Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre XI

Les comédiens et la comédie. Bassi. La Strasbourgeoise.

Le comte femelle. Mon retour à Paris. Mon arrivée à Metz.

La jolie Raton et la fausse comtesse de Lascaris.

Une femme laide, mais dégourdie et causeuse comme une Italienne, s’étant présentée chez moi, me supplia de vouloir bien intercéder auprès des magistrats pour que l’on permît à la troupe dont elle faisait partie de jouer la comédie. Elle était laide, mais elle était italienne et pauvre et sans lui demander son nom, sans m’informer si la troupe en valait la peine, je lui promis de m’employer pour elle, et je lui obtins sans difficulté la grâce qu’elle sollicitait.

Étant allé à la première représentation, je reconnus avec surprise dans le premier acteur un Vénitien avec lequel, vingt ans plus tôt, j’avais étudié au collège de St-Ciprien1. Il s’appelait Bassi2, et comme moi, il avait quitté le métier de prêtre. Sa fortune lui avait fait embrasser le métier d’histrion, et selon toute apparence il était dans la misère, tandis que moi, lancé par le hasard dans une route toute aventureuse, j’avais l’air d’être dans l’opulence.

Curieux de connaître ses aventures, et attiré par ce sentiment de bienveillance qui nous porte vers un compagnon de jeunesse et surtout de collège, voulant aussi jouir de sa surprise lorsqu’il m’aurait reconnu, j’allai le trouver sur la scène dès que la toile fut baissée. Il me reconnut de prime abord, poussa un cri de joie et après m’avoir embrassé, il me présenta à sa femme, la même qui était venue me parler, et à sa fille3 âgée de treize à quatorze ans, fort jolie et que j’avais vu danser avec plaisir. Il ne s’en tint pas là ; voyant que je lui faisais bonne mine ainsi qu’à sa famille, il se tourna vers ses camarades dont il était directeur, et me présenta sans façon comme son meilleur ami. À ce nom d’ami, ces bonnes gens me voyant habillé comme un seigneur, portant une croix en sautoir, me firent prendre pour un fameux charlatan cosmopolite4 qu’on attendait à Augsbourg, et Bassi ne chercha point à les désabuser, ce qui me parut singulier.

Quand la troupe se fut dépouillée de ses guenilles de théâtre et qu’elle fut costumée avec ses guenilles de tous les jours, la laide Bassi s’attacha à mon bras et m’emmena en disant que j’irais souper avec elle. Je me laissai conduire et bientôt nous arrivâmes dans une habitation telle que je me l’étais imaginée. C’était une immense chambre au rez-de-chaussée qui servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de dortoir. Une longue table dont la moitié était couverte d’un chiffon de nappe qui portait l’empreinte d’un service mensuel, tandis qu’à l’autre bout, dans un sale chaudron, on lavait quelques vases de terre qui étaient restés là depuis le dîner et qui devaient figurer au souper. Une seule chandelle fichée dans le goulot d’une bouteille cassée, éclairait ce taudis, et comme on n’avait point de mouchettes, la laide Bassi y pourvoyait très adroitement au moyen du pouce et de l’index, et sans façon s’essuyait à la nappe après avoir jeté par terre le bout de la mèche.

Un acteur, valet de la troupe, portant longues moustaches, car il ne jouait que les rôles d’assassin ou de voleur de grands chemins, servit un énorme plat de viande réchauffée qui nageait au milieu d’une quantité d’eau bourbeuse que l’on décorait du nom de sauce ; et la famille affamée se mit à y tremper du pain après l’avoir dépecé avec les doigts ou à belles dents, faute de couteau et de fourchette, mais tous étant à l’unisson, nul n’avait le droit de faire le dégoûté. Un grand pot de bière passait de convive en convive, et au milieu de cette misère, la gaieté se montrait sur tous les visages, ce qui me forçait à me demander ce que c’est que le bonheur. Pour la clôture, le cuisiner convive mit sur la table un second plat rempli de morceaux de porc frit à la poêle et le tout fut expédié de grand appétit. Bassi me fit la grâce de me dispenser de prendre part à ce ragoûtant banquet, et je lui en sus gré.

Après ce banquet de caserne, il me fit brièvement le récit de ses aventures toutes ordinaires, comme celles d’un pauvre diable, et pendant cela sa jolie fille assise sur mes genoux, m’excitait de son mieux à la traiter en innocente. Il finit sa narration par me dire qu’il allait à Venise, où il était sûr de faire fortune pendant le carnaval5. Je lui souhaitai tout le bonheur possible, et lorsqu’il me demanda quel métier je faisais le caprice me fit lui répondre que j’étais médecin.

— Ce métier vaut bien mieux que le mien, me dit-il, et je suis heureux de pouvoir vous faire un présent d’importance.

— Et quel est ce présent ? lui demandai-je.

— C’est, répondit Bassi, la thériaque6 vénitienne que vous pourrez vendre à deux florins la livre, et qui ne vous coûtera que quatre gros7.

— Votre présent me sera très agréable ; mais dites-moi êtes-vous content de votre recette ?

— Je ne puis pas me plaindre pour un premier jour, puisque après avoir payé tous les frais, j’ai pu donner un florin à chacun des acteurs. Mais je suis fort embarrassé pour jouer demain, car ma troupe est en révolte et ne veut point jouer, à moins que je ne leur paie d’avance un florin à chacun.

— Leur exigence est cependant bien modeste.

— Je le sais, mais je suis sans le sou et je n’ai rien à mettre en gage ; sans cela je les contenterais et ils s’en repentiraient ensuite, car je suis certain de faire demain au moins cinquante florins8.

— Combien êtes-vous ?

— Quatorze en comptant ma famille. Pouvez-vous me prêter dix florins ? Je vous les rendrai demain après la comédie.

— Volontiers ; mais je veux avoir le plaisir de vous donner à souper à tous à l’auberge la plus voisine du théâtre. Voici dix florins.

Le pauvre diable s’évertua en remerciements et se chargea d’ordonner le souper à un florin par tête comme je le lui avais dit. J’avais besoin de m’amuser et de rire en voyant quatorze affamés manger avec un appétit dévorant.

La troupe joua le lendemain, mais trente ou quarante personnes au plus ayant assisté à la comédie, le pauvre Bassi eut à peine de quoi payer l’orchestre et le luminaire. Il était au désespoir, et loin de pouvoir me payer, il vint me supplier de lui prêter dix autres florins, toujours sur l’espoir d’une bonne recette pour le jour suivant. Je le consolai en lui disant que nous en parlerions après souper et que j’allais l’attendre à l’auberge avec toute la troupe.

Je fis durer ce souper pendant trois heures, à force de l’humecter de vin du marquisat et cela parce qu’une jeune Strasbourgeoise, la soubrette de la troupe, m’intéressa de prime abord au point de me faire concevoir le désir de la posséder. De la figure la plus attrayante, avec une voix délicieuse, cette fille me faisait pâmer de rire en prononçant l’italien avec l’accent hétérogène de l’Alsace, qu’elle accompagnait de gestes à la fois agréables et comiques qui donnaient à tout son être un charme difficile à décrire.

Déterminé à me rendre maître de cette jeune actrice dès le lendemain, avant de quitter l’auberge, je dis à la troupe assemblée :

— Messieurs et Mesdames, je vous prends à mes gages pour huit jours à cinquante florins par jour ; mais à condition que vous jouerez pour mon compte et que vous payerez les frais du théâtre. Bien entendu que vous mettrez le prix des places à tel prix que je voudrai et que cinq personnes de la troupe, que je désignerai à volonté, souperont tous les soirs avec moi. Si la recette est supérieure à cinquante florins, vous vous partagerez le surplus.

Ma proposition fut accueillie avec des cris de joie, et, ayant fait venir encre, plume et papier, nous nous engageâmes réciproquement9.

— Pour demain, dis-je à Bassi, je laisse les billets au même prix d’hier et d’aujourd’hui ; pour après-demain, nous verrons. Je vous engage à souper pour demain avec votre famille et la jeune Strasbourgeoise, que je ne veux point séparer de son cher Arlequin.

Il annonça le lendemain un spectacle choisi fait pour attirer beaucoup de monde, mais malgré cela le parterre ne fut occupé que par une vingtaine de manants et les loges restèrent à peu près vides.

À souper, Bassi, qui avait donné un fort joli spectacle, s’approcha de moi tout confus et me rendit dix à douze florins. Je les pris en lui disant : « Courage » et je les partageai entre les convives présents. Nous eûmes un bon souper que j’avais eu soin de commander à leur insu, et je les tins à table jusqu’à minuit, leur donnant du bon vin, et faisant mille folies avec la petite Bassi et la jolie Strasbourgeoise que j’avais à mes côtés, me souciant peu de l’Arlequin jaloux qui faisait la moue à cause des libertés que je prenais avec sa belle. Celle-ci se prêtait à mes caresses d’assez mauvaise grâce, parce qu’elle espérait qu’Arlequin l’épouserait, et elle ne voulait pas lui donner motif de fâcherie. À la fin du souper, nous nous levâmes et je la pris entre mes bras, en riant et lui faisant des caresses qui parurent sans doute trop significatives à l’amant qui vint me l’arracher. Trouvant à mon tour son intolérance un peu grossière, je le pris par les épaules et je le mis à la porte à coups de pied, ce qu’il reçut très humblement. Cependant la scène devint lugubre, car la belle Strasbourgeoise se mit à pleurer à chaudes larmes. Bassi et sa laide femme, roués dans le métier, se moquaient de la pauvre pleureuse, et la jeune Bassi lui disait que son amant avait été le premier à me manquer d’égards ; mais elle continuait à gémir, et finit par me dire qu’elle ne viendrait plus souper avec moi si je ne trouvais pas le moyen de faire revenir son amant.

— Je vous promets d’arranger tout cela à la satisfaction générale, lui dis-je ; et quatre sequins que je lui mis dans la main ramenèrent si bien la gaieté que bientôt on ne vit plus le moindre nuage. Elle voulut même me convaincre qu’elle n’était pas cruelle et qu’elle le serait moins encore, si je voulais ménager la jalousie d’Arlequin. Je lui promis tout ce qu’elle voulut, et elle fit tout son possible pour me convaincre qu’elle serait parfaitement docile à la première occasion.

J’ordonnai à Bassi d’annoncer sur l’affiche du lendemain que les billets du parterre étaient à deux florins et ceux des loges à un ducat10, mais que le paradis serait ouvert gratis aux premiers occupants.

— Nous n’aurons personne, me dit-il d’un air effrayé.

— Cela se peut, mais nous verrons. Vous demanderez à la police douze soldats pour le maintien de l’ordre, je les payerai.

— Nous en aurons besoin pour la canaille qui viendra assiéger les places gratis ; mais pour le reste…

— Encore une fois, nous verrons. Faites à ma guise, et succès ou non, nous rirons à souper comme de coutume.

Le lendemain j’allai trouver l’Arlequin dans son petit taudis, et moyennant deux louis et la promesse solennelle de respecter sa maîtresse, je le rendis doux comme un gant.

L’affiche de Bassi fit rire toute la ville. On le traitait de fou ; mais lorsqu’on sut que cette spéculation venait de l’entrepreneur et que l’entrepreneur fut connu, ce fut moi que l’on taxa de folie ; mais que m’importait ! Le soir, le paradis fut encombré une heure avant le spectacle, mais le parterre fut vide, et les loges pareillement, à l’exception du comte de Lamberg, de l’abbé Bolo11, génois, et d’un jeune homme qui me parut une femme déguisée12.

Les acteurs se surpassèrent, et les applaudissements du paradis rendirent le spectacle fort gai.

Quand nous fûmes à l’auberge, Bassi me présenta les trois ducats de la recette, mais comme de raison je lui en fis présent, ce qui lui constituait un commencement d’aisance. Je m’assis à table entre la mère et la fille Bassi, laissant ma belle Strasbourgeoise à côté de son amant. Je dis au directeur de continuer sur le même pied, de laisser rire ceux qui en auraient envie, et je l’engageai à me faire jouir de ses meilleures pièces.

Lorsque le souper et le vin m’eurent mis en gaieté, ne pouvant rien faire avec la Strasbourgeoise à cause de son amant, je m’en donnai en toute liberté avec la jeune Bassi qui se prêtait avec grâce à tout ce que je voulais, son père et sa mère ne faisant que rire, tandis que le sot Arlequin enrageait de ne pouvoir en faire autant avec sa dulcinée. Mais quand à la fin du souper j’exposai à ses yeux la petite dans son état de nature et que je me montrai paré comme Adam avant d’avoir mangé la fatale pomme, le sot fit un mouvement pour s’en aller et prit la Strasbourgeoise par le bras, en l’engageant à sortir. Alors de l’air le plus sérieux et le plus impératif, je lui commandai d’être sage et de rester là, et lui tout ébahi se contenta de tourner le dos ; mais sa belle ne l’imita pas, et sous le prétexte de défendre la petite qui me logeait déjà commodément, elle se plaça si bien qu’elle augmenta ma jouissance en s’en procurant elle-même autant que ma main vagabonde pouvait lui en donner.

Cette bacchanale ayant mis en feu la vieille Bassi, elle se mit à exciter son mari à lui donner une preuve de sa tendresse conjugale, et lui de céder, pendant que le modeste Arlequin, qui s’était approché du feu, tenait sa tête penchée dans ses mains, et restait immobile. Heureuse de cette position, la Strasbourgeoise toute en feu, cédant à la nature, me laissa faire tout ce que je voulus et remplaçant sur le bord de la table la jeune Bassi que je venais de quitter, j’exécutai le grand-œuvre dans toute la perfection, et ses violentes pressions me prouvèrent qu’elle avait été au moins aussi active que moi.

À la fin de l’orgie je vidai ma bourse sur la table et je jouis de voir l’avidité avec laquelle on se partagea une vingtaine de sequins.

La fatigue et l’intempérance, dans un temps où je n’avais pas encore pleinement recouvré mes forces, m’avaient procuré un long sommeil. Je venais de me lever au moment où je reçus une citation pour comparaître à l’hôtel de ville devant le bourgmestre qui était d’office13. Je me hâtai de m’habiller pour m’y rendre, tant j’étais curieux de savoir ce qu’on me voulait. Je savais que je n’avais rien à craindre. Lorsque je parus, ce magistrat m’adressa la parole en allemand, mais je fis la sourde oreille, et pour cause, car je connaissais à peine assez de mots pour demander les choses indispensables. Dès qu’il fut instruit de mon ignorance, il me parla en latin, non cicéronien, mais pédantesque, tel qu’on le trouve en général dans les universités de l’Allemagne.

— Pourquoi, me dit-il, portez-vous un faux nom ?

— Mon nom n’est point faux. Informez-vous-en auprès du banquier Carli qui m’a payé cinquante mille florins14.

— Je sais cela, mais vous vous appelez Casanova et non Seingalt, pourquoi ce dernier nom ?

— Je prends ce nom, ou plutôt je l’ai pris, parce qu’il est à moi. Il m’appartient si légitimement que si quelqu’un osait le porter je le lui contesterais par toutes les voies et par tous les moyens.

— Et comment ce nom vous appartient-il ?

— Parce que j’en suis l’auteur ; mais cela n’empêche pas que je ne sois aussi Casanova.

— Monsieur, ou l’un ou l’autre. Vous ne pouvez pas avoir deux noms à la fois.

— Les Espagnols et les Portugais en ont souvent une demi-douzaine.

— Mais vous n’êtes ni portugais ni espagnol ; vous êtes italien et après tout, comment peut-on être l’auteur d’un nom ?

— C’est la chose du monde la plus simple et la plus facile.

— Expliquez-moi cela.

— L’alphabet est la propriété de tout le monde15 ; c’est incontestable. J’ai pris huit lettres, et je les ai combinées de façon à produire le mot Seingalt. Ce mot ainsi formé m’a plu et je l’ai adopté pour mon appellatif, avec la ferme persuasion que personne ne l’ayant porté avant moi, personne n’a le droit de me le contester, et bien moins encore de le porter sans mon consentement.

— C’est une idée fort bizarre, mais vous l’appuyez d’un raisonnement plus spécieux que solide ; car votre nom ne peut être que celui de votre père.

— Je pense que vous êtes dans l’erreur, car le nom que vous portez vous-même par droit d’hérédité n’a pas existé de toute éternité ; il a dû être fabriqué par un de vos ascendants qui ne l’avait point reçu de son père, quand bien même vous vous appelleriez Adam. En convenez-vous, monsieur le bourgmestre ?

— J’y suis forcé, mais c’est une nouveauté.

— Vous voilà dans l’erreur. Loin que ce soit une nouveauté, c’est une chose fort ancienne, et je m’engage à vous porter demain une kyrielle de noms tous inventés par de très honnêtes gens encore vivants, et qui en jouissent en paix, sans que personne s’avise de les citer à l’hôtel de ville pour en rendre compte à quelqu’un à moins qu’ils ne les désavouent selon leur bon plaisir au préjudice de la société.

— Mais vous conviendrez qu’il y a des lois contre les faux noms ?

— Oui, contre les faux noms ; mais je vous répète que rien n’est plus vrai que mon nom. Le vôtre, que je respecte, sans le connaître, ne peut pas être plus vrai que le mien ; car il est possible que vous ne soyez pas le fils de celui que vous croyez votre père.

Il fit un sourire, se leva et me conduisit jusqu’à la porte, en me disant qu’il s’informerait de moi auprès de M. Carli.

Je devais précisément y aller moi-même, et je m’y rendis à l’instant. Cette histoire le fit rire. Il me dit que le bourgmestre était catholique, honnête homme, riche et un peu bête, en tout une bonne pâte d’homme à laquelle on pouvait donner toutes les formes.

Le lendemain matin M. Carli vint me demander à déjeuner et m’invita avec lui chez le même bourgmestre.

— Je l’ai vu hier, me dit-il, et dans une longue conférence que j’ai eue avec lui, j’ai tellement rétorqué ses objections sur l’article des noms qu’il est maintenant tout à fait de votre avis.

J’acceptai l’invitation avec plaisir, car je prévoyais que j’y trouverais bonne compagnie. Je ne me trompais pas ; il y avait des femmes charmantes et plusieurs hommes aimables. J’y trouvai entre autres la dame déguisée que j’avais vue à la comédie. Je m’attachai à l’observer pendant le dîner, et je ne tardai pas à me convaincre que j’avais bien jugé. Tout le monde cependant lui parlait comme si elle avait été un homme, et elle soutenait fort bien son rôle. Quant à moi, ayant envie de rire et ne voulant pas être pris pour dupe, je l’attaquai poliment sur le ton de la plaisanterie, mais ne lui adressant que des propos galants tels qu’on les adresse à une femme, et dans mes allusions, dans mes paroles équivoques j’exprimais sinon la certitude de son sexe, au moins plus que du doute. Elle faisait semblant de ne s’apercevoir de rien, et la société riait à demi de ma prétendue méprise.

Après dîner, en prenant le café, le prétendu monsieur montra à un chanoine le portrait qui se trouvait sur le chaton d’une bague qu’il portait au doigt. Ce portrait était celui d’une demoiselle présente, et très ressemblant, chose facile, puisque l’original était laid. Cela n’ébranla point ma conviction, mais je commençai à réfléchir quand je lui vis baiser la main avec une tendresse mêlée de respect, et je cessai de plaisanter. M. Carli saisit un moment pour me dire que ce monsieur, malgré son air femelle, était un homme et qui plus est, à la veille d’épouser la demoiselle à laquelle il venait de baiser la main.

— Cela peut être, lui dis-je, mais j’ai de la peine à le concevoir.

Le fait est pourtant qu’il l’épousa pendant le carnaval et qu’il reçut une brillante dot ; mais au bout d’un an la pauvre demoiselle attrapée mourut de chagrin, et ce ne fut qu’au lit de mort qu’elle en dit la raison. Ses sots parents, honteux d’avoir été dupés aussi grossièrement, n’osèrent rien dire, et firent disparaître la trompeuse femelle qui avait eu soin de mettre à l’avance la dot en sûreté. Cette histoire qui ne tarda pas à être connue, fait encore rire la bonne ville d’Augsbourg et m’y donna, mais un peu tard, une grande renommée de perspicacité.

Je continuais à jouir de mes deux commensales et de la Strasbourgeoise qui me coûta une centaine de louis. Au bout des huit jours je laissai Bassi en liberté ayant quelque argent. Il continua à jouer en remettant les places au prix ordinaire, et supprimant le gratis du paradis. Il fit d’assez bonnes affaires.

Je quittai Augsbourg vers la mi-décembre.

J’étais fort triste à cause de la charmante Gertrude qui se croyait enceinte et qui ne put se résoudre à passer en France avec moi. Je l’aurais volontiers emmenée avec le consentement de son père, qui, ne pensant aucunement à lui donner un mari, aurait été enchanté de s’en défaire en me la donnant pour amie.

Nous parlerons de cette bonne fille dans cinq ou six ans16, ainsi que d’Anna-Midel, excellente cuisinière à laquelle je fis présent de quatre cents florins17. Elle se maria quelque temps après, et lors de mon second passage à Augsbourg, j’ai eu la douleur de la retrouver malheureuse.

Je partis avec Leduc sur le siège du cocher, n’ayant jamais pu lui pardonner, et quand nous fûmes à Paris à moitié de la rue St-Antoine, je le fis descendre avec sa malle et je le laissai là, sans lui donner de certificat, malgré ses supplications. Je n’en ai plus entendu parler, et je le regrette encore, car c’était un excellent serviteur, quoiqu’il eût de très grands défauts. J’aurais dû peut-être me rappeler les services importants qu’il m’avait rendus à Stuttgart, à Soleure, à Naples, à Florence et à Turin ; mais j’étais indigné de l’effronterie avec laquelle il m’avait compromis devant le magistrat d’Augsbourg, où j’aurais été déshonoré, si mon esprit ne m’avait suggéré le moyen de le convaincre d’un vol dont, sans cela, on m’aurait cru coupable.

J’avais beaucoup fait en le sauvant des mains de la justice et d’ailleurs je n’avais pas été avare à le récompenser chaque fois que j’avais eu à me louer de son dévouement ou de son obéissance.

D’Augsbourg je me dirigeai sur Bâle par Constance, où je logeai à l’auberge la plus chère de la Suisse. Le maître, nommé Imhoff, était le premier des écorcheurs ; mais je trouvai ses filles aimables, et après m’y être amusé pendant trois jours, je poursuivis mon chemin. J’arrivai à Paris le dernier jour de l’an de 1761, et j’allai descendre, rue du Bacq, à l’appartement que ma providence, Mme d’Urfé, m’avait fait préparer avec autant de recherche que d’élégance.

Je passai dans ce joli logement trois semaines entières sans aller nulle part, afin de convaincre cette bonne dame que je n’étais retourné à Paris que pour m’acquitter de la parole que je lui avais donnée de la faire renaître homme.

Nous passâmes ces trois semaines à faire les préparatifs nécessaires à cette divine opération, et ces préparatifs consistaient à rendre un culte particulier à chacun des génies des sept planètes, aux jours qui leur sont consacrés. Après ces préparatifs, je devais aller prendre, dans un lieu qui devait m’être connu par l’inspiration des génies, une vierge, fille d’adepte, que je devais féconder d’un garçon par un moyen connu des seuls frères Rose-Croix. Ce fils devait naître vivant, mais seulement avec une âme sensitive. Mme d’Urfé devait le recevoir dans ses bras à l’instant où il viendrait au monde, et le garder sept jours auprès d’elle dans son propre lit. Au bout de ces sept jours, elle devait mourir en tenant sa bouche collée à celle de l’enfant qui, par ce moyen, recevrait son âme intelligente.

Après cette permutation, ce devait être à moi de soigner l’enfant avec le magistère qui m’était connu, et dès que l’enfant aurait atteint sa troisième année, Mme d’Urfé devait se reconnaître, et alors je devais commencer à l’initier dans la connaissance parfaite de la grande science.

L’opération devait se faire à la pleine lune d’avril ou de mai ou de juin. Avant tout, Mme d’Urfé devait faire un testament en bonne forme pour instituer héritier universel l’enfant dont je devais être le tuteur jusqu’à l’âge de treize ans.

Cette sublime folle trouva que cette divine opération était d’une vérité évidente, et elle brûlait d’impatience de voir la vierge qui devait être son vase d’élection. Elle me sollicita de hâter mon départ.

J’avais espéré, en faisant ainsi parler l’oracle, de lui inspirer quelque répugnance, puisque enfin il fallait qu’elle mourût ; et je comptais sur l’amour naturel de la vie pour traîner la chose en longueur. Mais ayant trouvé tout le contraire, je me voyais dans la nécessité de lui tenir parole, en apparence, et d’aller chercher la vierge mystérieuse.

Je vis que j’avais besoin d’une friponne qu’il fallait que j’endoctrinasse, et je jetai les yeux sur la Corticelli. Elle devait être à Prague depuis neuf mois, et je lui avais promis à Bologne d’aller la voir avant la fin de l’année. Mais je venais d’Allemagne d’où je n’avais pas rapporté de trop doux souvenirs, et le voyage me paraissait trop long dans la saison, et surtout pour si peu de chose. Je me décidai à m’épargner la peine d’une pareille course, et je me déterminai à la faire venir en France, en lui envoyant l’argent nécessaire, et lui indiquant le lieu où je l’attendrais.

M. de Fouquet, ami de Mme d’Urfé, était intendant18 de Metz ; j’étais sûr qu’en me présentant avec une lettre de son amie, ce seigneur me ferait un accueil distingué. En outre le comte de Lastic son neveu19, que je connaissais beaucoup, y était avec son régiment. Ces raisons me firent choisir cette ville pour y attendre la vierge Corticelli, qui ne devait guère s’attendre que je la destinasse à ce rôle. Mme d’Urfé m’ayant donné autant de lettres que j’en voulus, je quittai Paris le 25 janvier 1762, comblé de présents et avec une ample lettre de crédit, dont je ne fis point usage, parce que ma bourse était abondamment fournie.

Je ne pris point de domestique, car après le vol de Costa et la friponnerie de Leduc, il me semblait que je ne pouvais plus me fier à aucun. J’arrivai à Metz en deux jours et je descendis au Roi Dagobert, excellente auberge où je trouvai le comte de Loevenhaupt, Suédois que j’avais connu chez la princesse d’Anhalt-Zerbst, mère de l’impératrice de Russie, qui vivait à Paris. Il m’invita à souper avec le duc de Deux-Ponts qui allait seul et incognito à Paris pour faire une visite à Louis XV dont il fut l’ami constant jusqu’à sa mort.

Le lendemain de mon arrivée j’allai porter mes lettres à M. l’intendant qui me retint à dîner pour tous les jours. M. de Lastic n’était pas à Metz, ce qui me fit de la peine, car il aurait beaucoup contribué à l’agrément de mon séjour dans cette belle ville. J’envoyai le même jour cinquante louis20 à la Corticelli en lui écrivant de venir me joindre avec sa mère dès qu’elle serait libre, et de se faire accompagner de quelqu’un qui connût la route. Elle ne pouvait quitter Prague qu’au commencement du carême, et pour m’assurer qu’elle ne me manquerait pas, je lui promettais dans ma lettre de faire sa fortune.

En quatre ou cinq jours, je connus parfaitement la ville, mais je me dérobais aux assemblées pour aller au théâtre, où une actrice de l’opéra-comique m’avait captivé. Elle s’appelait Raton21 et n’avait que quinze ans à la mode des actrices, qui en volent toujours deux ou trois, si plus ne peuvent ; faiblesse au reste assez commune à toutes les femmes, et qu’il faut bien leur pardonner, puisque la jeunesse est pour elles le premier des avantages. Raton était moins belle qu’attrayante, et ce qui la rendait un objet d’envie, c’est qu’elle avait mis ses prémices au prix de vingt-cinq louis. On pouvait passer une nuit avec elle pour l’essai, moyennant un louis ; les vingt-cinq n’étant dus qu’autant que le curieux parviendrait à l’achèvement de l’œuvre.

Il était notoire que plusieurs officiers et des jeunes conseillers au parlement avaient entrepris l’opération sans en venir à bout, et chacun avait payé son louis.

La singularité était trop piquante pour que je résistasse au désir de l’épreuve. Je ne tardai donc pas à m’annoncer, mais ne voulant pas être dupe, je pris mes précautions. Je dis à cette belle qu’elle viendrait souper avec moi, que je lui donnerais vingt-cinq louis si j’étais complètement heureux, et que dans le cas contraire elle en aurait six au lieu d’un pourvu qu’elle ne fût pas barrée. Sa tante m’assura que je ne lui trouverais pas ce défaut. Je me souvenais de Victorine.

Raton vint souper avec sa tante qui, au dessert, nous quitta pour aller passer la nuit dans un cabinet voisin. Cette fille était un chef-d’œuvre pour la perfection des formes, je ne me sentais pas d’aise en pensant que j’allais l’avoir entièrement à ma disposition, douce, riante, et me défiant à la conquête d’une toison, non pas d’or, mais d’ébène, que la plus brillante jeunesse de Metz avait vainement cherché à conquérir. Le lecteur pensera peut-être que, n’étant plus dans la vigueur du premier âge, les vains efforts que tant d’autres avaient faits avant moi auraient dû me décourager, mais bien le contraire, je me connaissais, et ne faisais qu’en rire. Ceux qui l’avaient entreprise étaient des Français qui connaissaient mieux l’art de prendre d’assaut les places fortes que celui d’éluder l’art d’une jeune friponne qui s’escamote. Italien, je connaissais cela, et je m’étais disposé de façon à ne pas douter de la victoire.

Mais mes préparatifs furent superflus, car dès que Raton fut dans mes bras, sentant à la manière dont je l’attaquais que la ruse serait impuissante, elle vint au-devant de mes désirs, sans s’amuser à tenter l’escamotage qui, aux yeux des combattants inexperts, la faisait paraître ce qu’elle n’était plus. Elle se livra de bonne foi, et lorsque je lui eus promis de garder le secret, elle me rendit ardeur pour ardeur. Elle n’en était pas à son coup d’essai, et par conséquent, je n’aurais pas eu besoin de lui donner les vingt-cinq louis ; mais j’étais satisfait et, tenant fort peu à cette sorte de primauté, je la récompensai comme si j’avais été le premier à mordre à la grappe.

Je gardai Raton à un louis par jour jusqu’à l’arrivée de la Corticelli et il fallut bien qu’elle me restât fidèle, car je ne la perdais pas de vue. Je me trouvais si bien du régime de cette jeune fille, dont le caractère était tout à fait aimable, que je me repentis beaucoup de m’être mis dans la nécessité d’attendre mon Italienne dont on m’annonça l’arrivée au moment où je sortais de la loge22 pour rentrer chez moi. Mon domestique de place me dit à haute voix que madame mon épouse, avec ma fille et un monsieur venaient d’arriver de Francfort et qu’ils m’attendaient à l’auberge.

— Imbécile, lui dis-je, je n’ai ni femme ni fille.

Cela n’empêcha pas que tout Metz ne sût que ma famille était arrivée.

La Corticelli me sauta au cou en riant à son ordinaire, et la vieille me présenta l’honnête homme qui les avait accompagnées de Prague à Metz. C’était un Italien nommé Monti, établi depuis longtemps à Prague où il enseignait la langue italienne. Je fis loger convenablement M. Monti et la vieille, puis je menai dans ma chambre la jeune étourdie que je trouvai changée à son avantage : elle avait grandi, ses formes s’étaient mieux prononcées, et ses manières gracieuses achevaient d’en faire une fort jolie fille.

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