Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre II

Ruses contre ruses. Ma victoire.

N’aimant pas à manger seul, j’ai ordonné deux couverts. Véronique,a après avoir soupé avec nous, méritait cette distinction. Ne voyant que Costa derrière ma chaise, je lui ai demandé où était Le-duc : il me dit qu’il était malade : je lui ai dit de passer derrière la chaise de mademoiselle : il obéit en souriant. Que l’orgueil des valets est risible ! Véronique me sembla plus jolie que d’ordinaire. Son maintien libre, et réservé à propos me convainquit qu’elle aurait su facilement jouer le rôle de princesse dans une société choisie. Me sentant affligé de voir qu’elle me plaisait, je me consolais tristement sachant que sa mère devait venir la prendre dans la journée. Telle était la situation de mon âme.

Nous étions au dessert quand cette mère vint. Elle me fit d’abord un remerciement spécieux sur l’honneur que je faisais à sa fille. Je lui réponds que c’était elle qui m’honorait, car elle était belle, spirituelle, et sage.

— Remercie monsieur, lui dit-elle, de ces trois présents, puisque tu es laide, sotte, et folle. Oh ! la salope1 ! Tu dînes avec monsieur et je vois ta chemise sale.

— Pardonnerez ma mère : elle est blanche de ce matin.

— Je vous dirai, madame, dis-je alors à la mère, qu’il est difficile qu’une chemise paraisse blanche sur sa peau.

Ce complimentb fit rire cette mère, et flatta beaucoup la fille. Quand sa mère lui dit qu’elle était venue pour la reconduire chez elle, elle lui répondit qu’elle n’était pas sûre de me faire un plaisir me quittant vingt-quatre heures avant mon départ, et j’ai ajouté qu’au contraire elle me ferait de la peine. Dans ce cas-là, me dit la mère, la décence veut que je vous envoie sa sœur cadette qui couchera avec elle. Je lui ai dit qu’elle ferait très bien, et je les ai laissées seules.

[22v] Je me voyais embarrassé avec cette Véronique, car à table elle m’avait trop plu, et me connaissant je devais craindre plus que la mort un projet de résistance.

La mère entra pour me souhaiter un bon voyage, et sa fille se mit à travailler après mon linge2. Je me suis mis à écrire.

Vers le soir une servante entre avec sa sœur Annette, qui après avoir baissé son mezzaro3 vint pour me baiser la main, puis toute riante elle embrassa sa sœur. La servante, après avoir mis bas un paquet s’en alla. Très curieux de voir la figure d’Annette, j’ai d’abord demandéc des flambeaux. J’ai vu une fille toute jeune d’un blond auquel je n’avais jamais vu le pareil. Ses cheveux, ses sourcils étaient encore plus blancs que sa peau un peu hâlée à cause de la trop grande blancheur. Elle avait la vue si basse qu’elle était presqu’aveugle ; mais ses yeux bleus étaient beaux, et très bien fendus. Si l’émail de ses dents n’eût plié au jaune, cette fille aurait pu passer pour une rare beauté. La pauvre fille abhorrait la trop grande lumière. Elle se tenait debout ayant l’air d’être bien aise que je l’examinasse, montrant libéralement la moitié supérieure de deux petits seins qui paraissaient de marbre, et qui informaient mon curieux esprit que sur tout son corps il n’y avait point de hâle. Véronique de ce côté-là n’était pas généreuse : on voyait que son sein devait être fort beau ; mais un mouchoir le tenait toujours couvert, même quand elle était dans son plus grand négligé : elle fit asseoir sa sœur près d’elle, et elle lui donna d’abord de l’ouvrage. Comme elle me peinait, la voyant obligée, si elle voulait coudre, à tenir la toile à un pouce de ses yeux, je lui ai dit qu’au moins dans la nuit, elle pouvait se dispenser de travailler, et elle quitta comme par obéissance.

Le marquis Grimaldi arriva, et Annette qu’il n’avait jamais vue lui parut comme à moi étonnante. Il passa sa bienfaisante main sur sa jolie petite gorge sans que la très humble Annette osât y trouver à redire, et il lui en fit compliment.

[23r] Une fille qui par le peu qu’elle laisse voir à un homme le fait devenir curieux de voir le reste, a déjà fait trois quarts du chemin qu’il lui faut faire pour le rendre amoureux, car qu’est-ce que l’amour, si ce n’est pas une curiosité ? Je défie qu’en nature on puisse en trouver une plus forte. Annette m’avait déjà rendu curieux.

M. Grimaldi dit à Véronique que Rosalie la priait de rester avec moi jusqu’au moment de mon départ. J’ai vu Véronique aussi étonnée que moi de cette instance. J’ai alors dit au marquis de dire à Rosalie qu’elle avait prévenu son désir, et que par cette raison elle avait fait venir sa sœur Annette. Deux, me répondit-il, valent mieux qu’une.

Nous allâmes alors dans l’autre chambre où il me dit que Rosalie était contente, et que je devais me féliciter d’avoir fait une heureuse, qu’il était sûrd qu’elle le deviendrait, et qu’il était seulement fâché que toutes les raisons m’empêchassent d’aller la voir.

— Vous en êtes amoureux, lui dis-je.

— Certainement ; et je suis fâché d’être vieux.

— Cela ne fait rien. Elle vous aimera tendrement, et si P–i devient son mari, elle ne pourra jamais avoir pour lui qu’une froide amitié. Vous m’écrirez à Florence comment elle l’a reçu.

— Restez ici encore trois jours, et vous le saurez. Vous n’avez je crois aucune affaire pressante : restez ici : ces deux filles vous amuseront.

— C’est précisément parce que je prévois qu’elles pourraient m’amuser que je veux partir demain. Véronique m’épouvante.

— Je ne vous croyais pas homme à vous laisser épouvanter.

— J’ai peur qu’elle ait jeté sur moi un mauvais dévolu, care je la crois inclinée à faire parade de maximes.fJe ne peux aimer que Rosalie.

— À propos. Voici une lettre qu’elle vous écrit.

Je la décachette, et je vais la lire à côté d’une fenêtre. Voilà ce qu’elle contenait :

[23v] « Mon cher ami ;g Tu me laisses entre les mains d’un tendre père,h qui ne me laissera manquer de rien jusqu’au moment que je n’aurai plus aucun doute sur mon état. Je t’écrirai à l’adresse que tu m’indiqueras. Si Véronique te plaît j’aurais tort d’en être jalouse dans ce moment. Je pense qu’elle ne pourra pas te résister, et qu’elle dissipera ta tristesse, qui véritablement m’afflige. Écris-moi quelque chose avant ton départ. »

J’ai voulu que le marquis la lise, et je l’ai vu ému. Oui, me dit-il, elle me trouvera tendre père, et sii elle se trouvera dans le devoir d’épouser mon filleul, s’il ne la traitera pas bien il ne la possédera pas longtemps. Elle sera heureuse même après ma mort. Mais entendez-vous ce qu’elle vous dit au sujet de Véronique ? Je ne la crois pas une Vestale4, quoique je ne sache aucune histoire sur son compte.

J’avais ordonné quatre couverts ; ainsi Annette vint se mettre à table avec nous sans se faire prier. Voyant Le-duc je lui ai dit que s’il était malade, il pouvait aller se coucher.

— Je me porte bien.

— Tant mieux. Allez. Vous me servirez à table à Livourne.

J’ai vu Véronique satisfaite de cette exécution. Je me suis déterminé à lui faire l’amour à drapeau déployé lui tenant à table des propos significatifs tandis que le marquis en tenait des plaisants à Annette. Ayant tourné le propos sur mon voyage, je lui ai demandéj si je pouvais avoir le lendemain une felouque5 pour Lerici.

— À telle heure que vous voudrez, avec autant de rameurs qu’il vous plaira ; mais j’espère que vous différerez de trois à quatre jours.

— Non ; car ce délai pourrait me coûter cher.

Lorgnant Véronique, je l’ai vue sourire. Nous étant levés de [24r] table, et m’étant mis à catéchiser Annette, le marquis s’entretint un quart d’heure avec Véronique, puis m’approcha, et me dit qu’on l’avaitk excité à me demander de rester encore trois jours, ou au moins à souper le lendemain. — À la bonne heure. Nous parlerons donc des trois jours demain à souper.

Le marquis cria victoire, et Véronique se montra sensible à ma complaisance. Après son départ, je lui ai demandé, si je pouvais envoyer Costa se coucher : elle me répondit qu’ayant en sa compagnie sa sœur on ne pouvait soupçonner rien de mauvais. Elle se mit donc à me coiffer de nuit, tandis qu’Annette alla dans sa chambre pour mettre en ordre ses petites affaires. Elle ne me répondit jamais rien à tous les propos d’amour que je lui ai tenus. Lorsque je fus au point d’aller me coucher, elle me souhaite la bonne nuit ; je veux l’embrasser, et son refus me surprend. Je lui dis que j’avais besoin de lui parler, et d’entendre sa réponse, et je l’invite à s’asseoir près de moi.

— Pourquoi m’avez-vous refusé un plaisir qui enfin n’est qu’une simple marque d’amitié ?

— Parce qu’il est impossible que tels que nous sommes faits nous soyons simples amis ; et nous ne pouvons pas être amants.

— Pourquoi ne pouvons-nous pas être amants étant libres ?

— Je ne suis pas libre des préjugés, dont vous ne faites aucun cas.

— Je croyais votre esprit supérieur…..

— Quelle supériorité pitoyable qui est toujours la dupe d’elle-même ! Que deviendrais-je, si je me laissais aller aux sentiments que vous m’inspirez ?

— Je m’y attendais, ma chère Véronique. Non. Les sentiments que je vous inspire ne sont pas ceux de l’amour. Ils seraient égaux aux miens. L’amour foule aux pieds les préjugés qui l’entravent.

— J’avoue que vous ne m’avez pas encore fait devenir folle ; mais je sais que quand vous partirez, je resterai pour quelque temps malheureuse.

— Si c’est vrai, il n’y aura pas de ma faute ; mais dites-moi ce que je pourrais faire pour vous rendre heureuse pendant mon court séjour.

— Rien, parce que nous ne pouvons être sûrs de rien l’un vis-à-vis de l’autre.

— Et par cette raison je suis sûr de ne jamais me marier que lorsque je me verrai devenu l’ami de ma maîtresse.

— C’est-à-dire, lorsque vous aurez fini d’être son amant.

— Précisément.

— Vous voulez finir par où je veux commencer.

— Puissiez-vous être heureuse ; mais c’est jouer trop gros jeu. Il me semble, belle Véronique, que nous pourrions badiner avec l’amour sans conséquence passant ensemble des heures heureuses que les préjugés n’auraient pas le temps de venir troubler.

— Cela serait possible ; mais j’en crains jusqu’à la pensée, car elle pourrait me séduire. Oh ! Non. Laissez-moi. Tenez. Voilà ma sœur qui s’alarme, me voyant sur la défensive.

— Eh bien ! Je vois que j’ai tort. Rosalie s’est trompée.

— Quoi ! Qu’a-t-elle pu penser ?

— Elle m’écrit qu’elle vous croit bonne fille.

— Elle est bien heureuse, si elle n’a pas eu raison de se repentir d’avoir été trop bonne.

Elle est allée se coucher, et moi aussi, fâché de l’avoir entreprise. Je me suis promis de la laisser dans ses maximes vraies, ou feintes. Mais à mon réveil je l’ai vue venir à mon lit avec un air si doux que dans l’instant j’ai changé de dessein. Je l’ai crue repentie, et j’ai espéré de la trouver de meilleur aloi à la seconde attaque. J’ai pris un maintien à l’unisson, et j’ai déjeuné badinant avec elle également qu’avec sa sœur, et j’en ai fait de même à dîner jusqu’au soir que M. Grimaldi arrivant, et nous trouvant si gais crut de devoir nous faire ses compliments. Voyant que Véronique les recevait comme si elle les méritait, je me suis cru sûr de l’avoir après souper, et dans l’ivresse au lieu de trois jours je leur ai promis de rester quatre. Brava, brava Veronica, lui dit-il, faites ainsi toujours usage de vos droits. Vous êtes faite pour exercer un empire absolu sur ceux qui vous aiment.

Il me semblait qu’elle devait prononcer au moins une phrase faite pour diminuer un peu la certitude du marquis ; mais point du tout ; elle devenait plus belle, elle se pavanait : je la regardais [25r] avec l’air d’un modeste vaincu glorieux de ses chaînes. J’avais la bonté de prendre ce manège pour un sûr présage de ma victoire imminente. J’ai évité l’occasion de parler à part au marquis, pour ne pas me voir obligé à le désabuser, s’il m’eût fait des questions. Il nous dit en partant qu’il n’aurait le plaisir de souper avec nous que le surlendemain.

— Voyez-vous, me dit-elle d’abord que nous fûmes seuls, combien je suis facile à laisser penser ce qu’on veut ? J’aime mieux qu’on croie que je suis bonne, puisque bonne y a,l que me faire supposer ridicule, car c’est là la gracieuse épithète, dont on honore une fille qui a des principes. N’est-ce pas ?

— Non, ma belle Véronique, je ne vous appellerai jamais ridicule ; mais je dirai que vous me haïssez, si vous allez me faire passer une nuit infernale vous refusant comme hier à ma tendresse. Sachez qu’à table vous m’avez embrasé.

— Ah ! Modérez-vous, je vous le demande en grâce. Demain au soir je ne vous embraserai pas. De grâce laissez-moi. Oh ! pour le coup…

Sa colère est venue de ce que la traînant avec moi sur le sopha, j’ai poussém ma main avec trop de force jusqu’où il n’était pas possible d’aller plus loin. Elle s’est vite évadée, et trois ou quatre minutes après j’ai vu sa sœur venue pour me déshabiller. Je lui ai dit avec douceur d’aller se coucher aussi, devant passer quelques heures à écrire ; et pour ne pas voir cette innocente partir humiliée, j’ai ouvert ma cassette, et je lui ai fait présent d’une montre.

— C’est pour ma sœur ?

— Non : c’est pour vous.

J’ai laissé qu’elle me baise la main, et dans mon trouble j’ai écrit à Rosalie une lettre de quatre pages que j’ai brûlée après sans la relire. Je lui en ai écrit après une autre raisonnable, dans laquelle, sans point du tout lui parler de Véronique, je lui disais que je partais le lendemain.

[25v] Je me suis couché fort tard très fâché contre moi-même, me paraissant de lui avoir manqué ou qu’elle m’aimât, ou qu’elle ne m’aimât pas, et comme amoureux, et comme homme d’honneur. J’ai sonné à midi, et j’ai reconnu ma faute davantage quand je n’ai vu qu’Annette. D’abord que Costa s’est retiré, je lui ai demandé comment sa sœur se portait, et elle me dit qu’elle travaillait. Je lui ai écrit un billet dans lequel lui demandant pardon, je l’assurais que je ne lui déplairais plus. Je la priais de reparaître comme si de rien n’était. Je prenais mon café quand je l’ai vue entrer avec la mortification trop peinte sur sa figure pour que je ne dusse en ressentir tout le poids. Je lui ai dit qu’elle n’avait qu’à relever mes boucles, car je voulais aller me promener à pied hors de la ville pour ne retourner à l’auberge que le soir. J’aurai, lui dis-je, bon appétit à souper, et après vous n’aurez rien à craindre ni besoin de m’envoyer Annette.

Je suis allé hors de la ville, et au bout de deux heures de marche je me suis arrêté à un cabaret de village où je me suis fait faire une omelette. N’ayant pas la force de retourner à Gênes à pied j’ai demandé une voiture ; mais il n’y en avait pas. Le cabaretier me donna un cheval avec un homme à pied pour me servir de guide, et pour lui ramener le cheval. La nuit commençait, et nous avions six milles6 à faire. La pluie m’accompagna jusqu’à Gênes où je suis arrivé à huit heures tout mouillé, mort de froid, et de lassitude ; et tout écorché au haut de cuisses par la trop rude selle qui avait déchirén mes culottes de satin. Après m’avoir fait changer de tout par Costa, je lui dis d’aller faire servir. Je vois Annette, et je ne vois pas Véronique ; elle me dit qu’elle était au lit avec un fort mal à la tête, et elle me remet une lettre qu’elle m’avait écrite. La voici : « Je me suis mise au lit à trois heures avec un grand [26r] mal à la tête auquel je suis sujette. Je me porte déjà mieux, et je suis sûre de vous servir demain. Je vous rends compte de ceci parce que je ne voudrais pas que vous imaginassiez que ce fût mauvaise humeur ou fiction. Je vous crois vraiment repenti de m’avoir humiliée, et je vous prie moi-même de me pardonner, ou de me plaindre, si ma façon de penser ne peut pas se conformer à la vôtre. » — Allez lui demander, lui dis-je, si elle veut que nous allions souper près de son lit. Elle revint d’abord me dire que sa sœur me remerciait, et qu’elle me priait de la laisser dormir.

J’ai donc soupé avec Annette observant avec plaisir qu’elle ne buvait que de l’eau, mais qu’elle mangeait plus que moi. La passion que j’avais pour sa sœur m’empêchait de penser à elle ; mais je voyais qu’en état d’indifférence elle m’aurait plu. Au dessert, j’ai enfanté le projet de la griser pour la faire parler de sa sœur. Je lui ai donné un verre de muscat de Lunelle7.

— Je ne bois que de l’eau.

— Haïssez-vous le vin ?

— Non ; mais n’y étant pas accoutumée il me monterait à la tête.

— Vous irez vous coucher, et vous dormirez mieux.

Elle le trouva excellent, et elle rit quand je lui ai présenté le second, et après je lui ai entamé le discours sur sa sœur, dont elle me dit sincèrement tout le bien imaginable.

— Je l’aime, et elle ne peut me souffrir ; elle se refuse à mes moindres caresses.

— Elle ne peut résister à vos caresses que par crainte que vous cessiez de l’aimer.

— Vous semble-t-il qu’elle ait raison de me faire souffrir ?

— Non ; mais si vous l’aimez, vous devez lui pardonner.

Annette raisonnait trop bien ; mais au troisième verre elle me dit qu’elle ne voyait plus rien, et nous quittâmes la table. Cette filleo me plut déjà un peu trop ; mais je me suisp promis de ne rien entreprendre sur elle, parce que j’avais [26v] peur de la trouver trop facile. Nolo nimis facilem difficilemque nimis [Je ne le veux ni trop facile, ni trop difficile]8. C’était une bonne fille toute douce, qui à l’âge de quatorze ans, et sans expérience ne pouvait pas connaître ses propres droits. S’opposant à ce que j’aurais pu lui faire elle aurait cru manquer de politesse. Cela ne peut plaire qu’à un riche et voluptueux musulman.

Je la prie donc de mettre mes cheveux sous le bonnet avec intention de l’envoyer d’abord se coucher ; mais avant qu’elle parte, je lui demande un pot de pommade sans odeur.

— Que voulez-vous en faire ?

— L’appliquer sur les écorchures provenantes de la maudite selle sur laquelle j’ai fait six milles. Elle m’en diminuera la cuisson, et demain je me porterai bien. Il faut que je fasse venir Costa, car je n’ose pas vous demander ce petit service.

— Croyez-vous que je saurais ?

— C’est facile ; mais je crains d’abuser de votre complaisance.

— J’entends la raison. Mais ayant la vue si courte comment verrai-je les écorchures ?

— Sur le lit. Mettez les flambeaux sur la table de nuit.

— Les voilà ; mais demain matin ne faites pas faire cela à Costa, car il penserait que ce soir ce dût avoir été moi, ou ma sœur qui vous a soigné.

— Vous aurez donc demain aussi la même patience ?

— Moi, ou ma sœur, car elle se lèvera de très bonne heure.

— Votre sœur pas ; car elle aurait peur de me faire trop de plaisir me touchant là avec ses belles mains.

— Et moi j’ai peur de vous faire du mal. Fais-je bien comme cela ? Mon Dieu ! En quel état est votre pauvre peau !

— Ma chère Annette, ce n’est pas fini.

— J’ai la vue si basse. Tournez-vous.

— Me voilà.

Mais pour lors je la vois rire de ce que le hasard lui fait voir, et que le service qu’elle me rendait l’obligeait à toucher. Je pense qu’il y avait à parier qu’ayant la vue si basse, elle n’avait jamais vu cela si bien, et qu’elle devait s’y plaire : j’en deviens sûr lorsque je vois sa main égarée aller me frotter où il n’y avait pas d’écorchures. Pour lors, n’en pouvant plus, j’ai pris sa main pour l’obliger à suspendre son ouvrage.

[33r]qJ’ai dû rire la voyant immobile, et sérieuse, tenant encore le pot de pommade à la main, me demandant si elle avait su faire.

— Tu es, ma chère enfant, un ange incarné, et je suis sûr que tu sais de quelle espèce est le plaisir que tu m’as fait. Peux-tu venir passer une heure avec moi ?

— Attendez.

Elle s’en va, et elle ferme ma porte, mais sans tourner la clef ; je me tiens pour sûr qu’elle reviendra quand elle verra sa sœur endormie. Elle tarde ; je me lève, et je vais à la porte : je la vois se déshabiller, se mettre au lit, et éteindre la bougie. Je retourne dans mon lit ayant encore quelqu’espoir, et je ne me trompe pas. Cinq ou six minutes après je la vois s’approcher de mon lit en chemise.

— Viens vite entre mes bras, mon ange, car il fait grand froid.

— Avec plaisir : ma sœur dort, et je suis sûre qu’elle ne soupçonne rien. Quand même elle se réveillerait, le lit est large, et elle ne s’apercevra pas que j’en suis sortie. Je me donne à vous ; faites de moi tout ce que vous voulez ; mais sous condition que vous ne penserez plus à ma sœur.

— Je ne ressens aucune peine, mon cœur, à te le promettre, et à te le jurer.

J’ai trouvé Annette toute neuve, et je ne me suis pas avisé d’en douter le matin, quand j’ai vu que la victime n’avait pas ensanglanté l’autel. Cela m’est arrivé souvent. J’ai appris par expérience qu’il n’y a aucune conséquence légitime à tirer ni de l’effusion, ni de la sécheresse. On ne peut convaincre une fille d’avoir eu un amant que dans le cas qu’il l’ait rendue féconde9.

Annette me quitta après deux heures de débats, et à mon réveil je l’ai vue à mon lit avec Véronique bien aise de ne voir sur leur figure la moindre ombre de mésintelligence. Véronique me dit que la diète, et le sommeil l’avait10 comme toujours parfaitement guérie. J’étais dans le même cas. Sa sœur Annette m’avait aussi parfaitement guéri de la curiosité d’elle qu’elle avait fait naître dans mon âme. Je le sentais, et je m’en félicitais.

[33v] À souper, M. Grimaldi me voyant gai, et calme, crut que c’était en conséquence de l’affaire faite. Je lui ai promis d’aller dîner le lendemain avec lui à S. Pierre d’Arène. J’y fus, et je lui ai donné une longue lettre pour Rosalie que je n’espérais plus de revoir que femme de P–i. Mais je ne le lui disais pas dans ma lettre.

Le même jour soupant avec ces deux filles je me suis également partagé entre l’une, et l’autre, et Véronique mettant mes cheveux en papillotes me dit, quand elle se vit seule avec moi, qu’actuellement qu’elle me voyait devenu sage elle m’aimait beaucoup plus. Je lui ai répondu que ma prétendue sagesse venait de ce que j’avais abandonné l’espoir de faire sa conquête.

— Ma belle Véronique, j’ai pris mon parti.

— Votre amour était donc bien petit.

— C’était un enfant à peine né. Il ne tenait qu’à vous de le faire devenir adulte, et pour lors il aurait pu facilement se conserver en vie.

Ne sachant que me répondre, elle me souhaita un heureux sommeil, et elle est allée dans sa chambre. Annette n’est pas venue me faire la visite que j’espérais : je ne savais que juger.

Je l’ai vue le matin quand j’ai sonné. Elle me dit que sa sœur était au lit malade, qu’elle avait passé la nuit à écrire ; et elle me donna la lettre. J’ai alors vu la raison qu’Annette n’était pas venue.

Cette lettre qui était fort longue, et que je lui ai renduer, me fit presque rire. Après des détours frivoles, et ennuyeux, elle me disait qu’elle s’était refusée à mes désirs parce qu’elle m’aimait de tout son cœur, et qu’elle n’avait pas voulu risquer de me perdre d’abord qu’elle aurait satisfait à mon caprice. Elle s’offrait à mes désirs, si je voulais lui accorder près de moi la même place qu’occupait Rosalie. Je devais partir de Gênes avec elle lui faisant une écriture que M. Grimaldi signerait, dans laquelle je [34r] m’engagerais de l’épouser au bout d’un an, lui faisant une dot de 50 mille livres de Gênes11, ou que ne voulant pas l’épouser, je lui donnerais cette même somme la laissant en pleine liberté. Si elle venait à accoucher dans le temps qu’elle vivrait avec moi, je devais consentir à lui laisser à notre séparation l’enfant, fille ou garçon, qu’elle aurait mis au monde. À cette condition, elle consentait à devenir d’abord ma maîtresse, et avoir pour moi toutes les complaisances que je pourrais désirer.

Ce sot projet me fit clairement connaître que la pauvre Véronique manquait de l’esprit qu’elle devait avoir voulant me faire devenir sa dupe. J’étais sûr que M. Grimaldi n’en était pas l’auteur, et que quand je le lui communiquerais il en rirait.

Annette, me portant mon chocolat, me dit, que sa sœur se flattait de recevoir une réponse à sa lettre. Je lui ai dit qu’elle l’aurait. Je me suis levé, et je suis allé sur-le-champ la lui porter en personne tenant sa lettre à la main que je lui ai d’abord rendue. Je l’ai trouvée au lit sur son séant, où sa parure négligée aurait pu me séduire, si sa folle démarche n’eût pas fini de la perdre dans mon esprit.

Je me suis assis sur son lit, et Annette sortit de la chambre fermant même la porte ; mais elle me dit après qu’elle alla se mettre aux écoutes.

— Pourquoi nous écrire, lui dis-je, quand nous pouvons parler ?

— On est souvent plus à son aise, me répondit-elle, quand on écrit que quand on parle.

— C’est vrai en politique, et en affaires de commerce, où l’on tâche d’attraper ; mais en affaires de cœur je ne suis pas de votre avis. L’amour, ma chère, donne carte blanche : point d’écritures, point de garants : livrez-vous à moi, comme Rosalie a fait, et commencez par venir entre mes bras cette nuit sans que je vous fasse la moindre promesse. Confiez dans l’amour. Voilà un projet qui nous honore tous les deux, et que si cela peut vous faire plaisir, je mettrai sous l’approbation de M. Grimaldi. Votre projet, s’il ne vous [34v] déshonore pas, il fait du moins un grand tort à votre esprit, puisqu’il n’est fait que pour être accepté par un fou tout à fait dépourvu de bon sens. Il n’est pas possible que vous aimiez l’homme auquel vous faites une telle proposition, et je suis sûr que M. de Grimaldi en serait indigné, et ne voudrait jamais s’en mêler.

Ma fière réponse ne lui fit pas perdre contenance. Elle me dit qu’elle ne m’aimait pas assez pour se donner à moi sans savoir sous quelles conditions. Je lui ai répondu qu’à mon tour je ne l’aimais pas non plus assez pour faire sa conquête sous celles qu’elle m’avait prescrites. Après cela je l’ai quittée, et j’ai ordonné à Costa d’avertir le maître de la felouque que je voulais partir au point du jour le lendemain. Déterminé à cela je suis allé prendre congé du marquis, qui me dit que le même matin il avait présenté P–i à Rosalie, qui l’avait assez bien reçu. J’en fus enchanté. Je lui ai renouvelé mes raccomandations12 ; mais elles n’étaient pas nécessaires.

Dans la même année deux femmes que j’ai aiméess éperdument, toutes les deux remplies de mérite, et desquelles je ne me serais jamais séparé si cela eût pu dépendre de ma seule volonté, me furent toutes les deux enlevées par l’adresse de deux vieillards que j’ai aidés à en devenir amoureux sans le vouloir. Ils firent la fortune de l’une, et de l’autre ; mais de bricole13 ce fut à moi qu’ils firent le plus grand bien, car ils m’en débarrassèrent. Ils devaient savoir tous les deux que ma fortune, malgré toute sa grandeur apparente n’était pas solide. Dans le progrès de mon histoire le lecteur en sera convaincu.

J’ai passé la journée me tenant présent à la peine que Véronique, et Annette se donnèrent pour bien faire mes malles. Je n’ai pas voulu que Leduc, et Costa s’en mêlent. Véronique ni gaie, ni triste avait l’air d’avoir pris son parti, et me parlait comme s’il n’y eût eu jamais entre nous le moindre différend. [35r] J’en étais bien aise. Après souper, elles me mirent au lit, et par un serrement de main Annette m’avertit qu’elle viendrait me faire une visite. J’en fus bien aise : je me reconnaissais en devoir de lui faire présent de cinquante sequins14 sans que Véronique le sache, car je n’avais pas envie de la traiter de même. J’ai mis le rouleau sur ma table de nuit, et je le lui ai donné à son arrivée.

Après m’avoir dit que Véronique dormait, elle me demanda ce que j’aurais fait, si Véronique avait accepté l’offre que je lui ai faitet de la recevoir dans mon lit.

— J’ai tout entendu, me dit-elle, et j’ai connu que vous l’aimez.

— J’étais sûr, ma chère, qu’elle ne s’y déterminerait jamais. Je n’aime que toi.

Mais une demi-heure après, nous voilà surpris par la présence de Véronique qui tenant un flambeau à la main encourage sa bonne sœur par un grand éclat de rire. Je ris aussi ne la laissant pas sortir de mes bras. Véronique n’avait sur son corps que sa chemise, elle était belle, et je n’avais aucune raison de lui en vouloir.

— Vous êtes venue, lui dis-je, interrompre nos jouissances, et causer de la peine à une sœur que vous mépriserez à l’avenir.

— Je l’aimerai toujours.

— Esclave de l’amour, elle s’est donnée à moi sans capituler15.

— Elle eut plus d’esprit que moi.

— Tout de bon ?

— Tout de bon.

— Fort bien. Embrassez-la donc.

À cette invitation, elle pose sur la table de nuit le flambeau, et elle s’empare d’Annette qu’elle couvre de baisers. Cette scène me va à l’âme. Je l’invite à se coucher près d’elle lui faisant place, et elle se met entre les draps. Je la sens transie de froid ; et la beauté de ce tableau, auquel je n’aurais jamais pu m’attendre, me séduit, et me transporte. Je ne peux pas m’empêcher de faire halte. Un ample commentaire me devient nécessaire pour mettre au comble toute ma volupté. Parlons.

[35v] — Ce charmant tour que vous me jouez, dis-je aux deux sœurs, est-il prémédité ? Et vous, Véronique, étiez-vous fausse ce matin, ou l’êtes-vous dans ce moment ?

— Rien ne fut prémédité. J’étais vraie ce matin, et je suis vraie dans l’état où vous me voyez. J’ai enfanté un projet ridicule, que je vous prie d’oublier, et je me trouve justement punie ; mais vous êtes le maître de faire finir ma punition dans ce même instant.

— De quelle façon ?

— Me disant que vous me pardonnez, et me le prouvant.

— Je vous pardonne ; mais comment puis-je vous le prouver ?

— Poursuivant à faire l’amour avec ma chère sœur sans me trouver de trop.

C’était du plus haut comique, et l’enthousiasme me montait à la tête. Mon rôle ne devait pas tomber dans le passif.

— Que dis-tu, ma chère âme ? dis-je à ma blondine ; ta sœur héroïne supérieure à tout éloge ne veut être que spectatrice de nos exploits amoureux. Ne te sens-tu pas assez généreuse pour lui permettre de devenir actrice ?

— Non, mon cher ami ; mais c’est toi qui dois te montrer généreux dans la nuit de demain jouant la même pièce, avec la seule différence que ce sera Véronique qui jouera mon rôle, tandis que je serai, comme elle nous en donnera l’exemple cette nuit, avecu le plus grand plaisir, spectatrice.

— Ce serait à merveille, dit Véronique, d’un ton emprunté, si monsieur n’avait pas décidé de partir à l’aube.

—vJe resterai, charmante Véronique, quand ce ne serait que pour me rendre certain que vous êtes une fille adorable.

— Et que je vous aime.

Je ne pouvais pas exiger qu’elle s’expliquât davantage, et j’aurais bien voulu lui donner sur-le-champ la conviction de ma reconnaissance ; mais c’eût été aux dépens d’Annette, et j’aurais altéré la pureté de la jolie pièce très mal à propos. Annette en était l’auteur ; mais toutes les fois que je me rappelle cet agréable événement de ma vie, je vois qu’elle fut composée par la belle nature, et qu’Annette n’en fut que l’interprète. [36r] Véronique, déterminée en qualité de spectatrice à ne vouloir se mêler de rien, se plaça sur son côté élevant un oreiller pour y appuyer dessus son coude, tenant sa main sous sa tête. J’ai commencé la farce comme je devais, sûr de la jouer à la perfection tant que la spectatrice se tiendrait attentive à l’action. J’avais les yeux toujours sur elle : elle devait l’attribuer à ma politesse ; mais elle s’aperçut enfin que j’avais mis toute ma confiance dans l’intérêt qu’elle y prendrait. Annette ne voyait rien : sa vue basse ne pouvait pas discerner la direction de la mienne. Toutes les fois que la pantomime dérangeait la couverture, Véronique se donnant la peine de la remettre à sa place m’offrait comme par hasard un nouveau tableau, et jouissait du prompt effet qu’il faisait dans mon âme empressée à lui marquer l’impression active que faisaient sur elle ses charmes. Piquée de générosité elle parvint à m’étaler tous ses trésors me laissant deviner avec un sourire qu’elle était contente que je pénétrasse sa pensée. Elle devait croire que la pièce que je représentais n’était dans le fond que la répétition de celle que je devais jouer avec elle dans la nuit suivante, et son imagination ne pouvait qu’en augmenter les charmes. Je pensais comme elle.

Ce qui m’obligea à suspendre ce beau jeu fut Costa qui vint frapper à ma chambre pour me dire que la felouque était prête. Fâché de cette interruption, je suis allé à la porte lui dire de payer la journée au maître, et lui ordonner d’être prêt pour le lendemain. Retournant au lit j’ai vu mes camarades enchantées de ma probité.

Nous devions avoir besoin de dormir, mais la pièce ne devait pas finir par un contretemps toujours fâcheux, par une interruption : ce ne devait être qu’un entracte, et je devais tirer parti d’une relâche que la nature me rendait nécessaire. J’ai proposé une ablution qui fit rire Annette, et que Véronique trouva noble, digne, et juste. Ce rafraîchissement étant un hors-d’œuvre [36v] je l’ai facilement persuadée à nous imiter. Les deux sœurs se rendirent des services réciproques dans des différentes postures, toutes faites pour me faire trouver préférable à tous les autres le rôle de spectateur.

Après les abstersions16,w dont le gracieux rire doit accompagner le doux chatouillement, nous retournâmes sur la scène, où je devais représenter le dernier acte. Il me tardait de m’en acquitter ; et j’étais sûr de l’achever avec honneur, comptant cependant sur Annette. Sans elle le dialogue ne pouvait pas se soutenir. Mais la trop jeune fille, comme je l’avais déjà prévu, oublia son rôle. Le cruel dieu qui lui joua ce tour fut Morphée. Véronique rit quand elle la vit endormie, et j’ai dû rire aussi quand je me suis aperçu qu’elle était comme morte. Il s’agissait de la ressusciter, et l’Amour n’a que la faculté de réveiller. Ce dénouement eut l’air d’une catastrophe. Quel dommage ! me disaient les yeux de Véronique ; mais elle ne me le disait que des yeux. Elle eut tort comme moi : elle de ne pas prendre le rôle d’Annette sans m’en demander la permission ; moix d’attendre qu’elle m’invite. J’ai cru de devoir m’abstenir d’empiéter sur la pièce qui ne devait être représentée que dans la nuit suivante. Véronique alla se coucher dans son lit, et j’ai dormi avec Annette jusqu’à midi.

Nous passâmes la journée dans des discours fort intéressants sur notre propre histoire, et déterminés à ne faire qu’un seul repas nous nous mîmes à table à l’entrée de la nuit. Nous y passâmes deux heures rassasiant notre appétit par des mets exquis, et défiant Baccus à nous faire craindre sa puissance. Nous nous levâmes quand nous vîmes Annette en proie d’un sommeil invincible. Nous ne regardâmes cependant pas ce petit malheur comme capable de nuire à notre petite pièce. Annette en qualité de spectatrice était dans l’impossibilité de jouir, et les charmes éblouissants de Véronique allaient m’occuper de façon à n’avoir aucun besoin d’en contempler d’étrangers. Nous allâmes nous coucher, et elle entre mes bras, moi entre les siens nous passâmes au-delà d’une heure sans bouger ; mais sans rien faire. S’apercevant de la raison, la politesse empêchait Véronique de me la dire, et la modestie de s’en plaindre. Elle dissimulait sans discontinuer ses caresses ; mais j’enrageais. Je n’y comprenais rien. Un accident [37r] pareil ne m’était jamais arrivé qu’à la suite immédiate d’un long travail dont la fin avait été scellée par mon sang, ou par une forte surprise capable d’anéantir toutes mes facultés naturelles, comme j’en avais fait l’expérience vis-à-vis de Javotte sortant du cercle maxime17, où j’ai cru de me voir écrasé par les foudres. Mais dans le cas où j’étais, à la fleur de mon âge, vis-à-vis d’une fille qui possédait tout pour plaire, qui me charmait, que j’avais désirée complaisante, et tendre, et que je voyais disposée à ne me rien refuser de tout ce que j’aurais pu, ou su lui demander, c’était ce que je ne pouvais pas concevoir, et qui positivement me désespérait.

Réduits à la fin à devoir nous démasquer, et à parler raison, je fus le premier à me plaindre de mon malheur.

— Vous avez trop fait hier, me répondit-elle, vous avez trop bu des liqueurs à souper. Ne vous fâchez pas, mon cher ami, car je suis sûre que vous m’aimez. Cessez de vous donner des peines pour forcer la nature, car vos efforts ne pourront jamais réussir qu’à la rendre plus faible. Il me semble qu’un doux sommeil est le seul spécifique18 que vous devez employer pour redevenir homme. Je n’en ai pas besoin ; mais ne prenez pas garde à moi. Allons. Dormez. Nous ferons l’amour après.

Après ce court raisonnement, que j’ai trouvé aussi sage que discret, Véronique me tourna le dos, et j’en ai fait de même. J’ai vu que je pouvais tout espérer du sommeil, et je m’y suis déterminé ; mais en vain. La même nature qui me refusait le pouvoir de travailler, me niait la faculté de jouir du repos. Mes sens ardents ne voulurent pas s’assoupir : l’assoupissement que je désirais ne leur était pas nécessaire, et ils n’avaient point d’idée que leur suffrage pût avoir quelque chose de commun avec ce qui me manquait pour me mettre en état de satisfaire à mes désirs amoureux. Mes sens en feu désiraient, tout au contraire, de veiller pour être témoins de mes jouissances ; et bien loin d’être complaisants envers moi s’assoupissant, ils devaient m’en vouloir, et ils avaient bon droit de se plaindre que, manquant de jugement, j’eusse émoussé la vigueur qui m’était nécessaire pour satisfaire à l’Amour, dont l’activité, et la divine joie est ce qui les intéresse le plus, et dont ils participent les charmes ne manquant jamais de s’y tenir présents.

[37v] C’est ainsi que dans le délire, et dans l’impossibilité de m’endormir je tâchais de me consoler faisant des analyses physico-métaphysiques plaidant en faveur de mes sens pour avoir une raison complète de ne me plaindre que de moi-même. À la conclusion je me trouvais satisfait. Satisfait de me trouver coupable ! Étrange satisfaction ; mais la seule faite pour qu’un philosophey accablé par un malheur, se trouve heureux. L’homme qui a tort obtient une grande victoire, si après avoir plaidé sa cause avec lui-même, il parvient à s’en convaincre. C’est le seul bonheur dont je jouis aujourd’hui quand je converse avec moi-même. Il ne m’est rien arrivé de malheureux dans toute ma vie que par ma faute, et j’attribue aux combinaisons presque tous les bonheurs dont j’ai joui ; ce qui à la vérité est un peu injuste, et humiliant ; mais tel est l’homme19. Je deviendrais fou, je crois, si dans mes soliloques, je me trouvais malheureux sans qu’il y eût de ma faute, car je ne saurais où aller la chercher à moins que je ne dusse m’avouer bête. Je sais de n’être pas bête. Celui qui l’est c’est un sot voisin que j’ai, et qui se plaît à me soutenir que les brutes20 raisonnent mieux que nous. Je vous accorderai, lui dis-je, qu’ils raisonnent mieux que vous, mais pas mieux que moi. Cette réponse me l’a rendu ennemi, malgré qu’elle approuvât la moitié de sa thèse21.

Véronique passa trois heures entre les bras du sommeil, et fut surprise quand je lui ai dit que je n’avais pu jouir du moindre repos. Elle me trouva nul comme elle m’avait laissé, et je l’ai enfin impatientée quand j’ai voulu un peu trop la convaincre que ce malheur ne venait pas de ma mauvaise volonté. Tentée de l’attribuer à elle-même, et en même temps mortifiéez par l’idée que cela fût possible elle se mit à l’entreprise de détruire l’enchantement qui me rendait inepte. Pour parvenir à son but elle employa des spécifiques que je croyais immanquables ; et j’aurais eu tort de ne pas la laisser [38r] faire ; mais tout fut en pure perte. Mon désespoir devint égalaa au sien quand je l’ai vue quitter la partie découragée, avilie, et fâchée jusqu’à verser des larmes. Elle me quitta sans me rien dire, et elle me laissa dans la triste nécessité de passer tout seul les deux ou trois heures qui devaient s’écouler avant le retour de l’Aurore. Mon bagage était tout prêt. L’insomnie ne m’a pas quitté.

Au point du jour Costa vint me dire que le vent était fort, et contraire, et que la felouque ne pouvait pas l’affronter. Nous partirons, lui répondis-je, quand le temps le permettra ; et pour lors je me suis levé, j’ai allumé du feu, et je me suis mis à écrire. Deux ou trois heures après, me sentant envie de dormir, je me suis mis au lit, et j’ai joui d’un sommeil de huit heures. À mon réveil je me suis trouvé calme, mais n’ayant aucune envie de rire. Les deux sœurs s’en réjouirent, et j’ai cru d’apercevoir dans Véronique un air de mépris, mais elle pouvait avoir raison, et j’aurais eu tort de m’y arrêter. Avant que de nous mettre à table je lui ai fait présent de cent sequins22, et j’ai traité de même la bonne Annette qui ne s’y attendait pas, car elle croyait avoir déjà reçu assez.

Vers minuit le maître de la felouque vint me dire que le temps était beau, et j’ai pris congé d’elles. J’ai vu Véronique pleurer ; mais je savais pourquoi. Je me suis embarqué pour Lerici avec mes deux valets, et je m’y suis débarqué le lendemain prenant d’abord des chevaux de poste pour aller à Livourne. Mais voilà un petit événement instructif digne de la gravité de mon histoire, et non indigne d’être communiqué au lecteur qui la lit avec plaisir.

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