Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre XIII

Heureuse rencontre des ambassadeurs de Venise. Marcoline retourne à Venise. Voyage amoureux avec Adèle, mon arrivée à Paris

Année 1763a

Le lendemain j’étais assis à la comédie derrière Madame Pernon lorsque je fus surpris de voir entrer dans la loge vis-à-vis de celle où j’étais Monsieur Querini avec le Procurateur Morosini, je voisb avec eux Monsieur Memo1, et le comte Stratico2 professeurc dans l’université de Padoue, toutes personnes que je connaissais, et qui venant de Londres passaient par Lyon pour retourner à leur patrie.

Adieu ma chère Marcoline, me suis-je dit. Je me tiens là ferme, sans lui rien dire : elle était attentive à un propos que Monsieur Bono lui tenait ; et d’ailleurs elle ne connaissait aucun de ces Vénitiens. Je m’aperçois que monsieur Memmo m’avaitd observé, et qu’il me montrait au procurateur, qui me connaissait beaucoup ;e j’ai cru de ne pouvoir pas me dispenser d’aller les complimenter à leur loge.

L’ambassadeur Morosini me [195r] reçut avec transport, M. Querini assez poliment pour un dévot, et M. Memo avec émotion, car il se souvenait que Madame sa mère avait eu part au complot qui huit ans avant cette époque m’avait fait enfermer sous les plombs3. Je fais compliment à ces seigneurs sur la belle ambassade qu’ils avaient faite à George III, et sur leur retour à la patrie, et par moyen d’acquit je me recommande à leur protection pour obtenir la grâce de pouvoir y retourner un jour ou l’autre. Me voyant dans un état brillant, M. Morosini me dit que j’étais plus heureux que lui devant m’y tenir loin, tandis qu’il n’y retournait que par devoir. Il me demande d’où je viens, et où j’allais ; je lui dis que je venais de Rome, où le saint Père m’avait fait son chevalier, et que j’allais à Londresf.

— Venez me voir, me dit-il, et je vous donnerai une petite commission.

— V. E. s’arrêtera ici quelque temps ?

— Trois ou quatre jours.

[187v] Je retourne dans la loge où j’étais ; Marcoline me demande qui sont ces messieurs que j’avais été voir : je lui réponds en la regardant froidement que ce sont les ambassadeurs de Venise quig venaient de Londres. Elle change de couleur, elle ne parle plus. Un moment après elle me demandeh lequel d’entr’eux était monsieur Querini ; et je le lui montre.

La comédie finie, nous descendons. Les ambassadeurs étaienti à la porte attendant leur voiture. La mienne par hasard était à la file plus proche que la leur. Le procurateur Morosini me dit : Vous avez là une charmante fille ; Marcoline va baiser la main à M. Querini, qui étonné la remercie, et lui demande :

— Pourquoi à moi ?

—jParce que, lui répond-elle en langue vénitienne, je sais que V. E. est Monsieur Querini.

— Que faites-vous avec Casanova ?

— Il est mon oncle.

kLa voiturel étant là, je leur demande excuse, j’y mets dedans Marcoline, je la suis, et je dis : Au Parc. Marcoline était au désespoir, carm son retour à Venise étant décidé, je ne devais pas négliger cette occasion. Elle soupa en pleurant, tandis qu’il s’en fallait bien que je fusse gai. Je lui ai dit que nous avions devant nous trois, ou quatre jours pour penser comment nous pouvions nous y prendre pour parler au sieur Matthieu son oncle ; j’ai loué la démarche qu’elle avait faite de baiser la main à M. Querini, et en attendant que nousn prissions un parti je l’ai priée d’être gaie, car le chagrin me rongerait l’âme.

Nous étions encore à table, lorsque j’ai entendu dans l’antichambre la voix de monsieur Memo jeune Vénitien, aimable, et plein d’esprit. J’ai d’abord averti Marcoline de ne dire pas le mot [188r] de nos affaires, et d’être gaie avec dignitéo. Nous nous levons, il nous oblige à nous remettre à table, il boit avec nous, et il nousp conte en détail le souper gai qu’ils avaient fait avec M. Querini vieux dévot, auquel une si jolie fille vénitienne avait baisé la main. L’aventure les avait enchantés tous, et M. Querini même en avait été flatté.

— Pourrais-je vous demander Mademoiselle comment vous connaissez M. Querini.

— Oh ! c’est un mystère.

— Un mystère ! Ah ! Que nous rirons demain. Je suis venu, me dit-il, vous prier à dîner demain avec nous, au nom des ambassadeurs avec cette charmante nièce.

— Voulez-vous y aller Marcoline ?

— Con grandissimo piacer. Parlaremo venizian [avec très grand plaisir. Nous parlerons vénitien]q. Il m’est impossible d’apprendre à parler français.

— M. Querini est dans le même cas.

Après une quantité de propos fort gais, il s’en est allé très content porter la nouvelle aux ambassadeursr qu’ils m’auraient à dîner avec Marcoline. Elle est venue d’abord m’embrasser se félicitant sur cette heureuse rencontre. Je lui ai dit qu’elle devait se mettre le lendemain dans la plus élégante parure, être à table charmante avec tous, et surtout faire semblant de ne pas voirs son oncle Mathieu qui certainement servirait à table son maître. Laisse-moi faire, lui dis-je, à donner à la reconnaissance4 toute la beauté, dont elle est susceptible, car je veux faire en sorte que celui qui tet reconduira à Venise soit M. Querini même. Ton oncleu aura soin de toi par son ordre. Marcoline enchantée de cet arrangement me promitv tout.

Le lendemain à neuf heures je l’ai laissée à sa toilette pour aller voir quelle commission le Procurateur Morosiniw voulait me donner. Il me donna une petite boîte cachetée que je devais consigner à Londres à Miladi Harington5 avec une [188v] lettre, et une carte où il n’y avait que ce peu de mots : Le procurateur Morosini est parti fâché de n’avoir pas pu prendre le dernier congé de Mademoiselle Charpillon6.

— Où la trouverai-je ?

— Je n’en sais rien. Si vous la trouvez donnez-lui la carte, sinon n’importe. Vous avez en votre compagnie une fille éblouissante.

— Aussi en suis-je ébloui.

— Mais comment connaît-elle Querini ?

— Elle l’a vu par hasard à Venise ; mais elle ne lui a jamais parlé.

— Je le crois. Nous avons bien ri, car Querini donne à cette rencontre une grande importance. Mais comment avez-vous avec vous cette Vénitienne, qui, comme Memo nous a dit, ne parle pas français.

— C’est une longue histoire.

— Elle n’est pas votre nièce.

— Elle est plus ; car elle est maîtresse de mon âme.

— Faites qu’elle apprenne le français, car à Londres…..

— Je ne la conduirai pas à Londres. Elle veut retourner à Venise.

— Je vous plains, si vous l’aimez. Elle dînera avec nous aujourd’hui ?

— Elle est ravie d’aise d’avoir cet honneur.

De retour au Parc, je l’ai avertie, que si à table, ou après, le discours de retourner à Venise venait à se faire, elle devait dire que personne au monde ne saurait l’engager à y retourner que Monsieur Querini la prenant avec lui, et devenant dépositaire de son bien. Elle devait me laisser le soin de la tirer d’embarras sur les conséquences de ce propos.

Je me suis mis un habit de velours ras cendré brodé en paillettes or et argent, une chemise à manchettes de cinquante louis7 de point à l’aiguille, et mes diamants en montres, tabatières, bagues, et croix de mon ordre qui valaient au moins vingt mille écus8, et avec Marcoline qui était brillante comme une étoile je suis allé à une heure et demie chez les ambassadeurs.

[189r] La compagnie n’était composée que de Vénitiens, et nous arrivions pour y porter la joie. Ils furent d’abord enchantés de voir Marcoline qui se présenta avec toute l’aisance d’une princesse française. Elle fit deux révérences sérieuses aux deux ambassadeurs, et une en rond d’un air riant à toute la compagnie. D’abord qu’elle se vit assise au milieu des deux graves sénateurs, la première chose qu’elle dit fut qu’elle était charmée de se voir dans une compagnie si choisie seule femme, et de n’y voir aucun Français. Après cet échantillon d’esprit, la compagnie sut dans quel ton elle devait se monter. On lui tint des propos riants qu’elle soutint avec décence, elle répondit toujours, et n’interrogea jamais, et ellex conta avec grâce ce qu’elle avait remarqué dans les mœurs françaises d’entièrement opposé aux usages vénitiens.

Monsieur Querini à table lui demanda comment elle l’avait connu, et elle lui répondit qu’elle l’avait vu à la messe plus de cinquante foisy. M. Morosini faisant semblant de ne pas savoir qu’elle voulait retourner à Venise, lui dit qu’elle devait s’appliquer à la langue française, qui était la langue de toutes les nations, car sans cela à Londres elle s’ennuiera, la langue italienne y étant très peu en usage. Elle lui répondit qu’elle espérait que j’aurais la complaisance de ne la mettre que vis-à-vis de ceuxz auxquels elle pourrait parler, comme j’avais fait jusqu’alors, car elle prévoyait que si elle devait apprendre à parler français par étude, elle ne le parlerait jamaisaa.

[189v] À la fin du dîner, Monsieur Querini louant le brillant des quatre pierres qu’elle avait à sa bague,ab lui demanda oùac elle avait été montée,ad elle répondit qu’étant un présent qu’une dame lui avait fait elle ne le savait pas. Lorsque nous sortîmes de table, les ambassadeurs me prièrent de leurae conter l’histoire de ma fuite des plombs, et je les ai contentés. La narration dura deux heures sans avoir été jamais interrompue. Toute la compagnie [190r] ayant remarqué que Marcoline versa des larmes à l’endroit où j’étais en danger de périr, on lui fit la guerre à la fin de la narration. On lui dit que pour une nièce elle s’était montrée trop sensible à mon danger, et elle répondit que comme elle n’avait jamais aimé que moi, elle ne pouvait pas savoir quelle différence il y avait d’amour à amour. Monsieur Querini alors lui dit qu’il y avait dans la nature de l’homme cinq différentes espèces d’Amour,af amour du prochain, amour d’amitié, amour de famille, amour conjugal et amour de DIEU et elle écouta sa dissertation avec la plus grande attention. À l’explication de l’amour de Dieu le sénateur prit l’essor9, et pour le coup je fus surpris plus que tous les autres de la compagnie de voir Marcolineag attendrie verser des larmes, qu’elle essuya avec vitesse comme pour les cacher au bon vieillard que le vin avait fait devenir théologien plus que de coutume. Marcoline feignant enthousiasme10 lui baise la main, et l’homme vain, et exalté lui prend la tête, et la baise au front lui disant : Poveretta ! [Pauvre petite !]ahVous êtes un ange. Nous nous mordîmes tous les lèvres pour nous tenir de rire, et la friponne fit semblant d’avoir perdu toute sa gaieté. Je n’ai bien connu Marcoline que ce jour-là, car elle m’a avoué à l’auberge du Parc, qu’elle avait voulu s’attendrir exprès pour gagner le cœur du vieillard.aiQuand nous les quittâmes, ils nous prièrent à dîner pour le lendemain aussi.

[190v] Nous allâmes au Parc ayant tous les deux plus envie de causer ensemble que d’aller à l’opéra comique. Je n’ai pas eu la patience d’attendre qu’elle se déshabille pour la couvrir de baisers.

— Ma chère Marcoline, tu attends à la fin de notre connaissance à m’ouvrir tes trésors, pour que je pleure pour tout le reste de ma vie la faute que je fais en te laissant retourner à Venise. Tu as mis à la chaîne aujourd’hui tous les cœurs de ceux qui ont dîné avec toi.

— Eh bien, mon ami, je ferai toujours de même, tu me rendras heureuse, si tu me gardes. As-tu vuaj mon oncle ?

— Je crois l’avoir vu. N’est-ce pas celui qui t’a toujours changé d’assiette ?

— Précisément. Je l’ai connu à sa bague. Dis-moi s’il me regardait ?

— Toujours, et tout étonné ; mais je me suis aussi gardé de le fixer, car il ne faisait qu’envoyer ses yeux de toi à moi, et de moi à toi.

— Que je voudrais savoir ce qu’il pense. Tu verras demain quelque nouveauté. Je me sens sûre qu’il a dit à M. Querini que je suis sa nièce, et que par conséquent je ne suis pas la tienne. Si M. Querini me le dit demain, je crois de devoir en convenir ; n’est-ce pas ?

— Sûrement ; mais de la façon la plus noble, sans aucune [191r] bassesse, et sans lui faire nullement entendre que tu as besoin de lui pour retourner à Venise. Songe à la fin qu’il n’est pas ton père, et qu’il n’a aucun droit sur ta liberté. Tu conviendras aussi que je ne suis pas ton oncle, et que nous ne sommes liés que par l’amitié la plus tendre. À la fin tu es savante, et je me fie à toi. Songe à t’expliquer comme je t’ai instruite. Le seul Querini est celui qui doit te conduire à Venise, ou personne. Et il doit te conduire comme si tu étais sa fille.

Le lendemain de bonne heure, je reçois un billet de M. Querini, qui me prie de passer chez lui ayant à me dire quelque chose de conséquence. Je dis au laquais que j’irais d’abord. Voilà l’affaire en train, me dit Marcoline. Je suis bien aise que la chose prenne ce tour ; car à ton retour ici tu me concerteras à seconde de ce que tu auras dit11.

Je vais à l’auberge en Bellecour12,akM. Querini me fait entrer,al je le vois avec le procurateur Morosini ; ils me font asseoir, et Monsieur Querini, après m’avoir dit que son collègue n’était pas deam trop me dit avec douceur qu’il avait une confidence à me faire ; mais que pour me la faire il avait besoin que je lui en fisse une autre.

— J’ai assez de confiance en V. E. pour n’avoir aucun secret avec elle.

— Je vous remercie. Je vous prie donc de me dire sincèrement, si vous connaissez la fille qui est avec vous, car pour votre nièce, elle ne l’est certainement pas. Personne de nous ne le croit au moins.

— Elle n’est pas ma nièce ; et ne connaissant pas ses parents, je ne peux pas dire de la connaître dans le sens, et dans l’acception que V. E. donne à ce mot ; mais je crois de la connaître dans le fond de son âme, et d’avoir raison de me féliciter si j’ai conçu pour elle une tendresse qui ne finira qu’avec ma vie.

— Ce que vous me dites me fait plaisir. Combien de temps y a-t-il qu’elle est avec vous ?

— Deux mois [191v] à peu près.

— C’est excellent. Comment est-elle parvenue en vos mains.

— Permettez que je ne réponde pas à cette interrogation, car cela la regarde.

— Eh bien. Passons-y par-dessus. Étant amoureux d’elle, il est impossible que vous n’ayez eu la curiosité de lui demander qui sont ses parents ; à qui elle appartient.

— Elle m’a dit qu’elle appartient à père, et mère honnêtes gens quoique pauvres ; et en vérité je ne me suis pas soucié de lui demander leurs noms. Elle m’a seulement dit son nom de baptême Marcoline, qui n’est peut-être pas le sien ; mais cela m’est égal.

— C’est le sien.

— C’est le sien ? V. E. la connaît donc ?

— Oui. Je ne le croyais pas hier ; mais je le crois à présent. Deux mois : son nom est Marcoline : je suis sûr à présent que mon valet de chambre n’est pas fou.

— Votre valet de chambre ?

— Oui. C’est sa nièce. Il a su à Londres qu’elle s’est enfuie de sa maison vers la moitié de carême. La mère de Marcoline, qui est sa sœur, le lui a écrit. Le brillant état où il l’a vue hier lui a empêché13 de lui parler ; il a cru même de se tromper ; il eut peur de commettre une faute, et de me manquer de respect voyant que je l’avais à notre table en qualité de votre nièce. Mais que vous a-t-elle dit hier en sortant d’ici, car il se peut bien qu’elle ignore que son oncle Matthieu est à mon service ; mais elle ne peut pas le méconnaître. Elle doit l’avoir vu.

— Elle ne l’a pas vu ; car telle qu’elle est elle me l’aurait dit.

— Il est vrai qu’il a toujours été derrière elle. Mais venons à présent à la conclusion de la chose. Dites-moi, si vous êtes en état de me le dire, si Marcoline est votre femme, ou si vous pensez de l’épouser avec le temps.

— Je l’aime tant qu’il est possible d’aimer ; mais je ne peux pas la faire devenir ma femme ; c’est la cause de mon chagrin qui n’est connu que d’elle, et de moi.

— Je respecte vos raisons, et je ne veux pas même les savoir ; mais cela étant trouveriez-vous mauvais que je m’intéressasse à [192r] elle au point de vous prier de la laisser retourner à Venise avec son oncle ?

— Je crois Marcoline heureuse, si elle a su vous inspirer quelqu’intérêt, et je suis même persuadé qu’un retour à Venise dans le sein de sa famille sous la protection de V. E. pourrait effacer la tache qu’elle s’est endossée14 en fuyant. Pour ce qui regarde la laisser aller15, il est certain que je ne pourrais pas m’opposer, car je ne suis pas son maître. En qualité d’amant je la défendrais avec toutes mes forces si on voulait lui faire violence pour l’arracher de mes bras ; mais si elle voulait me quitter, je ne saurais que verser des larmes, et prenant mon parti, j’espérerais que le temps cicatriserait ma plaie, comme il en a cicatrisé tant d’autres.

— Vous êtes très raisonnable. Trouverez-vous donc mauvais, si j’ose entreprendre ce bel ouvrage ? Vous sentez que sans votre consentement je n’oserais me mêler de rien.

— Je respecte les décrets du destin, lorsqu’ils me semblent venir d’une source pure : j’adore Dieu, et je fléchis. Si V. E. peut persuader Marcoline à me laisser, j’y consentirai ; mais je vous avertis d’employer les voies de la douceur, car Marcoline a de l’esprit, elle m’aime, et elle sait d’être libre : outre cela elle compte sur moi, et elle ne se trompe pas. Parlez-lui aujourd’hui, même tête-à-tête ; car ma présence vous gênerait peut-être tous les deux. Attendez à lui parler après dîner,an puisque le discours pourrait être long.

—aoCher Casanova, vous êtes un honnête homme, et je vous jure que je suis charmé de vous avoir connu.

— Je m’en vais ; et je vous avertis que je ne préviendrai Marcoline de rien.

Retourné au Parc j’ai rendu à Marcoline exactement tout ce dialogue, en l’avertissant que j’avais promis de ne la prévenir sur rien ; mais je lui ai dit qu’elle devait faire un coup de maîtresse pour faire connaître à M. Querini que je n’avais pas menti en lui disant qu’elle n’avait pas vu son oncle.

— Tu dois, lui dis-je, d’abord que tu le vois, te montrer surprise, le nommer, courir à lui, et l’embrasser. Feras-tu cela ? Ce sera un beau coup de théâtre, qui en même [192v] temps fera connaître à toute la compagnie ton bon caractère.

— Sois sûr que je ferai cela très bien.

Lorsqu’elle fut prête nous allâmes chez les ambassadeurs, qui avec toute leur cour n’attendaient que nous. Marcoline plus gaie, et plus brillante encore que la journée précédente, après avoir distingué Monsieur Querini fut gracieuse avec tous les autresap. Un quart d’heure avant qu’on servît, le valet de chambre Mattieu entra pour présenter à son maître qui était assis près de Marcoline, ses lunettes sur une soucoupe. Marcoline tout d’un coup interrompt un discours intéressant qu’elle tenait à l’assemblée, fixant ses yeux sur la figure de cet homme, et soudain elle lui dit :

— Mon oncle !

— Oui, ma chère nièce.

Elle se lève alors, elle l’embrasse, il la serre contre son sein, et nous avons tous l’apparence de l’étonnement que la rencontre devait nous causer.

— Je savais, lui dit-elle, que vous étiez parti de Venise pour aller avec votre maître je ne sais pas où ; mais je ne savais pas que votre maître était S. E. Je suis bien aise de vous revoir ; vous porterez à Venise de mes nouvelles. Vous voyez que je suis heureuse. Où étiez-vous hier ?

— Ici.

— Et vous ne m’avez pas vue ?

— Si fait ; mais votre autre oncle qui est là….

— Eh bien, lui dis-je en riant, mon cher cousin, reconnaissons-nous, et embrassez-moi ; Marcoline : je vous fais compliment.

— Oh !aq la belle chose ! dit M. Querini.

Le valet de chambre s’en alla, nous nous remîmes à nos places ; mais tous avec un ton différentar de celui de la veille. Marcoline avec l’air du contentement mêlé de l’air de regret que cause à une belle âme le souvenir de la patrie. Monsieur Querini avec l’air de l’admiration, et de la confiance qu’il avait de réussir dans son projet ayant affaire à une fille qui avait tant de modération ; Monsieur de Morosini16 faisait dans [193r] le silence les observationsas convenables sur la tournure que j’avais donnéeat à la petite pièce. Tous les autres sérieux, attentifs, curieux de la fin de l’histoire se tenaient là immobiles sans parler, écoutant le monologue très intéressant que Marcoline faisait tournant ses yeux ou vers l’un, ou vers l’autre. Je n’avais que l’air de la simulation pour ceux qui s’y connaissaient. Ce fut monsieur Memo qui vint agréablement me secouer l’âme pour m’arracher quelques mots significatifs ; mais il ne trouva dans mes réponses que des indices de paix.

On se mit à table, et au second service ce fut Monsieur de Morosini, qui ayant su de moi que Marcolineau pourrait penser à retourner à Venise, crut pouvoir lui dire qu’ayant le cœur libre elle pourrait espérer de trouver à Venise sa patrie un mari digne d’elle.

— Pour être digne de moi il faudrait que j’en fusse moi-même le juge.

— On peut aussi s’en rapporter aux personnes sages, et qui s’intéresseraient au bonheur de l’époux, et de l’épouse.

— Je vous demande excuse. Jamais. Celui que j’épouserai doit me plaire, et non pas après, mais avant le mariage.

— Qui vous a insinué, dit M. Querini, cette maxime ?

— Mon oncle que voilà, lui répondit-elleav me montrant, en deux mois que je vis avec lui, il m’a appris, et je le crois, toute la science de ce monde.

— Je fais mon compliment à l’écolière, et au maître ; mais, ma chère Marcoline, vous êtes tous les deux trop jeunes, et la science de ce monde, qui est la morale, ne s’apprend pas si vite.

— Ce queawS. E. vous a dit, lui dis-je, est vrai. En matière de mariage il faut se rapporter aux sages, car tous les mariages faits par goûtax se trouvent malheureux.

— Mais je vous prie de me direay, lui dit le procurateur, quelles qualités l’homme que vous choisiriez pour époux devrait avoir.

— Je ne saurais pas vous les détailler ; mais je les lui supposerais toutes d’abord qu’il me plairait.

— Et si c’était un mauvais sujet ?

— Il ne me plairait pas. Voilà pourquoi je n’épouserai jamais un homme que jeaz n’aurais bien connu avant que [193v] de me donner à lui.

— Et si vous vous trompez ?

— Je pleurerai en secret.

— Et la misère ?

— Elle ne peut pas la craindre, Monseigneur, lui dis-je alors, car Marcoline aba cinquante écus par mois immanquables pour tout le reste de ses jours.

— Cela change la thèse, dit alors M. Querini. Si cela est vrai, ma chère fille, vous avez un grand privilège, qui est celui de pouvoir vivre à Venise sans avoir besoin de personne.

— Il me semble cependant que devant vivre à Venise j’aurai toujours besoin de la protection d’un seigneur comme vous.

— Eh bien, ma chère fille, venez à Venise, et je vous donne ma parole d’honneur de faire pour vous tout ce qui pourra dépendre de moi. Mais comment êtes-vous sûre, si j’ose vous faire cette question, de cesbb cinquante écus par mois ? Vous riez ?

— Je ris parce que je suis une étourdie, qui ne s’informe pas de ses propres affaires. Si vous voulez savoir cela, mon ami vous dira tout.

— Vous n’avez pas badiné ? me dit alors le vieillard.

— Non sûrement. Marcoline a un capital en argent comptant, qui en rente viagère peut lui donner même davantage de ce que j’ai dit ; mais à Venise elle a très bien dit qu’elle a besoin de la protection de V. E., puisqu’il faut bien prendre garde à placer les capitaux. Ce capital est entre mes mains, et si Marcoline le veut, elle le touchera pasbc plus tard que dans deux heures.

— Cela suffit. Il faut donc, ma chère fille venir à Venise pas plus tard qu’après-demain. Voilà Mattieu, qui est tout hors de lui-même, et qui est prêt à vous recevoir.

— J’aime mon oncle Mattieu, et je l’estime ; mais ce n’est pas à lui que V. E. doit me consigner, si je me détermine à venir.

— À qui donc ?

— À vous-même. Vous m’avez donné trois fois le doux nom de votre chère fille, conduisez donc moi à Venise comme si j’étais votre fille, ou je n’y viens pas ; je vous le déclare. Nous partirons après-demain pour Londres.

À ce discours, qui ravissait mon âme, toute la table en silence s’entreregardait. C’était à Monsieur Querini à répondre, et il avait trop [194r] dit pour reculer. On garda le silence un demi quart d’heure. Chacun mangeait, et buvait sérieusement. Mattieu changeait sa nièce d’assiette en tremblant. On servait le dessert, lorsque Marcoline rompit le silence disant qu’il fallait adorer la providence de DIEU avec humilité, et après les effets, car avant les suites personne ne pouvait juger dans ce monde ni du bien ni du mal.

— À quel propos, ma chère fille, faites-vous cette réflexion, lui dit M. Querini, et à quel propos me baisez-vous dans ce moment la main ?

— Je vous baise la main parce que vous m’avez appeléebd pour la quatrième foisbe ma chère fille.

Une risée générale alors réanima la table ; mais M. Querini n’oubliant pas le propos de la réflexion sur l’adoration de la Providence après les effets, la somma de la glose.

— J’ai dit cela, lui dit-elle, en conséquence d’une pensée sortante de l’examen de moi-même. Je me porte bien, j’ai appris à vivre, j’ai dix-sept ans, et je suis devenue en deux mois assez riche par des moyens honnêtes, et loyaux. Je suis heureuse, car je sens que je le suis. Je dois tout cela à la faute la plus grande qu’une honnête fille puisse faire. Ne dois-je pas m’humilier adorant cent mille fois la Providence divine ?

— Oui ; mais vous devez tout de même vous repentir de la faute que vous avez faitebf.

— C’est cela qui m’embarrasse, car pour me repentir il faut que j’y pense ; et quand j’y pense je ne peux pas me repentir. Il faudrabg que je consulte pour cela quelque grand théologien.

— Il n’est pas nécessaire. C’est moi qui vous diraibh en voyage comment cela s’arrange. Quand on se repent il n’est pas nécessaire de penser au plaisir que le crime commis vous a fait ressentir.

M. Querini se voyant devenu apôtre devenait pieusement amoureux de la jolie prosélyte. Au sortir de table il disparut pour un quart d’heure, puisbi revenant il dit à Marcoline que s’il avait une fille à reconduire à Venise il ne la reconduirait [194v] autrement qu’en la consignant à labj dame Veneranda, qui était sa gouvernante même, la femme dans laquelle il avait toute sa confiance.

— Je viens de lui parler, et tout est fait, vous serez avec elle jour, et nuit, vous coucherez avec elle si vous voulez, et vous mangerez avec nous jusqu’à Venise, où je vous mettrai moi-même entre les mains de votre mère en présence de votre oncle.

— Allonsbk voir madame Veneranda.

— Volontiers.blCasanova venez avec nous.

Nous y allons, et je vois une femme canonique17, dont Marcoline ne deviendrait pas amoureuse à sa façon ; mais qui avait l’air sensé, et des manières honnêtes. M. Querini lui dit à notre présence tout ce qu’il venait de dire à Marcoline, et labmduegna l’assure qu’elle aura pour elle toutes les attentions. Marcoline l’embrasse, elle a l’air satisfait, et nous rejoignons la compagnie, qui se réjouit en apprenant qu’elle sera du voyage.

— Il faut que je pense, dit M. Querini, à placer mon maître d’hôtel dans une autre voiture, car la calèche n’est que pour deux personnes.

— Votre Ex., lui dis-je, n’a pas besoin d’y penser, car Marcoline a une voiture à elle oùbn madame Veneranda se trouvera très à son aise, et où elle pourra fairebo placer ses malles.

— Tu veux donc, me dit-elle, me faire présent aussi de la voiture ?

Je n’ai pas pu lui répondre. J’ai fait semblant de me moucher, et je suis allé essuyer mes larmes à la fenêtre. En me tournant deux minutes après je n’ai pas vu Marcoline. Le procurateur Morosini attendri aussi me dit qu’elle était allée parler àbp madame Veneranda. Tout le monde se montrant triste, et sachant que mon émotion en avait été la cause, j’ai parlé de l’Angleterre, où j’allais avec intention de faire fortune, moyennant un projet que j’avais, et qui ne dépendait que du ministre mylord d’Egremon18. M. de Morosini me dit qu’il me donnerait une lettre pour ce ministre, et une autre pour M. Zuccato, qui était résident de Venise19. M. Querini alors lui demanda si en me recommandant il ne se compromettrait pas avec les inquisiteurs d’état, et le procurateur lui répondit froidement que le tribunal des inquisiteurs ne lui avait pas communiqué le crime que j’avais commis. M. Querini, homme très borné, secoua la tête, et ne lui répondit rien. Marcoline revint, et tout le monde s’aperçut qu’elle avait été pleurer. Elle vint à moi me dire si je voulais la conduire au Parc, parce qu’elle avait besoin de faire sa mallebq, et de mettre dans des boîtes une quantité de Brimborions20 qu’elle avait, et qui lui étaient chers. Nous sommes donc partis engagés à y dîner le lendemain aussi. Le départ était fixé au surlendemain.

Arrivé dans notre chambre inconsolable, je me suis déshabillé en donnant ordre à Clairmont de faire visiter la voiture, et de la mettre en ordre pour un long voyage. Je me suis jeté sur le lit en robe de chambre n’écoutant pas tout ce que Marcoline me disait de fort raisonnable. Songe, me disait-elle, que ce n’est pas moi qui te laisse, mais que c’est toi qui me renvoiesbr.

Sur les six heures M. de Morosini et M. Querini entrèrent dans la cour, et avant que de monter s’arrêtèrent à considérer ma voiture, que le charron examinait. Ils parlèrent à Clairmont puis ils vinrent nous faire une visite. Je leur ai demandé pardon si j’étais ainsi négligé. M. Querini me faisait rire par les observations qu’il faisait sur la quantité de boîtes que Marcoline devait penser à placer dans la voiture, et fit les merveilles21 quand il sut que c’était la même qu’il venait de voir ;bs car elle était fort jolie. M. de Morosini dit [195v] à Marcoline que si elle voulait la lui vendre d’abord qu’elle serait à Venise il lui en donnerait mille ducati, qui étaient positivement mille écus de France22 ;bt elle valait le double. Ce sera, lui dit M. Querini, une augmentation au capital. Je lui ai dit alors que je lui porterais le lendemain une lettre de change à vue sur Venise de cinq mille ducats vénitiens, qui joints à trois mille autres que Marcoline pouvait retirer en vendant des bijoux de prix qu’elle avait, et aux mille de la voiture lui feraient un capital de neuf mille écus, avec lesquels elle se ferait un revenu très respectable. Mais Marcoline pleurait en riant, et riait en pleurant. Mon unique consolation était celle de savoir que j’avais fait sa fortune, commebuà plusieurs autres qui avaient vécu avec moi. Il me paraissait de devoir la laisser aller pour qu’elle laissât la place libre aux futures,bv que le ciel m’avait destinées. Nous soupâmes tristement, et malgré l’amour la nuit que nous passâmes ne fut pas gaie.

Je suis allé le lendemain chez Bono pour me faire donner une lettre à vue sur Venisebw payable à l’ordre de M. Querini.

Ce fut Marcoline même qui la lui remit à l’heure du dîner, et M. Querini lui donna quittance dans les formes. M. de Morosini me donna les lettres pour l’Angleterre qu’il m’avait promisesbx. Le départ fut fixé au lendemain à onze heures du matin ; mais nous allâmes chez eux à huit pour donner le temps à laby signora Veneranda de placer dans la voiture ce qui lui était nécessaire. Mais quelle nuit douloureuse que celle que j’ai passée avec cette fille ! Elle ne pouvait pas comprendre, et elle [196r] me le répétait toujours, comment je pouvais être ainsi le bourreau de moi-même ;bz et elle avait raison, car je ne le comprenais pasca non plus. Cent choses j’ai fait en ma vie toutes à regret23, et toutes poussé par une occulte force, à laquelle je me plaisais à ne pas résister. Je me suis mis en bottes, et en éperons disant à Clairmont que je serais de retour le lendemain, et lorsque Marcoline fut prête je suis monté dans la voiture avec elle, et je suis allé chez les ambassadeurs. Après l’avoir conduite à la chambre de la signora Veneranda je suis allé causer avec M. Memo qui faisait les plus beaux commentaires du monde à tout l’héroïque de cette histoire.

Après avoir déjeuné tous ensemble assez tristement, car Marcoline, respectée de toute la compagnie, avait toujours les larmes près de ses paupières nous partîmes, moi étant sur le strapontin vis-à-vis de mon cœur que je m’arrachais, et de Madame Veneranda, qui nous divertit longtemps en exagérant sur les beautés, et les commodités de cette voiture ; et sur le bonheur qu’elle avait d’y être pour faire figure d’ambassadrice, comme son maître lui disait, car leurs voitures n’étaient rien en comparaison de la nôtre.

Nous prîmes du café à Bourgoin tandis qu’on nous changeait de chevaux, et les ambassadeurs établirent de n’aller que jusqu’au pont Beauvoisin24, car M. Querini n’aimait pas d’aller la nuit. Nous y arrivâmes à neuf heures, et après avoir mal soupé, tout le monde se retira pour être prêt à partir le lendemain à la pointe du jour. Marcoline alla se coucher avec la signora Veneranda, qui non seulement nous tourna le dos, lorsqu’elle me vit au chevet, ma tête penchée sur celle de Marcoline qui mêlait ses larmes aux miennes, [196v] mais qui, malgré sa dévotion, s’était tellement retirée sur le bord du lit qu’il y aurait eu place pour moi aussi si j’avais osé m’y coucher. La dévotion chez toute femme fait toujours place à la pitié. J’ai passé la nuit dormant fort mal sur le mauvais siège qui était près ducb chevet de Marcoline. Je leur ai dit à la pointe du jour de s’habiller, et madame Venerandacc qui avait dormi du plus profond sommeil fut fort émerveillée quand elle me vit là, et quand elle sut que je n’avais pas bougé.

Les chevaux étaient attelés, un cheval de selle que j’avais ordonné pour moi pour aller à la Tour du Pin était prêt aussi. Après avoir pris à la hâte une tasse de café nous descendîmes, et j’ai pris congé de L.L. E.E., et de tout le monde. La dernière fut Marcoline que j’ai embrassée pour la dernière fois, et que je n’ai revue heureuse qu’onze ans après25. Après m’être détaché de sa portière j’ai monté à cheval, et je me suis tenu là à la contempler jusqu’au moment que le postillon toucha. Je suis parti alors ventre à terre espérant de faire expirer le cheval, et de périr avec lui ; mais la mort ne vient jamais quand le malheureux la désire. J’ai fait dix-huit lieues26 en six heures, et d’abord que j’ai vu le malheureux lit, que27 trente heures auparavant m’avait donné l’asile de l’amour je m’y suis vite couché espérant de trouver en songe ce que je ne pouvais plus posséder en réalité. J’ai cependant profondément dormi jusqu’à huit heures, et après avoir mangé avec un appétit dévorant tout ce que Clairmont m’apporta je me suis rendormi encore, et je me suis trouvé le lendemain en état de pouvoir souffrir la vie.

[197r] Ayant besoin de me distraire j’ai dit à Clairmont d’avertir l’aubergiste que je mangerais à table d’hôte, et je lui ai dit en même temps de s’informer où il y avait une honnête voiture à vendre, car je voulais partir le plus tôt qu’il me serait possible.

La table d’hôte de l’hôtel du parc était une cocagne28. Elle était taxée à trente sous29 par tête, je ne pouvais pas comprendre comme l’hôte pouvait y trouver son compte. La compagnie était assez bonne, ce qui me plaisait était la variété. Des étrangers qui allaient, et venaient, je ne parlais à personne ; et d’abord que quelqu’un m’avait plu, je ne le revoyais plus au repas suivant. Le troisième jour après le départ de Marcoline j’étais en état de partir. J’avais acheté une voiture qu’on appelle un solitaire à trois glaces30, à deux roues, à brancards, avec des ressorts à l’Amadis31, doublé de velours cramoisi, presque neuve. Je l’ai eue pour quarante louis32. J’ai envoyé à Paris deux fortes malles par la Diligence, n’ayant gardé dans un portemanteau que mon nécessaire, et j’allais partir le lendemain en robe de chambre, et en bonnet de nuit, décidé à ne sortir de mon solitaire qu’au bout de cinquante-huit postes surcd le plus beau chemin de toute l’Europe. Me figurant d’aller seul il me paraissait de rendre un hommage à ma chère Marcoline, que je ne pouvais pas oublier. Un officier à table, me dit que je n’avais eu cette voiture qu’à causece des affiches du jour qui lui avaientcf fait perdre un quart d’heure. Il avait déjà proposé trente-huit louis, et il allait porter les quarante ; mais mon domestique les avait déjà payés. M’ayant demandé quand je partais je lui ai dit que je partais le lendemain à six heures du matin comptant d’être à Paris en quarante-huit heures.

[197v] Un quart d’heure après dans le moment que seul dans ma chambre j’arrangeais mes beaux bijoux, et mes diamants dans ma cassette Clairmont vient me dire que ce marchand qui était à table avec une fille près de lui était dans l’avant-chambre avec elle demandant de me parler. Je lui dis de le faire entrer, et je ferme ma cassette.

— Monsieur je viens vous demander une grâce qui, si vous me l’accordez, ne peut vous coûter qu’un peu d’incommodité, mais qui m’obligera sensiblement moi, et ma fille.

— Que puis-je faire pour vous, ou pour mademoiselle tandis que je pars demain à six heures.

— Je le sais, car vous l’avez dit à table ; mais cela n’empêchera pas que nous ne soyons prêts à votre heure. Je vous prierais de prendre ma fille dans votre chaise, je suis prêt, comme de raison à payer un cheval de plus que l’on vous mettra, et moi je courrai à franc étrier.

— Il y a apparence que vous n’avez pas vu ma chaise.

— Pardonnez-moi je l’ai vue. C’est un solitaire ; mais le siège a beaucoup de fond, et vous tenant assis un peu plus en dedans, elle pourra très bien s’asseoir sur le même siège. C’est une incommodité, je le vois, mais si vous pouviez deviner le bien que vous me faites par cette complaisance, je suis sûr que vous vous donneriez cette peine bien volontiers. À la diligence les places sont toutes prises jusqu’à la semaine prochaine, et si je ne suis pas à Paris dans six jours je perds mon pain. Si j’étais riche je prendrais la poste en louant une chaise, mais cela me coûterait quatre cents francs33. Le seul parti qui me reste à prendre est de partir demain par la Diligence en me faisant lier sur l’impériale avec ma fille, et vous sentez combien de peine celacg devrait lui faire. Voyez : [198r] elle pleure.

Je la regarde avec attention, et je la trouve telle qu’il était impossible quech voyageant seul avec elle je me tinsse dans des certaines bornes.ciMon âme outre cela était dans un état de crainte. Le martyre que j’avais enduré à la séparationcj de Marcoline m’avait dégoûté non pas des femmes, mais de l’amour : j’avais formé le projet d’éviter toute occasion de m’engager par un attachementck fait pour avoir des suites : mon repos, ma paix exigeaient que je prisse enfin ce parti. Cette fille, me disais-je, peut avoir par mon malheur tant de charmes dans l’esprit, ou dans son caractère, que je risquerais d’en devenir amoureux, si j’avais la complaisance qu’on me demande.

Après un demi quart d’heure que j’ai employé en réflexions, je lui réponds sans regarder la demoiselle, que sa situation me faisait la plus grande peine ; mais que jecl ne savais qu’y faire, parce que je prévoyais beaucoup d’inconvénients.

— Vous croyez peut-être, Monsieur, que je ne pourrais pas résister à courir tant de postes de suite, et je vous assure que vous vous trompez.

— Le cheval peut s’abattre. Vous pouvez vous faire du mal, et pour lors, je me connais. Il faudra que je m’arrête malgré vous, et je suis pressé. Si vous ne trouvez pas cette raison forte, tant pis ; car elle l’est selon ma façon de penser.

— Hélas, Monsieur, courons ce risque.

— Il y en a un autre que je ne veux pas vous dire. Enfin, je ne peux pas.

— Hélas ! Monsieur, me dit la demoiselle d’un ton fait pourcm briser des pierres, empêchez que je n’aille sur l’impériale de la Diligence : l’idée seule me fait frémir : quoique liée j’aurai peur, peur à mourir, outre une espèce d’opprobre que j’y [198v] attache peut-être par bêtise ; mais je ne suis pas la maîtresse de penser autrement. Je vous supplie de m’accorder cette grâce : je me tiendrai assise à vos pieds, et je ne vous incommoderai que comme vous incommoderait un chien.

— C’est trop. Vous ne me connaissez pas mademoiselle. Je ne suis ni cruel, ni impoli principalement avec votre sexe, et ma résistance va vous faire croire le contraire ; mais cela ne sera pas. Je m’aime encore assez pour ne pas permettre que vous le croyiezcn. Le loyer d’une chaise de poste coûte six louis34. Les voilà. Je vous prie, Monsieur, de les accepter. Demain matin je différerai mon départ d’une heure ou deux s’il le faudra pour répondre de la chaise que vous prendrez, si vous n’êtes pas connu, et voilà encore quatre louis pour un cheval de plus, car on vous mettra trois chevaux. Le surplus, vous l’auriez dépensé en prenant deux places dans la diligence.

— Monsieur, j’adore votre vertu, et votre générosité met mon âme à vos pieds ; mais je n’accepte pas le don que vous voulez me faire. Je n’en suis pas digne. Adèle, allons-nous-en. Excusez Monsieur, si nous vous avons fait perdre une demi-heure.

— Attendez un peu mon cher père.

Adèle le pria d’attendre, car les pleurs l’étouffaient. Ce tableau me mit en fureur, car cette fille pleurante que j’ai alors regardéeco aveccp plus d’intérêt rencontra mes yeux avec les siens, et me causa dans l’âme un tel trouble, que je ne me suis plus trouvé maître de moi-même.

— Apaisez-vous, mon petit cœur, lui dis-je, je cède, car sans cela je ne pourrais pas dormir ; mais j’exige une chose, dis-je alors à son père. Vous ne trouverez pas mauvais de monter derrière ma voiture.

— Très volontiers, Monsieur, j’ai cru que celui qui y monterait serait votre domestique.

— Non : il court à franc étrier. Ainsi, voilà tout accommodé. Allez vous coucher ; et soyez prêts à six heures.

[199r] — Monsieur, je payerai un cheval tout de même.

— Vous ne payerez rien,cq puisque cela me déshonorerait, et je vous prie de ne pas insister, car tout comme vous m’avez dit que vous êtes pauvre, je vous dis que je suis riche, ainsi ne croyez pas de vous avilir.

— Monsieur je cède ; mais je payerai toujours le cheval pour ma fille.

— Encore moins ; vous me faites rire. Ne marchandons plus je vous prie, et allons tous nous coucher. Je vous mettrai tous les deux à Paris sans qu’il vous en coûte le sou ; et après je vous remercierai35. Cela ne peut pas se faire autrement. Tenez. Adèle rit ; et cela me fait plaisir.

— C’est la joie que mon âme ressent en se voyant délivrée de la peur de l’impériale.

— J’entends cela parfaitement bien, et j’espère que vous ne pleurerez pas dans ma chaise, carcr j’abhorre la tristesse : Adieu.

Je suis allé me coucher soumis à la loi de ma destinée. J’ai vu que je ne pourrais pas échapper aux charmes de cette nouvelle beauté, et je me suis armé d’avance pour résister à toute tentation de prolonger le jeu au-delà de deux jours. Cette Adèle était jolie aux yeux bleus et très fenduscs, au teint de lis et de Rose, aux confins de l’adolescence, et d’une taille, qui promettait augmentation dans l’année suivante : je me suis couché en remerciant le Génie bon ou mauvais, qui ne voulait pas que je m’ennuyasse dans ce court voyage.

Le lendemain à cinq heures le père d’Adèle vint dans ma chambre pour me demander s’il m’était égal de prendre ma route par le Bourbonnais ouct par la Bourgogne.

— Par l’un ou par l’autre cela me sera égal, si vous avez quelqu’affaire sur une de ces deux routes.

— Oui Monsieur. Je pourrai recevoir de l’argent à Nevers.

— Nous irons donc par le Bourbonnais.

[199v]cuUne demi-heure après Adèle, simplement vêtue, mais proprement, vient dans ma chambrecv, me souhaite le bonjour d’un air de contentement me disant que son père prenait la liberté de placer derrière ma chaise une petite malle où il y avait leurs nippes ; et me voyant affairé à faire des paquets elle me demande si elle pouvait m’être utile. Je lui dis que non ; je la fais asseoir, je remarque son air trop timide, et trop soumis, cela ne me plaît pas ; je le lui dis avec douceur, et je l’encourage à prendre du café.

Lorsque j’étais pour descendre un homme vient me dire, que les lanternes ne tenaient pas aux ressorts, et que je perdrais certainement l’enchâssement des bougies si je ne lui ordonnaiscw de les accommoder, ce qu’il ferait en moins d’une heure. Je jure, j’appelle Clairmont pour le gronder, mais Clairmont dit que le lanternier même en visitant les lanternes sans qu’il le luicx eût dit, devait les avoir dérangées exprès pour gagner de l’argent. Cela était à la lettre, je connaissais cette ruse, j’appelle cet homme fripon, il me répond trop en français, je lui donne des coups de pieds dans le ventre un pistolet à la main. Il s’en va en jurant, l’hôte monte au bruit, tout le monde dit que j’ai raison ; mais je ne dois pas moins perdre une heure, puisque la Lune ne luisait pas, et les lanternes m’étaient nécessaires. Vite un autre lanternier. Il vient, il voit, il rit car la friponnerie de l’autre se voyait clairement ; et il s’engage de mettre des nouveaux ressorts,cy mais il lui faut deux heures. Allons faites cela vite, lui dis-je.

Je parle à l’hôte pour savoir, si je pouvais faire mettre en prison l’autre, quand il m’en coûterait deux louis. — Deux louis ? Je m’en vais vous faire cela dans l’instant. Je brûlais de colère, ne prenant pas garde à Adèle, à qui je faisais peur. Dix minutes après le commissaire arrive, entend le fait, note des témoins, fait procès verbal, et me demande combien mon temps vaut par [200r] heure. Je le taxe à l’anglaise36, cinq louis. Le commissaire, mettant dans la poche deux louis que je lui ai glisséscz, écrit l’amende du lanternier à vingt louis, et s’en va me disant qu’il allait le faire mettre en prison dans l’instant. Je respire, je me promène vingt fois dans la chambre à grands pas, je me calme,da je m’avise de demander pardon à Adèle, qui ne sait pas en quoi je l’ai offensée, son père entre pour me dire que le lanternier était en prison, que j’avais raison, et qu’il s’était signé pour témoin oculaire avec le plus grand plaisir du monde.

— Vous avez donc vu lorsqu’il a fait la friponnerie.

— Je demande pardon. Je n’y étais pas ; mais c’est égal, car tous ceux qui l’ont vu, l’ont vu.

Je me suis alors jeté sur une chaise me pâmant de rire. Moreau, c’était le nom du père d’Adèle, me divertit alors, me narrant son histoire. Il était veuf, il n’avait qu’Adèle, et il allait à Louviersdb se placer à une fabrique37. C’était tout ; mais il avait le talent d’allonger les narrations.

Une heure après, voilà le pathétique. Deux femmes en pleurs, dont une avait un enfant à la mamelle, suivies de quatre tous en bas âge, qui se mirent à genoux devant moi firent un tableau, dont j’ai d’abord connu la source. C’était la mère, et la femme du pécheur qui venaient me demander sa grâce. La femme parla la première, et m’irrita parce qu’elle m’a dit que son mari était honnête homme, et que tous les témoins étaient des coquins. Mais sa mère me calma me disant qu’il se pouvait qu’il eût fait la friponnerie ; mais que je devais la pardonner à un homme qui devait donner à manger à tout ce que je voyais là, et qui resterait en prison toute sa vie, car quand même il vendrait son lit il n’aurait jamais vingt louis. — Eh bien, ma bonne, je l’absous pour ce qui me regarde, et voilà mon désistement que je vous donne par écrit. Faites le reste avec le commissaire, car je ne veux plus voir personne.

[200v] En lui donnant le billet, j’ai donné six francs38 pour les enfants, et la famille partit contente. Le commis du commissaire vint peu après pour me faire signer mon nom sur le grand livre, et j’ai dû encore donner de l’argent. Lorsque les lanternes furent accommodées j’ai encore dû donner douze francs, et toute l’histoire fut finie. Je suis entré dans mon solitaire, Adèle se mit entre mes cuisses, Moreau se plaça derrière, Clairmont monta à cheval, et nous partîmes. C’était neuf heures.

Adèle dans le commencement se tenait mal assise ; je l’ai encouragée à s’asseoir plus à son aise, et elle le fit ; elle ne me gênait que parce que je la voyais gênée : elle ne pouvait appuyer son dos que sur moi, et je trouvais que je ne devais pas l’exciter à user de cette liberté qui aurait pu porter trop à conséquence. Je l’ai faitdc causer loin de toute malice jusqu’à la Bresse39, où pendant qu’on nous changeait de chevaux nous descendîmesddà cause de nécessités naturelles. Voulant remonter dans la voiture, et Adèle devant être la seconde, je lui ai allongé ma main pour l’aider à faire le long pas pour y entrer par devant, ces voitures n’ayant point de marchepied. Or Adèle étant obligée à relever ses jupes par-devant, et positivement devant mes yeux, et à lever beaucoup la jambe, j’ai vu des culottesde noires, au lieu de voir ses blanches cuisses. Cettedf vision m’a déplu : j’ai dit à son père qui l’aidait par derrière : mons40 Moreau, Adèle a des culottes noires : elle rougit, et le père dit en riant qu’elle était heureuse de n’avoir montré que ses culottes.

Cette réponse m’a plu ; mais la chose m’a déplu, car l’idée de mettre des culottes ne peut être que très impertinente en France à une filledgà moins qu’elle ne doive monter à cheval, et encore ; une fille de bourgeois monte à cheval sans culottes, se contentant seulement de bien ranger ses jupes. J’ai cru voir dans les culottes d’Adèle une raison offensante, un projet de défense, une supposition raisonnable, mais qu’il me paraissait qu’elle devait se garder de faire ; cette pensée me donna de l’humeur, je ne lui ai parlé jusqu’à S.t Simphorien41 que quelquefois avec douceur pour lui dire de s’asseoir plus à son [201r] aise, tandis que jusqu’à Bresse je lui ai toujours tenu des propos pour rire. Ce froid de ma part qui dura quatre heures dut avoir été remarqué par la jeune Adèle. À S.t Simphorien j’ai dit à Clairmont d’avancer chemin,dh de m’ordonner un bon souper pour trois, et d’aller se coucher jusqu’à la pointe du lendemain. Je l’ai vu fatigué ; Roanne était un endroit où le gîte devait être bon. Rien d’ailleurs ne me pressait.

À la moitié de cette poste, qui est double, Adèle me dit que certainement elle m’incommodait, puisque je n’étais plus si gai comme je l’avais été à la première poste, je l’ai assurée que non, endi lui disant que je ne me tenais si tranquille que pour la laisser dans le repos le plus parfait.

— Je vous suis reconnaissante ; mais en me faisant l’honneur de me parler vous ne troublez certainement pas mon repos. Vous ne me dites pas la véritable raison de votre silence.

— Si vous la savez dites-la-moi vous-même.

— Vous avez changé de mine d’abord que vous avez vu que j’ai des culottes.

— C’est vrai ; car ce noir m’a offusqué.

— J’en suis fâchée ; mais avouez que je ne pouvais pas deviner deux choses, l’une que vous sauriez que j’ai des culottes ; l’autre que la couleur noire vous déplaisait.

— Vous avez raison ; mais le hasard m’ayant fait découvrir la chose, vous pardonnerez aussi à l’effet qu’elle a fait sur moi. Cette couleur noire m’a donné une idée lugubre tandis que la blanche me l’aurait donnée riante. Portez-vous toujours des culottes ?

— Jamais.

— Vous voyez donc qu’en ayant mis dans cette occasion vous avez fait une action un peu malhonnête.

— Malhonnête ?

— Oui. Qu’auriez-vous dit, si ce matin j’avais mis des jupes ? J’en aurais agi malhonnêtement. Or c’est la même chose. Vous riez ?

— Excusez ; mais permettez-moi de rire, car je n’ai jamais entendu une idée plus plaisante. Mais ce n’est pas la même chose, car tout le monde vous aurait vu en jupes, tandis que personne ne pouvait deviner que j’ai des culottes.

[201v]djJ’ai cédé à cette analyse d’Adèle, charmé de lui trouver l’esprit nécessaire à démasquer le sophisme ; mais j’ai poursuivi à ne pas lui parler.

Nous avons assez bien soupé à Roanne. Le père d’Adèle voyait que sans sa fille il n’aurait ni soupé avec moi, ni fait le voyage de Lyon à Paris pour rien ; il fut enchanté quand je lui ai dit que bien loin de m’incommoder elle me tenait bonne compagnie. Je lui ai dit la question que nous avions euedk sur les culottes, et sur les jupes, et en riant beaucoup il a dit que sa fille avait tort, et après souper je l’ai édifié en lui disant que j’allais me coucher dans l’autre chambre qui n’avait qu’un seul lit en le laissant coucher dans celle où nous avions soupé,dl où il y en avait deux.

Le lendemain après avoir pris du café Clairmont me dit qu’il me devancerait pour s’arrêter où jedm pourrais me coucher, car ayant perdu une nuit il valait autant d’en perdre deux. Cette remontrance me fit voir que Clairmont aimait de coucher, et sa santé m’était chère. Je lui ai dit de s’arrêter à S. Pierre le Moutier42, et de me faire faire bien à souper. Adèle dans la voiture me remercia.

— Vous n’aimez donc pas à aller la nuit ?

— Cela me serait égal, si je n’avais pas peur de m’endormir, et de tomber sur vous.

— Vous me porteriez bonheur, ma chère Adèle. Une fille si jolie que vous est un cher fardeau.

Elle ne me répondit rien. Ma déclaration était faite. Pour me l’assurer douce comme un mouton, je devais la voir venir. Je ne lui ai plus parlé qu’à midi deux minutes avant que d’arriver à la poste de Varenne.

— Ma chère Adèle j’ai faim. Si j’étais sûr que vous mangeriez avec moi un poulet d’un appétit égal au mien, je dînerais ici.

— Essayez ; et je tâcherai de faire mon devoir.

Nous avons donc bien dîné à Varenne, et mieux bu. Nous partîmes gris. Moreau avoua qu’à franc étrier il tomberait dans un fossé lui, et le cheval. Adèle qui buvait du vin deux ou trois fois par an riait de ce qu’elle ne pouvait pas se tenir debout. Je l’ai consolée en lui [202r] disant que la fumée43 du vin de champagne durait peu.

Un quart d’heure après la pauvre Adèle après avoir résisté tant qu’elle put au sommeil dut enfin céder, et elle tomba sur ma poitrine. Elle dormit deux heures et demie profondément, et je l’ai respectée. La seule chose que j’ai faitedn, et qui m’enchanta fut de me rendre certain qu’elle n’avait plus de culottes ni noires, ni d’aucune autre couleur. Son dessein me devenait clair ; mais je voulais le voir dans tout son jour ; il fallait pour cela lui cacher la découverte que j’avais faite, en lui facilitant cependant l’exécution de son projet quel qu’il fût. À son réveil elle crut de venir de l’autre monde ; en se voyant non seulement entre mes bras, mais me trouvant entre les siens, elle ne trouvait pas assez de paroles pour me demander excuse. Je me suis vu par sentiment d’humanité obligé à lui donner un tendre baiser pour la convaincre qu’elle m’avait fait plaisir, et cela la rasséréna. Mais voulant se remettre dans une position décente, et ranger ses jupes elle vint à découvrirdo le commencement de sa cuisse. Elle la recouvrit vite ; mais mon éclat de rire excita le sien, et elle eut la présence d’esprit de me dire que pour le coup la couleur noire ne m’aura pas donné des idées funestes.dpCertaines nécessités nous firent descendre à Moulinsdq, où nous nous trouvâmes assaillis par dix-huit à vingt femmes petites marchandes de couteaux, de ciseaux, et de cent autres babioles d’acier. J’aidr fait cadeau à la fille, et au père de tout ce qu’ils trouvèrent joli ; mais nous rîmes beaucoup des marchandes, qui par l’avidité de vendre se battirent positivement. Nous arrivâmes à S. Pierre au commencement de la nuit ; mais dans les quatre heures que nous employâmes à faire ces neuf lieues Adèle devint familière avec moi comme si j’avais été sa plus ancienne connaissance. Je la tenais assise tantôt sur ma cuisse droite, tantôt sur ma gauche pour qu’elle pût me parler en me regardant ; elle me fit des contes, elle rit de ceux que je lui ai faitsds, et si je ne lui ai jamais donné quelques baisers elle crut que ce n’était que par la crainte que je pouvais avoir de lui déplaire.

[202v] À S. Pierre nous trouvâmes un excellent souper grâces à la diligence de Clairmont qui y était arrivé deux heures avant nous, et qui était déjà allé se coucher. On avait mis des draps dans deux grands lits qui étaient dans la chambre où nous soupions ; j’ai d’abord dit à Moreau qu’il pouvait se coucher avec Adèle sans aucun scrupule. Il me répondit que depuis cinq ans qu’il était veufdt il avait toujours couché avec elle sans jamais oublier d’être son père ; mais que pour cette nuit elle coucherait toute seule, car s’il voulait avoir son argent il devait être à Nevers à la pointe du jour, et que par cette raison il devait partir d’abord, et nous attendre là.

— Si vous me l’aviez averti44, nous serions allés tous coucher à Nevers.

— C’est égal. Je m’en vais faire ces trois postes et demie45 à franc étrier. Je vous consigne ma fille. Vous l’aurez moins près de vous que dans la chaise de poste.

— N’en doutez pas M. Moreau. Nous sommes tous les deux assez sages.

— Ne buvez pas davantage, mon cher père, car vous devez monter à cheval.

Après son départ, j’ai dit à Adèle d’aller se mettre au litdu.

— Et si vous ne me croyez pas votre bon ami, couchez-vous toute habillée. Je ne m’en offenserai pas, ma belle petite.

— J’aurais grand tort de vous donner cette marque de méfiance.

Elle est allée quelque part, puis elle rentra, ferma sa porte, et lorsqu’elle fut à sa dernière jupe, elle vint m’embrasser. J’écrivais.

— Ma belle Adèle, ma charmante dormeuse, je meursdv d’envie de vous voir une autre fois endormie entre mes bras.

— Eh bien. Venez. Je dormirai.

— Toujours ?

— Toujours.

— Nous verrons cela. Allez.

Je jette alors la plume, et dans une minutedw je me défais de ma robe de chambre, et je tiens Adèle riante entre mes bras pleine de feu, livrée à moi, me priant seulement quelques moments après de l’épargner. Je fais tout ce qu’elle [203r] veut ; mais une demi-heure après Vénus s’empare d’elle si vivement qu’elle m’accorde tout me priant seulement de ménager son honneur, et après le sanglant sacrifice je lui tiens parole ; puis nous dormons. On frappe : c’est Clairmont qui me dit que cinq heures sont sonnées. J’ordonne du café. Je n’ai pas le temps de donner le bonjour à Adèle ; mais je le lui promets chemin faisant.

Elle se lève vite ; elle voit les draps, elle soupire, puis elle rit, elle dérange cependant mon lit, puis un peu pensive elle prend son café, et nous voilà dans le solitaire tous les deux amoureux,dx contents, renouvelant nos transports, et désespérés que notre voyage ne soit pas plus long. Nous trouvons à Nevers le bon Moreau désolé que son débiteur ne peut lui donner les deux cents francs qu’à midi : il n’ose pas me prier d’attendre ; mais je l’encourage en lui disant que nous dînerons là s’il peut nous faire apprêter un bon dîner. Il me le promet, et nous allons nous enfermer dans une chambre pour nous garantir d’un tas dedy femmes, qui voulaient nous vendre par force leurs marchandises.

Il eut son argent, nous dînâmes très bien, nous partîmes, etdz au commencement de la nuit nous trouvant à Cosne46 je dis que nous dormirons là. Clairmont nous attendait à Briare ; mais je m’en moque. Après un mauvais souper, Moreau qui n’avait pas dormi la nuit précédente rend Adèle sûre de pouvoir venir se coucher avec moi. Seconde nuit plus délicieuse que la première. Le lendemain nous mangeons à Briare le souper que Clairmont nous avait fait faire, et nous allons nous coucher à Fontainebleau, où Moreau va se mettre au lit dans la petite chambre près de celle où nous soupions, et où il y en avait deux. Il nous suffisait d’un seul. Ce fut là que j’ai eu la belle Adèle entre mes bras pour la dernière fois. Je lui ai promis le matin [203v] d’aller la voir à Louvierea à mon retour d’Angleterre ; mais je n’ai pas pu lui tenir paroleeb.

De Fontainebleau à Paris je n’ai employé que quatre heures qui occupées par l’amour qui prenait congé me passèrent bien vite. Je me suis arrêté sur le pont S. Michel devant un horloger, qui me vendit une montre sans que je descende de ma voiture. Je l’ai donnée à Adèle. Je les ai laissés à un hôtel au coin de la rue aux ours, et j’ai dit à Moreau de venir prendre sa malle à l’hôtel de Montmorenci rue de Montmorenci47 où j’allais me loger. J’avais des raisons pour ne pas aller demeurer chez Madame d’Urfé. Je me suis vite habillé, et je suis allé dîner avec elle.

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