Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre V

Cardinal Passionei, pape, Mariuccia, mon arrivée à Naples

Il me reçut dans une grande chambre où il était occupé à écrire : une minute après il mit bas la plume. Il ne pouvait pas me permettre de m’asseoir, puisqu’il n’y avait pas de sièges. Après m’avoir dit qu’il préviendra le saint père, il ajouta que Mons. Cornaro aurait pu penser à quelqu’un autre1 de préférence à lui, car le pape ne l’aimait pas.

— Il a préféré l’estimé à l’aimé.

— Je ne sais pas s’il m’estime ; mais je sais qu’il sait que je ne l’estime pas. Je l’ai aimé, et estimé cardinal ; mais depuis qu’il est pape il s’est fait trop connaître pour coglione.

— Le sacré collège devait élire votre éminence.

— Point du tout, car intolérant comme je suis de tout ce qui me semble mal fait, j’aurais peut-être fait trop main basse2, et Dieu sait ce qui serait arrivé. Le seul dans le conclave qui était fait pour être élu pape c’était le cardinal Tamburini3. Mais venez demain, car j’entends venir du monde.

Quel plaisir pour mon âme d’avoir entendu de la bouche même de cette éminence le pape traité de coglione (sot) et la préconisation4 de Tamburini ! J’ai d’abord mis ceci dans mes capitulaires5. Mais qui est donc ce Tamburini ? Je fais cette question après dîner à Winkelmann, car quand on veut s’instruire il faut aller chercher le philosophe. Tamburini, me dit-il, est respectable par ses vertus, par son caractère, par son esprit clairvoyant, et par sa fermeté. Il n’a jamais déguisé ce qu’il pense des jésuites. Il les méprise, et partant Passionei le préconise. Je crois aussi qu’il serait grand pape.

Mais voilà ce que j’ai entendu dire à Rome neuf ans après chez le prince Santa Croce par une âme damnée des jésuites, qui alors étaient à l’agonie6 : Le cardinal Tamburini bénédictin était un impie : au lit de la mort il a demandé le viatique sans vouloir auparavant se confesser. J’entends cela, et je ne dis rien.

[65v] Je m’informe le lendemain de ce fait à quelqu’un qui devait savoir la vérité, et qui ne pouvait avoir aucune raison de la cacher. Il me dit que le même cardinal avait célébré la messe trois jours auparavant, et qu’ainsi il fallait juger que s’il n’avait demandé un confesseur c’était parce qu’il n’aurait su que lui dire.

Ainsi malheur à tous ceux qui aiment la vérité, et qui ne savent pas aller la puiser à sa source. J’espère, mon cher lecteur, que vous me pardonnerez facilement mes digressions.

Je vais donc le lendemain chez le cardinal, et il met d’abord bas sa plume, me disant que j’avais bien fait à venir de bonne heure pour lui conter l’histoire de ma fuite, dont il avait entendu parler avec admiration.

— Volontiers, éminentissime seigneur, mais elle est longue.

— Soit. On m’a dit que vous contez bien.

— M’assiérai-je sur le parquet ?

— Oh non : vous avez un trop joli habit.

Il sonne. Il dit au gentilhomme qui entre qu’il fasse porter un siège, et un laquais me porte un tabouret. Un siège sans bras, et sans dos me fait monter l’humeur à la tête, je conte mal, et dans un quart d’heure tout est fini.

— J’écris mieux, me dit-il, que vous ne parlez, et sia vous ne le croyez pas, tenez, et lisez à votre commodité : c’est l’éloge funèbre du prince Eugène7 : je vous en fais présent. J’espère que vous ne trouverez pas ma latinité mauvaise. Vous pourrez aller baiser le pied au saint père demain à dix heures.

De retour à la maison, pensant au singulier caractère de ce cardinal homme d’esprit, haut, vain, et bavard, je me détermine à lui faire un beau présent. C’était le pandectarum liber unicus8 que le Suisse M. F.9 m’avait donné à Berne, et dont je ne savais que faire : c’était un in folio bien relié et conservé. C’était un don, dont en qualité de grand bibliothécaire de la Vaticane il devait faire cas, ayant d’ailleurs une belle bibliothèque à lui sous l’inspection de mon ami Vinkelmann10. J’écris donc une courte [66r] lettre en latin à S. E., et une autre à Vinkelmann, qui devait lui présenter de ma part le code. Il me semblait que ce rare livre valait bien son oraison funèbre, et j’espérais qu’une autre fois il ne me ferait pas désirer un tabouret. Je l’ai d’abord envoyé à l’abbé par Costa.

Le lendemain à l’heure indiquée je vais à Monte Cavallo11. Je n’avais besoin ni de me faire présenter, ni de me faire annoncer au saint père, car tout chrétien est le maître de paraître devant lui d’abord qu’il voit la porte ouverte ; et d’ailleurs il m’avait connu à Padoue quand il en occupait le siège épiscopal12 ; mais malgré cela j’avais voulu le prévenir.

À peine entré, après lui avoir baisé la sainte croix peinte sur la sainte pantoufle, il me dit, me mettant une main sur l’épaule gauche qu’il se souvenait de lorsque je partais de son assemblée à Padoue d’abord qu’il entonnaitb le Rosaire. — J’ai, très béat père, des péchés beaucoup plus grands à me reprocher : aussi suis-je venu me prosterner à vos saints pieds pour en recevoir l’absolution.

Il me donna alors une généreuse bénédiction, et il me demanda quelle grâce je voulais lui demander.

— L’intercession de votre sainteté pour que je puisse retourner libre à Venise.

— Nous parlerons à l’ambassadeur, et après nous vous répondrons. Allez-vous souvent chez le cardinal Passionei ?

— J’y ai été trois fois ; il me fit présent de son oraison funèbre du prince Eugène, et pour lui donner une marque de ma reconnaissance je lui ai envoyé en présent le livre des pandectes.

— L’a-t-il reçu ?

— Je crois qu’oui.

— S’il l’a reçu, il vous enverra Vinkelmann pour vous le payer.

— Il me traiterait alors de marchand libraire. Je ne recevrai pas de payement.

— Dans ce cas, il vous renverra le code ; nous en sommes sûr. C’est sa coutume.

— Si son éminence me renvoie le code, je lui renverrai l’oraison funèbre.

Ce fut pour lors que le pape a tant ri que la toux lui a pris, et après avoir craché il retourna à rire. — Il nous sera agréable de savoir la fin de cette histoire sans que le monde soit informé de notre petite curiosité.

Après ces paroles, une bénédiction encore plus généreuse m’avertit que mon audience était finie.

En sortant, un abbé âgé m’approcha me demandant d’un air surpris, si j’étais le même Casanova qui s’était évadé des plombs.

— Je suis le même.

— Et vous ne me remettez pas ? Je suis Momolo13, barcarol en ce temps-là en Cà Rezzonico14.

— Vous vous êtes donc fait prêtre ?

— Point du tout ; mais ici nous sommes tous habillés en prêtres. Je suis premier scopatore (celui qui balaye) du béatissime père.

— Je vous fais bien mes compliments, et je vous prie d’excuser si cela me fait rire.

— Riez ; car ma femme, et mes filles rient aussi toutes les fois qu’elles me voient vêtu en prêtre. Venez nous voir.

— Où demeurez-vous ?

— Derrière la Trinité de monti15. Voici mon adresse.

— Vous me verrez ce soir.

Je suis retourné à la maison, me faisant une fête de ce que je passerais la soirée avec une famille de barcarol vénitien. Dînant avec mon frère, je ne lui ai rendu aucun compte de la conversation que j’avais eue avec le pape ; mais je l’ai invité à venir avec moi chez le barcarol devenu scopatore santissimo.

Mais voilà après dîner l’abbé Vinkelmann, qui vient me dire que je possédais entièrement la grâce de son cardinal, que le code que je lui avais envoyé était précieux, et rare, et en meilleur état que celui qui était dans la Vaticane16.

— Je suis venu, me dit-il, pour vous le payer.

— J’ai écrit à son éminence que je lui en fais présent.

— Il ne reçoit pas des livres en présent, car il le veut pour sa propre bibliothèque, et étant bibliothécaire de la Vaticane, il craint la calomnie.

— C’est bon ; mais ce code ne me coûte rien ; ainsi je ne veux pas le vendre. Dites au cardinal qu’il me fera honneur l’acceptant en présent.

— Il vous le renverra.

— Et moi je lui renverrai son oraison funèbre. Je ne veux pas des présents de quelqu’un qui n’en reçoit pas.

[67r] La chose fut ainsi : le lendemain le cardinal me renvoya mon livre, et dans la même heure je lui ai renvoyéc son oraison funèbre, lui écrivant que je l’avais trouvée un chef-d’œuvre. Mon frère me condamna hautement, mais je l’ai laissé dire. Sur la brune nous allâmes à la maison de l’abbé Momolo qui m’attendait, et qui m’avait annoncé à sa famille comme un homme merveilleux.

Après lui avoir présenté mon frère, j’en examine tous les individus17 : sa femme, quatre filles dont l’aînée avait vingt-quatre ans, et deux garçons en bas âge, tous laids. J’y étais, je devais y rester, et rire. Outre cela on voyait la pauvreté, car le scopatore devait vivre avec deux cents écus18 par an. Malgré cela le brave homme me dit, d’abord qu’il me vit assis, qu’il voulait me donner à souper ; mais pas davantage qu’une polenta et des côtelettes de cochon.

— Permettez-vous que j’envoie prendre chez moi six flacons de vin d’Orvietto ?

— Vous êtes le maître.

J’écris d’abord un billet à Costa où je lui ordonne de venir avec les six flacons, et un jambon. Une demi-heure après il arriva avec mon valet de louage qui portait le panier, et toutes les filles s’écrièrent : Voilà un joli garçon. Je vois Costa enchanté, je demande à l’abbé Momolo s’il le voulait à souper, toutes les filles le veulent, je lui dis de rester. Costa enchanté de l’honneur va d’abord dans la cuisine aider la femme de Momolo à faire la polenta.

On met une nappe sur une grande table, et une demi-heure après on vint y verser dessus une polenta énorme faite pour rassasier douze personnes, et on porta une grande casserole pleine de côtelettes de cochon.

On frappe à la porte de la rue : le garçon dit que c’était la signora Maria avec sa mère. Je vois toutes les filles qui à cette annonce font la mine.

— Qui les appelle ? dit l’une.

— Que viennent-elles faire ? dit l’autre.

— Elles ont faim, dit le père, elles mangeront avec nous ce que la Providence envoie.

Je vois entrer ces deux affamées : une très jolie fille19 à l’air modeste, et une mère à l’air mortifié qui paraissait honteuse de sa pauvreté. La fille demande d’abord excuse : elle dit qu’elle ne serait pas venue, si elle avait su qu’il y avait des étrangers. Le seul Momolo répond à son compliment, lui disant qu’elle avait bien fait à venir, et il lui place un siège entre mon frère, et moi. Je l’examine alors de près, et je trouve dans cette pauvre fille une beauté accomplie.

On commence à manger, on ne parle plus. La polenta excellente, le porc exquis, le jambon parfait : en moins d’une heure on ne voit plus la moindre marque qu’il y avait eu, sur la table, quelque chose à manger ; mais le vin d’Orvietto poursuit à tenir la compagnie gaie. On parle de la loterie qu’on devait tirer le surlendemain, et toutes les filles disent les numéros sur lesquels elles avaient risqué trois sous. Je leur dis que si je pouvais être sûr d’un seul nombre je serais content ; [la jeune]d Mariuccia, que j’avais à ma droite, me dit que si un numéro me suffisait, elle pouvait me le donner. Je ris de son offre ; mais elle ne rit pas : elle me dit d’un air sérieux qu’elle était sûre du vingt-sept. Je demande à l’abbé Momolo, si on pouvait encore jouer, et il me dit qu’on ne fermait qu’à minuit, et qu’il irait jouer lui-même : je lui donne alors quarante écus en cédules20, et je lui dis de mettre vingt écus sur le vingt-sept par extrait21, dont je faisais présent aux cinq filles qui étaient à table, et les autres vingt sur le même numéro cinquième extrait22 pour moi. Il y va, et il revient un quart d’heure après me porter les deux billets. Ma voisine me dit, me remerciant, qu’elle était sûre de gagner ; mais qu’elle doutait de mon billet, car ce n’était [68r] pas sûr que son numéro sortirait cinquième. — Mais moi j’en suis sûr, car vous êtes la cinquième fille que j’ai vue dans cette maison : cette raison fait rire toute la compagnie. La femme de Momolo dit que j’aurais mieux fait à donner les quarante écus aux pauvres, et son mari lui impose silence lui disant qu’elle ne connaissait pas ma tête. Mon frère rit ; mais il me dit aussi que j’avais faite une folie. Je lui réponds que j’avais joué. Je serre adroitement la main de la modeste Mariuccia, et elle serre la mienne de toute sa force : j’ai tout entendu. Je les ai laissés vers minuit priant Momolo de renouveler la partie le surlendemain pour nous réjouir du gain de la loterie.

Retournant à la maison, mon frère me dit que si je n’étais pas devenu riche comme un Crésus, je devais être fou ; mais il convint avec moi que Mariuccia était belle comme un ange.

Le lendemain, Mengs est venu à Rome, et j’ai soupé avec lui en famille. Il avait une sœur laide, mais bonne, et qui avait du talent : elle avait été amoureuse de mon frère, qui, quand elle lui parlait, ne la regardait pas au visage. Elle faisait des portraits en miniature très ressemblants, et je crois qu’elle vit encore à Rome avec son mari Maroni23. Elle me dit un jour que mon frère ne la mépriserait pas s’il n’était le plus ingrat de tous les hommes.

La femme de Mengs était jolie, honnête, et très exacte dans les devoirs de femme, et de mère, et très soumise à son mari qu’elle ne pouvait pas aimer parce qu’il n’était pas aimable. Il était entêté, et cruel, et toujours soûl quand il se levait de table ; mais quand il dînait en ville, il avait la prudence de ne boire que de l’eau. Sa femme avait la patience de lui servir de modèle dans toutes les nudités qu’il lui arrivait de devoir peindre. Elle me dit un jour que son confesseur l’avait obligée à obéir en cela à son mari sans lui faire la moindre remontrance, carf autrement il aurait pris un autre modèle, dont il aurait joui avant de le peindre ; et il aurait péché.

[68v] Après table tout le monde se trouva gris. Vinkelmann fit des culbutes sur le plancher avec les enfants mâles, et femelles de Mengs, qui l’adoraient. Ce savant aimait à folâtrer avec l’enfance dans le goût d’Anacréon24, et d’Horace : Mille puellarum, puerorum mille furores [De tes fureurs pour mille filles, mille garçons]25. Ce qui m’est arrivé un matin chez lui vaut la peine d’être écrit.

J’entre de bonne heure sans frapper dans un cabinet, où ordinairement il était toujours seul occupé à relever des caractères antiques, et je le vois se retirer vite d’un jeune garçon accommodant avec rapidité le désordre de ses culottes. Je fais semblant de ne pas avoir vu, me tenant ferme à admirer une idole égyptienne qui était derrière la porte du cabinet. Le Batyle26 qui était réellement fort joli part ; Vinkelmann m’approche en riant, et me dit qu’après le peu que j’avais vu, il ne croyait pas de pouvoir m’empêcher de juger le reste ; mais qu’il se devait à lui-même une espèce de justification qu’il me priait d’écouter. Sachez, me dit-il, que non seulement je ne suis pas pédéraste ; mais que dans toute ma vie j’ai dit qu’il était inconcevable que ce goût eût tant séduit le genre humain. Si je disais cela après ce que vous venez de voir, vous me jugeriez hypocrite. Mais voilà ce que c’est. Dans mes longues études, je suis devenu d’abord l’admirateur, puis l’adorateur des anciens, qui comme vous savez ont presque tous été b……27 sans s’en cacher, et plusieurs d’entr’eux immortalisant par leurs poèmes les gentils objets de leur tendresse, et même par des monuments superbes. Ils parvinrent jusqu’à alléguer leur goût en témoignage de la pureté de leurs mœurs, comme par exemple Horace qui pour prouver à Auguste, et à Mecenas28 que la médisance ne pouvait pas mordre sur lui il défie ses ennemis à lui prouver qu’il se fût jamais souillé par un adultère.

Dans la connaissance évidente de cette vérité, j’ai jeté un coup d’œil sur moi-même, et j’ai eu un dédain, une espèce de honte de ne ressembler en cela point du tout à mes héros. Je me suis trouvé aux dépens de mon amour-propre d’une certaine façon méprisable, et ne pouvant pas me convaincre de ma bêtise par la froide théorie, [69r] j’ai décidé deg m’éclairer par la pratique, espérant que par l’analyse de la matière mon esprit acquerrait les lumières qui lui étaient nécessaires à distinguer le vrai du faux. Déterminé à cela, il y a trois ou quatre ans que je travaille à la chose choisissant les plus jolis Smerdias29 de Rome ; mais c’est inutile : quand je me mets à l’entreprise non arrigo [je ne bande pas]. Je vois toujours à ma confusion qu’une femme est préférable en tout point, mais outre que je ne m’en soucie pas, je crains la mauvaise réputation, car que dirait-on à Rome, et partout où je suis connu, si on pouvait dire que j’ai une maîtresse ?

Le lendemain je suis allé faire ma révérence au pape.

Ayant vu dans la première antichambre l’abbé Momolo, je lui ai recommandéh la polenta pour le soir, puis je fus introduit chez le saint père qui me dit au premier abord :

— L’ambassadeur de Venise30 nous a dit qu’ayant envie de retourner à la patrie, vous devez aller vous présenter au secrétaire du tribunal.

— Je suis prêt si votre sainteté veut me donner une lettre de recommandation écrite de sa main. Sans cette lettre je n’irai jamais m’exposer à être renfermé dans un lieu d’où la main visible de Dieu m’a tiré par des prodiges.

— Vous avez un habit fort galant que certainement vous n’avez pas mis pour aller prier Dieu.

— C’est vrai, très saint père ; mais je ne l’ai pas non plus mis pour aller au bal.

— Nous savons toute l’histoire du renvoi des présents. Avouez que vous avez flatté votre orgueil.

— Mais abaissant un orgueil plus grand.

Voyant le pape rire j’ai mis un genou à terre pour le supplier de m’accorder la grâce de faire présent de mon code des pandectes à la bibliothèque du Vatican, et pour toute réponse j’ai reçu une bénédiction, qui en langage papal veut dire : Levez-vous la grâce est faite.

— Nous vous enverrons, me dit-il, les marques de notre affection singulière sans que vous soyez obligé de payer à la chambre les frais de l’enregistrement.

Une seconde bénédiction me dit de partir. J’étais curieux de voir les marques de l’affection singulière que le pape m’avait promises.

[69v] J’ai d’abord envoyé par Costa mon code à la bibliothèque, puis j’ai dîné avec Mengs. On porte les cinq numéros sortis à la loterie, et mon frère me regarde. Je ne me souvenais pas d’avoir joué.

— Le vingt-sept, me dit-il, est sorti cinquième.

— Tant mieux ; nous rirons.

Mon frère conte toute l’histoire à Mengs qui répond : — Ce sont des heureuses folies ; mais elles ne sont pas moins folies. Je lui ai dit que j’irais d’abord passer huit à dix jours à Naples pour jouir des quinze cents écus romains31 que la fortune m’avait envoyés, et l’abbé Alfani32 me dit qu’il viendra avec moi en figure de mon secrétaire. Je l’engage à me tenir sa parole.

J’ai invité Vinkelman à venir manger la polenta chez l’abbé Momolo, chargeant mon frère de l’y conduire, puis je suis allé faire une visite au banquier marquis Belloni pour régler mes comptes, et pour qu’il me donne une lettre de crédit sur un banquier de Naples. J’étais le maître à peu près de 200 m. #, j’avais au moins 10 m. écus en bijoux, et 30 m. florins à Amsterdam33.

Sur la brune je vais chez Momolo, où je trouve Vinkelmann, et mon frère ; mais au lieu de trouver la famille joyeuse, elle me semble triste. Momolo me dit que ses filles étaient fâchées que je n’eusse joué l’extrait pour elles comme je l’avais joué pour moi. Elles avaient vingt-sept écus chacune, et elles étaient tristes, tandis qu’il y avait deux jours qu’elles n’avaient pas le sou, et elles étaient gaies. Je connais toujours plus clairement que la vraie source de la gaieté se trouve dans l’esprit qui n’a point de souci.

Costa met sur la table une corbeille où il y avait dix cartouches de sucreries. Je dis que je les distribuerais quand toute la compagnie serait à table. La seconde fille de Momolo me dit que Mariuccia ne viendrait pas ; mais qu’on lui ferait avoir les deux cartouches.

— Pourquoi ne viendra-t-elle pas ?

— Elles ont eu hier une dispute, me dit Momolo, et Mariuccia qui dans le fond a raison, est partie disant qu’elle ne viendrait plus.

— [70r] Ingrates ! dis-je avec douceur à ces filles, réfléchissez qu’avant-hier elle vous a portéi la fortune. C’est elle qui m’a donné le vingt-sept. Bref. Pensez au moyen de la faire venir, ou je pars ; et j’emporte les cartouches.

Momolo dit que je ferais bien.

Les filles alors mortifiées prient leur père d’aller la faire venir ; mais il leur répond qu’elles devaient y aller elles-mêmes, et à la fin elles se déterminent à y aller avec Costa ; deux suffisaient. Mariuccia était leur voisine.

Une demi-heure après, je les ai vues paraître victorieuses, et Costa glorieux que sa médiation eût euj l’efficacité de réconcilier ces filles. J’ai alors distribuék les cartouches.

La polenta vint avec les côtelettes de porc ; mais l’abbé Momolo auquel ma connaissance avait fait entrer chez lui dans un seul jour deux cents écus donna après la polenta des plats fins, et des excellents vins. Le maintien de Mariuccia m’enflamma. Ne pouvant que lui serrer la main, elle ne putl me répondre que me la resserrant ; mais je n’ai pas eu besoin d’un langage plus clair pour être sûr qu’elle m’aimait. Descendant l’escalier avec elle, je lui ai demandé si je ne pourrais pas lui parler dans quelqu’église : elle me répondit d’aller le lendemain à huit heures à la Trinité de Monti.

Mariuccia à l’âge de dix-sept à dix-huit ans était grande, se tenait très bien, et paraissait faite aux ciseaux de Praxitèle34. Elle était blanche, mais sa blancheur n’était pas celle d’une blonde, qui éblouissante, et sans nuance fait presque croire qu’elle n’a pas de sang dans ses veines. La blancheur de Mariuccia était si animée qu’elle offrait aux yeux un incarnat qu’aucun peintre n’aurait jamais su attraper. Ses yeux noirs, très fendus, et à fleur de tête, et toujours remuants avaient sur leur superficie une rosée qui paraissait un vernis du plus fin émail. Cette rosée imperceptible que l’air dissipait très facilement reparaissait toujours plus fraîche au rapide clignotement de sesm cils. Ses cheveux tous recueillis en quatre grosses tresses s’unissaient à la nuque pour y former un beau globe : ils jetaient dehors sur tous les bords de la belle chevelure pour orner les confins de son front spacieux par-ci par-là des petites boucles crépues, où on ne voyait ni art, ni ordre, ni étude. Les roses vivantes animaient ses joues, et le doux rire habitait sur sa belle bouche, et sur ses lèvres de feu, qui ni bien jointes, ni bien séparées ne laissaient voir dans une ligne très droite que l’extrémité de ses blancs râteliers. Ses mains, sur lesquelles on ne voyait ni muscles ni veines,n paraissaient longues en proportion de leur largeur. Cette beauté à Rome n’était pas encore tombée sous les yeux d’un connaisseur : ce fut à moi que le hasard la présenta dans une rue de nul passage où elle vivait dans l’obscurité de la pauvreté.

Je n’ai pas manqué le lendemain de me trouver à huit heures dans l’église indiquée. D’abord qu’elle fut sûre que je l’avais vue, elle sortit, et je l’ai suivie. Elle s’arrêta à un grand bâtiment ruineux, et elle s’assit sur les derniers degrés d’un haut escalier me disant que personne ne pouvait s’aviser de monter là-haut ; et que je pouvais donc lui parler en pleine liberté.

— Charmante Mariuccia, lui dis-je m’asseyant près d’elle, vous m’avez rendu éperdument amoureux de vous : dites-moi ce que je peux faire pour vous, car aspirant à vos faveurs je dois principalement penser à les mériter.

— Rendez-moi heureuse ; et je n’aurai pas de peine à me livrer à votre amour en récompense de vos bienfaits, car je vous aime aussi.

— Que puis-je donc faire pour vous rendre heureuse ?

— Me tirer de la misère, et de la gêne qui m’accable devant vivre avec ma mère bonne femme, mais superstitieusement dévote, qui damne mon âme [71r] à force de vouloir faire mon salut. Elle trouve à redire à ma propreté parce qu’elle peut m’exposer au risque de plaire aux hommes. Si vous m’aviez donnéo en aumône l’argent que vous m’avez fait gagner à la loterie, elle me l’aurait fait refuser parce que vous auriez pu me le donner avec des mauvaises intentions. Elle me laisse aller seule à la messe, après que notre confesseur l’a assurée qu’elle pouvait m’y laisser aller ; mais je n’oserais rester dehors une seule minute de plus, excepté dans les jours de fête, où, faisant mes dévotions, je peux rester à l’église deux, et trois heures. Nous ne pouvons donc absolument nous voir qu’ici. Mais voilà de quoi il s’agit, si vous avez envie de me rendre heureuse, et si vous le pouvez. Un jeune homme, joli garçon, sage, et bon perruquier me vit chez le scopatore il y a quinze jours, et le lendemain il m’attendit à la porte de l’église, et il me donna une lettre. Dans cette lettre il se déclare amoureux, et il me dit que si je pouvais lui porter en dot quatre cents écus il m’épouserait ouvrant boutique de perruquier, et achetant les meubles nécessaires au ménage. Je lui ai répondu que j’étais pauvre, et que je n’en avais que cent consistant en billets de grâces, qui étaient entre les mains de mon confesseur. Actuellement j’en ai encore cent, car en cas de mariage ma mère me donnerait les cinquante de son lot. Vous pourriez donc faire mon bonheur me procurant encore des grâces pour deux cents écus, en portant les billets à mon confesseur, qui est un vieux saint homme, qui m’aime, et qui ne dirait jamais rien à personne qu’il les aurait reçus de vous.

— Je n’ai pas besoin d’aller en recherche de grâces ; je porterai aujourd’hui à votre confesseur deux cents écus, et vous penserez au reste. Dites-moi son nom. Je vous en rendrai compte demain matin ; mais non pas ici, car le froid et le vent me tuent. Laissez-moi faire à trouver une chambre, où nous serons sûrs, et à notre aise, et où personne ne pourra jamais deviner que nous y avons passép une heure. Vous me verrez à l’église, et vous me suivrez.

[71v] Mariuccia me donna le nom du vieux minime35, et me promit de me suivre le lendemain. Elle reçut avec la reconnaissance peinte sur sa figure toutes les marques de tendresse qu’elle put recevoir, et que j’ai pu lui donner dans le cruel endroit où nous étions ; mais si légères que je l’ai quittée au son de neuf heures beaucoup plus amoureux d’elle qu’auparavant, et très impatient de l’avoir entre mes bras le lendemain dans une chambre que je devais penser à me procurer. Ce fut ma première démarche.

Je sors du palais ruineux, et au lieu de descendre vers la place d’Espagne, je rebrousse chemin, et j’entre dans une rue étroite, et sale, où il y avait quelques pauvres maisons. Je vois une femmeq sortir d’une exprès pour me demander poliment, si je cherchais quelqu’un.

— Je cherche, lui dis-je, une chambre à louer.

— Il n’y en a pas ici ; mais vous en trouverez cent à la place.

— Je le sais ; mais je la voudrais ici, non pas pour épargner, mais pour être sûr de pouvoir venir y passer une heure le matin avec quelqu’un qui m’intéresser. Je la payerai à tel prix qu’on me demandera.

— Je vous entends ; et je vous servirais moi-même si j’en avais deux ; mais ma voisine en a une rez-de-chaussée, et je peux aller lui parler, si vous voulez attendre un moment. Vous pouvez entrer.

sJ’entre dans un taudis, où je vois la pauvreté, et deux petits garçons qui écrivaient leur leçon. Cinq ou six minutes après, la femme revient, et me dit d’aller avec elle : j’y vais laissant sur sa table dix à douze pauls36 qu’elle prend me baisant la main. Elle me fait entrer dans la maison voisine où je trouve dans une chambre rez-de-chaussée toute vide une autre femme qui me dit qu’elle me donnerait cette chambre-là à bon marché, si je voulais lui payer trois mois d’avance, c’est-à-dire trois écus romains37, et me charger moi-même d’y faire apporter tous les meubles dont j’avais besoin.

— Je vous paye dans l’instant les trois écus ; mais je ne peux pas me charger de faire porter des meubles. Chargez-vous-en vous-même, et faites que je trouve la chambre meublée aujourd’hui [72r] à trois heures. Je vous payerai douze écus.

— Douze écus ? Quels meubles voulez-vous donc ?

— Un lit, une petite table, quatre sièges, et un brasier de charbon allumé, car on meurt ici de froid. Je n’y viendrai que quelquefois le matin de bonne heure, et j’en partirai toujours avant midi.

— Si la chose est ainsi, venez à trois heures, et vous y trouverez mon lit, et tout le reste que vous m’avez demandé.

Je lui donne alors les trois écus ; je lui promets de retourner à trois heures, et je pars. Voilà qui est fait.

Je vais tout de suite à la Trinité de Monti, je demande le père confesseur, et on me mène à sa chambre. Je vois un moine français qui montrait soixante ans, et dont la noble, et belle physionomie inspirait la confiance. — Mon révérend père ; j’ai vu chez l’abbé Momolo, scopatore santissimo, une fille nommée Maria, dont le père nommé XX vit à Tivoli, et la mère avec elle-même. J’en suis devenu amoureux ; et j’ai trouvé le moment de le lui dire, et de lui proposer de l’argent pour la séduire : elle m’a répondu qu’au lieu de lui proposer des crimes, je devrais m’intéresser pour elle pour lui obtenir des grâces faites pour la marier à quelqu’un qui se présentait, et qui ferait son bonheur. Cette correction m’a touché ; mais ne m’a pas guéri de ma passion criminelle. Je lui ai parlé une seconde fois, et je lui ai dit que je voulais lui faire présent de deux cents écus pour rien, et que j’irais les porter à sa mère. Elle me répondit que je ferais son malheur, car elle croirait que cet argent serait la récompense d’un crime, et elle ne l’accepterait pas. Elle me dit que c’était à vous son confesseur que je devais le porter, et vous la recommander pour que le mariage qu’elle a en vue pût se faire. Voilà donc l’argent que je vous porte sans vouloir plus me mêler de rien. Je partirai après-demain pour Naples, et j’espère à mon retour de la trouver mariée.

Il prit les cent sequins38, et il m’en donna quittance, puis il me dit que m’intéressant pour Mariuccia je devenais le protecteur d’une colombe d’innocence, qu’elle se confessait à lui depuis cinq ans, et que souvent il lui ordonnait d’aller à la communion sans vouloir entendre sa confession parce qu’il la connaissait assez pour savoir qu’elle était incapable de commettre un péché capital. Il m’ajouta que sa mère était une sainte, et il me promit de faire réussir ce mariage après s’être informé des mœurs du garçon auquel elle voulait se donner, et il m’assura que personne ne saurait jamais d’où lui venait ce secours.

Après avoir ainsi mist toute cette affaire en bon ordre je suis allé dîner avec Mengs, et je me suis engagé très volontiers d’aller à l’opéra au théâtre Aliberti39 avec toute sa famille ; maisu je n’ai pas oublié d’aller auparavant à la petite chambre que j’avais louée pour voir si elle était meublée. J’y ai trouvé tout ce que j’avais ordonné, j’ai payé douze écus, et j’ai reçu de la maîtresse la clef de la chambre. Elle m’assura que tous les jours je la trouverais échauffée40 à sept heures du matin.

L’impatience de voir arriver le lendemain me fit trouver mauvais tout l’opéra ; etv m’empêcha de dormir dans toute la nuit.

Le lendemain, même avant l’heure fixée, je vais à la Trinité : Mariuccia arrive un quart d’heure après, je la vois, je sors, elle me suit de loin, et j’entre dans la maison, et j’ouvre la porte de ma chambre que je trouve échauffée. Un moment après je vois Mariuccia timide comme une personne qui doute, je ferme la porte, et la serrant entre mes bras je rappelle à la vie tout son courage. Je lui rends compte de la visite que j’avais faite à son confesseur, et je finis par lui montrer la quittance qu’il m’avait faite des deux cents écus, et par [73r] l’assurer qu’il s’intéresserait lui-même à son mariage. Je la presse de me rendre heureux lui disant que le temps passait vite, elle me répond que nous avions devant nous presque trois heures ayant dit à sa mère qu’elle ferait ses dévotions pour remercier Dieu des cent écus qu’elles avaient gagnés à la loterie.

Plein de mon bonheur, et nageant d’avance dans les plaisirs où j’allais plonger mes sens, je serre Mariuccia entre mes bras, je couvre sa figure de baisers enflammés, et la déshabillant peu à peu je m’étale tous ses charmes, et mon âme jouit de ne trouver la moindre résistance : Mariuccia ne vient pas au-devant de mes désirs, mais dans son caractère de douceur, elle s’abandonne à ma cupidité n’osant jamais détacher ses yeux des miens de crainte qu’ils n’allassent s’arrêter ailleurs où ils auraient trop triomphé de sa pudeur expirante.

Mais la voilà déjà au lit immobile, et disposée à succomber. C’est le moment de me hâter : moins ou plus heureux qu’elle en ceci que de ma part je n’avais point de pudeur à vaincre. Le sacrifice fut parfait, et je n’aiw pas eu lieu de douter de la pureté de ma victime. D’autres symptômes beaucoup plus chers à une âme amoureuse ont rendux certaine la mienne que Mariuccia n’avait avant ce moment-là jamais aimé. Mais elle fit plus. La volupté rend chère la douleur. Elle m’assura de n’en avoir pas ressenti, et au second assaut je l’ai vue entièrement possédée par Vénus.

L’horloge de la Trinité de Monti fit retentir dans nos oreilles l’impérieux son de dix heures. Nous nous rhabillâmes rapidement. M’étant engagé à partir pour Naples le lendemain, j’ai assuréy Mariuccia que le seul espoir de [73v] la serrer encore entre mes bras avant ses noces me ferait hâter mon retour à Rome. Je lui ai promis de porter encore dans le même jour cent écus à son confesseur, et qu’ainsi elle pourrait employer les cent qu’elle avait gagnés à la loterie à s’habiller. Je lui ai dit que j’irais passer la soirée chez l’abbé Momolo, que je serais enchanté de l’y voir ; mais que nous devions garder une contenance faite pour faire disparaître tous les soupçons d’une intelligence entre nous, comme on pouvait déjà en avoir formés.

Ellez m’assura me quittant qu’elle savait de s’être rendue à l’amour beaucoup plus qu’à l’intérêt. Sortant le dernier, j’ai averti la maîtresse de ma chambre que je passerais dix à douze jours sans me laisser voir chez elle ; et je suis d’abord allé au couvent des minimes pour remettre au bon confesseur de mon ange les cent écus que je lui avais promis.

Quand j’ai dit à ce vieux moine que je les lui donnais pour que Mariuccia employât les cent qu’elle avait gagnés à la loterie à s’habiller, et se faire des chemises, il m’assura qu’il irait lui-même d’abord après dîner chez elle pour persuader sa mère à y consentir, et pour parler à part à sa fille pour savoir d’elle où demeurait le garçon qui voulait l’épouser. J’ai appris à mon retour de Naples qu’il s’est acquitté de tout.

À deux heures après midi un camérier de notre seigneur41 se fit annoncer au chevalier Mengs. Nous étions tous à table. Il lui demanda d’abord si je demeurais chez lui,aa et Mengs me présenta. Il me remit sur-le-champ de la part de son très saint maître la croix de l’ordre de l’éperonab d’or42, et le diplôme, et outre cela une patente au sceau qui en qualité de docteur en droit civil, et canon me déclarait protonotaire apostolique extra urbem43. Reconnaissant à cet honneur insigne, j’ai assuré le [74r] personnage que j’irais le lendemain remercier mon nouveau souverain, et lui demander sa bénédiction. Mengs en qualité de confrère vint d’abord m’embrasser ; mais j’avais eu le privilège de ne rien débourser. Le chevalier Mengs avait dû payer vingt-cinq écus pour l’expédition du diplôme. On dit à Rome que sine effusione sanguinis non fit remissio [sans écoulement de sang, il n’y a pas de pardon]44. Tout coûte argent, et avec argent on a tout dans la sainte cité.

Je me suis d’abord décoré de la croix en sautoir attachée à un large ruban ponceau45. C’est la couleur de l’ordre des soldats dorés de S.t Jean de Latranac compagnons de palais ; en latin comites palatini, ce que46 traduit de nouveau donne comtes palatins47. Le pauvre Cahusac auteur de l’opéra de Zoroastre48 est devenu fou à Paris dans ce même temps quand le nonce apostolique le fit comte palatin de cette façon. Pour moi je ne suis pas devenu fou, mais si enchanté de cette décoration que j’ai d’abord demandé à Vinkelmann, si je pouvais orner ma croix de diamants, et de rubis : il me dit que j’en étais le maître, et qu’il savait où je pourrais en acheter une toute faite que j’aurais pour mille écus, et qui avait coûté davantage. Je l’ai achetée le lendemain d’abord que je l’ai vue pour en faire parade à Naples. Je n’ai jamais osé la porter à Rome. Quand j’ai paru devant le saint père pour le remercier j’ai mis la croix à la boutonnière par maxime de modestie. J’ai quitté cette croix cinq ans après à Varsovie quand le prince palatin de Russie Czartoryski49 me demanda ce que je faisais de cette croix. C’est une drogue, me dit-il, que ne portent plus que les charlatans50.

Mais c’est le présent que les papes font aux ambassadeurs, malgré qu’ils sachent qu’ils le donnent à leurs valets de chambre : il est très facile de faire semblant d’ignorer quelque chose, et aller toujours son train.

Momolo le soir voulant célébrer mon installation me donna à souper ; mais je l’ai dédommagé faisant une banque de Pharaonad. [74v] J’ai eu l’adresse de perdre quarante écus les distribuant à toute la famille sans montrer la moindre partialité pour Mariuccia. Elle trouva le moment de me dire que le père confesseur avait été chez elle, qu’elle l’avait instruit de tout à l’égard du garçon perruquier, et qu’il avait persuadéae sa mère à dépenser les cent écus pour l’habiller.

M’étant aperçu que la seconde fille de l’abbé Momolo aimait Costa, je lui ai dit que j’allais le lendemain à Naples ; mais que je le lui laissais, espérant de trouver à mon retour un traité de mariage entr’eux, que je seconderais,af me chargeant volontiers des frais de noces. Le fait est que Costa n’a pas épouséag cette fille alors de crainte que je ne la lui fisse épouser que pour en avoir l’usufruit. C’était un sot d’une rare espèce. Il est allé l’épouser dans l’année suivante après m’avoir volé51. Nous en reparlerons à sa place.

Le lendemain après avoir bien déjeuné, et tendrement embrassé mon frère je suis parti dans ma belle voiture avec l’abbé Alfani, précédé par Le-duc à cheval. Je suis arrivé à Naples dans un moment où toute la ville était en alarme parce que le fatal Volcan menaçait une éruption52. À la dernière station le maître de poste me fit lire le testament de son père qui était mort après l’éruption de l’an 1754 : il disait que l’éruption que Dieu destinait à l’entière destruction de la scélérate ville de Naples arriverait dans l’hiver de l’année 1761 ; il me conseillait par conséquence à retourner à Rome. Alfani trouvait cela évidentah, nous devions écouter la voix de Dieu. L’événement était prédit, il devait donc arriver. C’est ainsi que certaines gens raisonnent.

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