Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre XII

Rosalie, Toulon. Nice. Mon arrivée à Gênes.

Monsieur Grimaldi. Véronique.

Je vois mes quatre loges à droite également qu’à gauche occupées par des jolies femmes toutes bien, et élégamment mises, et je n’y vois pas d’hommes. Au premier entracte j’observe des galants portant épée, et des autres qui n’en portaient pas s’approcher à ces loges, parler sans façon à ces femmes, ou filles, et j’entends un jeune chevalier de Malte1 dire à celle qui était toute seule dans la loge à mon côté : J’irai déjeuner avec toi demain. Il ne m’a pas fallu davantage. Je l’examine un peu mieux, et la trouvant ragoûtante, je n’hésite pas, d’abord que j’ai vu le chevalier s’en aller, à lui demander si elle voulait me donner à souper.

— Avec plaisir, mon bon ami, mais on m’a tant attrapée qu’à moins que tu ne m’arrhes, je ne t’attendrai pas.

— Comment dois-je faire à t’arrher, je ne te comprends pas.

— Tu es apparemment un nouveau débarqué.

Elle rit, et elle appelle de l’éventail le chevalier. — Explique, je t’en prie, à cet étranger, qui me demande à souper ce soir, ce que le mot arrher signifie.

Il me dit en souriant que mademoiselle pour s’assurer que je n’oublierai pas de lui faire cet honneur désirait que je lui payasse le souper d’avance. Je le remercie ; et je demande à la demoiselle, si un louis lui suffisait. Elle me répond que c’était assez, et le lui donnant je lui demande son adresse. Elle n’en avait pas dans la poche ; mais elle prie le chevalier de m’indiquer sa maison. Il me dit très poliment qu’en sortant de la comédie il m’y conduirait lui-même ; et il m’ajoute que c’était la fille la plus folle de Marseille. Il me demande si j’avais été autres fois à Marseille, je lui dis que non, et que je ne faisais que d’arriver ; et il se félicite d’avoir fait ma connaissance.

] Nous allons au milieu de l’amphithéâtre, et poursuivant à me parler il me nomme toutes les quatorze à seize filles que nous voyions là, toutes prêtes à donner à souper au premier venu. Il me dit qu’elles avaient toutes leur entrée franche à la comédiea, et que l’entrepreneur y trouvait son compte, car les honnêtes femmes ne voulant pas aller dans ces loges-là, elles resteraient vides, et la salle languirait. Je les examine, et j’en trouve cinq à six plus jolies que celle à laquelle j’avais jeté le mouchoir ; mais je compte sur les jours suivants. Je demande au chevalier, si entre ces belles il y avait sa favorite, et il me dit que non. Il me dit qu’il aimait une danseuse qu’il entretenait ; mais que n’en étant pas jaloux il me mènerait chez elle. Je l’assure qu’il me fera plaisir : le ballet sort ; il me la montre, et je lui fais compliment. À la fin de la pièce, il me mène à la porte de ma nouvelle conquête, et après m’avoir dit que nous nous reverrions il me laisse là. Je monte, je la trouve en déshabillé, et elle ne me plaît plus ; mais elle me dit des folies qui me font rire, et je soupe assez bien. Après souper, elle va se coucher, et elle m’invite à en faire autant, mais je m’excuse lui disant que je ne découchais jamais. Elle me présente alors la redingote qui met le cœur en paix, et la trouvant trop grosse, je la rejette. Elle me dit que les fines coûtaient trois livres, et que tout le monde les trouvaient trop chères.

— Donne-m’en une fine.

— J’en ai une douzaine ; mais la marchande ne veut pas les vendre en détail.

— J’achèterai la douzaine.

— À la bonne heure.

Elle sonne, et elle ordonne à la fille qui entre de lui porter le paquet qui était sur sa toilette. La figure, et l’air modeste de cette fille me frappent, et je le lui dis.

— Elle a quinze ans, me dit-elle ; mais c’est une bête qui ne veut rien faire parce qu’elle prétend d’être pucelle.

— Permets-tu que je la visite ?

— Elle ne veut pas. Propose-lui, et tu verras.

La fille rentre avec le paquet. Je me mets en posture de lui ordonner de m’en choisir un qui m’aille bien, et tout en boudant elle commence à examiner, à mesurer. — Celui-ci ne va pas bien, lui dis-je, prouve2 l’autre : un autre : un autre ; et tout d’un coup je l’éclabousse d’importance, sa maîtresse rit, et elle indignée de mon mauvais procédé me jette au nez tout le paquet, et s’en va en colère. N’ayant plus envie de rien faire, je lui paye les redingotes, et je pars. La fille, que j’avais ainsi maltraitée, vient cependant m’éclairer, et je lui fais bonne réparation lui donnant un louis. Toute étonnée elle me prie de n’en rien dire à madame.

— C’est-il bien vrai, ma chère, que vous avez encore votre pucelage ?

— Très vrai, monsieur.

— Et pourquoi ne voulez-vous pas qu’on vous visite ?

— Parce que cela me révolte.

— Il faudra bien que vous vous déterminiez, car sans cela, toute jolie que vous êtes, on ne saurait que faire de vous. Voulez-vous de moi ?

— Oui ; mais pas dans cette maison.

— Où donc ?

— Faites-vous conduire demain matin chez ma mère, et j’y serai. Votre valet de place sait où je demeure.

Retournant chez moi, je demande à ce valet s’il connaissait la fille qui m’avait éclairé, et il me répond qu’oui, et qu’il avait été étonné de la voir là parce qu’il la croyait honnête.

— Vous me conduirez demain matin chez sa mère.

— Avec plaisir.

Le lendemain à dix heures, il me mène au bout de la ville dans une pauvre maison rez-de-chaussée, où je vois une femme qui mettait en écheveau du fil, et des enfants qui mangeaient du pain. Elle me demande ce que je souhaitais.

— Votre fille n’est pas ici ?

— Non. Et quand elle y serait, me prendriez-vous pour sa maq…… ?

] La fille arrive dans le moment, et cette mère enragée lui lance à la tête une bouteille qui lui vient à la main, qui l’aurait assommée, si elle ne l’avait manquée. Je me mets au milieu levant ma canne, les enfants crient, mon valet entre ; et ferme la porte ; mais cette femme ne se calme pas, elle appelle à haute voix sa fille p….., elle lui ordonne de s’en aller, elle lui dit qu’elle n’est plus sa mère, et je me vois embarrassé à la tenir. Mon valet lui dit de ne pas crier si fort à cause des voisins, et elle lui répond : Tais-toi, macq……. Je lui donne un gros écu, elle me le jette au nez, et pour lors j’ouvre la porte, et je sors avec la pauvre fille que mon valet arrache des mains de la mère qui l’avait prise par les cheveux. Je me vois hué, et pressé par la canaille qui me suit, et qui m’aurait mis en morceaux, si je ne m’étais sauvé dans une église, d’où je suis sorti par une autre porte un quart d’heure après. Je n’ai jamais échappé dans toute ma vie à un plus grand danger. Ce qui me sauva fut la peur que j’ai eue d’irriter le peuple, dont je connaissais la férocité.

Deux cents pas avant que j’arrive à mon auberge je me vois rejoint par la fille attachée au bras du valet.

— Connaissant la brutalité de votre mère, lui dis-je, comment avez-vous pu me mettre dans un si grand risque ?

— Je croyais qu’elle vous respecterait.

— Calmez vos pleurs. Je ne saurais comment vous être utile.

— Je ne retournerai certainement pas où j’étais hier. Je suis sur la rue.

Je demande à mon valet s’il connaissait quelqu’honnête femme où la mettre m’offrant à l’entretenir ; il me répond qu’il savait où on louait des chambres garnies ; je lui dis de s’y acheminer, et que je le suivrais. Il entre dans une maison, où un vieillard me fait voir des chambres dans tous les étages. La fille dit qu’il ne lui fallait qu’un logement à six francs par mois3, et l’homme monte au grenier, ouvre avec sa clef un galetas, et dit : Voilà qui coûte six francs ; mais je veux le mois d’avance, et je vous avertis qu’à dix heures ma porte est fermée, et que personne ne doit jamais passer la nuit avec vous.

J’ai vu un lit avec des gros draps ; mais propres, deux sièges, une table, et une commode. La fenêtre était vitrée, et avait des volets. Je demande à l’homme combien par jour il voulait pour la nourrir, et il me demande vingt sous4, et deux sous pour la servante qui lui monterait son manger, et ferait sa chambre. La fille lui répond qu’elle était contente, et elle paye le mois, et vingt sous pour manger ce jour-là. Je la laisse là lui disant que je la reverrai.

Descendant avec ce vieux homme, je lui demande une chambre pour moi ; et il m’en donne une d’un louis que je lui paye d’abord. Il me donne un passe-partout bon pour la porte de la rue pour que je puisse entrer à l’heure que je voulais. Il me dit qu’il faisait la cuisine chez lui, et qu’il me donnerait à manger à tel prix que je lui dirais.

Après avoir fait ce bon’œuvre5, dont la source paraissait une vertu, je suis allé dîner tout seul, puis je suisb entré dans un grand café, où j’ai vu le gentil chevalier de Malte qui jouait à la Marseillaise6. Il quitta quand il me vit mettant dans sa bourse dix à douze louis qu’il avait gagnés. Après m’avoir demandé si j’avais été content de la fille avec laquelle j’avais soupé, et avoir appris que je n’avais rien fait il me demanda si je voulais qu’il me présentât à sa danseuse, et nous nous y acheminâmes. Nous la trouvâmes à la toilette sous le peigne d’un friseur. Elle me reçut en badinant comme on fait avec quelqu’un d’ancienne connaissance. Elle ne m’intéressa pas ; mais en grâce du chevalier je n’en ai pas fait semblant.

Après le départ du perruquier, devant s’habiller pour aller au théâtre, elle ne se gêna pas. Le chevalier l’aida à changer [190v] de chemise, ce qu’elle fit avec la plus grande liberté, me demandant cependant pardon. — Je lui ai dit en riant qu’effectivement elle m’avait incommodé ; elle ne le croit pas, elle vient à moi pour savoir la vérité, et trouvant que j’avais menti, elle me dit que j’étais un vaurien.

Il n’y a pas de ville en France où le libertinage des filles soit poussé plus loin qu’à Marseille. Non seulement elles se piquent de ne rien refuser ; mais elles sont les premières à offrir à l’homme ce que l’homme n’ose pas toujours demander. Elle me montra une répétition7, dont elle avait fait une loterie de douze francs le billet : et elle m’en offrit un me disant qu’elle en avait encore dix. Je les ai pris tous les dix, je lui ai donnéc cinq louis8, puis je lui ai fait présent des billets. Elle vint m’embrasser disant à son chevalier que je le ferais cocu quand je voudrais. Il lui répondit qu’il en était très content. Il me pria à souper avec elle, et j’ai accepté par politesse ; mais après souper le seul plaisir que je me suis procuré fut celui de voir le chevalier au lit avec elle lui rendre ses devoirs. Je l’ai trouvé très inférieur à Dolci.

Après leur avoir souhaité un bon sommeil, je les ai quittés sous le prétexte de mon peu de santé, et je suis allé à la chambre garnie où j’avais mis la pauvre fille. Ayant la clef, je suis entré ; la servante se leva pour me conduire à ma chambre. C’était minuit. Je lui ai demandé si je pouvais aller au galetas, et elle m’y mena d’abord. Elle frappa, et quand la fille entendit ma voix, elle vint ouvrir, et j’ai envoyéd la servante m’attendre dans ma chambre. Je m’assieds sur son lit : je lui demande si elle était contente, et elle me répond qu’elle se trouvait heureuse.

— J’espère donc de vous trouver complaisante, et je vais me coucher avec vous.

— Vous en êtes le maître ; mais je vous avertis que je me suis rendue à un amant : une seule fois il est vrai ; mais cela suffit pour que vous ne me trouviez pas tout à fait neuve. Excusez si je vous ai menti hier. Je ne pouvais pas deviner que vous m’aimeriez.

Douce comme un mouton, elle laisse que j’expose à mes yeux toutes ses beautés, que mes mains les parcourent, que ma bouche les dévore, et la seule pensée que j’allais me rendre possesseur de ce trésor met mon âme en feu ; mais son air d’obéissance m’afflige.

— Ma chère Rosalie, c’était son nom, ta soumission me prouve que tu ne m’aimes pas. Que ne viens-tu pas au-devant de mes désirs ?

— Je n’ose pas : j’ai peur que vous me soupçonniez fausse.

L’artifice, la feinte peuvent faire cette réponse ; mais dans ce moment-là elle ne pouvait être donnée que par la candeur. Impatient de la serrer entre mes bras, je me débarrasse de tout ce qui pouvait diminuer ma jouissance, et je me couche près d’elle, et un moment après je me trouve surpris qu’elle ait menti me disant qu’elle avait un amant. Je le lui dis.

— Jamais fille, lui dis-je, a dit un pareil mensonge.

— Je suis charmée que cela ne vous semble pas vrai ; mais ; mais il n’est que trop certain que je l’ai eu, et voici comment.

Il y a deux mois que ma mère, quoique brusque par caractère, m’aimait. Je travaillais en couturière, je gagnais vingt, et quelquefois trente sous par jour, et je lui donnais tout : je n’avais jamais eu un amoureux, et je ne m’en souciais pas : je riais de ce qu’on faisait l’éloge de ma sagesse, tandis que je ne savais pas d’être sage. On m’avait accoutumée dès l’enfance à ne regarder jamais au visage les jeunes gens que je rencontrais dans la rue, et à ne pas leur répondre quand ils me disaient des fadaises.

Il y a donc deux mois qu’un jeune homme assez bien fait, natif de Gênes, petit marchand fit connaissance avec ma mère, lui donnant à laver des fins bas de coton. Quand il me vit, il ne me loua pas beaucoup ; mais il me dit tout [191v] ce qu’il y a de plus honnête, il me plut, et il commença à venir chez nous tous les soirs ; ma mère toujours présente, assis près de moi ; mais ne me prenant pas seulement la main pour me la baiser. Ma mère, bien aise de voir que ce jeune homme m’aimait, me grondait souvent de ce que je ne lui faisais pas assez de politesses. Il devait partir pour Gênes sur un petit bâtiment qui lui appartenait chargé de marchandises, et il nous avait assurées qu’il retournerait au printemps de l’année prochaine, et que pour lors il nous déclarerait ses intentions, qui dépendaient de me trouver toujours sage, et surtout sans amant. C’était tout dire. Le regardant donc comme mon futur mari, ma mère me laissait parler avec lui sur la porte de la maison souvent jusqu’à minuit. Quand il s’en allait, je fermais ma porte, et j’allais me coucher près d’elle. Je la trouvais toujours endormie.

Quatre ou cinq jours avant qu’il parte, il m’engagea à m’éloigner avec lui cinquante pas de notre maison pour aller boire un verre de bon muscat chez un marchand grec qui tenait sa boutique ouverte toute la nuit. Nous ne passâmes là ensemble tête-à-tête qu’une demi-heure, et ce fut ce jour-là que j’ai laissé qu’il me donne quelques baisers. Si, retournant à la maison, j’avais trouvée ma mère réveillée, je lui aurais tout dit, tant le plaisir que j’avais eu me paraissait innocent.

Le surlendemain excitée à lui accorder le même plaisir, j’y ai consenti, et l’amour fit des progrès. Dans les caresses que nous nous fîmes nous ne nous trouvâmes pas innocents, parce que nous savions que nous étions allés au-delà des bornes prescrites à l’honnêteté : malgré cela nous nous pardonnâmes en grâce de l’abstinence du principal que nous sûmes nous imposer.

Le surlendemain enfin, mon amant devant serper9 la nuit même il prit congé de ma mère, et après qu’elle se fut couchée je n’ai pas hésité à lui accorder un plaisir que je désirais autant que lui. Nous fûmes à l’endroit ordinaire, nous mangeâmes pour exciter la soif, nous bûmes pour l’éteindre, et nos sens échauffés enhardirent tellement notre amour qu’oubliant nos devoirs, nous crûmes de triompher. Après notre défaite nous nous endormîmes, et en nous réveillant nous reconnûmes à la clarté du jour la faute que nous avions commise. Nous nous laissâmes plus tristes que contents, et je suis retournée chez moi, où ma mère debout me reçut à peu près comme vous l’avez vue ce matin. Je l’ai assurée que le mariage effacerait la honte de mon crime, et à cet aveu elle prit un bâton avec lequel elle m’aurait peut-être assommée, si je n’avais pris la fuite.

J’ai passéf toute la matinée dans une église, et à l’heure de dîner je me suis trouvée, ne sachant où aller, dans une rue, où j’ai rencontrég une femme que je connaissais, dont le métier était de placer dans des maisons des servantes. Je lui ai demandé si elle avait une occasion de me placer, et elle me répondit que le matin même on lui avait demandé une fille ; mais que la maîtresse était une courtisane, et que par conséquent j’allais être exposée au risque de devenir égale à elle. Je lui ai répondu que j’étais sûre de me défendre, et alors la bonne femme me plaça dans la mauvaise maison où vous m’avez trouvée. La demoiselle me reçut avec plaisir, et en ressentit davantage quand répondant à ses interrogations je lui ai dit que je n’avais jamais eu affaireh à un homme. Mais je me suis bien repentie de lui avoir dit ce mensonge.

En huit jours que j’ai passés chez cette libertine, j’ai essuyéi tous les jours les plus sanglants affronts, et les plus humiliants [192v] que fille ait jamais soufferts. Tous les hommes qui venaient là, à peine m’avaient-ils vue, et leur avait-on dit que j’étais neuve qu’on voulait m’user, et on m’offrait d’abord cinq à six louis ; mais je devais commencer par me laisser visiter. Je ne voulais pas et on me bafouait. Je me voyais cinq ou six fois par jour obligée à rester présente aux brutalités de tous ceux qui venaient se divertir avec ma maîtresse, et dans la nuit à leur départ, quand je les éclairais, ils me disaient les injures les plus grossières parce que je me refusais à ce qu’ils voulaient que je leur fisse pour une pièce de douze sous : ils me donnaient alors six blancs10 me disant que je devais être pourrie. Quand j’allais dans mon taudis pour me coucher, je me barricadais ; je pensais à la fin à me tuer lorsque vous vîntes hier au soir, et me traitâtes d’une façon que je ne crois pas qu’on puisse imaginer la plus indigne ; mais à votre départ je vous ai trouvé si raisonnable, et si généreux que non seulement je vous ai pardonné ; mais je vous ai aimé croyant que vous étiez l’homme que la Providence m’envoyait, et surtout, fait pour calmer ma mère, et la persuader à me reprendre chez elle, étant sûre que mon amant retournant au printemps, et me trouvant avec elle m’épouserait. Mais depuis ce matin, je suis désabusée de ma mère, qui me croit apparemment prostituée. Je suis actuellement à vous, si vous me voulez, et je renonce pour toujours à mon amant, dont je sais bien que je suis devenue indigne. Prenez-moi pour votre servante, et je vous aimerai constamment, et uniquement comme si j’étais votre femme, et vous ne me découvrirez jamais aucune ambition.

Soit vertu, soit faiblesse, je sais que Rosalie vit mes larmes avant que je visse les siennes. Mais elle en versa un torrent quand elle me vit ému.

— Je crois, lui dis-je, que tu n’as qu’une chemise.

— Et une autre, que par hasard j’avais dans ma poche. Tout ce que j’avais est resté chez ma mère.

— Mets-toi le cœur en paix, ma chère Rosalie, tu auras demain matin tout ce qui peut t’être nécessaire, et tu souperas demain au soir avec moi dans la chambre que j’ai louée au second. J’aurai soin de toi : dors tranquille.

— Vous avez donc pitié de moi ?

— Je crois, ma chère enfant que c’est de l’amour.

— Plût à Dieu.

Ce plût à Dieu de l’âme me fit partir en riant ; et la servante, qui m’attendait depuis deux heures, se défroigna11 lorsqu’elle vit un écu de six francs. Je lui ai ordonné de dire à son maître que je souperai en maigre dans ma chambre avec Rosalie, et que j’aimais la bonne chère.

Je suis allé aux treize cantons vraiment amoureux de cette pauvre fille, qui à la fin m’avait conté avec sa belle bouche une histoire véritable. Je la trouvais si sage qu’il me semblait qu’elle n’avait encore commis aucune faute. Je me sentais déterminé à ne jamais l’abandonner. On se décide toujours à cela quand on est amoureux.

Le lendemain, je suis sorti à pied avec le valet de place pour qu’il me conduise où j’aurais pu acheter tout fait tout ce qui pouvait être nécessaire à ma pauvre Rosalie, sans luxe, et sans apparence de misère. À l’âge de quinze ans, elle avait la taille d’une fille de vingt, gorge faite, et toute merveilleusement bien proportionnée. Je ne me suis trompé dans la mesure de rien. J’ai employéj à cela toute la matinée, et le valet lui porta dans une petite malle deux robes, chemises, jupes, bas, mouchoirs, bonnets, gants, pantoufles, éventail, sac à ouvrage, et mantelet. Charmé ainsi d’avoir préparé à mon âme un spectacle délicieux, il me tardait d’en jouir à souper.

Le chevalier de Malte vint sans façon me demander à [193v] dîner, et il me fit plaisir. Après il me persuada à aller à la comédie, car, me dit-il, c’étant un jour d’abonnement suspendu12, je verrais dans les loges tout ce qu’il y avait de mieux à Marseille, et point des filles sur l’amphithéâtre, car dans ces jours-là elles ne pouvaient y aller qu’en payant. Il me présenta à une femme, qui recevait bonne compagnie chez elle, et qui m’y a invité ; mais je me suis excusé lui disant que je devais partir. Ce fut cependant une bonne connaissance pour ce qui devait m’arriver quelque temps après à ma seconde arrivée à Marseille. Elle s’appelait Audibert13.

Je n’ai pas attendu que la comédie finisse pour aller chez Rosalie qu’en vérité j’ai cru de ne pas reconnaître, quand je l’ai vue comparaître devant moi. C’était une brune de la grande taille aux yeux noirs, aux fins sourcils, à physionomie délicate sans beaucoup de couleur, et blanche comme un lis. Ses joues avaient deux fossettes qu’on ne voyait que quand elle riait, et son menton à l’avenant avait la sienne. Sa lèvre de dessous du plus brillant carmin sortant un peu plus que celle de dessus paraissait faite pour cueillir le baiser, et empêcher qu’il ne tombe. Cette physionomie faisait une figure distinguée : de ces figures qui arrêtent parce qu’elles parlent, et elles donnent envie de savoir ce qu’elles disent. Pour bien voir la beauté de Rosalie il fallait la voir riante, et jusqu’à ce moment-là je ne l’avais vue que triste : la tristesse avait disparuk pour faire place aux doux traits de la reconnaissance, et de la satisfaction. Attentif à l’examiner, je me sentais glorieux de mon ouvrage ; mais je devais vite dissiper ma surprise, car je devais craindre qu’elle eût peur que je ne portasse sur elle un jugement désavantageux. Je me suis donc hâté de lui rendre compte de mes pensées finissant par l’assurer que telle que Dieu l’avait faite, je me donnerais un ridicule ineffaçable, si je la tenais avec moi à titre de servante. — Tu seras, ma chère Rosalie, ma véritable maîtresse, et mes domestiques auront pour toi le même respect qu’ils auraient pour ma femme.

Rosalie alors, comme passée de la mort à la vie, me dit ce qu’elle sentait en conséquence de mes bienfaits,l ses expressions confuses faisant nager mon âme dans la joie, car j’étais sûr de ne pas entendre les prestiges de l’art.

N’ayant pas eu de miroir dans son galetas, elle s’était habillée s’en passant. Je voyais qu’elle n’osait pas se mettre debout devant un grand qui était là : je l’ai encouragée à se regarder, et je l’ai vue rire : elle me dit qu’elle était tentée de se croire en masque. Elle loua le goût, et la simplicité de sa robe, et elle se fâcha songeant que sa mère trouverait tout cela mauvais.

— Tu dois oublier ta cruelle mère. Tu as l’air de condition, et je me sentirai flatté à Gênes quand on me demandera si tu es ma fille.

— À Gênes ?

— Oui à Gênes. Tu changes de couleur ?

— C’est la surprise, car j’y verrai peut-être un homme que je n’ai pas encore oublié.

— Veux-tu rester ici ?

— Ah ! Non. Aimez-moi. Soyez sûr que je vous préfère ; et pas par intérêt.

— Il te vient envie de pleurer. Embrassons-nous mon ange.

Elle vint alors entre mes bras, et elle me mouilla des douces larmes qu’elle ne put plus retenir. Dans cet état nous nous mîmes à table servis par la seule fille de la maison. Nous eûmes des plats plus ragoûtants encore que ceux dont je mangeais aux treize cantons. J’ai mangé des sepillons qu’on appelle sipions14 que j’ai trouvés exquis, des foies d’Anguille, un crabe plus délicat que ceux de l’Océan : j’ai mangé en Apicius15, et j’étais mortifié voyant Rosalie qui ne pouvait pas manger.

] — Aurais-tu le défaut, mon petit cœur, de ne pas être friande ?

— Personne n’a plus d’appétit que moi, et j’ai un estomac excellent ; vous le verrez quand mon cœur et mon âme se seront un peu faits à la joie qui m’excède.

— Mais tu ne bois pas non plus, et ce vin est excellent. Si tu aimes le muscat du Grec, je t’en enverrai chercher. Il te rappellera ton amant.

— Si vous voulez être avec moi entièrement gracieux, épargnez-moi à l’avenir la plus grande des mortifications que vous puissiez me donner.

— Pas une seule mortification, ma chère Rosalie ; je t’en demande pardon. Cela n’arrivera plus.

— Quand je vous vois, je me sens au désespoir de ne vous avoir pas connu avant lui.

— Ce sentiment me suffit, ma chère amie ; il n’est sublime que parce que tu ne l’as puisé que dans ta belle âme. Tu es belle, et sage, car tu n’as cédé qu’à l’amour, et quand je pense que tu es à moi, je suis au désespoir de n’être pas sûr que tu m’aimes, car mon Génie ennemi veut que je croie que si je ne t’avais pas secourue, je ne te verrais pas tendre.

— Mauvais Génie ! Il est certain que vous rencontrant dans la rue sans vous connaître, je ne serais pas devenue amoureuse de vous comme une folle ; mais je suis aussi certaine que vous m’auriez plu. Je sens que je vous aime, et que ce n’est pas en force de vos bienfaits, car je sens aussi que si j’étais riche et vous pauvre, je ferais tout pour vous ; mais je ne désire pas cela. J’aime mieux vous devoir, que vous voir mon débiteur. Voilà ce que je sais, et mon esprit ne va pas plus loin. Devinez vous-même le reste.

Il était minuit ; nous étions encore à table ; et je vois le vieux hôte qui me demande si j’étais content.

— Je vous dois des remerciements. Qui a fait ce souper ?

— Ma fille ; mais il est cher.

— Jamais cher, mon ami ; vous serez content de moi comme je le suis de vous, et demain au soir vous me traiterez de la même façon ; et la charmante personne que vous voyez là se portera mieux, et elle mangera.

— Elle aura bon appétit au lit. Il y a soixante ans qu’il m’est arrivé la même chose. Vous riez ? mademoiselle.

— Je ris du plaisir que vous devez avoir à vous en souvenir.

— Vous ne vous trompez pas. Et c’est pourquoi je pardonne aux jeunes gens toutes les fautes qu’ils commettent par amour.

— Vous êtes un sage, lui dis-je.

— Si cet homme est sage, me dit Rosalie quand elle le vit parti, ma mère est une grande folle.

— Veux-tu que je te mène demain à la comédie ?

— Oh ! non, je vous en prie. Je vous obéirais ; mais j’aurais du chagrin. Ni comédie, ni promenade. Quels discours on ferait ! Rien à Marseille ; mais ailleurs tout, et de bon cœur.

— Ce sera comme tu voudras ; mais tu occuperas cette chambre. Plus de galetas. Nous partirons dans trois jours.

— Si tôt ?

— Oui. Tu me diras demain matin tout ce dont tu peux avoir besoin en voyage, et que je pourrais oublier.

— Un autre mantelet doublé, des petites bottes à mi-jambe, une coiffe de nuit, des peignes, un sac à poudre, une houppe, un pot de pommade, et un livre de prières pour aller à la messe.

— Tu sais donc lire ?

— Lire, et écrire.

— M’ordonnant tout cela, tu m’as donném une vraie marque d’amour : on ne peut pas aimer sans confiance. Ne crains pas que je puisse oublier quelque chose ; mais tu penseras toi-même aux petites bottes : il y a un cordonnier à dix pas d’ici : tu te feras d’abord prendre la mesure.

Moyennant tous ces propos je me suis ménagén avec Rosalie [195v] la délicieuse nuit que nous avons passée ensemble. Nous dormîmes sept heures qui furent précédées, et suivies de deux de caresses. Nous nous levâmes à midi amis intimes. Rosalie me tutoyait, elle ne me parlait plus de reconnaissance, elle s’était accoutumée au bonheur, et elle riait avec dédain de ses misères passées. Elle courait à moi hors de propos, et dans l’enthousiasme elle m’appelait son enfant auteur de son bonheur, et elle me mangeait de baisers, elle faisait enfin mon bonheur ; et dans la vie rien n’étant réel que le présent, j’en jouissais, rejetant les images du passé, et abhorrant les ténèbres du toujours affreux avenir, car il ne présente rien de certain que la mort ultima linea rerum [le terme de toute chose]16.

Ma seconde nuit avec Rosalie eut plus de charme que la première, car ayant eu bon appétit, et bien bu quoique sobrement, elle se trouva au lit plus en état de raffiner sur les plaisirs de Vénus, et de se livrer avec moins de ménagement aux fureurs qu’elle inspire.

Je lui ai donné une navette d’or pour qu’elle s’amuse à faire des nœuds17, et une montre. Elle me dit qu’elle la désirait, et qu’elle n’aurait jamais osé me la demander ; mais voyant que cette crainte de me déplaire me demandant quelque chose qu’elle désirait m’indiquait peu de confiance de sa part, elle me promit m’embrassant cent fois qu’à l’avenir elle ne me cacherait jamais la moindre de ses envies. Je me plaisais ainsi à élever cette fille, et j’étais glorieux prévoyant qu’avec l’éducation que je lui donnerais elle deviendrait parfaite.

Le quatrième jour je l’ai avertie d’être prête à monter dans la voiture d’abord que j’irais la prendre dans sa chambre pour lui donner le bras à descendre. Je n’ai averti de rien ni Le-duc, ni Costa ; mais j’avais averti Rosalie que j’avais deux domestiques avec lesquels je parlais souvent beaucoup pour rire des bêtises qu’ils disaient ; mais qu’elle devait être vis-à-vis d’eux très soutenue, et se garder de leur passer la moindre familiarité : elle devait leur donner ses ordres absolus sans douter de la promptitude de l’exécution ; mais sans hauteur, et m’avertir sans miséricorde s’ils lui manquaient en quelque chose.

Je suis donc parti de l’auberge des treize cantons avec quatre chevaux de poste, ayant fait asseoir Le-duc, et Costa sur le siège du cocher. Le valet de place, que j’ai bien récompensé, avait eu soin de faire lier la malle de Rosalie derrière la voiture. J’ai fait arrêter à la porte de la maison où elle m’attendait : je suis allé la prendre dans sa chambre, et après avoir remercié le bon vieillard, qui était fâché de voir partir une si aimable fille je l’ai placée dans ma voiture ordonnant aux postillons de prendre la route de Toulon que j’avais envie de voir avant d’aller en Italie. Nous y arrivâmes en cinq heures.

Ma chère Rosalie soupa avec moi, gardant un air de dignité fait pour en imposer principalement à Le-duc qui prétendait que ce fût à Costa à se tenir derrière sa chaise. J’ai dit à Rosalie sans le regarder que ce serait lui qui aurait l’honneur de la servir, et de la peigner quand elle en aurait envie ; et pour lors il se soumit lui tirant une révérence.

Le lendemain nous allâmes voir le port18, et ce fut le commandant même qui se trouvant là par hasard nous fit l’honneur de nous montrer tout : je lui ai laissé généreusement celui de donner le bras à Rosalie ; et il ne se fit pas beaucoup prier pour rester à dîner avec nous.

Cette fille malgré qu’elle n’eût aucun usage du monde parla peu, mais toujours bien, et releva avec beaucoup de gentillesse toutes les attentions, et toutes les honnêtetés [196v] que l’aimable homme lui fit.

Dans l’après-dîner il nous mena voir l’arsenal ; et honnêtement je n’ai pu me dispenser d’accepter son souper. Il n’y a pas eu question de présenter Rosalie. Ce fut le commandant qui me présenta sa femme, sa fille, et son fils. J’ai vu avec plaisir ma jeune amie se soutenir avec des femmes comme il faut encore mieux qu’avec des hommes. Ces dames lui firent toutes les caresses qu’elle pouvait désirer, et qu’elle reçut très noblement avec modestie, soumission, et cet air de douceur qui engage, et est un sûr garant d’une belle éducation.

On voulut m’engager à dîner pour le lendemain ; mais j’ai pris congé. Elle me sauta au cou de joie, lorsque de retour à l’auberge je lui ai dit que j’avais été entièrement content d’elle.

— Mais, me dit-elle, j’avais toujours peur qu’on me demandât qui j’étais.

— Jamais, ma chère enfant on ne te fera en bonne compagnie en France cette sotte question.

— Mais si on me l’avait faite, qu’aurais-je dû répondre.

— Une défaite.

— Qu’est-ce que cela ?

— Je vous supplie, madame, ou monsieur, de demander cela à mon compagnon de voyage.

— J’entends. On l’appelle défaite, parce qu’en répondant ainsi on élude la question ; mais, répondant ainsi, ne suis-je pas impolie ?

— Oui ; mais moinso que la personne qui t’a fait la demande.

— Et que répondrais-tu, si on te faisait à toi-même cette question.

— C’est selon la personne qui me la ferait. Ne voulant pas dire la vérité, je sais que je ne resterais pas court. En attendant je te remercie de ce que tu es curieuse de mes leçons. Demande toujours. Tu es mon bijou, et c’est à moi à te monter19, et à te rendre brillante. Allons nous coucher, car nous devons demain partir de bonne heure pour être après-demain à Antibes.

Dans cette ville j’ai louép une felouque pour Gênes, et ayant intention de retourner en France par là j’ai fait mettre ma voiture dans une remise faisant accord par écrit de payer six francs par mois.

Nous partîmes d’Antibes de bonne heure ; mais deux heures après étant survenu un gros vent, et voyant mon ange qui mourait de peur, je n’ai pas voulu qu’on déploie la voile. J’ai fait entrer la felouque à force de rames dans le port de Villefranche, et pour avoir un bon gîte j’ai pris une voiture, et je suis allé à Nice, où le mauvais temps m’a obligé de rester trois jours20.

Je me suis cru en devoir d’aller faire ma révérence au commandant qui était un vieux militaire appelé Peterson21. La première chose qu’il me demanda fut si je connaissais un Russe qui se faisait appeler Charles Iwanoff. Je lui ai répondu que je l’avais vu dans une maison à Grenoble.

— On dit qu’il s’est sauvé de la Sibérie, et que c’est le fils cadet du duc Birhen de Courlande.

— On me l’a dit aussi ; mais je n’en sais rien.

— Il est allé à Gênes, où un banquier a ordre, à ce qu’on dit, de lui donner vingt mille écus22 ; mais malgré cela il n’a trouvé personne ici qui veuille lui donner le sou. Je l’ai envoyé à Gênes à mes frais pour débarrasser la ville.

Je fus bien aise qu’il fût parti avant mon arrivée. Un vieux officier qui s’appelait Ramini23, et qui demeurait dans ma même auberge, me demanda si je voulais me charger d’un paquet que M. de S.t Pierre consul d’Espagne devait envoyer à Gênes au marquis Grimaldiq. Je m’en suis chargé avec plaisir d’abord que j’ai su que c’était le même que je venais de voir à Avignon. Ce même Ramini me [197v] demanda si j’avais connu à Avignon une madame Stuard, qui avait passér quinze jours à Nice avec son soi-disant mari sans le sou, sans jamais parler, enchantant tout le monde par sa beauté, et n’étant généreuse d’un seul sourire avec personne. Je lui ai dit qu’elle n’était plus à Avignon, et que c’était moi qui lui avais donné de quoi pouvoir s’en aller.

— Mais, lui ajoutai-je, comment a-t-elle fait à sortir d’ici sans argent ?

— Personne n’en sait rien. Elle est partie en voiture, et l’hôte fut payé. Je suis très curieux de cette femme. M. de Grimaldi m’a dit qu’elle avait refusés de lui cent louis, et qu’elle avait traité de même un Vénitien. C’est peut-être vous.

— C’est moi ; mais je lui ai donné de l’argent tout de même.

Le commandant Peterson vint me voir vers le soir ; et je l’ai vu enchanté de ma belle Rosalie. Ce qui m’amusa dans cette ville, où on doit s’ennuyer, et où les cousins24 dévorent les étrangers de préférence aux habitants, fut une petite banque de Pharaon qu’on faisait au café, où j’ai voulu que Rosalie joue aussi. Heureuse tous les trois jours, elle a gagnét vingt pistoles de Piémont25. Elle les mit dans une petite bourse ; et elle me dit après qu’elle ne désirait que d’avoir une bourse avec de l’argent. Je l’ai boudée parce qu’elle m’avait manqué de parole ne m’ayant pas confié qu’elle avait cette envie ; mais nous fîmes facilement la paix.

C’est ainsi que je me l’attachais, espérant que je l’aurais pour tout le reste de mes jours, et que vivant content avec elle je n’aurais plus besoin de courir de belle en belle.

Le temps s’étant mis au beau, nous nous embarquâmes [198r] au commencement de la nuit, et le surlendemain de bonne heure nous nous débarquâmes à Gênes que je n’avais jamais vue. Je suis allé me loger à l’auberge de S.te Marte26, où en grâce de la décence j’ai pris deux chambres contiguës ; faisant coucher mes domestiques dans un cabinet attenant.

J’ai envoyé le lendemain le paquet à M. de Grimaldi par Costa, et après je suis allé laisser mon billet de visite à la porte de son palais.

Je me suis fait conduire par un valet de place que j’ai pris à mon service chez un marchand de toile où j’ai acheté de quoi occuper Rosalie qui avait besoin de se mettre bien en linge. Ce cadeau lui fit le plus grand plaisir.

Nous étions encore à table quand on m’annonça le marquis de Grimaldi qui m’embrassa me remerciant de m’être chargé de son paquet. La première chose qu’il me demanda fut des nouvelles de madame Stuard, et après en avoir entendu toute l’histoire, il rit, et il me dit qu’il ne savait pas ce qu’il aurait fait à ma place.

Comme il regardait avec grande attention Rosalie, je lui ai dit que c’était une demoiselle, dont la sagesse m’intéressait autant que la beauté. Je lui ai dit que je voudrais lui trouver une bonne fille, qui pût la servir dans sa chambre, travailler avec elle en linge27, sortir avec elle habillée à la mode du pays, et surtout lui parler bon italien pour qu’elle puisse l’apprendre, car je voulais pouvoir la présenter à Florence, à Rome, et à Naples.

— Pourquoi ne voulez-vous pas procurer ce vrai plaisir à la ville de Gênes ? Je m’offre sous les titres que vous me donnerez à présenter mademoiselle partout, commençant par chez moi.

— Elle a des raisons très plausibles de ne voir [198v] ici personne.

— Ça suffit. Comptez-vous de faire ici quelque séjour ?

— Un mois tout au plus. Nos plaisirs consisteront à voir la ville, et les environs, et à fréquenter le théâtre28. Nous passerons agréablement des heures à table, où nous mangerons tous les jours des champignons excellents comme nous en avons mangéu aujourd’hui.

— C’est charmant. Je ne saurais pas vous procurer une vie plus heureuse que celle que vous vous êtes proposév de faire ici. Je tâcherai de vous trouver, mademoiselle, une fille qui vous servira bien en tout.

— Vous ? monsieur. Vous êtes bien bon vous intéressant à moi.

— Infiniment, et encore plus actuellement qu’il me semble d’être à Marseille.

Rosalie rougit, car elle ne savait pas qu’elle grasseyait29, et que par là un homme qui avait voyagé pouvait d’abord connaître sa patrie ; mais je l’ai d’abord tirée d’embarras le lui disant, et elle devint tranquille.

Ayant demandé à M. Grimaldi comment je pouvais me procurer le journal des savants, le Mercure de France, et toutes les brochures dans ce goût-là30, il me promit de m’envoyer un colporteur qui se chargera de tout. Il me dit en partant qu’il viendrait à déjeuner avec moi le lendemain, si je voulais lui permettre de me faire présent de son chocolat, qu’il se flattait que je trouverais excellent. Je lui ai répondu qu’il ne pouvait pas me faire un présent plus agréable.

Après son départ elle m’a prié de la conduire chez une marchande de modes, où elle voulait acheter des rubans, et autres choses qui lui étaient nécessaires les payant de son argent, et marchandant sans que je m’en mêlasse. — De tout mon cœur. Et après nous irons à la comédie.

Chez la marchande de modes, qui était française, j’ai trouvéw ma petite maîtresse charmante : elle fit l’importante, la connaisseuse, elle ordonna des bonnets de plus fraîche mode, elle marchanda, et elle dépensa cinq à six louis très noblement. Je lui ai dit en sortant qu’on m’avait pris pour son laquais, et que je voulais me venger. Lui disant cela, je la fais entrer chez un bijoutier, etx j’achète des belles boucles de Strass, des pendants d’oreilles31, et un collier sans la laisser jamais parler, je paye ce qu’on me demande, et nous sortons. — Mon cher ami, ce que tu as acheté est charmant ; mais tu ne sais pas dépenser ton argent. Marchandant tu aurais épargné au moins quatre louis.

Nous allâmes à la comédie ; mais n’y comprenant rien elle s’ennuya si fort qu’à la fin du premier acte elle me pria de la reconduire à l’auberge. J’ai trouvéy une cassette que M. Grimaldi m’avait envoyée qui contenait vingt-quatre livres de chocolat. J’ai dit à Costa qui m’avait vanté son habileté à le faire que le lendemain à l’arrivée de M. Grimaldi il devait nous en servir trois tasses.

Il vint à neuf heures avec un marchand qui me vendit deux grands draps du plus fin coton fond blanc festonnés à fleurs de plusieurs couleurs faits à Péquin, dont Rosalie devait se faire deux mezzaro32 pour se promener par Gênes avec la tête couverte à la mode du pays, comme à Venise on se sert du cendal 33, et à Madrid de la mantilla34.

Je l’ai remercié beaucoup du généreux présent de chocolat qu’il m’avait envoyé,z et que nous trouvâmes exquis. Costa devint glorieux se voyant loué par M. Grimaldi sur la mousse qu’il lui avait fait faire ; et un moment après Le-duc m’annonça un [199v] nom de femme que je ne connaissais pas. M. Grimaldi me dit que c’était la mère de la fille de chambre que je lui avais dit de me procurer.

Je vois une femme très bien mise suivie d’une fille de vingt-trois à vingt-quatre ans que, ne faisant que glisser les yeux sur elle, je trouve très jolie, La mère, après avoir remercié le marquis Grimaldi, présente sa fille à Rosalie, lui rend compte de toutes ses habiletés, lui dit qu’elle est sage, l’assure qu’elle la servira fidèlement, et qu’elle pourra en tout honneur sortir avec elle. Elle savait parler français, elle la trouverait gaie, et complaisante en tout. Après cela elle lui dit combien une dame qu’elle avait servie lui donnait par mois outre la table, et elle conclut par la prier de ne pas la faire manger avec les domestiques, car la seule faiblesse de sa fille était de vouloir être respectée. Elle s’appelait Véronique35. Rosalie, après lui avoir accordé tout, lui dit que celle de vouloir être respectée n’était pas une faiblesse, car on ne peut exiger du respect que se rendant respectable. Je la garde donc ; et j’espère qu’elle m’aimera. Véronique lui prend la main, et Rosalie avec uneaa modeste, et affable dignité se la laisse baiser. La mère s’en va disant à sa fille qu’elle lui enverrait d’abord toutes ses hardes, et Rosalie la mène dans sa chambre pour commencer à lui donner tous ses ordres.

Je me suis cru en devoir de faire à ce seigneur desab remerciements particuliers, car il me semblait évident qu’une fille de chambre de cette espèce avait été choisie par lui plus pour moi que pour Rosalie. Je lui ai dit que je ne manquerais pas de lui rendre mes devoirs, et que je trouverais son heure36. Il me répondit que je le trouverais facilement à son casin à S.t Pierre d’Arena37, où très souvent il dormait aussi.

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