Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre XI [version courte]1

Ma feinte nièce, devenue ma maîtresse, m’enflammait. Le cœur me saignait quand je pensais que Marseille devait être le tombeau de mon amour. Tout ce que je pouvais faire était d’y aller à très petites journées : aussi ai-je voulu dormir à Fréjus, au Luc, à Brignoles, et à Aubagne, où j’ai passé avec elle la sixième nuit délicieuse, qui fut la dernière.

Arrivant à Marseille, j’ai fait descendre mon frère, et Passano à la première auberge que j’ai vueb en passant ; et suivant mon chemin, je me suis arrêté devant la porte de madame Audibert, où j’avais décidé de faire descendre Melle P. P., que je n’appellerai plus ma nièce. C’était chez elle qu’elle avait connu Monsieur Croce, et c’était elle-même qui m’avait conseillé de la conduire chez elle ; mais je devais monter chez cette dame tout seul pour m’assurer qu’elle la recevrait avec plaisir. Je l’avais connue la première fois que j’avais été à Marseille. Melle P. P. comptait sur l’esprit de cette dame pour parvenir à se réconcilier avec son père.

Je l’ai donc laisséec dans la voiture avec Marcoline, et je suis monté chez elle, qui me vint au-devant curieuse de voir la personne qui arrivait chez elle en poste.

M’ayant d’abord reconnu, elle n’eut aucune difficulté à me conduire dans une chambre pour entendre ce que j’avais à lui dire. Je lui aid communiqué en bref toute [154v] l’histoire de Melle P. P., le bonheur que j’avais eu de la sauver du précipice, et l’autre plus grand de lui trouver une amoureux, qui devait arriver dans quinze jours à Marseille pour l’obtenir pour femme des mains de son père, dont elle espérait d’obtenir un généreux pardon, si elle voulait s’intéresser à sa faveur. Elle me répond qu’elle fera tout ce qui pourra dépendre d’elle, qu’elle la gardera dans sa propre maison, où personne ne la verra, et elle me demande où elle est. D’abord qu’elle m’entend lui dire qu’elle était dans ma voiture, elle descend, elle va la recevoir entre ses bras, et les voilà dans les embrassements, dans la joie, et dans les larmes. Je les laisse leur promettant d’aller les voir tous les jours, et après avoir fait monter sa malle, et ses paquets, je vais descendre Marcoline chez le vieux bonhomme, où j’avais tenu Rosalie. Je la fais loger dans le même appartement que j’avais occupé dans ce temps-là, je fais monter ses paquets, sa malle, je fais mon marché, je la recommande à l’hôte, je la console l’assurant qu’elle reverra sa chère amie très heureuse, et lui promettant de la revoir tout au plus tard le lendemain, je la laisse, et l’hôte me donne les clefs de sa porte, et met près d’elle sa propre nièce, que je connaissais. Je lui ai laissé dans une bourse tout son argent réduit en or. C’était 125 louis2.

Je suis allé à grand trot aux treize cantons, où madame d’Urfé qui m’attendait depuis trois semaines, m’avait gardé l’appartement voisin de celui qu’elle occupait.

Le lecteur peut se figurer les circonstances de cette entrevue. Elle me revoyait à la fin, et prévenue par la dernière lettre que je lui avais écritef de Gênes, elle était sûre que je [155r] lui conduisais Querilinte. C’était le fameux Federico Gualdo, c’était le chef des Rosecroix, qui devait la faire mourir pour la faire renaître homme. Le goût que j’avais pris à mes folies m’avait mis dans le devoir de nourrir la sienne, et elle ne me faisait plus pitié. Je ne pouvais espérer de la guérir, que quand elle serait parvenue à n’avoir plus d’argent, et je travaillais à cela sans aucun scrupule. Je me serais trouvé coupable, si mon projet eût été d’en faire un bon usage pour mon propre avantage, et pour m’enrichir : je me serais pour lors reconnu avare, intéressé, trompeur, et indigne de l’estime que je voulais avoir de moi-même, et que je savais de mériter par mes sentiments ; mais ne pensant qu’à satisfaire à mes caprices, et à faire des folies, je croyais qu’il m’était très permis de me servir de l’argent d’une folle.

Quand elle me demanda où était Querilinte, et que je lui ai répondu qu’il était à Marseille, et que je le lui présenterais dans le jour suivant, elle me pria de demander à Paralis, si les présents qu’elle lui avait préparés étaient ceux qui lui convenaient.

Ne sachant pas en quoi ces présents consistaient, et ne pouvant pas lui demander de les voir, j’ai fait prononcer par l’oracle qu’ils étaient dignes d’être offerts par la divine Séramis à son futur père ; mais que c’était à moi à les sacrer avant de les exposer à la vue du chef des Rosecroix.

Elle me fit alors entrer dans son autre chambre, et elle ouvrit un tiroir, où elle me fit voir sept paquets dans une caisseg destinés aux sept planètes. Dans chaque paquet il y avait sept livres du métal qui dépendait de la planète. [155v] Elle me fit voir les sept livres d’or pour le Soleil qu’elle avait pulvériséesh elle-même. Mais ce qui m’intéressa davantage furent les sept pierres précieuses qui appartenaient aussi chacune à la planète qui l’avait produite. Son poids était de sept carats. Un diamant, un rubis, une émeraude, un saphir, une Chrysolithe jaune, un topaze qu’elle croyait oriental, et un Opale qui était une composition, malgré qu’elle la crût naturelle.iCes pierres étaient de toute beauté. J’ai d’abord décidé en moi-même que Querilintej n’aurait, ni ne verrait jamais ce trop beau présent.

Pour commencer à m’en assurer je l’ai flattée l’autorisant par un oracle à apposer sur la caisse les trois cachets de l’ordre que le seul Querilinte aurait la faculté de rompre. Elle tenait cachetée ainsi dans une fiole d’or la médecine universelle, dont un Génie de l’air veillait à la garde. Elle tira hors d’un étui les divins cachets, elle alluma sept bougies, et après avoir lu trois psaumes qu’elle connaissait, et que je n’ai pas manqué d’approuver, elle ferma la caisse, et elle la rendit inviolable par les trois empreintes. L’une représentait Horosmadis debout, et tout nu ayant la figure d’un astre sur la poitrine. Un autre figurait un oiseau qu’elle appelait Dragon. Le troisième était le talisman d’Hermès.

Je lui ai promis qu’elle dînerait le lendemain avec Querilinte ; mais qu’elle devait se préparer à le trouver fort triste.

— Pourquoi est-il triste.

— Il ne peut pas m’en dire la raison ; et en vain je l’ai demandée à Paralis.

— C’est apparemment quelque grand malheur qui menace l’ordre ; mais j’espère que cela n’empêchera pas ma régénération.

— Soyez-en sûre.

Je ne l’ai quittée que le lendemain de très bonne heure pour aller, malgré ma grande répugnance, instruire Querilinte du rôle qu’il devait jouer vis-à-vis de cette femme, dont il n’avait pas d’idée, et qui devait à son tour le surprendre par des questions, [156r] et par des propos auxquels il ne saurait que répondre.

Cet homme était assez beau, il était dans l’âge, mais il avait l’air vigoureux, et il avait de l’esprit ; mais son esprit n’était pas celui qui lui aurait été nécessaire pour représenter l’homme le plus savant, et le plus puissant de l’univers : outre cela il ne possédaitk ni le ton, ni les manières propres à disposer une femme du caractère de madame d’Urfé à se féliciter d’être destinée à devenir son vase l’élection dans l’hypostase qu’elle se figurait. Outre cela il ne s’expliquait en français que très mal. Je me repentais de l’avoir choisi ; mais c’était trop tard ; et je ne savais plus comment faire pour différer encore une opération que mon oracle avait garantiel immanquable à Marseille à cette femme que je craignais toujours de voir revenir de sa folie.

Je vais donc chez lui, je fais sortir mon frère je ferme la porte et me voilà tête-à-têtem.

—n Aujourd’hui, monsieur, je vous présenterai à madame la marquise d’Urfé, et nous dînerons vous, et moi avec elle. Elle vous tiendra des propos que vous trouverez nouveaux, et dont vous ne comprendrez ni le fondement ni le but. J’espère que vous aurez l’adresse de lui cacher votre ignorance, car elle vous croit savant, et il m’importe qu’elle reste dans cet abus. Ayez cette complaisance, et comptez sur ma reconnaissance.

— Je pourrais vous servir ; mais si elle m’interroge, il faudra bien que je lui réponde, et pour lors il me sera impossible de lui en imposer.

— Je sais que vous avez assez d’esprit pour lui donner des réponses évasives.

— Elle me trouvera impoli.

— Ne craignez pas cela, et d’ailleurs je serai prêt à vous aider, et à vous tirer d’embarras toutes les fois que je vous y verrai.

— J’entends. Vous voulez une scène de comédie dans le goût de [156v] celle de Lope de Vega Carpio dans le Roi Tonto3.

— Je ne connais pas cette comédie ; mais je vois que vous m’avez compris.

— Très bien : et j’espère que vous serez content.

Après ce concert, je lui ai dit de se tenir prêt à midi, et je suis allé voir Mlle P. P. que j’ai trouvéeo très contente en compagnie de Mad. Audibert. Son père était allé la voir d’abord qu’il sut de celle-ci qu’elle était chez elle. Il lui avait pardonné, et il s’était déclaré impatient de voir à Marseille le fils de son correspondant N. N. pour voir vérifié le mariage en question, qui devait faire oublier à ses parents la grave faute qu’elle avait commise. En attendant il avait décidé de la conduire à demeurer à la campagne chez sa sœur, où il pourrait facilement faire aller sa mère, qui en peu de jours la remettrait dans ses bonnes grâces. Cette campagne était à très peu de distance depS.t Louis à deux lieues de Marseille. Elle me dit qu’il voulait absolument me connaître, et il trouva que j’avais fort bien fait à me donner à Gênes la qualité de son oncle. Madame Audibert me promit de me faire savoir quand je pourrais dîner chez elle avec M. P. P. après qu’il aurait conduit sa fille à la bastide de S. Louis. Mlle P. P. m’engagea à lui promettre d’aller la voir chez sa tante avec sa chère Marcoline.

Très content de la bonne tournure que prenait cette affaire, j’en ai d’abord donné la nouvelle à Rosalie par une lettre où je lui démontrais qu’elle devait solliciter le départ de M. N. N., car je désirais d’être encore à Marseille à son arrivée.

À midi je suis allé prendre Passano, et je l’ai conduit aux treize cantons. Pour se mettre avec élégance, il s’était rendu caricature. On voyait qu’il avait teint en noir ses sourcils, et qu’il avait mis du rouge. Sa perruque était poudrée en blanc, ce qui faisait avec sa peau noire le plus cruel contraste. Je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas mis du blanc. Mais quand j’ai vu Mad. d’Urfé, toute la tristesse que me causait cette corvée se tourna en gaieté, car jamais folle ne s’était mise plus bizarrement qu’elle tant dans ses atours, comme dans [157r] sa coiffure, dans le collier, dans les bracelets, et dans les bagues qu’elle avait à ses doigts. Je me suis reconnu pour sage en qualité de surintendant d’un sot méchant, et d’une folle magnifique misérable victime de sa fausse science, et de son projet chimérique.

À l’apparition de Passano, qui lui fit la profonde révérence qu’il devait lui faire, elle lui donna le titre de Votre Divinité, et elle allait s’agenouiller devant lui, si tout épouvanté je ne l’avais pas retenue. Fâché dans ce moment-là de ne l’avoir pas concertée, je lui ai dit à l’oreille qu’elle allait tout gâter si elle ne traitait pas l’adepte d’égal à égal. Elle m’obéit dans l’instant. L’accueil inattendu avait ébahi le sot, et le voyant égaré l’envie de rire me prit ; mais il ne fallait pas rire. Je les ai fait placer l’un près de l’autre sur un canapé, et pour que rien ne m’échappe je me suis assis vis-à-vis d’eux sur un tabouret.

La marquise débuta par lui dire qu’elle l’attendait de retour depuis l’heureux moment qu’il l’avait rendue féconde d’Isiaris, et elle tira de sa poche le portrait de sa divine fille que je n’avais jamais vu. Il le regarda, et il lui dit qu’il lui ressemblait à la perfection, et qu’il désirait de posséder le pareil. Vous pourrez facilement vous le procurer, lui répondit-elle, à votre premier voyage au Soleil. Je lui ai alors marché sur le pied ; mais Passano m’a plu lui répondant qu’il ne saurait y aller qu’avec elle. Elle soupira lui mettant une main sur la cuisse, ce qui le fit rire, et lui en faire autant ; mais me donnant un coup d’œil il crut de voir que j’avais désapprouvé son geste, et tirant de sa poche sa tabatière, il lui offrit une prise de tabac. Vous savez, lui dit-elle, que je n’ose pas en prendre ; mais je vous entends.

Disant cela elle tira de sa poche une tabatière, et elle la lui présenta,q prenant la sienne. Passano, quoique surpris, n’hésita pas à consentir au troc ; mais j’ai clairement connu qu’il n’y aurait pas consenti, s’il n’eût été persuadé que la boîte était d’or, tandis que la sienne était de papier mâché. J’ai ri en moi-même, pendant le dîner, quand [157v] j’ai entendu madame dire que la tabatière qu’elle lui avait donnéer était l’ouvrage de Renée de Savoie, et que le métal était de l’or ; mais tel qu’aucun alchimiste ne parviendrait jamais à rendre malléable. C’était enfin, nous dit-elle, de la platine du Pinto4, malgré qu’elle eût la couleur de l’or.

J’ai compris par là que ce n’était ni de l’or, ni de la platine ; mais Passano cependant n’y avait rien perdu. Su cette boîte de madame d’Urfé il y avait des emblèmes, dont elle seule pouvait donner l’explication, et sur celle de Passano il y avait des étoiles d’or sur un champ bleu.

Pendant le dîner, Passano eut l’air de l’écouter, mais il suivit volontiers mon précepte de garder le silence, mangeant comme un loup, et buvant si fort qu’il se soûla. Madame parla presque toujours des planètes, et de la voie lactée, où, elle espérait de se trouver avec Querilinte après sa renaissance. Elle lui demanda souriant si elle pouvait être sûre de s’y trouver avec lui. Fort surpris de cette question, il lui répondit qu’il lui donnerait dans trois jours une réponse positive. Cettes échappatoire me plut ; mais la question de madame était contraire aux instructions que je lui avais donnéest ; mais celle que j’ai trouvéeu très indiscrète arriva au dessert. Elle lui dit que les présents qu’elle avait destinés aux planètes, et qu’elle lui remettrait après qu’elle les aurait consacrés lui coûtaient cent mille écus5, mais que cette somme ne lui paraissait rien quand elle pensait à la faveur qu’elle allait lui procurer.

Il me tardait de la faire finir, car croyant de ne rien dire, elle disait trop. Nous nous levâmes de table, et [158r] l’animal, qui pour avoir trop bu, ne pouvait pas se tenir debout, s’endormit après le café. J’ai alors dit à la divine Seramis qu’elle avait trop parlé, et que nous devions aux planètes un culte d’expiation, elle dans sa chambre à minuit à Saturne, moi en rase campagne à la Lune, et que c’était en conséquence de ses indiscrétions que Querilinte s’était endormi. Cette nouvelle la mit au désespoir ; mais je l’ai calmée. Je l’ai conseillée à se retirer avant que l’adepte se réveille, et de disposer tout pour son culte dont elle connaissait très bien le cérémonial, tandis que j’allais à en faire de même quelque part hors de la ville. Fort affligée de devoir se reconnaître pour la cause de la mauvaise nuit que je devais passer elle alla s’enfermer dans sa chambre appelant sa fidèle Brougnole6 pour qu’elle l’aidât à se déshabiller. J’ai réveillé Passano pour le reconduire chez lui. À moitié chemin il ne put pas s’empêcher de vomir tout son dîner dans la voiture ce qui me convainquit que je devais penser au moyen de trouver un chemin différent à l’accomplissement du vœu de la divine Séramis, que les contretemps faisaient devenir toujours plus folle. J’ai laissé Passano chez lui, le conseillant d’aller d’abord se coucher, et ma voiture étant sale à ne pas pouvoir s’y tenir, je suis allé me délasser chez Marcoline, où au lieu d’aller faire un culte à la Lune7 je suis resté jusqu’à midi du lendemain.

Marcoline s’appelait heureuse, et elle se flattait que je la conduirais à Londres avec moi. Elle ne désirait, pour ne pas s’ennuyer, que d’avoir avec elle, quand je n’y étais pas, une [158v] femme qui parlant italien pût l’instruire dans la langue française. Je l’ai consolée l’assurant que j’y penserais, et en attendant j’ai fait toutes les dispositions pour la faire aller à la comédie tous les jours avec la nièce de l’hôte, lui promettant d’aller souper, et coucher avec elle le plus souvent qu’il me serait possible. Elle savait que je me devais à une dame, et elle n’était pas jalouse. Ce qui mit du beaume dans son âme fut le compte exact que je lui ai rendu de l’accueil que M. P. P. avait fait à sa fille, et la parole que je lui ai donnéev que nous irions lui faire une visite chez sa tante après que son père m’aurait connu.

Sortant de l’auberge, j’ai pris une chaise à porteurs pour aller parler à Passano, que j’ai trouvé avec un homme qui ramassait des pièces, des pots d’onguent, et l’attirail de chirurgien.

— Êtes-vous malade ? lui dis-je.

— Oui, me répond-il brusquement, et je vous informerai tout à l’heure de ma maladie.

L’homme à peine parti, il me dit en deux mots qu’il avait la V….., mais que pour en guérir il en ferait son affaire. Ce que j’ai à vous dire d’important, me dit-il, c’est que je prétends que vous me donniez cinquante mille écus. Sans cela ne vous flattez pas d’avoir les présents aux planètes qui en valent cent mille, car demain tout au plus tard je découvrirai à Madame d’Urfé toute cette intrigue, et je ferais quelqu’autre chose qu’il n’est pas nécessaire que je vous dise. Nous sommes dans une ville où on trouve bonne justice.

Je pars sans lui répondre un seul mot, et je vais chez madame d’Urfé. Il y a des cas dans lesquels l’homme sage doit se déterminer sans rien dire, les pourparlers ne pouvant que rendre son affaire moins susceptible de remède. [159r] Madame d’Urfé me reçut étant encore au lit, et me présentant un papier dans lequel elle demandait à Paralis si son culte d’expiation avait été parfait, et si elle était retournée en grâce. L’oracle lui répondit qu’elle était redevenue pure, et que le Génie de Saturne lui promettait son plein suffrage dans sa prochaine hypostase qu’il fallait exécuter d’une façon tout à fait différente de celle que nous avions concertée.

À une seconde demande que je lui ai faitew me montrant tout étonné, l’oracle me répond que je devais attendre à l’interroger à l’heure de Mars8, me gardant de sortir de l’appartement de Séramis jusqu’à l’heure de Mercure du jour suivant.

Voilà madame d’Urfé dans l’alarme, mais en même temps enchantée de savoir que je dois passer vingt-quatre heures sans me séparer d’elle. En attendant ayant jusqu’à l’heure de Mars cinq heures devant nous, elle ordonne à dîner, elle se lève, et je lui dis que j’avais à lui communiquer un fait qu’elle trouverait très extraordinaire. Je me trouve déterminé sur-le-champ à lui rendre mot pour mot tout ce que Passano venait de me dire. Avant de faire parler Paralis, il me semblait de devoir découvrir ce qu’elle penserait de l’extravagance de Querilinte. Elle était enchantée quand je la mettais dans le cas de se croire plus habile que moi à prévoir l’avenir, et principalement à trouver des expédients pour sortir d’embarras dans des conjonctures que j’affectais de trouver très difficiles.

Je lui ai donc tout dit avant de nous mettre à table, et comme je m’y attendais, je ne l’ai pas vue surprise. Elle me dit que son Génie, qui ne lui parlait que quand elle dormait l’avait avertie que l’homme que je lui avais [159v] présenté n’était pas le même Querilinte qui était parti de Gênes avec moi, mais S. Germain devenu son ennemi depuis qu’elle était allée dire au duc de Choiseul qu’elle l’avait vu au bois de Boulogne. Grand magicien il l’avait fait disparaître, et il s’était mis près de moi à sa place.

Telle était l’imagination de cette femme. Me montrant surpris, j’ai affecté de nex pas croire la chose vraisemblable ; mais bien déterminé à la confirmer par mon oracle à l’heure de Mars. Nous dînâmes donc, et deux heures après, ayant fait elle-même la pyramide, j’ai joui de sa satisfaction quand elle me vit étonné que l’oracle confirmait tout ce qu’elle m’avait dit. Il disait que je devais rester chez elle jusqu’à midi du lendemain, parce que jusqu’à cette heure-là je pouvais être assassiné, et que son Génie lui indiquerait le moyen de faire partir le noir magicien de Marseille tant pour ma propre sûreté que pour la sienne.

Je l’ai vue bien aise que Paralis lui attribuât ce pouvoir si son Génie lui ordonnait d’en user ; mais elle ne savait pas comment. Après souper je l’ai laissée pour aller me coucher dans ma chambre très curieux de ce que son Génie lui suggérerait dans la nuit.

Elle me fit appeler à neuf heures pour me faire lire une lettre de quatre pages que Passano lui avait écrite, comme il m’avait menacé, dans laquelle il lui disait de moi mille infamies. Elle n’avait pu presque rien comprendre à son griffonnage ; mais elle me pria de demander à Paralis, si elle devait faire ce que son Génie lui avait insinué. J’ai fait que Paralis lui réponde qu’après ce que son Génie lui avait dit elle ne devait consulter que son propre courage. Je ne voulais pas risquer de compromettre ma cabale. Après cette réponse, elle me dit que nous nous reverrions dans le [160r] jour suivant ; et elle envoya prendre des chevaux de poste.

— Puis-je savoir, madame, où vous allez ?

— À Aix.

— Pour quoi faire ?

— Demandez cela à votre oracle.

La voyant rire, j’ai dû faire semblant de rire, et la laisser aller. Je ne pouvais plus reculer, et je devais passer par là ; mais mon inquiétude était extrême. Elle partit une demi-heure après, et je ne l’avais jamais vue si intrépide.

On me remit un billet de madame Audibert qui me priait à dîner avec M. P. P. J’y suis allé avec la grosse puce à l’oreille9, et j’ai connu avec plaisir le bon père. Il avait reçu la veille une lettre de son ancien correspondant qui lui annonçait l’arrivée imminente de son fils, et lui demandait en même temps sa fille pour sa femme ne lui demandant aucune dot ; mais il avait déjà décidé de lui donner 40 m. écus10. Il lui parlait du ch.r de Seingalt son oncle, et nous rîmes. Je lui ai dit que je n’avais voulu faire la figure de son oncle que pour l’honneur de sa fille, et il m’embrassa. Je lui ai demandé la permission d’aller lui faire une visite à S. Louis avec une fille sa bonne amie qui vivait avec moi, et il me fit d’abord une lettre pour sa sœur. C’était un homme très aimable. Je lui ai promis de rester à Marseille jusqu’à l’arrivée de son futur gendre, et il m’invita à la noce.

Je suis allé avec cette bonne nouvelle chez Marcoline, que j’ai attendue parce qu’elle était allée à la comédie. Après m’avoir parlé du spectacle, et du plaisir qu’il lui faisait, elle me surprit me contant en détail que mon frère était allé s’asseoir à son côté dans la loge où elle était, et que pour deux heures de suite il lui avait dit toutes les impertinences imaginables, lui disant des paroles qu’on n’osait dire qu’aux [160v] malheureuses qui devaient être en opprobre à tous les honnêtes gens, et qu’il l’avait quittée à la fin lui faisant des menaces. Elle me dit qu’elle n’oserait plus aller au spectacle à moins qu’elle ne se vît en sûreté contre l’impudent, qui n’aurait pas osé l’attaquer ainsi s’il ne s’était pas trouvé dans un endroit, où il ne craignait pas de recevoir des soufflets. Je l’ai tranquillisée l’assurant qu’elle ne le verrait plus ; mais la priant de s’abstenir d’aller au théâtre le lendemain.

Cet événement joint à l’inquiétude que me causait le voyage à Aix de madame d’Urfé diminua de beaucoup le plaisir que j’eus soupant, et passant la nuit avec la charmante fille. Je l’ai quittée de très bonne heure pour aller à l’auberge de la sainte Beaume, où mon frère logeait. Je devais m’assurer qu’il laisserait en paix pour l’avenir une fille qui avait tant de raisons de le haïr.

En entrant dans sa chambre j’ai vu Passanoy, qui me voyant la canne à la main se leva pour en sortir, mais me tenant à la poste11, je lui ai dit en riant qu’il n’avait rien à craindre, car ce n’était qu’au sacré abbé que je voulais casser bras, et jambes.

Il écouta, tremblant de peur, et sans jamais me répondre, tout ce que je lui ai dit sur la hardiesse qu’il avait euez d’attaquer Marcoline à la comédie, et je l’ai vu étonné quand finissant mon sermon je lui ai dit qu’elle obtiendrait dans le jour même un décret de prise de corps contre lui, ayant déjà des témoins de ce qu’il lui avait dit la veille.

— Je t’avertis donc, lui dis-je, de ne pas sortir, car on te mènerait en prison. Mais tu peux envoyer chercher un avocat, si tu crois pouvoir te défendre. Elle a ta lettre, où tu lui dis que tu l’épouseras à Genève, après t’être fait Calviniste ; et elle prouve que tu es [161r] prêtre ; mais je t’aiderai pour te garantir de la galère te faisant partir demain pour Paris, où tu espères de trouver notre frère François prêt à te recevoir à bras ouverts. C’est tout ce que j’ai à te dire.

— Oserai-je vous demander quel droit vous avez de vous emparer d’une fille, qui en force d’un écrit, étant hors de sa patrie, ne peut dépendre que de moi ?

— Tu raisonnes toujours comme un sot. Je n’ai autre droit sur elle que celui qu’elle veut bien m’accorder ; et tu es à plaindre si tu ne connais pas l’illégalité de l’écrit que tu dis avoir. Je te défie à le faire valoir. Mais je te conseille à prendre bien vite un parti.

Me tournant alors vers Passano, je lui ai demandé en riant, si ne me voyant pas paraître avec les 50 m. écus qu’il prétendait, il s’était déterminé à écrire à la marquise la lettre dont il m’avait menacé.

Cette question, que je lui ai faite exprès, lui fit croire que la dame m’en avait fait un mystère, et je l’ai vu prendre courage.

— Actuellement, me dit-il, je dois penser à guérir, et je n’ai point d’argent.

— Vous n’avez qu’à vendre la belle tabatière que vous avez reçueaa, car de moi vous ne pouvez plus rien espérer.

— Le beau présent ! Elle est de Pinchebec12.

— Vous mentez : elle est d’or ; et elle vaut au moins vingt-cinq louis.

— Mais je suis sûr que vous ne me les donneriez pas. L’orfèvre m’en a offert deux.

Il la tire de sa poche ; il laisse que je la lui prenne, et il reste surpris voyant que je lui compte les vingt-cinq louis.

J’étais sûr que la marquise ressentirait le plus grand plaisir, quand elle se verraitab de nouveau en possession de la boîte. [161v] J’étais aussi bien aise que ce misérable dans l’état où il était ne manquât pas de son nécessaire.

Après cette démarche pour me rendre encore plus sûr que l’abbé n’oserait plus aller inquiéter Marcoline, je suis allé aux treize cantons, et j’ai chargé Clermont d’aller à l’auberge de la Sainte Beaume pour lui faire une fausse confidence faire pour achever de l’alarmer : et il exécuta ma commission à merveille. J’ai fait qu’il aille l’appeler à part pour l’avertir qu’il devait s’abstenir de sortir, car il était sûr qu’on l’arrêterait par ordre de la police. Il lui dit qu’on était allé le chercher aux treize cantons, et que c’était moi-même qui avais dit à l’exempt13 qu’il demeurait à la Sainte Beaume. Il lui dit que j’étais fort irrité contre lui, et qu’ayant pitié de lui, il était allé l’avertir à mon insu. Clairmont me dit qu’il l’avait laissé tout en pleurs.

Vers midi un exprès arrivé d’Aix à cheval me remit un billet de Madame d’Urfé, qui me disait qu’elle avait besoin de savoir d’abord dans quelleac auberge demeurait le faux Querilinte, et quel nom il portait. Elle me priait de ne pas quitter son appartement, craignant beaucoup pour le trésor qu’elle y avait laissé, et elle m’assurait qu’elle ne restait à Aix encore un jour que pour se rendre certaine que le noir magicien ne pourrait plus nous nuire. Je lui ai d’abord répondu que j’avais tout sous bonne garde, et lui envoyant le nom de Passano, et de son auberge je finissais par lui dire que je l’attendais de retour avec impatience.

Elle était avec Brougnole, et un laquais, et je mettais en vain mon esprit à la torture pour deviner ce qu’elle pourrait faire pour nous délivrer du adnoir magicien. [162r] Ayant toute la journée libre, je me suis déterminé à fermer l’appartement, et à aller dîner à la hâte avec Marcoline pour aller après avec elle à S.t Louis faire une visite à Mlle P. P. chez sa tante.

Cette tante était une femme fort aimable, qui à peine lue la lettre de son frère fit appeler sa nièce, et nous fit un très généreux accueil.

Les deux jeunes amies se revirent avec le plus grand plaisir, et se firent cent caresses. Elles allèrent se promener au jardin, où elles restèrent deux heures que j’ai passéesae avec cette vieille tante fort agréablement écoutant toutes les intéressantes petites histoires qu’elle me débita. Il lui tardait de voir chez elle cet époux de sa nièce, dont je lui ai dit mille biens, et elle était déterminée à quitter pour quelque temps sa bastide pour être aux noces, et pour bien connaître son caractère.

Nous fûmes de retour à Marseille sur la brune, et nous avons soupé ; mais après, je me suis rendu aux treize cantons, craignant l’arrivée de la marquise, qui aurait été fâchée de ne pas m’y trouver ; mais je fus bien aise d’y être allé quand Clermon me remit une lettre de mon frère.

Cette lettre toute ennuyeuse, toute remplie de reproches, qui m’appelait inhumain, injuste, frère dénaturé, finissait cependant comme je voulais. Il me disait qu’il était prêt à aller à Paris, si je voulais lui donner l’argent pour faire le voyage avec toute sa commodité. Je lui ai d’abord répondu, que mon domestique lui payerait une place dans la diligence qui allait à Lyon, et qu’un ami que j’avais dans cette ville, pour lequel je lui donnerais une lettre, l’enverrait à Paris par la Diligence.

[162v] Clermon le lendemain s’acquitta de tout cela parfaitement bien, et lui donna quatre louis par mon ordre, et une lettre ouverte dans laquelle je priais M. Bono de l’envoyer à Paris à mes frais. Ainsi la chose fut faite sans que j’aie eu besoin de lui parler. Nous verrons comment je l’ai trouvé à Paris six semaines après.

Madame d’Urfé après une absence de deux jours est arrivéeaf ayant l’air triomphant. Ce fut cet air qui me mit dans le cas d’oser risquer de compromettre mon oracle, quand à peine restée seule avec moi elle me pria de l’interroger pour savoir si elle s’était bien réglée vis-à-vis du duc de Villars14. J’ai fait sortir une réponse qui approuvait tout ; mais en même temps impatient de tout savoir, je l’ai priée de m’informer de tout ce qu’elle avait fait.

— Pensant, me dit-elle, au besoin que nous avions de nous délivrer de S. Germain, j’ai pensé au duc de Vilars, qui en qualité de gouverneur de la Provence, était à portée plus que personne de me rendre dans cette affaire tous les services possibles. Je ne sais pas si vous savez, qu’il était amoureux de moi-même avant que je fusse devenue la femme de M. d’Urfé.

— J’ignorais cela, madame ; mais ayez la bonté de poursuivre.

— Avec plaisir. Encouragée par mon Génie, je me suis déterminée d’aller me présenter au duc à Aix d’abord que j’ai aussi entendu l’approbation de notre oracle. Vous ne sauriez vous figurer son étonnement quand il m’a vueag, et quand il me reconnut, malgré que depuis quarante ans il ait dû me trouver prodigieusement changée. Il fut enchanté quand il sut que j’avais besoin de lui, et qu’il pouvait m’être utile. Après lui avoir peint [163r] S. Germain avec les couleurs faites pour le lui faire bien connaître, je lui dis qu’il était à Marseille sous un faux nom pour m’empêcher de terminer une affaire de laquelle dépendait mon bonheur, mon honneur, et ma vie. Il n’y a que vous, poursuivis-je à lui dire, qui puissiez sans aucune forme de procès le faire sortir de France.

— C’est un espion, me dit-il, c’est le même que le roi fit demander aux états généraux il y a deux ou trois ans, et que le roi d’Angleterre un mois après ne voulut pas lui permettre de rester à Londres.

— Le même.

— Je crois pouvoir vous faire le plaisir que vous désirez. Quel est le nom qu’il prend, et quelle est son auberge.

Je vous ai alors envoyé l’exprès, car vous ayant donné sa lettre je ne me souvenais pas de son nom, et encore moins de son auberge. Le duc m’engagea à rester chez lui jusqu’au retour de l’exprès, puis jusqu’au retour d’un second exprès qu’il envoya encore ici après le retour du premier. Il me dit après, que j’étais la maîtresse d’aller vaquer à mon affaire, et qu’il pouvait m’assurer qu’en moins de 24 heures je serai informée par lui-même que je n’avais plus rien à craindre de cet homme. Nous voilà donc tranquilles. Il me semble que nous ne devons nous occuper actuellement que de ma régénération.

— Nous passerons toute la journée à consulter là-dessus Paralis.

Nous dînâmes, elle avec l’air de la plus grande satisfaction, moi l’affectant de même ; mais dans les douleurs d’un enfantement d’un projet qui devait me mettre en possession des présents destinés aux planètes. En attendant j’ai mis dans sa poche sans qu’elle s’en aperçoive la boîte qu’elle [163v] avait cru de donner à Querilinte.

Après avoir dîné, se sentant fort fatiguée, elle me demanda la permission d’aller se mettre au lit, et ce fut là que nous commençâmes à faire des pyramides qui rendaient toutes des réponses qui la désespéraient parce qu’elles étaient fort obscures. Las moi-même, et ayant envie de finir j’ai rendu un oracle clair qui disait que ce qui le rendait incompréhensible était la divine boîte qui se trouvait entre les mains du magicien, et celle du magicien qui se trouvait entre celles de Séramis. Elle devait la brûler à l’heure de Saturne, et faire un culte à Sélénis Génie de la Lune pour que la divine boîte retourne en son pouvoir.

Nous attendîmes alors l’heure de Saturne, et après les suffumigations15 dues à la planète, et avoir dit les trois psaumes elle fit allumer du feu, et elle se leva pour la brûler. Puis en pleurant elle fit le culte à Sélénis. Après lui avoir fait savoir par un oracle que son culte avait été agréé, je lui ai souhaité un bon sommeil la conseillant à conjurer son Génie de vouloir bien la secourir dans sa détresse.

Le lendemain matin elle me fit appeler pour jouir de ma surprise. Elle me montra la divine boîte dans la joie de son cœur me disant cher Galtinarde16 nous avons vaincu. Je l’ai embrassée cent fois. J’augmentais ainsi sa folie ; mais en revanche je lui procurais des moments qui la rendaient heureuse.

Vers midi elle reçut une lettre du duc de Villars dans laquelle il lui disait que son ennemi n’était plus en France ; mais que dans l’auberge où il logeait on ne le connaissait que sous le nom de Pogomas, ce qui cependant ne porta aucun obstacle à son expulsion hors du royaume. Il l’avait fait transporter à Avignon.

[164r] Cette nouvelle combla de joie la marquise et me mit très à mon aise ; mais j’ai dû me déterminer à trouver le moyen de la faire renaître moi-même en même temps qu’elle enverrait aux planètes la cassette qui contenait les présents. Mais ce moyen n’aurait jamais pu lui paraître vraisemblable qu’étant d’une nature à choquer le bon sens de quiconque ne l’aurait pas perdu par la plus grande de toutes les folies.

J’ai pensé à me servir de Marcoline. J’étais sûr de la trouver prête à exécuter toutes mes volontés. Comme elle ne parlait pas français j’ai décidé de lui faire représenter un personnage muet ; et entre les créatures élémentaires les seuls Génies des eaux étant muets j’ai fixé de faire faire à ma chère Marcoline le personnage d’Ondine. Madame d’Urfé m’avait dit qu’elle avait eu pour amoureux un Ondin de la Seine, muet comme de raison, car on ne parle pas dans l’eau ; mais charmant. Je voulais lui faire connaître uneah Ondine aussi, et la lui faire trouver aussi aimable que le mâle.

Je lui ai donc fait dire par l’oracle de Paralis que je pourrais moi-même être son régénérateur, si la même Ondine qui se chargerait de porter ses présents au Soleil, que de là on distribuerait aux planètes, voulût aussi recevoir mon verbe pour le lui transmettre tout de suite qu’elle l’aurait accueilli dans elle par le moyen ordonaire employé par les créatures mortelles.

Cet oracle, que je trouvais fort obscur, parut fort clair à ma chère marquise.

— J’entends cela, me dit-elle ; où est l’Ondine ? Je suis prête. Je devine. Nous nous coucherons tous les trois dans le même lit.

— Je n’entends pas, madame, comment elle pourra vous transmettre mon verbe.

— Mais moi je l’entends, et je vous prie de demander.

[164v] L’oracle confirma, et nomma la nuit que l’Ondine viendrait se coucher avec nous, et enlever les présents.

Je me suis donné le temps de trois jours pour arranger tout et concerter Marcoline. Madame d’Urfé examinant ces grands magistères paraissait en extase.

J’ai commencé par faire faire une caisse tout à fait semblable à celle qui contenait les présents, lui apposant des cachets qu’il aurait fallu examiner de près pour en voir la différence ; mais dedans il n’y avait rien. La véritable pesait cinquante livres. J’ai trouvé le moyen de la mettre à la place de celle-ci, portant l’autre dans un cabinet que j’avais près de ma chambre, que je fermais à la clef. Dans ce même cabinet j’ai fait entrer Marcoline au commencement de la nuit du troisième jour après l’avoir parfaitement bien instruite de tout ce qu’elle devait faire.

Nous avons soupé à notre heure ordinaire, puis nous nous couchâmes à la planétaire marquée, après avoir mis la caisse sacrée aux pieds du lit ; ce que j’ai fait moi-même, car madame d’Urfé se serait trop étonnée de la trouver si légère. À l’heure fixée voilà Marcoline qui entre toute nue dans notre chambre à la lumière de sept flambeaux ayant ses cheveux enveloppés dans un réseau vert. La cheminée était ouverte où sur des chenets d’or moulu on voyait arrangés les morceaux de bois sec qu’on pouvait dans un instant mettre en flamme. L’Ondine prend de la main gauche un flambeau s’approche de Séramis, et lui présente un globe de coton imbibé d’esprit-de-vin. Séramis l’avoisine à la bougie ardente, il brûle, et l’Ondine s’en saisit, et le met au-dessous du bois que les chenets soutenaient, puis elle prend la caisse sacrée, la [165r] met sur le petit bûcher, et tout de suite elle s’élance entre les bras de Séramis qui m’excite à lui insinuer le verbe que l’Ondine devait lui transmettre. Ce fut une liturgie qui nous occupa pendant les trois heures qui se suivent du Soleil, de Vénus, et de Mercure, après lesquelles l’Ondine nous quitta. Séramis reconnaissante lui mit au cou son collier. Il était composé de treize boutons, dont chacun avait au milieu une émeraude entourée de rubis, suivie d’un dernier tour de diamants. L’Ondine partit avec ce petit trésor, et alla se coucher dans mon cabinet. Séramis se livra au plus doux sommeil dans la plus grande satisfaction de son âme ; et j’en ai fait de même, renvoyant à mon réveil la pensée qui regardait la conclusion de cette grande affaire.

Séramis, à peine réveillée, me dit d’un air d’alarme, que son Génie ne lui ayant pas parlé, elle avait besoin de mon oracle, et je l’ai d’abord satisfaite, et consolée. Elle sut qu’elle s’était conçue la troisième fois, et que gardant son lit trois jours de suite mon verbe deviendrait le sien, et qu’elle renaîtrait d’elle-même le dernier jour de la Lune de Février de l’année suivante ; mais qu’elle devait au bout de ces trois jours quitter Marseille pour aller faire un culte à la Lune sur le confluent de deux rivières à son choix. Je l’ai quittée sous des bons prétextes, lui promettant de souper avec elle.

Il me tardait de revoir Marcoline, qui s’était si bien initiée dans la grande science. Je l’ai trouvée endormie ; mais à peine réveillée elle me tint des discours qu’il est impossible d’écrire. Quand je lui ai dit la valeur à peu près du collier qu’elle avait reçu, et qu’il était à elle, elle me dit qu’à son tour elle m’en faisait présent, si je voulais la conduire avec moi en Angleterre. Je ne lui ai pas répondu, car c’était ce que je désirais trop pour oser y consentir.

Devant attendre la nuit pour la reconduire chez elle, je [165v] lui ai porté une partie de mon dîner quand je me suis vu seul, et quand à l’arrivée de la nuit je fus sûr que personne ne me verrait à sortir de l’auberge, j’ai pris la caisse, et suivi par elle, je l’ai laissée sous sa garde l’assurant qu’elle me reverrait dans le jour suivant. Je suis retourné aux treize cantons pour converser avec ma divine folle, qui cependant ne m’ennuyait pas, car dans ses raisonnements, quoiqu’extravagants et absurdes, il y avait toujours du sublime. Il me tardait cependant de la voir partir.

S’agissant d’un culte à la Lune, qu’elle connaissait très bien, sur le confluent de deux rivières, elle choisit Lyon. Dans le même temps qu’elle s’acquitterait de ce culte, je devais m’acquitter d’un autre à Mercure à l’embouchure d’un fleuve, et j’ai choisi une des deux qu’a le Rhône à dix lieues d’Arles. Après cela je devais aller la rejoindre, car c’était décidé qu’elle devait retourner à Paris, ne lui étant pas permis de faire ses couches ailleurs.

Dans ces trois jours elle ne fit que me parler de la charmante Ondine, qui, malgré que muette, n’était cependant pas sourde. Elle se flattait de la revoir à Lyon ; mais je n’avais pas envie de lui faire ce plaisir. Elle voulut porter avec elle les cendres de la caisse, dont le contenu avait été transporté au Soleil par le feu : cela lui paraissait très naturel.

Elle partit à la fin soixante, et douze heures après sa régénération qu’elle passa dans son lit. Elle partit contente, et heureuse en imagination. Plusieurs esprits forts disent que l’heureux parce qu’il s’imagine de l’être ne l’est pas moins que celui qui l’est en réalité. Moquons-nous d’eux, lecteur, car entre la réalité, et l’imagination il y a l’infini. Les seuls heureux sont ceux dont l’homme qui n’est pas fou est jaloux. Un heureux n’est jamais à plaindre, et madame d’Urfé était très à plaindre. Je l’ai accompagnée jusqu’à la Viste, et retournant à Marseille je me suis arrêté une heure chez Mlle P. P., qui me dit d’avoir reçu une lettre de son futur, qui devait être déjà parti de Gênes. Je l’ai de nouveau [166r] assurée d’aller avec Marcoline à ses noces.

Je suis allé aux treize cantons pour ordonner à Clermon de transporter tout mon équipage chez Marcoline,ai et je m’y suis d’abord rendu lui donnant la nouvelle qu’enfin elle me possédait tout entier. Elle se voyait au comble de la joie. Il lui tardait de voir sa bonne amie mariée, et elle espérait toujours d’aller avec moi à Londres. Après avoir fait un petit dîner nous allâmes à la comédie, où le hasard fit que deux filles de Rangoni consul de Rome se trouvassent dans la même loge où nous allâmes nous placer. Je les avais connues de la première fois que j’avais été à Marseille. Comme elles parlaient italien Marcolineaj crut d’avoir trouvé un trésor, et elles parlèrent de mille choses jusqu’à la fin de la comédie. La cadette de ces deux sœurs avait sur sa figure des charmes immanquables, et qui pour faire leur effet n’ont pas besoin de trouver les connaisseurs, car ce sont des charmes. Un pauvre marquis Gonzaga douze ou treize ans après devint amoureux d’elle, et l’épousa17. Ce pauvre seigneur, auquel l’impératrice Marie-Thérèse avait fait une pension, se fit mettre sur plusieurs almanachs allemands, où on trouve les noms de tous les souverains de l’Europe18, avec sa femme qu’apparemment il n’aurait pas nommée si elle eût eu un autre nom de famille. Rangoni est le nom d’une famille illustre de Modène : la femme du marquis Gonzaga est la fille d’un honnête marchand de Marseille. Les mêmes almanachs donnent à la mère de ce marquis le nom de Médici, famille illustre qui n’existe plus, tandis qu’elle était Médini sœur de ce pauvre Médini mort il y a dix ans à Londres en prison pour dette. Quisquis histrionam exercet [Chacun joue la comédie]19. [166v] Les aimables Rangoni me prièrent beaucoup de mener chez elles Marcoline ; mais je m’en suis dispensé. Leur maison était le rendez-vous de tous les bons vivants de la ville, et d’ailleurs je craignais trop les amours femelles de cette charmante fille.

Deux ou trois jours après, j’ai vendu son collier, et lui remettant la somme qu’on m’avait payéeak, elle s’est vue maîtresse de six cents louis20. C’était assez pour qu’elle pût aspirer à se trouver un bon mari à Venise.

M. N. N. arriva, et me fit la politesse de me porter une lettre de Rosalie avant d’aller chez M. P. P.. Il crut qu’en qualité d’oncle de sa future, j’étais le seul qui devais le présenter à son père. J’ai cru de devoir d’abord le désabuser ; mais cela ne m’a pas empêché de la conduire sur-le-champ chez madame Audibert, qui fit d’abord avertir M. P. P.

Dans les quatre ou cinq jours qui s’écoulèrent avant la noce, ma chère Marcoline fut de toutes les parties, car Mlle P. P. la voulut avec elle jour, et nuit d’abord que son père la fit retourner en ville avec sa tante. Elle fit connaissance chez madame Audibert d’un marchand de vin jeune, aimable, et assez riche, qui me la fit demander pour femme par la même Audibert sans que Marcoline m’ait prévenu. Je lui ai répondual qu’elle était sa propre maîtresse, qu’elle avait entre mes mains dix mille écus, et que je les débourseraisam avec plaisir d’abord qu’elle se déterminerait à me quitter pour devenir la femme d’un homme qui la mériterait. Elle ne m’en a plus parlé ; mais quand [167r] elle me fit connaître l’homme, je fus surpris qu’il n’eût pas intéressé Marcoline, car il possédait toutes les qualités faites pour plaire à une fille.

Nous fûmes invités à la noce, et nous prîmes toutes nos dispositions pour partir le lendemain.

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