maison meublée avec goût avec deux jolies femmes, dont une était sa maîtresse, et quatre ou cinq marquis, car à Milan les nobles ne sauraient être moins que marquis, tout comme à Vicence ils sont tous comtes28. Dans la gaieté du dîner il me dit qu’il me connaissait depuis dix-sept ans à l’occasion d’une affaire que j’avais eue avec un soi-disant comte Celi à la cascina des pommes, joueur d’avantage auquel j’avais escamoté une danseuse que j’avais conduite à Mantoue29. J’ai confirmé la [43r] chose, et j’ai égayé la compagnie racontant en détail ce qui m’était arrivé à Mantoue avec Oneilan, et à Césène où j’ai trouvé le comte Celi devenu comte Alfani30. On parla du bal qu’on devait donner le lendemain, et quand j’ai dit que je n’irais pas on se mit à rire. Carcano me proposa un pari qu’il me connaîtrait si j’allais jouer à sa banque. Je lui ai répondu que je ne voulais plus jouer, et il se félicita, me disant que quoique malheureux à ponter, je lui gagnais31 tout de même, malgré cela il me dit qu’il perdrait contre moi volontiers tout son bien.

Il avait une bague d’une pierre couleur de paille presqu’aussi belle que la mienne. Elle lui coûtait deux mille sequins, la mienne m’en coûtait trois mille. Il me demanda si je voulais la jouer contre la sienne après les avoir démontées, et fait estimer toutes les deux, et avant d’aller à l’opéra. Je lui ai dit que je le voulais bien en faisant une taille chacun.

— Non. Je ne ponte jamais.

— Rendez-moi donc le jeu égal. Les doublets32 seront nuls, comme les deux dernières cartes.

— Ce serait vous pour lors qui auriez de l’avantage.

— Si vous me prouvez cela, je veux perdre cent sequins. Et au contraire je parie cent sequins que malgré les doublets nuls, et la nullité des deux dernières cartes, le jeu est encore avantageux au banquier. Je vous le prouverai avec évidence, et je me rapporterai à la sentence du marquis Triulzi.

On me pria de démontrer cela sans parier. Les avantages, lui dis-je, du banquier seraient deux. L’un, qui est le plus petit consisterait en ce que tenant les cartes à la main vous n’êtes obligé d’avoir autre attention que l’habituelle de ne jamais faire fausse taille, attention qui ne trouble en rien la paix, et la tranquillité de votre raison tandis que le ponte perd la tête chimérisant33 à chercher les cartes dont la probabilité soit plus penchante à sortir au pair qu’à l’impair. L’autre avantage est celui du temps. Le banquier tire la carte qui est pour lui nécessairement une seconde avant celle qui est pour le ponte. Votre bonheur donc est placé en rang avant celui de votre adversaire.

Personne ne me répondit. Le seul Triulzi dit que pour établir une parfaite égalité dans un jeu de hasard il faudrait que les deux joueurs fussent égaux, ce qui est presqu’impossible. [43v] Carcano dit que tout cela était pour lui du sublime34.

En sortant de chez lui, je suis allé aux trois rois pour voir ce qu’Irène voulait me dire, et pour jouir de sa présence, et la désirer avant de parvenir à la posséder. Quand elle me vit elle me sauta au cou ; mais avec trop d’empressement pour que je prisse cela pour argent comptant ; mais quand on chérit le plaisir, il ne faut pas philosopher pour le diminuer. Si Irène m’avait frappé en dansant la furlane, pourquoi ne pouvais-je lui avoir plu aussi malgré les vingt ans que j’avais plus qu’elle ? Son père, et sa mère me reçurent comme leur sauveur. Le père me pria de sortir avec lui un moment.

— De grâce, me dit-il, pardonnez à un homme vieux, et maltraité par la fortune une demande impertinente que je vais vous faire. Dites-moi oui, ou non, et après nous rentrerons. Est-il vrai que vous avez promis à Irène cent sequins, si elle vient demain au bal avec vous ?

— C’est très vrai.

Ce pauvre vieux fripon malheureux me prit alors par la tête d’une façon qu’il me fît quasi peur ; mais ce ne fut que pour m’embrasser. Nous rentrâmes dans la chambre moi en riant, et lui en versant des larmes de joie. Il est d’abord allé consoler sa femme qui ne pouvait pas croire la chose possible.

Mais ce fut Irène qui me fit rire me disant avec un ton de sentiment que je ne devais pas m’imaginer qu’on la croie menteuse.

— Ils crurent, dit-elle, que j’avais entendu cent au lieu de cinquante ; il leur semble que je ne vaux pas davantage.

— Tu en vaux mille, charmante Irène. Tu t’es mise à la porte, m’empêchant de partir, et ton courage m’a plu. Je veux te voir en domino, car j’ai peur qu’on te critique.

— Oh ! Tu me trouveras bien.

— Est-ce là tes souliers, et tes boucles ? Tu n’as pas d’autres bas ? As-tu des gants ?

— Je n’ai rien.

— Envoie chercher tout cela. Que les marchands viennent ici. Tu choisiras, et je payerai tout.

Ce fut M. Rinaldi qui partit d’abord pour faire monter un bijoutier, un marchand de bas, un cordonnier, et un parfumeur. J’ai dépensé une trentaine de sequins à lui acheter tout ce qu’elle a voulu, et que j’ai jugé lui être nécessaire.

[44r] Mais lorsque j’ai vu son masque sans un tour de dentelle d’Angleterre35, j’ai crié miséricorde. Son père fit d’abord monter une marchande de modes, et je lui ai donné une aune d’entoilage36 de point à l’aiguille pour la faire coudre en papillotes à l’entour de son masque. Elle m’a coûté dix à douze sequins. Irène était ébahie ; et son père, et sa mère se montraient tristes, car tant d’argent leur paraissait jeté.

Quand je l’ai vue vêtue, je l’ai trouvée charmante. Je lui ai dit de se tenir prête le lendemain à l’heure de l’opéra, puisqu’avant d’aller au bal nous irions souper quelque part. Lorsque je fus pour partir Rinaldi me demanda où j’irai en quittant Milan.

— À Gênes, lui dis-je, puis à Marseille, puis à Paris, puis en Angleterre pour y passer un an.

— Heureuse fuite des plombs.

— J’ai risqué la vie.

— Il est certain que vous méritez votre fortune.

— Le croyez-vous ? Je ne l’emploie qu’à mes plaisirs.

— C’est beaucoup que vous ne conduisez pas avec vous une maîtresse.

— Elle m’empêcherait de trouver cinquante bonnes fortunes dans toutes les villes, où je fais un séjour. Si j’avais une maîtresse avec moi elle m’empêcherait de conduire demain au bal cette charmante Irène.

— Tout cela est vrai.

Je suis allé à l’opéra, où j’aurais joué ; mais ayant trouvé dans le parterre Cesarino j’ai passé avec lui deux heures délicieuses. Il m’a ouvert son cœur, il m’a engagé à parler à sa sœur pour la persuader à consentir à sa vocation. Il se sentait entraîné par un penchant invincible à la navigation, et il me disait qu’en faisant le commerce ce penchant pouvait être la source de sa grande fortune. Je lui ai promis de lui parler.

J’ai mangé avec lui quelque chose, puis je suis allé me coucher. Le lendemain matin le frère de Melle Q. vint me demander à déjeuner, et à me dire qu’il avait parlé à sa sœur, et qu’elle lui avait répondu que certainement je m’étais moqué de lui puisqu’il n’était pas croyable que je pensasse à me marierag dans la vie que je menais.

— Je ne vous ai pas dit que j’aspire à l’honneur de devenir son mari.

— Vous ne me l’avez pas dit, et je ne le lui ai pas dit ; mais c’est pourtant cela ce qu’elle m’a répondu.

— L’honneur m’ordonne d’aller la désabuser sans différer d’un seul jour.

— Vous ferez bien. Allez-y à deux heures, je dîne là, et ayant à parler de quelque chose à ma cousine, je vous laisserai tête-à-tête.

Cet arrangement me plut. Le voyant admirer un petit étui d’or qui était sur ma table de nuit, je lui ai dit que c’était une bagatelle que j’osais lui offrir, et qu’il pouvait accepter de l’amitié sans le moindre scrupule. Il m’embrassa, et il le mit dans sa poche m’assurant qu’il le garderait jusqu’à la mort.

Étant sûr de souper avec Irène je me suis passé de dîner. Le comte était allé la veille à S. Angelo quinze milles37 distant de Milan, et la comtesse étant restée seule je ne pouvais pas me dispenser d’aller dans sa chambre pour lui demander excuse si je ne pouvais pas avoir l’honneur de dîner avec elle. Elle me répondit avec la plus grande douceur que je ne devais pas me gêner. Je voyais avec évidence toute la fausseté du rôle qu’elle jouait ; mais je voulais qu’elle crût que j’en étais la dupe. J’y gagnais. Content de passer pour fat, je lui ai dit que je n’étais pas un ingrat, et que je pouvais l’assurer que je la vengerais en carême de la dissipation qui m’empêchait de lui faire une cour plus assidue dans le carnaval qui s’acheminait à grands pas à sa fin. Elle me répondit avec un sourire qu’elle l’espérait, et en me disant cela elle me donna une prise de tabac, après en avoir savouré une ; mais ce n’était pas du tabac. Elle me dit que c’était une excellente poudre qui faisait saigner du nez. Fâché de l’avoir prise je lui ai dit en riant que n’ayant pas mal à la tête cela ne m’amuserait pas. Elle me répondit en riant qu’on ne saignait pas beaucoup, et que cela ne pouvait faire que du bien ; et dans l’instant nous éternuâmes ensemble quatre ou cinq fois de suite ; je me serais fâché tout de bon si je ne l’eusse vue rire. Connaissant cependant la propriété des sternutatoires je ne croyais pas que nous saignerions ; mais je me trompais. Elle approchaah de sa tête une grande écuelle d’argent, et j’ai vu son sang. Un moment après, j’ai dû en faire de même excité par elle qui m’a empêché de le prendre dans mon mouchoir. Après en avoir répandu vingt ou trente gouttes la scène finit. La voyant toujours rire, j’ai dû rire. Nous nous lavâmes avec de l’eau fraîche. Nos sangs mêlés, me dit-elle toujours riant, feront naître entre nous deux une amitié immortelle. Je lui ai demandé un peu de cette poudre, et elle me l’a refusée : je lui ai demandé quel nom elle avait ; et elle me dit qu’elle ne le savait pas. La première chose que j’ai faite en la quittant fut d’aller chez un apothicaire pour m’informer de cette poudre dont je n’avais jamais entendu parler et que sans ce qui venait de m’arriver j’aurais crueai fabuleuse ; mais l’apothicaire n’était pas plus savant que moi. Il me dit cependant que l’Euphorbe38 pouvait quelquefois faire saigner ; mais il ne s’agissait pas de quelques fois ; ce devait être sûr, et immanquable, et j’en étais plus que convaincu.ajCe petit accident me fit faire des réflexions sérieuses. Madame était Espagnole, et devait me haïr. Le lecteur verra de quoi il s’agissait.

J’ai trouvé le joli officier dans le salon près du jardin avec sa cousine qui écrivait. Mademoiselle de Q. était dans le jardin. Ils avaient déjà dîné. Sous le prétexte de les laisser écrire je suis allé la rejoindre.

— Je suis au désespoir, lui dis-je, d’un quiproquo qui à juste titre pourrait me représenter à votre esprit pour fat, et dépourvu de jugement. Je viens me justifier mademoiselle.

— Je devine ce que c’est ; mais soyez sûr que mon frère n’y entend pas malice. Laissons même qu’il le croie. Vous semble-t-il que je puisse vous avoir cru capable d’une pareille démarche tandis que nous ne nous connaissons pas ? J’ai cru de devoir donner une tournure de mariage à une galanterie à laquelle sans cela mon frère trop jeune aurait pu donner une interprétation sinistre.

— J’admire votre esprit, et je n’ai plus rien à vous dire ; mais je ne me trouve pas moins obligé à M. votre frère d’avoir eu la complaisance de vous faire savoir que vos charmes m’ont séduit, et qu’il n’y a rien au monde que je ne sois prêt à faire pour vous convaincre de mon tendre attachement.

— Cette explication ne me déplaît pas ; mais vous auriez mieux fait de ne pas informer mon frère de vos sentiments, et même, permettez que je vous le dise, de ne pas les déclarer à moi-même. Vous auriez pu m’aimer ; je m’en serais aperçue, et j’aurais fait semblant de ne pas le savoir : moyennant cela, je me serais trouvée en droit de ne pas me gêner. Actuellement je dois me tenir sur mes gardes. En [45v] convenez-vous ?

— Vous me pétrifiez, belle marquise ; on ne m’a jamais de ma vie si bien convaincu de ma bêtise. Mais ce que je trouve de plaisant est que tout ce que vous venez de me dire m’était connu. Vous m’avez fait perdre la tête ; mais j’espère que vous n’aurez pas la cruauté de m’en punir.

— Comment pourrai-je vous en punir ?

— Ne m’aimant pas.

— Hélas ! Cela dépend-il de nous ? On nous force à aimer ; et nous voilà perdues.

Expliquant à mon avantage ces dernières paroles, j’ai cru de devoir parler d’autre chose. Je lui ai demandé si elle allait au bal. Elle me répondit que nonak.

— Vous irez peut-être inconnues.

— Nous le voudrions bien ; mais c’est impossible. Il y a toujours quelqu’un qui nous connaît.

— Si j’avais le privilège de vous servir, je gagerais ma tête que personne ne vous connaîtrait.

— Je ne crois pas que vous voudriez vous occuper de nous.

— Je vous aime un peu incrédule. Mettez-moi à l’épreuve. Si vous pouvez sortir seules nous nous déguiserons de façon à exciter la plus grande curiosité ; mais en vain.

— Nous pourrons sortir avec mon frère, et une demoiselle qu’il aime ; et nous sommes sûres qu’il sera discret.

— Charmante commission ! Mais ce ne peut être que pour le bal de Dimanche. Je m’entendrai donc avec votre frère. Dites-lui qu’il vienne chez moi, et avertissez-le que Barbaro même ne doit rien savoir. Vous viendrez vous masquer là où je vous dirai ; mais nous nous verrons. Je m’en vais à la sourdine39 pour m’occuper d’abord de cette importante affaire.

Sûr de parvenir, et n’ayant dans la tête aucun projet de mascarade en cinq personnes, j’attends à mettre ma cervelle à l’alambic dans un moment plus tranquille, car dans celui-là Irène m’occupait trop.

Je suis allé chez moi me mettre en domino, et je suis allé la prendre aux trois rois. Je n’ai pas eu besoin de monteral ; elle est descendue dans l’instant, et je l’ai conduite à mon bel appartement, où j’ai ordonné au pâtissier de nous donner un bon souper à minuit. Nous avions devant nous six heures que le lecteur peut bien s’imaginer bien remplies. Nous sortîmes du lit très satisfaits, et riant de ce que nous mourions de faim. Notre souper fut aussi délicat que gai. Irène me dit que son père lui avait appris à tailler à Pharaon d’une façon qu’elle ne pouvait pas perdre. Curieux de la chose je lui donne un jeu de cartes tout neuf, et en cinq ou six minutes elle l’accommode comme elle savait en causant, et me regardant pour m’empêcher [46r] de voir ce qu’elle faisait. Après cela je lui donne les cent sequins que je lui devais, et je lui dis de me gagner40 comme si elle eût dû faire tout de bon. Elle me dit avec beaucoup de douceur que ne jouant qu’une seule carte, elle était sûre de me la faire toujours perdre, et elle tint parole. Je lui ai avoué que si elle ne m’avait pas prévenu je n’aurais pu m’apercevoir de rien. J’ai vu alors quel cas le vieux capon Rinaldi devait faire de sa fille qui était un vrai trésor. Avec un air gai d’innocence, de timidité, et de candeur elle était faite pour duper des grecs41 très aguerris. Elle me dit avec un ton de mortification que son talent ne lui servait à rien, parce qu’elle ne se trouvait jamais que vis-à-vis des gueux, et avec celui du sentiment, ce qui me fit bien rire, qu’elle m’aimait au point que si je voulais la conduire avec moi elle planterait là ses parents, et elle me gagnerait des trésors. Elle me dit qu’elle était aussi très habile à ponter lorsqu’elle ne jouait pas contre des grecs ; et ce fut dans ce moment-là que je lui ai dit de jouer les cent ducats que je lui avais donnés à la banque de Carcano où je la conduirais. Tu joueras, lui dis-je, ta carte à vingt sequins, et la gagnant, tu mettras paroli, et sept, et le va, et tu quitteras le jeu d’abord que tu le trouveras. Si tu ne peux pas trouver trois cartes secondes de suite, tu auras perdu les cent ducats ; mais je te rembourserai. À ce mot elle vint à mon cou, et elle me demanda si elle me donnerait la moitié si elle gagnait, et j’ai cru qu’elle me dévorerait de baisers quand je lui ai dit que tout serait pour elle.

Nous sommes d’abord partis en chaise à porteurs, et à peine arrivés au bal, qui n’était pas encore en train, nous sommes entrés à la redoute. Carcano qui ne faisait rien, dépaqueta d’abord un jeu de cartes faisant semblant de ne pas me connaître. Je l’ai vu sourire quand il vit que le joli masque qui était avec moiam allait jouer à ma place. Irène lui fit une profonde révérence lorsqu’il lui offrit à s’asseoir près de lui. Elle mit ses cent sequins devant elle, et elle commença par en gagner cent vingt parce qu’au lieu de mettre le sept et le va, elle mit la paix de paroli. Son économie m’a plu, et j’ai laissé qu’elle poursuive à jouer. Dans la taille suivante elle perdit trois cartes de suite, puis elle gagna une autre paix de paroli. Après cela elle perdit encore deux cartes, et après avoir ramassé son or, elle salua le banquier, et nous partîmes. Mais à peine sortis de la salle je me suis tourné pour voir d’où sortaient des sanglots qui perçaient le cœur. J’ai vu le masque qui pleurait s’éloigner. Irène me dit à l’oreille qu’elle était sûre que c’était son père qui l’avait vue jouer, et qui pleurait de consolation. Elle avait dans sa poche deux cent quarante sequins qu’elle lui porta à la maison après s’être divertie trois heures. Je n’ai dansé avec elle qu’un menuet. La jouissance amoureuse, et le souper m’avaient tellement fatigué que je n’en pouvais plus. En attendant qu’Irène dansait je me suis assis dans un coin, et je me suis endormi. Je me suis étonné quand j’ai vu en me réveillant Irène qui me cherchait partout. J’avais dormi trois heures. Je l’ai conduite aux trois rois, où je l’ai consignée à son père, et à sa mère. Ce pauvre homme hors de lui-même de joie quand il reçut de sa fille l’or qu’elle avait gagné, me dit de lui souhaiter un bon voyage car il allait partir à la pointe du jour. Je ne pouvais pas m’opposer ; et je n’en avais pas envie ; et il s’attendait peut-être au contraire. Mais Irène à cette annoncean monta en fureur ; elle lui dit qu’elle voulait rester avec moi, et elle lui reprocha que d’abord qu’elle se faisait un ami, il la lui arrachait. Quand elle vit que je ne prenais pas son parti contre son père, elle pleura, puis elle m’embrassa, et je les ai laissés. Le lecteur verra où je les ai revus. Je suis allé me coucher.

Le lendemain à huit heures j’ai vu dans ma chambre le beau lieutenant, qui après m’avoir dit que sa sœur lui avait rendu compte de la mascarade à laquelle je m’étais engagé, me dit qu’il avait un grand secret à me confier.

— Un des plus aimables seigneurs de cette ville, me dit-il, mon ami intime, qui aime ma cousine, et qui a intérêt d’être discret plus encore que tous nous autres, doit être de la partie, si vous n’y avez pas des difficultés. Ma sœur, et ma cousine, si vous y consentez en seront enchantées.

— Je voudrais savoir comment vous pouvez douter de mon consentement. J’ai pensé à cinq ; actuellement je penserai à six. Dimanche sur la brune vous serez où je vous dirai, nous souperons, et nous nous masquerons, et nous irons au bal. Demain à cinq heures nous nous verrons chez votre sœur. Dites-moi seulement quelle est la taille de votre maîtresse, et de [47r] l’ami de votre charmante cousine.

— Ma chère amie a deux pouces moins de ma sœur, et de ma cousine, et elle a la taille moins fine, et mon ami est positivement fait comme vous de façon que je vous prends pour lui toutes les fois que je vous vois par-derrière.

— Cela me suffit. Laissez à moi le soin de penser à tout, et allez, car je suis curieux de savoir ce que me veut le capucin qui est là dehors.

J’avais dit à Clairmon de lui faire l’aumône ; mais il me dit qu’il avait besoin de me parler en secret. Je ne pouvais pas concevoir ce qu’un capucin pouvait avoir à me dire en secret. Je l’ai fait entrer, et j’ai fermé ma porte.

— Monsieur, me dit-il, faites attention à ce que je vais vous dire, et profitez-en. Gardez-vous de la tentation de mépriser mes paroles, car vous pourriez payer de votre vie ce mépris. Vous vous repentiriez, et votre repentir serait trop tardif. Après que vous m’aurez bien écouté faites ce que je vous aurai conseillé de faire, et ne me faites la moindre interrogation, car je ne vous répondrai pas. La raison qui m’empêchera de vous répondre est un devoir auquel je me suis soumis, et que tout chrétien doit respecter. C’est l’inviolable sceau de la confession. Songez que ma foi, et mes paroles ne peuvent pas vous être suspectes puisque nul vil intérêt me mène devant vous. Ce n’est qu’une puissante inspiration qui me force à vous parler ainsi. Ce ne peut être que l’ange votre gardien qui ne pouvant pas vous parler lui-même se sert de mon organe pour vous conserver en vie. Dieu ne veut pas vous abandonner. Dites-moi, si vous vous sentez ému, et si je peux vous donner le conseil salutaire que je renferme dans mon cœur.

— N’en doutez pas, mon révérend père, parlez, donnez-moi ce conseil, vos paroles m’ont donné non seulement de l’émotion ; mais une espèce de terreur. Je vous promets de suivre votre conseil, si dans l’exécution je ne trouve rien contre mon [47v] honneur, et contre les lumières de ma raison.

— Fort bien. Un sentiment de charité vous empêchera aussi, quelle que soitao la fin de l’affaire dont vous vous mettrez à part, de me compromettre. Vous ne parlerez à personne de moi ou que vous me connaissiez, ou que vous ne me connaissiez pas.

— Je vous le promets. Parlez, de grâce.

— Allez tout seul aujourd’hui avant midi à la place ….., à la maison ……, montez au second, et sonnez à une porte que vous verrez à votre gauche. Dites à la personne qui ouvrira que vous voudriez parler à Madame ….. On ne fera pas de difficulté à vous conduire à sa chambre : je suis sûr qu’on ne vous demandera pas votre nom. Quand vous serez vis-à-vis de cette femme priez-la avec douceur de vous écouter, et d’être secrète sur la chose que vous allez lui confier. En disant cela inspirez-lui de la confiance mettant dans sa main un ou deux sequins. Elle est pauvre, et je suis sûr que cet acte généreux vous gagnera dans l’instant son amitié. Elle fermera sa porte, et naturellement elle vous dira de lui parler. Vous lui direz alors d’un air sérieux que vous ne sortirez pas de sa chambre avant qu’elle vous ait remis la petite bouteille qu’une servante doit lui avoir consignée hier au commencement de la nuit avec le billet. Tenez ferme, si elle résiste, ne faites pas de bruit, ne la laissez pas sortir de la chambre, empêchez-la d’appeler quelqu’un, et finissez de la persuader lui disant que vous êtes prêt à lui donner le double de l’argent qu’elle perd en vous rendant la bouteille, et tout ce qui en dépend. Souvenez-vous bien. Tout ce qui en dépend. Elle fera tout ce que vous voudrez. La somme que cela vous coûtera ne sera pas grande ; mais quand même, votre vie doit vous être plus chère que tout l’or du Pérou. Je ne peux pas vous dire davantage. Avant que je parte, dites-moi si je peux espérer que vous irez.

— Je suivrai l’inspiration du même ange qui vous a envoyé ici.

Après son départ je ne me suis pas trouvé en humeur de rire. La raison me disait de mépriser toute cette filastroque42, et de n’aller nulle part, et un fond de superstition qui me fut toujours [48r] caractéristique43 m’empêchait d’écouter la raison. Ajoutons à cela que le capucin m’avait plu. Il avait l’air honnête, et respectable. Il m’avait persuadé, et il me semblait de devenir sot agissant contre la persuasion. Tout d’un coup enfin je me détermine, je prends le petit papier où j’avais écrit les noms qu’il m’avait indiqués, je mets dans ma poche des pistolets immanquables, et je vais à l’endroit disant à Clairmon d’aller m’attendre à la même place où je devais aller. Ce fut par précaution.

Tout allaap comme le capucin m’avait dit. La laide vieille femme gagna courage à la vue de deux sequins, et ferma sa porte au verrou. Elle me dit en riant qu’elle savait que j’étais amoureux, et que c’était ma faute si je n’étais pas heureux. Mais qu’elle m’en donnerait les moyens. À ces paroles j’ai d’abord vu que j’étais chez une sorcière. La Bontems à Paris m’avait parlé avec le même style44. Mais quand je lui ai dit que je ne sortirai de sa chambre sans la bouteille, et tout ce qui en dépendait sa physionomie devint horrible, et elle trembla lorsque je l’ai empêchée de se lever tenant dans ma main un canif. Quand enfin je lui ai dit que je lui donnerai le double de l’argent qu’elle perdait me donnant tout ce que je voulais, je l’ai vue calme, et tranquille. Elle me dit qu’elle perdrait six sequins, mais que je lui en payerais volontiers douze quand je me verrais, car dans le moment elle venait de me reconnaître. Je lui demande qui je suis, et elle m’étonne en me disant mon nom. Je crois alors de devoir tirer de ma bourse douze sequins, et la vieille les voyant s’attendrit, et pleure. Elle m’assure qu’elle ne m’aurait pas fait mourir ; mais que certainement elle m’aurait rendu amoureux, et malheureux.

— Expliquez-moi cela.

— Suivez-moi.

J’entre avec elle tout ébahi dans un cabinet où je vois mille choses dont le sens commun ne peut pas expliquer l’usage. Des fioles, des pierres, des métaux, des minéraux, des petits clous, [48v] des grands, des tenailles, des fourneaux, des charbons, des statues difformes, et que sais-je.

— Voilà, me dit-elle, votre bouteille.

— Qu’y a-t-il dedans ?

— Votre sang mêlé à celui de la comtesse, comme vous pouvez lire dans ce billet.

Ce fut dans ce moment-là que j’ai vu de quoi il s’agissait, et je m’étonne aujourd’hui que je n’aie pas donné dans un grand éclat de rire. Au lieu de rire mes cheveux s’hérissèrent, et je me suis senti inondé par une sueur froide.

— Qu’auriez-vous fait de ce sang ?

— Je vous aurais induit.

— Qu’appelez-vous induit ? Comment ? Je ne vous entends pas.

— Vous allez voir.

J’étais effaré ; mais la scène changea dans l’instant. La sorcière ouvre une cassette d’une coudée de longueur, et je vois une statue de cire couchée sur le dos, et toute nue ; j’y lis mon nom, et quoique mal faits je reconnais mes traits, et je vois en sautoir au cou de l’idole ma croix. Le simulacre ressemblait à un monstrueux Priape dans les parties qui caractérisent ce dieu45. À cette vue trop comique le fou rire me prend, et je me jette sur un fauteuil jusqu’à ce que j’aie pris haleine.

— Vous riez ? me dit la magicienne. Malheur à vous si je vous avais baigné dans les sangs selon ma science ! Malheur encore plus grand si après j’avais mis au feu votre portrait que vous voyez.

— Est-ce là tout.

— Oui.

— Tout cela est à moi, voilà vos douze ducats. Allumez-moi du feu actuellement, car je veux fondre la statue, et pour ce sang permettez que je le jette par la fenêtre.

Le tout fut fait sur-le-champ.

La vieille qui avait peur que je ne portasse tout cela avec moi, me dit que j’avais la bonté d’un ange, et me baisant la main me pria de lui pardonner, et de ne rendre compte à personne de ce qui était arrivé entre nous. Je lui ai juré que la comtesse même n’en saurait jamais rien. Ce qui me surprit fut que la scélérate sorcière me dit que si je voulais luiaq promettre encore douze sequins, elle ferait devenir la comtesse [49r] folle d’amour. Je l’ai remerciée, et je l’ai laissée en la conseillant d’abandonner son maudit métier qui la condamnait justement à être brûlée vive.

J’ai vu sur la place Clairmon, et je lui ai dit de retourner à la maison. Malgréar tout l’or que cette infamie m’avait coûté je n’étais pas fâché d’avoir tout su, et d’avoir suivi le conseil du bon capucin qui de bonne foi me croyait perdu. Il dut avoir su la chose en confession de la personne même qui avait porté le sang à la sorcière. Ce sont les miracles que fait très souvent dans la religion catholique romaine la confession auriculaire46.

Très déterminé à ne jamais faire savoir à la comtesse que j’avais découvert son horrible crime, je me suis disposé au contraire à avoir avec elle des procédés faits pour la calmer, et pour lui faire oublier la cruelle injure que je lui avais faite. Je devais remercier la providence qu’elle croyait aux sorcelleries, car sans cela, elle aurait payé des assassins qui auraient pleinementas satisfait sa vengeance.

D’abord que je fus chez moi j’ai pris le plus beau de deux mantelets que j’avais, et je suis allé lui en faire présent en lui baisant la main. Il était doublé d’hermine. Elle me demanda en l’acceptant de la meilleure grâce du monde à quel propos je lui faisais un si joli cadeau. Je lui ai répondu que j’avais rêvé qu’elle était si fâchée contre moi qu’elle avait parlé à des sicaires pour me faire assassiner. Elle me répondit en rougissant qu’elle n’était pas devenue folle. Je l’ai quittée la voyant plongée dans des sombres réflexions. Soit cependant qu’elle ait oublié tout, soit qu’elle n’ait pas trouvé le moyen de se venger je n’ai pas eu sujet de me plaindre d’elle dans tout le reste du temps que j’ai passé à Milan. Le comte était retourné de son fief. Il me [49v] dit qu’au commencement du carême nous devions absolument aller y faire un tour. Je lui ai donné parole d’y aller. La comtesse dit qu’elle resterait à Milan. Je suis allé m’habiller, et à penser47 à la mascarade.

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