Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre cinquième

Berne. La Mata. Madame de la Saône.

Sara. Mon départ. Mon arrivée à Roche.

Arrivé dans un endroit de l’éminence de la ville, où je voyais la vaste campagne, et une petite rivière, je suis descendu cent degrés au moins, et je me suis arrêté voyant trente ou quarante cabinets qui ne pouvaient être que des loges pour des gens qui voudraient prendre des bains. Un homme à mine honnête me demanda si je voulais me baigner, et lui ayant répondu qu’oui, il m’ouvrit une loge, et voilà une quantité de servantes qui courent à moi. L’homme me dit que chacune aspire à l’honneur de me servir dans le bain, et que c’était à moi à choisir celle que je voulais. Il me dit que moyennant un petit écu je payerais le bain, la fille, et mon déjeuner aussi. Je jette le mouchoir comme le grand Turc à celle qui me revenait le mieux1, et j’entre.

Elle ferme la porte en dedans, elle me met en pantoufles, et boudant, ne me regardant jamais au visage ; elle met mes cheveux, et mon catogan sous un bonnet de coton, elle me déshabille, et quand elle me voit dans le bain, elle se déshabille aussi, et elle y entre sans m’en demander la permission ; et elle commence à me frotter partout excepté dans l’endroit que voyant couvert de ma main, elle devina que je ne voulais point qu’elle y touchât. Lorsque je me trouve assez frotté, je lui demande du café. Elle sort du bain, elle sonne, et elle ouvre. Puis elle rentre dans [76v] le bain sans se gêner dans ses mouvements tout comme si elle avait été vêtue.

Une minute après une vieille femme nous porte du café, puis elle s’en va, et ma baigneuse sort de nouveau pour refermer la porte puis se remet à la même place.

J’avais déjà vu, quoique sans m’y arrêter, que cette servante avait tout ce qu’un amant passionné se figure de plus beau dans un objet dont il est épris. Il est vrai que je sentais que ses mains n’étaient pas douces, et qu’il se pouvait que sa peau au tact ne le fût pas non plus, et je ne voyais pas sur son visage l’air distingué que nous appelons de noblesse, et le riant que l’éducation donne pour annoncer la douceur, ni le fin regard qui indique des sous-entendus, ni les grimaces agréables de la réserve, du respect, de la timidité, et de la pudeur. À cela près ma Suissesse à l’âge de dix-huit ans avait tout pour plaire à un homme qui se portait bien, et qui n’était pas ennemi de la nature ; mais malgré cela elle ne me tentait pas.

Eh quoi ! me disais-je ; cette servante est belle, ses yeux sont bien fendus, ses dents sonta blanches, l’incarnat2 de son teint est le garant de sa santé, et elle ne me fait aucune sensation ? Je la vois toute nue, et elle ne me cause la moindre émotion ? Pourquoi ? Ce ne peut être que parce qu’elle n’a rien de ce que la coquetterie emprunte pour faire naître l’amour. Nous n’aimons donc que l’artifice, et le faux, et le vrai ne nous séduit plus lorsqu’un vain appareil n’en est pas l’avant-coureur. Si dans l’habitude que nous nous sommes faits d’aller vêtus, et non pas tout nus, le visage qu’on laisse voir à tout le monde est ce qui importe le moins, pourquoi faut-il qu’on fasse devenir ce visage le principal ? Pourquoi est-ce lui qui nous fait [77r] devenir amoureux ? Pourquoi est-ce sur son témoignage unique que nous décidons de la beauté d’une femme, et pourquoi parvenons-nous jusqu’à lui pardonner, si les parties qu’elle ne nous montre pas sont tout le contraire de ce que la jolie figure3 nous les a fait juger ? Ne serait-il pas plus naturel, et plus conforme à la raison, et ne vaudrait-il pas mieux aller toujours avec le visage couvert, et le reste tout nu, et devenir amoureux ainsi d’un objet, ne désirant autre chose pour couronner notre flamme qu’une physionomie qui répondrait aux charmes qui nous auraient déjà fait devenir amoureux ? Sans doute cela vaudrait mieux, car on ne deviendrait alors amoureux que de la beauté parfaite, et on pardonnerait facilement quand à la levée du masque on trouverait laid le visage que nous nous serions figuré beau. Il arriverait de là que les seules femmes qui auraient une figure laide seraient celles qui ne pourraient jamais se résoudre à la découvrir, et que les seules faciles seraient les belles ; mais les laides ne nous feraient pas au moins soupirer pour la jouissance : elles nous accorderaient tout pour n’être pas forcées à se découvrir, et elles n’y parviendraient à la fin que lorsque par la jouissance de leurs véritables charmes elles nous auraient convaincus que nous pouvons facilement nous passer de la beauté d’une figure. Il est d’ailleurs évident, et incontestable que l’inconstance en amour n’existe qu’à cause de la diversité des figures. Si on ne les voyait pas l’homme se conserverait toujours amoureux constant de la première qui lui aurait plu4.

[77v] Sortant du bain, je lui ai donnéb les serviettes, et lorsque je me suis vu bien essuyé, je me suis assis, et elle m’a passéc ma chemise, puis telle qu’elle était elle m’a coiffé. Dans ce même temps je me suis chaussé, et après m’avoir boucléd les souliers, elle s’habilla dans une minute, l’air l’ayant déjà séchée. Dans le moment de m’en aller je lui ai donné un petit écu, puis six francs5 pour elle-même ; mais elle me les rend avec un air de mépris, et elle s’en va. Ce trait me fit retourner à mon auberge mortifié, car cette fille s’était cruee méprisée, et elle n’était pas faite pour l’être.

Après souper je n’ai pu m’empêcher de conter à ma bonne toute cette histoire en détail qu’elle écouta avec la plus grande attention, et y faisant des commentaires. Elle me dit qu’elle n’était certainement pas jolie, car je n’aurais pu résister aux désirs qu’elle m’aurait inspirés, et qu’elle serait bien aise de la voir. Je lui ai offert de la conduire là-bas, et elle me dit que je lui ferais plaisir ; mais qu’elle devait s’habiller en homme. Après m’avoir dit cela elle se lève, et un quart d’heure après je la vois devant moi bien vêtue avec un habit de Leduc ; mais sans culottes, car elle ne put pas les mettre. Je lui ai dit de se servir des miennes ; et nous mîmes la partie au lendemain matin.

Je l’ai vue devant moi à six heures tout habillée, et avec une redingote bleue qui la déguisait à merveille. Je me suis vite habillé, et ne nous souciant pas de déjeuner nous allâmes à la Mata. C’est le nom de l’endroit6. Ma bonne, animée par le plaisir que cette partie lui faisait, [78r] était radieuse. Il était impossible que ceux qui la voyaient ne s’aperçussent que son habit n’était pas celui de son sexe, aussi se tint-elle tant qu’elle put enveloppée dans la redingote.

À peine descendus, voilà le même homme qui nous demande si nous voulions un bain pour quatre, et nous entrons dans la loge. Les servantes paraissent, je montre à ma bonne la jolie qui ne m’avait pas séduit, et elle la prend : j’en prends une autre grande et bien faite à l’air fier, et nous nous enfermons. Je me laisse vite coiffer par la mienne, je me déshabille, et j’entre dans le bain, et ma nouvelle servante fait la même chose. Ma bonne allait lentement ; la nouveauté de la chose l’étonnait, elle me paraissait repentie de s’être engagée, elle riait me voyant là entre les mains de la grande Suissesse, qui me frottait partout, et elle ne pouvait pas se déterminer à ôter sa chemise ; mais enfin une honte a vaincu l’autre, et elle entra dans le bain m’étalant presque par force toutes ses beautés ; mais elle dut sef laisser servir par moi sans cependant dispenser l’autre d’entrer, et de faire son devoir.

Les deux servantes, qui s’étaient déjà trouvées plusieurs fois dans des parties pareilles, se mirent en position de nous divertir avec un spectacle qui m’était très bien connu ; mais que ma bonne trouva tout à fait nouveau. Elles commencèrent à faire ensemble la même chose qu’elles me voyaient faire avec la Dubois. Elle les regardait très surprise de la fureur avec laquelle la servante que j’avais priseg jouait vis-à-vis de l’autre le rôle d’homme. J’en étais aussi un peu étonné, malgré les fureurs que M M., et C. C. avaient offertes à mes yeux six ans avant ce temps-là, et dont il était impossible de s’imaginer quelque chose de plus beau7. Je n’aurais jamais cru que quelque chose pût me distraire ayant entre mes bras pour la première fois une femme que j’aimais, et qui possédait parfaitement tout ce qui pouvait intéresser mes sens ; mais l’étrange lutte dans laquelle les deux jeunes ménades8 se débattaient l’occupait aussi. Elle me dit que la prétendue fille que j’avais priseh était un garçon malgré sa gorge, et qu’elle venait de le voir. Je me tourne, et la fille même, me voyant curieux, met devant mes yeux un clitoris ; mais monstrueux, et roide. Je dis ce que c’était à ma bonne toute ébahie, elle me répond que ce ne pouvait pas être cela, je le lui fais toucher, et examiner, et elle doit en convenir. Cela avait l’air d’un gros doigt sans ongle,i mais il était pliant : la garce qui convoitait ma belle gouvernante lui dit qu’il était assez tendu pour le lui introduire, si elle voulait bien le lui permettre, mais elle n’a pas voulu, et cela ne m’aurait pas amusé. Nous lui avons dit de poursuivre ses exploits avec sa camarade, et nous rîmes beaucoup, car l’accouplement de ces deux jeunes filles, quoique comique, ne laissait pas d’exciter en nous la plus grande volupté. Ma bonne excédée s’abandonna entièrement à la nature allant au-devant de tout ce que je pouvais désirer. Ce fut une fête qui dura deux heures, et qui nous fit retourner à notre auberge très contents. J’ai donné aux filles qui nous avaient si bien amusés deux louis9 ; mais non pas avec l’intention d’y retourner. Nous n’en avions pas besoin pour poursuivre à nous [79r] entredonner des marques de notre tendresse. Ma bonne devint ma maîtresse, et véritable maîtresse faisant mon bonheur parfait, comme je faisais le sienj pendant tout le temps que j’ai passé à Berne. Étant déjà parfaitement guéri nulle triste suite troubla notre contentement réciproque. Si les plaisirs sont passagers, les peines le sont aussi, et lorsqu’en jouissant nous nous rappelons celles qui précédèrent la jouissance, nous les aimons, et haec aliquando meminisse juvabit [et de cela même il nous sera doux quelque jour de nous souvenir]10.

À dix heures on m’annonça l’Avoyé de Thune. Cetk homme habillé à la française en habit noir, grave, doux, poli, et d’un certain âge me plut. C’était un des sages du gouvernement. Il voulut par force me lire la lettre que M. de Chavigni lui avait écritel ; je lui ai dit que si elle avait été décachetée je ne la lui aurais pas portée. Il me pria à dîner pour le lendemain chez lui en hommes, et en femmes11, et pour le surlendemain à souper en hommes. Je suis sorti avec lui, et nous allâmes à la bibliothèque, où j’ai connu M. Félix12 moine défroqué plus littérateur que lettré13, et un jeune homme nommé Schmith lettré, qui promettait, et qui était déjà bien connu dans la république littéraire14. Un docte en histoire naturelle, qui savait par cœur dix mille noms des différentes coquilles15 m’ennuya parce que sa science m’était tout à fait étrangère16. Entre autres choses, il me dit que l’Aar rivière renommée du canton avait de l’or dans ses sables, je lui ai dit que toutes les grandes rivières en avaient, et il me parut ne pas en convenir.

J’ai dîné chez M. de Muralt avec les quatre ou cinq femmes de Berne qui avaient la plus grande réputation, et elles m’en semblèrent dignes, principalement une dame de Saconai fort aimable, et instruite17. Je lui aurais fait ma cour si j’avais fait un plus long séjour dans cette capitale de la Suisse, si la Suisse pouvait avoir une capitale.

Les dames de Berne se mettent bien, quoique sans luxe, puisque les lois le défendent18 : elles ont l’air aisé, et elles parlent très bien français. Elles jouissent de la plus grande liberté, et elles n’en abusent pas, malgré la galanterie qui anime les coteries, car la décence y est observée. J’ai remarqué que les maris n’y sont pas jaloux ; mais ils exigent qu’à neuf heures elles soient toujours à la maison pour souper en famille. Dans trois semaines19 que j’ai passées dans cette ville une femme de quatre-vingt-cinq ans m’intéressa à cause de ses connaissances en chimie. Elle avait été bonne amie du fameux Boherave20. Elle m’a montré une lame d’or qu’il avait faitem à sa présence, et qui avant la transmutation était de cuivre. Elle m’assura qu’il possédait la pierre ; mais elle me dit qu’elle n’avait la qualité de prolonger la vie que quelques années au-delà du siècle. Boherave selon elle n’avait pas su s’en servir. Il était mort d’un polype entre le cœur, et le poumon avant d’être parvenu à la parfaite maturité,n qu’Hippocrate fixe à l’âge de soixante, et dix ans. Les quatre millions qu’il laissa à sa fille démontraient qu’il possédait l’art de faire l’or. Elle me dit qu’il lui avait fait présent d’un manuscrit dans lequel tout le procédé se trouvait ; mais qu’elle le trouvait obscur.

— Publiez-le.

— Dieu m’en préserve.

— Brûlez-le donc.

— Je n’en ai pas le courage.

Vers les six heures M. de Muralt est venu me prendre pour me mener voir des évolutions militaires que les citoyens [80r] bernois tous soldats faisaient hors de la ville. Je lui ai demandé ce que c’était qu’un ours qui était à la porte, et il me dit que Bern en allemand voulait dire ours, qui était par cette raison l’enseigne du canton21 qui à l’égard du rang était le second ; mais le plus vaste sinon le plus riche22. C’était une péninsule formée par l’Aar qui avait sa source près de celle du Rhin. Il me parla de la puissance de son canton, des seigneuries, des bailliageso, et il m’expliqua ce que c’était un advoyé : puis il me parla politique me faisant la description des différents systèmes des gouvernements qui composaient tout le corps helvétique. Je comprends très bien, lui dis-je, que les cantons étant treize, chacun peut avoir un gouvernement différent. Il y a tel canton, me dit[-il]p, qui en a quatre.

Mais mon grand plaisir fut à souper avec quatorze ou quinze hommes tous sénateurs. Point de gaieté, point de discours frivoles, point de littérature ; mais droit public, intérêt d’État, commerce, économie, spéculation, amour de patrie, et obligation de préférer la liberté à la vie. Mais vers la fin du souper tous ces rigides aristocrates commencèrent à se dilater sollicitam explicuere frontem [ils déridèrent leur front soucieux]23 effet immanquable de la boisson. Je leur faisais pitié. Ils firent l’éloge de la sobriété, mais ils trouvèrent la mienne excessive. Ils ne me forcèrent cependant pas à boire, comme font les Russes, les Suédois, et souvent les Polonais aussiq.

À minuit l’assemblée se sépara. En Suisse l’heure était indue. Ils me remercièrent, et ils me prièrent sans mentir de compter sur leur amitié. Un d’eux qui avant d’être gris avait condamnér la république de Venise d’avoir banni les Grisons24, éclairé par le vin me demanda excuse. Il me dit que chaque gouvernement devait entendre ses propres intérêts mieux que tous les étrangers qui critiquaient ses opérations.

Rentrant chez moi, j’ai trouvé ma bonne couchée dans mon lit : j’en fus enchanté. Je lui ai fait cent caresses qui durent la convaincre de ma tendresse, et de ma reconnaissance. À quoi bon nous gêner ? Nous devions nous regarder comme mari, et femme, et je ne pouvais pas prévoir que le jour viendrait dans lequel nous nous séparerions. Quand on s’aime bien on trouve cela invraisemblable.

J’ai reçu une lettre de madame d’Urfé, qui me priait d’avoir des attentions pour madame de la Saône femme d’un lieutenant général son ami, qui était partie pour Berne espérant de guérir d’une maladie de la peau qui la défigurait. Cette dame était déjà arrivée avec des fortes recommandations à toutes les principales maisons de la ville. Elle donnait à souper tous les jours ayant un excellent cuisinier, et elle n’invitait que des hommes. Elle s’était déclarée25 qu’elle ne rendrait les visites à qui que ce soit. Je suis d’abord allé lui faire ma révérence ; mais quel triste spectacle !

Je vois une femme habillée avec la plus grande élégance, qui à mon apparition se lève du sopha où elle était voluptueusement assise, et après m’avoir fait une jolie révérence se remet à sa place me priant de m’asseoir près d’elle. Elle voit ma surprise, et mon air interdit ; mais faisant semblant de ne pas s’en apercevoir elle me tient les propos d’usage. Voilà comme elle était faite.

[81r] Très bien mise, elle montrait ses mains, et ses bras, jusqu’au-dessus du coude qu’on ne pouvait pas désirer plus beaux. Au-dessous d’un fichu transparent on voyait une blanche petite gorge jusqu’aux boutons de rose inclusivement. Sa figure était épouvantable : elle n’excitait à pitié, qu’après avoir fait horreur. C’était une croûte noirâtre, affreuse, dégoûtante : un amas de cent mille bubes26 qui composaient un masque qui lui allait du haut du cou jusqu’à l’extrémité du front, d’une oreille à l’autre. Son nez n’était pas visible. On ne voyait enfin sur son visage que deux beaux yeux noirs, et une bouche sans lèvres qu’elle tenait toujours entrouverte pour montrer deux râteliers incomparables, et pour parler avec un style très agréable, assaisonné de pointes, et de plaisanteries du meilleur ton. Elle ne pouvait pas rire, car la douleur causée par la contraction des muscles l’aurait fait pleurer ; mais elle paraissait contente de voir rire ceux qui l’écoutaient. Malgré son pitoyable état elle avait l’esprit gai, et orné, le ton, et la politesse de la noblesse parisienne. Son âge était de trente ans, et elle avait laissés à Paris trois enfants en bas âge tout à fait jolis27. Son hôtel était dans la rue neuve des petits champs, et son mari était très bel homme : il l’aimait à l’adoration, et il ne s’était jamais séparé de lit. Tous les militaires n’auraient pas pu avoir son courage ; mais il devait certainement s’abstenir de lui donner des baisers, car la seule imagination faisait frissonner. Un lait répandu l’avait mise dans ce cruel état à ses premières couches il y avait déjà dix ans28. La faculté de Paris s’était évertuée en vain pour délivrer sa tête de cette peste [81v] infernale, et elle venait à Berne se mettre entre les mains d’un fameux docteur qui s’était engagé de la guérir, et qu’elle ne devait payer qu’après qu’il aurait tenu sa promesse. C’est le langage de tous les médecins empiriques29 qui n’a autre force que celle que la bonhomie du malade lui donne. Quelquefois ils le guérissent ; mais quand même ils ne le guérissent pas ils savent se faire payer démontrant facilement que s’il n’est pas guéri c’est par sa faute.

Mais dans le plus beau de la conversation que j’avais avec elle voilà le médecin. Elle avait commencé à prendre son remède. C’étaient des gouttes composées par lui moyennant une préparation de Mercure. Elle lui dit que la démangeaison qui la tourmentait, et qui la forçait à se gratter lui semblait devenue plus forte : il lui répondit qu’elle n’en serait libre qu’à la fin de la cure qui devait durer trois mois. Tant que je me gratterai, lui repartit-elle, je me trouverai dans le même état, et la cure ne finira jamais.

Il biaisa. Je suis parti, et elle me pria à son souper une fois pour tous les jours. J’y suis allé le même soir, et je l’ai vue manger de tout avec grand appétit, et boire du bon vin. Le médecin ne lui avait rien défendu. J’ai prévu, et deviné qu’elle ne guérirait pas. Elle était gaie, et ses propos amusèrent toute la compagnie. J’ai très bien conçu qu’on pouvait s’accoutumer à voir cette femme-là sans se sentir rebuté. Quand j’ai conté à ma bonne toute cette histoire, elle me dit que malgré sa laideur cette dame pouvait par son caractère rendre amoureux des hommes, et j’ai dû en convenir.

[82r] Trois ou quatre jours après ce souper, un joli garçon âgé de dix-neuf à vingt ans dans la boutique d’un libraire où j’allais lire la gazette, me dit poliment que madame de la Saône était fâchée de n’avoir plus eu le plaisir de me voir après que j’avais soupé avec elle.

— Vous connaissez donc cette dame ?

— Ne m’avez-vous pas vu souper avec elle.

— Oui je vous remets actuellement.

— Je la pourvois de livres, car je suis libraire, j’y soupe tous les soirs, et qui plus est, je déjeune tous les matins avec elle tête-à-tête avant qu’elle sorte de son lit.

— Je vous en fais compliment. Je gagerais que vous en êtes amoureux.

— Vous croyez badiner. Cette dame est plus aimable que vous ne pensez.

— Je ne badine pas. Je suis de votre avis ; mais je gagerais aussi que vous ne seriez pas assez hardi pour jouir de ses dernières faveurs si elle vous les offrait.

— Vous perdriez.

— Eh bien parions ; mais comment ferez-vous à m’en convaincre.

— Gageons un louis ; mais soyez discret. Venez y souper ce soir. Je vous dirai quelque chose.

— Vous m’y verrez, et va le louis.

Quand j’ai rendu compte à ma bonne de ma gageure, elle devint fort curieuse de la fin de cette affaire par rapport au moyen que le jeune homme trouverait de me convaincre, me priant de le lui faire connaître après qu’il m’aurait convaincu. Je le lui ai promis.

Le soir, madame de la Saône me fit très poliment des reproches, et son souper me parut aussi agréable que le précédent. Le jeune [82v] homme y était ; mais comme madame ne lui adressait jamais la parole personne ne prenait garde à lui.

Après souper, il m’accompagna au Faucon, et chemin faisant il me dit qu’il ne tenait qu’à moi de le voir dans la lutte amoureuse avec la dame, si je voulais y aller le matin à huit heures. La femme de chambre, me dit-il, vous dira qu’elle n’est pas visible ; mais elle ne vous empêchera pas d’entrer, et d’aller vous mettre dans l’avant-chambre quand vous lui direz que vous attendrez. Cette avant-chambre a une portière vitrée de la moitié jusqu’en haut par laquelle on verrait la dame dans son lit si un rideau en dedans tiré par-dessus les vitres ne l’empêchait. Je le retirerai de façon qu’un petit espace restera découvert de sorte que vous verrez tout. Quand j’aurai fini mon affaire, je m’en irai : elle appellera, et pour lors vous pourrez vous faire annoncer. À midi, je viendrai, si vous me le permettez, vous porter des livres au Faucon, et si en conscience vous saurez d’avoir perdu la gageure, vous me la payerez.

Je lui ai dit que je n’y manquerai pas, et je lui ai ordonné les livres qu’il devait me porter.

Curieux de cette merveille que je ne croyais pas cependant impossible, je vais à l’heure indiquée, la dame n’est pas visible, mais la femme de chambre ne trouve pas mauvais que j’attende qu’elle le soit. Je vais dans l’antichambre, je vois le petit endroit de la glace qui était découvert, j’y applique l’œil, et j’aperçois le jeune indiscret au chevet du lit tenant entre ses bras sa conquête. Un bonnet lui cachait la tête de façon qu’on ne voyait aucun endroit de sa pauvre figure.

[83r] D’abord que le héros s’aperçut que j’étais là où je pouvais le voir, il ne me fit pas attendre. Il se leva, et il étala à ma vue non seulement les richesses de sa belle ; mais les siennes propres. Petit de taille ; mais géant où la dame le voulait, il avait l’air d’en faire parade pour réveiller ma jalousie, et m’humilier, et peut-être pour faire ma conquête aussi. Pour ce qui regarde sa victime il me la fit voir dans les deux faces principales, et dans tous les profils en cinq ou six différentes postures, dont il se servit en Hercule dans l’acte amoureux, la malade s’y prêtant de toutes ses forces. J’ai vu un corps tel que Fidias n’aurait pas pu le sculpter plus beau, et une blancheur supérieure à celle du plus beau marbre de Paros30. J’en fus si ému, que je me suis sauvé.tJe suis allé au Faucon, où si ma bonne ne s’était pas empressée à me donner le lénitif dont j’avais besoin j’aurais dû aller dans l’instant le chercher à la Mata.

Après lui avoir conté toute l’histoire, elle devint plus encore curieuse de connaître le héros.

Il vint à midi ; portant les livres que je lui avais ordonnés, que je lui ai payés, lui donnant un louis de plus qu’il prit en riant, et d’un air qui me disait que je devais être fort content d’avoir payé la gageure. Il avait raison. Ma bonne, après l’avoir regardé avec une grande attention, lui demanda s’il la connaissait, et il lui dit que non.

— Je vous ai vu enfant, lui dit-elle, vous êtes fils de M. Mingard ministreu du saint évangile31. Vous pouviez avoir dix ans quand je vous ai vu à Lausanne.

— Cela peut être madame.

— Vous n’avez donc pas voulu être ministre.

— Non madame. Je me suis senti trop incliné à l’amour pour choisir ce métier-là.

— Vous avez eu raison, car les ministres doivent être discrets, et la discrétion gêne.

[83v] À ce lardon, que ma bonne lui a lancé de gaieté de cœur, le pauvre étourdi rougit ; mais nous ne lui laissâmes pas perdre courage. Je l’ai prié de dîner avec nous, et sans jamais parler de madame de la Saône, il nous conta pendant tout le dîner non seulement une grande quantité de ses bonnes fortunes, mais toutes les petites histoires galantes des plus jolies femmes de Berne, telles que la médisance les peignait, ou la calomnie les inventait.

Après son départ, ma bonne, pensant comme moi, me dit qu’un jeune homme de ce caractère n’était bon à voir qu’une fois. J’ai fait en sorte qu’il ne vînt plus chez nous. On m’a dit que madame de la Saône le fit aller à Paris, et qu’elle fit sa fortune. Je ne parlerai plus de lui, ni de cette dame chez laquelle je ne suis allé qu’encore une fois pour prendre congé à mon départ de Berne.

Je vivais heureux avec ma chère amie qui me disait toujours qu’elle se trouvait heureuse. Aucune crainte, aucun doute sur l’avenir ne troublait sa belle âme : elle était sûre, comme moi, que nous ne nous quitterions plus, et elle me disait toujours qu’elle me pardonnerait toutes mes infidélités pourvu que je ne manquasse jamais de lui en faire la sincère confidence.vC’était le caractère de femme qu’il me fallait pour vivre en paix, et content ; mais je n’étais pas né pour jouir d’un si grand bonheur.

Au bout de quinze à vingt jours de notre séjour à Berne, ma bonne reçut une lettre de Soleure. Elle était de Le-bel. L’ayant vue la lire avec attention, je lui ai demandé ce qu’elle contenait de nouveau. Elle me dit alors de la lire ; et elle s’assied devant moi pour voir les mouvements de mon âme.

[84r] Ce maître d’hôtel, en style très concis, lui demandait si elle voulait devenir sa femme. Il lui disait qu’il avait différé à lui faire cette proposition pour mettre auparavant ordre à ses affaires, et s’assurer qu’il pourrait l’épouser quand même l’ambassadeur n’yw consentirait pas. Il lui disait qu’il avait de quoi bien vivre à B. sans avoir besoin de plus servir ; mais qu’il n’aurait pas eu besoin de prendre ces mesures-là, puisqu’il venait d’en parler à l’ambassadeur, et il avait reçu son plein consentement. Ilx la priait donc de lui répondre d’abord ; et de lui dire en premier chef, si elle l’agréait, et en second si elle aimait aller demeurer avec lui à B., où elle serait maîtresse en tout point dans sa propre maison, ou rester à Soleure avec lui étant sa femme chez l’ambassadeur, ce qui ne pouvait qu’augmenter leur fortune. Il finissait par lui dire que ce qu’elle lui porterait serait à elle, et qu’il lui assurerait tout jusqu’à la somme de cent mille francs. Telle serait sa dot. Il ne disait pas le moindre mot de ma personne.

— Tu es la maîtresse, ma chère amie, de faire tout ce que tu veux ; mais je ne peux me figurer ton abandon sans me reconnaître pour le plus malheureux des hommes.

— Et moi la plus malheureuse des femmes d’abord que je ne serai plus avec toi, car pourvu que tu m’aimes, je ne me soucie point du tout de devenir ta femme.

— Très bien. Que vas-tu donc lui répondre ?

— Tu verras demain ma lettre. Je lui dirai poliment ; mais sans aucun détour que je suis amoureuse de toi, et heureuse, et que dans une pareille situation il m’est impossible de reconnaître le bon parti que la fortune me présente dans sa personne. Je lui dirai même que je vois [84v] qu’étant sage je ne pourrais pas refuser sa main ; mais qu’étant folle d’amour je ne peux qu’obéir à cey dieu.

— Je trouve la tournure de ta lettre excellente, car pour refuser un tel offre32 tu ne peux avoir autre bonne raison que celle que tu lui allègues : outre cela il serait ridicule de vouloir faire croire que nous ne sommes pas amoureux l’un de l’autre, car cette vérité est trop claire. Malgré cela, mon ange, cette lettre m’attriste.

— Pourquoi donc, mon cher ami ?

— Parce que je n’ai pas là tout prêts cent mille francs à te donner dans la minute.

— Ah mon ami ! Je les méprise. Tu n’es certainement pas homme fait pour devenir misérable ; mais quand même ; je sens que tu me rendrais heureuse partageant avec moi ta même misère.

Nous nous donnâmes ici les marques ordinaires de tendresse que les amants heureux se donnent en pareille situation ; mais dans le pathétique du sentiment une ombre de tristesse s’empara de nos âmes. L’amour langoureux semble redoubler de force ; mais ce n’est pas vrai. L’amour est un petit fou qui veut être nourri de ris, et de jeux : une nourriture différente lui cause une consomption.

Le lendemain elle écrivit à Le-bel comme elle l’avait décidé dans le premier moment de la trop sérieuse nouvelle ; et en même temps je me suis cru en devoir d’écrire à M. de Chavigni une lettre ourdie par l’amour, le sentiment, et la philosophie. Je lui demandais un éclaircissement sur cette affaire sans lui cacher que j’étais amoureux ; mais qu’étant en même temps honnête homme, je me sentais autant de peine à me résoudre à m’arracher le cœur, qu’à porter un obstacle au bonheur permanent de la Du-bois.

Ma lettre lui fit un grand plaisir, car elle était bien aise de savoir comment l’ambassadeur pensait sur cette affaire.

Ayant reçu de madame d’Urfé des lettres de recommandation pour Losane33 pour le marquis de Geantil l’Angalerie, et du baron de Bavois alors colonel propriétaire du régiment Bala à son oncle, et à sa tante, je me suis déterminé d’aller y passer quinze jours. Ma bonne en était enchantée. Quand on aime bien, on croit que l’objet en est digne, et que tout le monde doit être jaloux du bonheur qu’il voit dans un autre.

Un M. de M. F membre du conseil des deux cent34, que j’avais connu au souper de madame de la Saône était devenu mon ami. Étant venu me voir, je lui avais présentéz ma bonne, il la traitait comme si elle avait été ma femme, il lui avait présenté la sienne à la promenade, et il était venu souper chez nous avec elle, et avec sa fille aînée qui s’appelait Sara, qui avait treize ans, qui était brune, et fort jolie, et qui ayant l’esprit très fin nous faisait rire par des naïvetés, dont elle connaissait parfaitement bien la force35. Son grand art à la fin ne consistait qu’à se faire croire innocente, et sa mère, et son père de bonne foi la croyaient telle.

Cette fille s’était déclarée amoureuse de ma bonne : elle lui faisait toutes sortes de caresses ; elle venait souvent chez nous le matin nous demander à déjeuner, et quand elle nous trouvait au lit elle appelait ma bonne sa femme, et elle la faisait rire lorsque mettant sa main sous la couverture, elle la chatouillait, et lui disait, lui donnant des baisers, qu’elle était son petit mari, et qu’elle voulait lui faire un enfant. Ma bonne riait.

Un matin riant aussi, je lui ai dit qu’elle me rendait jaloux, [85v] que réellement je la croyais un petit homme, et que je voulais voir si je me trompais. Disant cela, je m’empare d’elle, et la fine matoise disant toujours que je me trompais ; mais ne me faisant qu’une très petite résistance, laissa à ma main toute la liberté de me convaincre qu’elle était fille. Je l’ai alors quittée m’apercevant qu’elle m’avait attrapé, puisque cet éclaircissement de ma part était précisément ce qu’elle voulait ; et ma bonne me l’a dit ; mais comme je ne m’en souciais pas, je ne lui ai pas cru.

La fois suivante étant entrée dans le moment que je me levais, et faisant toujours semblant d’être amoureuse de ma bonne, elle me dit que m’étant rendu certain qu’elle n’était pas un homme, je ne pouvais pas trouver mauvais qu’elle allât se coucher à ma place. Ma bonne qui avait envie de rire lui dit qu’elle ferait bien, et la petite Sara sautant de joie ôte sa robe, délace sa jupe, et lui tombe sur le corps. Le spectacle alors m’intéressa. Je suis allé fermer la porte. Ma bonne la laissant faire, la friponne, qui était toute nue, et qui avait découvert tout ce que l’autre avait de beau, se mit pour venir à bout de son dessein en tant de différentes postures que l’envie me vint de lui faire voir la chose. Elle se tint là très attentive jusqu’à la fin se montrant très étonnée.

— Faites-lui cela une autre fois, me dit-elle.

— Je ne peux pas, lui répondis-je, car, comme tu vois, je suis mort.

Contrefaisant l’innocente, elle entreprend ma résurrection, et elle réussit, et pour lors ma bonne lui dit que puisqu’elle avait le mérite de m’avoir ressuscité c’était aussi à elle qu’appartenait l’ouvrage qui m’aurait fait mourir de [86r] nouveau. Elle dit qu’elle le voudrait bien ; mais qu’elle n’avait pas assez de place pour me loger, et disant cela elle se met en posture de me faire voir que c’était vrai, et que ce ne serait pas sa faute, si je ne pourrais pasaa la lui faire.

Faisant alors à mon tour l’innocente, et sérieuse mine d’un homme qui veut bien avoir une complaisance j’ai contentéab la rusée, qui ne nous donna aucune marque qui pût nous faire jurer qu’elle n’avait pas fait cela quelqu’autre fois. Point de démonstration de douleur, point d’effusion qui pût indiquer une fraction ; mais j’eus assez de raison pour assurer ma bonne que Sara n’avait jamais connu un autre homme.

Ses remerciements nous firent rire joints à ses instances de n’en rien dire ni à maman, ni à papa, car ils la gronderaient tout comme ils l’avaient grondée l’année passée parce qu’elle s’était faitac percer les oreilles sans leur permission.

Sara savait que nous n’étions pas les dupes de sa feinte simplicité ; mais elle faisait semblant de ne pas le savoir pour en tirer parti. Qui donc l’avait instruite dans cet art ? Personne. Esprit naturel, moins rare dans l’enfance que dans la jeunesse, mais toujours rare. Sa mère appelait ses naïvetés les avant-coureurs de l’esprit, mais son père les prenait pour des bêtises. Si elle avait été sotte nos risées l’auraient démontée, et elle ne serait pas allée en avant. Je ne la voyais jamais si contente comme lorsque son père déplorait sa bêtise ; elle contrefaisait l’étonnée, et pour remédier à la première, elle en disait une seconde encore plus forte. Elle nous faisait tour à tour des interrogations, auxquelles ne sachant que répondre, celui de rire devenait le meilleur parti que nous puissions prendre car leur source se trouvait dans le raisonnement le plus juste. Sara alors aurait pu renforcer l’argument, et nous démontrer que la bêtise était de notre part, mais elle aurait trahi son rôle.

Le-bel ne répondit pas à la Du-bois, mais l’ambassadeur m’écrivit une lettre de quatre pages, dans laquelle il me démontrait en sage que si j’étais vieux comme lui, et en état de rendre heureuse ma gouvernante après ma mort aussi, je n’aurais jamais dû la céder, principalement elle se trouvant d’accord avec moi, mais qu’étant jeune, et ne voulant pas l’épouser, je devais non seulement consentir à un mariage qui sans aucun doute allait la rendre heureuse, mais travailler à la persuader à s’y prêter, et cela par la raison qu’avec l’expérience que j’avais, je devais prévoir que je me repentirais un jour d’avoir laissé échapper cette occasion, car il était impossible selon lui que mon amour ne devînt dans quelque temps pure amitié, et pour lors il me laissait juger à moi-même que des nouvelles amours me devenant nécessaires, la Du-bois en qualité de simple amie ne pouvait que rendre ma liberté moins grande, et par conséquent me réduire au repentir qui rend l’homme toujours malheureux. Il me disait par manière d’acquit que quand Le-bel lui a communiqué son projet, bien loin de lui dire qu’il n’y consentait pas, il l’avait encouragé, car ma gouvernante, dans les quatre ou cinq fois qu’il l’avait vue chez moi, avait entièrement gagnéad son amitié, et partant il serait très aise de la voir si bien placée dans sa maison, où sans [87r] préjudicier en rien à la bienséance il pourrait jouir des charmes de son esprit, sans certainement avoir jeté aucun dévolu sur les autres auxquels à son âge il ne pouvait pas penser. Il finissait son éloquente lettre par me dire que Le-bel n’était pas devenu amoureux de la Du-bois en jeune homme ; mais après réflexion, et que par conséquent il ne la presserait pas. Elle le saurait dans la réponse qu’il était occupé à lui faire. Un mariage ne devait jamais se faire que de sang-froid.

Ma bonne, après avoir luae cette lettre avec toute l’attention, me la rendit avec un air d’indifférence.

— Qu’est-ce que tu en penses ? ma chère amie.

— À faire ce que l’ambassadeur te dit. S’il trouve que nous n’avons pas besoin de nous presser, c’est tout ce que nous voulons. N’y pensons donc pas, et aimons-nous. Cette lettre d’ailleurs sort de la sagesse même ; mais je te dirai que je ne peux pas me figurer que nous puissions nous devenir indifférents, quoique je sache que cela peut arriver.

— Indifférents pas : tu te trompes.

— C’est-à-dire bons amis.

— Mais l’amitié, ma chère bonne, n’est jamais indifférente. Il est seulement vrai que l’amour peut cesser d’être de la partie. Nous le savons parce que cela fut toujours ainsi depuis que le genre humain existe. Ainsi l’ambassadeur a raison. Le repentir peut arriver à tourmenter nos âmes quand nous ne nous aimerons plus. Épousons-nous donc demain, et punissons ainsi les vices de la nature humaine.

— Nous nous épouserons aussi ; mais par la même raison ne nous pressons pas.

[87v] Ma bonne reçut la lettre de Le-bel le surlendemain. Elle la trouva aussi raisonnable que celle de l’ambassadeur ; mais nous avions déjà décidé de ne plus nous occuper de cette affaire. Nous nous déterminâmes à quitter Berne pour aller à Losane, où ceux à qui j’étais recommandé m’attendaient, et où on se divertissait beaucoup plus qu’à Berne.

Ma bonne, et moi au lit, l’un entre les bras de l’autre, fîmes un arrangement que d’accord nous trouvâmes très beau, et très sage. Lausane était une petite ville, où à son avis je devais être beaucoup fêté, et où pour quinze jours au moins je n’aurais que le temps nécessaire à faire des visites, et à courir aux dîners, et aux soupers qu’on me donnerait tous les jours. Toute la noblesse la connaissait, et le duc de Rosburi36 qui avait soupiré pour elle y était encore. Son apparition avec moi allait être l’histoire de tous les jours dans toutes les assemblées, ce qui à la fin nous aurait fort ennuyés tous les deux. Outre cela elle avait sa mère qui n’aurait trouvé à redire à rien ; mais qui dans le fond ne se trouverait pas bien satisfaite de la voir en qualité de gouvernante avec un homme, dont le sens commun démontrait à tout le monde qu’elle ne pouvait être que la maîtresse.

Après toutes ces réflexions nous décidâmes qu’elle irait toute seule à Losane chez sa mère, et que deux ou trois jours après j’irais y séjourner tout seul tant que je voudraisaf, pouvant d’ailleurs aller la voir tous les jours chez sa même mère. D’abord que de Losane je me serais rendu à Genève elle viendrait me rejoindre, et de là nous irions voyager [88r] ensemble partout où je voudrais tant que nous nous aimerions.

Ce fut le surlendemain de cet arrangement qu’elle partit d’assez bonne humeur, car, étant sûre de ma constance, elle se félicitait d’exécuter un projet très sage ; mais elle me laissa triste. Les visites de congé m’occupèrent deux jours ; et désirant de connaître le célèbre Haller avant de sortir de la Suisse, l’Avoyé de Muralt me donna une lettre pour lui, qui me fit grand plaisir37. Il était bailli à Roche38.

Lorsque je suis allé prendre congé de madame de la Saône, je l’ai trouvée au lit, et j’ai dû passer un quart d’heure avec elle tête-à-tête. Ne parlant, comme de raison, que de sa maladie, elle amena le dialogue de façon qu’il lui devint permis en bonne morale de me faire voir que le feu sacré39 qui la défigurait avait respecté tout son corps. Je n’ai plus tant admiréag la bravoure de Mingard, car elle m’aurait trouvé prêt à lui en faire autant. On ne pouvait rien voir de plus joli, et il était très facile de ne regarder que là. Cette pauvre femme, se montrant avec tant de facilité, se vengeait du tort que la nature lui faisait la rendant affreuse dans la figure, et en même temps par esprit de politesse elle se croyait peut-être en devoir de dédommager par là l’honnête homme qui avait la force de converser avec elle. Je suis sûr qu’ayant une jolie figure, elle aurait été avare de tout le reste.

Le dernier jour j’ai dîné chez M. F., où la gentille Sara me fit des reproches d’avoir fait partir ma femme avant moi. Nous verrons comment je l’ai trouvée à Londres trois ans après40.

Leduc était encore dans les remèdes, et fort faible ; mais j’ai tout de même voulu qu’il parte avec moi, car j’avais beaucoup de bagage, et je ne pouvais me fier qu’à lui.

[88v] C’est ainsi que j’ai quittéah Berne, qui laissa dans ma mémoire une impression si heureuse que je m’égaie toutes les fois que je me la rappelle.

Devant parler au médecin Herrenschouandt pour une consultation qui intéressait madame d’Urfé, je me suis arrêté à Morat où il était domicilié41. Ce n’est qu’à quatre lieues de Berne. Il m’engagea à dîner pour me convaincre de l’excellence des poissons de ce lac-là ; mais à mon retour à l’auberge je me suis décidé à y passer la nuit en conséquence d’une curiosité que mon lecteur aura l’indulgence de me pardonner.

Le docteur Herrenschouand après avoir reçu deux beaux louis pour la consultation sur le ver solitaire qu’il me donna par écrit m’invita à aller me promener avec lui sur le grand chemin d’Avanche jusqu’à une chapelle remplie d’ossements de morts. Ces os, me dit-il, sont d’une partie des Bourguignons que les Suisses tuèrent à la fameuse bataille42. Je lis l’inscription latine : je ris ; et après je lui dis sérieusement que contenant une plaisanterie insultante elle devenait bouffonne, et que la gravité d’une inscription ne permettait pas à une nation sage de faire rire ceux qui la lisaient. Ce docteur suisse n’en convint pas. Voici l’inscription : Deo. Opt. Max. Caroli inclyti, et fortissimi Burgundiae ducis exercitus Muratum obsidens, ab Helvetiis caesus, hoc sui monumentum reliquit anno 1476 [À Dieu Très Bon et Très Grand, l’armée du célèbre et très puissant Charles duc de Bourgogne, assiégeant Morat et massacrée par les Helvètes, laissa d’elle ce monument en l’an 1476]43.

L’idée que j’avais de Morat jusqu’à ce moment-là était magnifique. Sa réputation de sept siècles, trois grands sièges soutenus, et repoussés : je m’attendais à voir quelque chose, et je ne voyais rien44.

— Morat, dis-je au médecin, a donc été rasé, détruit, car….

— Point du tout : il est ce qu’il a toujours été.

L’homme sage qui veut s’instruire doit lire, et voyager après pour rectifier sa science. Savoir mal est pire qu’ignorer. Montagne [89r] dit qu’il faut savoir bien45. Mais voici mon aventure à l’auberge.

Une fille de la maison qui parlait roman me parut quelque chose de fort rare, elle ressemblait à la marchande de bas que j’avais eueai à la petite Pologne46 ; elle me frappa. Elle s’appelait Raton. Je lui offre six francs pour prix de sa complaisance ; mais elle les refuse me disant qu’elle était honnête. J’ordonne qu’on mette les chevaux à ma voiture. Quand elle me voit prêt à partir, elle me dit d’un air riant, et en même temps timide qu’elle avait besoin de deux louis, et que si je voulais les lui donner, et ne partir que le lendemain, elle viendrait passer la nuit dans mon lit.

— Je reste ; mais souvenez-vous d’être douce.

— Vous serez content.

Quand tout le monde fut couché elle vint avec un petit air effaré fait pour augmenter mon ardeur. Ayant un besoin de nature, je lui demande où était le lieu, et elle me le montre sur le lac même. Je prends la chandelle, j’y vais, et faisant mon affaire, je lis les bêtises qu’on voit toujours dans ces endroits-là à droite, et à gauche. Voici ce que je lis à ma droite : Ce 10 Août 176047. Raton m’a donné il y a huit jours une Ch…. p…. cordée48 qui m’assomme.

Je n’imagine pas qu’il y ait deux Raton : je remercie Dieu : je suis tenté de croire aux miracles. Je retourne dans ma chambre d’un air fort gai, et je trouve Raton déjà couchée : tant mieux. La remerciant d’avoir ôtéaj sa chemise qu’elle avait jetée dans la ruelle, je vais la prendre, et elle s’alarme. Elle me dit qu’elle était sale de quelque chose de fort naturel ; mais je vois de quoi il s’agissait. Je lui fais des reproches, elle ne me répond rien, elle s’habille en pleurant ; et elle s’en va.

C’est ainsi que je l’ai échappée49. Sans le besoin que j’ai eu, et l’avis au lecteur, j’étais perdu, car je ne me serais jamais avisé de faire une perquisition à cette fille au teint de lis, et de roses.

[89v] Le lendemain je suis allé à Roche pour connaître le célèbre Haller.

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