Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre XII

Je retourne à Paris avec la Corticelli, improvisée comtesse de Lascaris. L’hypostase manquée. Aix-la-Chapelle.

Duel. Mimi d’Aché. Trahison de la Corticelli qui ne retombe que sur elle-même. Voyage à Sulzbach.

— Pourquoi, folle, as-tu permis à ta mère de se dire ma femme ? Crois-tu que cela puisse beaucoup me flatter ? Elle devait se donner pour ta gouvernante, puisqu’elle voulait te faire passer pour ma fille.

— Ma mère est une entêtée qui se laisserait fouetter plutôt que de passer pour ma gouvernante ; car, dans ses idées étroites, elle confond la qualification de gouvernante et celle de pourvoyeuse.

— C’est une folle ignorante, mais nous lui ferons entendre raison de bonne grâce ou par force. Mais je te vois bien montée ; tu as donc fait fortune ?

— J’avais captivé à Prague le comte de N…1 qui a été généreux. Mais avant tout, mon cher ami, je te prie de renvoyer M. Monti. Ce brave homme a sa famille à Prague ; il ne peut pas rester longtemps ici.

— C’est juste, je le renverrai tout de suite.

Le coche partait le soir même pour Francfort ; je fis appeler Monti et après l’avoir remercié de sa complaisance, je le récompensai généreusement, et il partit très satisfait.

N’ayant plus rien à faire à Metz, je pris congé de mes nouvelles connaissances, et le surlendemain j’allai coucher à Nancy, d’où j’écrivis à Mme d’Urfé que je revenais avec une vierge, dernier rejeton de la famille Lascaris2 qui avait régné à Constantinople. Je la priais de la recevoir de mes mains dans une maison de campagne qui appartenait à sa famille, et où il était nécessaire que nous restassions quelques jours pour nous occuper de quelques cérémonies cabalistiques.

Elle me répondit qu’elle m’attendait à Pont-Carré, vieux château à quatre lieues de Paris, et qu’elle y accueillerait la jeune princesse avec toutes les marques d’amitié qu’elle pouvait désirer : « Je le dois d’autant plus, disait la sublime folle, que la famille de Lascaris est alliée à la famille d’Urfé, et que je dois renaître du fruit qui sortira de cette heureuse vierge. » Je sentis qu’il fallait non refroidir son enthousiasme, mais le tenir en bride et en modérer la manifestation. Je lui écrivis donc derechef sur ce point en lui expliquant pourquoi elle devait se contenter de la traiter de comtesse, et je finis par lui annoncer que nous arriverions avec la gouvernante de la jeune Lascaris le lundi de la semaine sainte.

Je passai une douzaine de jours à Nancy, occupé à donner des instructions à ma jeune étourdie et à convaincre sa mère qu’elle devait se contenter d’être la très humble servante de la comtesse Lascaris. J’eus grand-peine à réussir ; il fallut, non pas seulement que je lui représentasse que sa fortune tenait à sa parfaite soumission, mais que je la menaçasse de la renvoyer seule à Bologne. Je me suis bien repenti de ma persistance. L’obstination de cette femme était une inspiration de mon bon génie qui voulait me faire éviter la plus lourde faute que j’aie faite de ma vie !

Au jour fixé, nous arrivâmes à Pont-Carré. Mme d’Urfé, que j’avais prévenue de l’heure de notre arrivée, fit baisser les ponts-levis du château et se plaça debout sur la porte au milieu de tous ses gens, comme un général d’armée qui aurait voulu nous rendre la place avec tous les honneurs de la guerre. Cette chère dame, qui n’était folle que parce qu’elle avait trop d’esprit, fit à la fausse princesse une réception si distinguée, qu’elle en aurait été fort étonnée si je n’avais pas eu la précaution de l’en prévenir. Elle la pressa trois fois dans ses bras avec une effusion de tendresse toute maternelle, l’appela sa nièce bien-aimée, et lui conta sa généalogie et celle de la maison de Lascaris, pour lui faire voir à quel titre elle était sa tante. Ce qui me surprit très agréablement, c’est que ma folle italienne l’écouta avec un air de complaisance et de dignité, et ne rit pas un seul instant, quoique toute cette comédie dût lui paraître bien risible.

Dès que nous fûmes dans l’appartement, la fée fit des fumigations mystérieuses, encensa la nouvelle arrivée, qui reçut cet hommage avec toute la modestie d’une divinité d’opéra, et puis elle alla se jeter dans les bras de la prêtresse qui la reçut avec le plus grand enthousiasme.

À table, la comtesse fut gaie, gracieuse, causante, ce qui lui captiva l’amour de Mme d’Urfé, qui ne s’étonna point de lui entendre parler le français à bâton rompu. Il ne fut pas question de la dame Laure qui ne savait que son italien. On lui donna une bonne chambre où elle fut servie, et d’où elle ne sortit que pour aller à la messe.

Le château de Pont-Carré était une espèce de forteresse qui, dans le temps des guerres civiles, avait soutenu des sièges. Il était formé carré comme son nom l’indiquait, flanqué de quatre tours crénelées et entouré d’un large fossé. Les appartements étaient vastes, richement meublés, mais à l’antique. L’air était infesté de cousins venimeux qui nous dévoraient et nous faisaient au visage des ampoules fort douloureuses, mais je m’étais engagé à y passer huit jours, et j’aurais été fort embarrassé de trouver un prétexte pour abréger ce temps. Madame fit dresser un lit près du sien pour y coucher sa nièce, et je n’avais pas à craindre qu’elle cherchât à s’assurer de sa virginité puisque l’oracle lui en avait fait la défense, sous peine de détruire l’effet de l’opération que nous fixâmes au quatorzième jour de la lune d’avril.

Ce jour-là, nous soupâmes sobrement, puis j’allai me coucher. Un quart d’heure après, Madame vint me présenter la vierge Lascaris. Elle la déshabilla, la parfuma, lui mit un voile superbe, et lorsqu’elle l’eut placée à côté de moi, elle resta, voulant être présente à l’opération dont le résultat devait la faire renaître neuf mois après.

L’acte fut consommé dans toutes les formes, et quand cela fut fait, Madame nous laissa seuls pour cette nuit qui fut des mieux employées. Ensuite la comtesse coucha avec sa tante jusqu’au dernier jour de la lune, temps où je devais interroger l’oracle pour savoir si la jeune Lascaris avait conçu par mon opération. Cela pouvait être, car rien n’avait été épargné pour atteindre ce but ; mais je crus plus prudent de lui faire répondre que l’opération avait manqué, parce que le petit d’Aranda avait tout vu de derrière un paravent. Mme d’Urfé en fut au désespoir ; mais je la consolai par une seconde réponse dans laquelle l’oracle lui disait que ce qui n’avait pu se faire dans la lune d’avril en France, pouvait se faire hors du royaume dans la lune de mai, mais qu’il fallait qu’elle envoyât à cent lieues de Paris, et au moins pour un an, le jeune curieux dont l’influence avait été si contraire. L’oracle en outre indiquait comment d’Aranda devait voyager ; il lui fallait un gouverneur, un domestique, et son petit équipage en parfait état.

L’oracle avait parlé, il n’en fallait pas davantage. Mme d’Urfé pensa de suite à un abbé qu’elle aimait, et le jeune d’Aranda fut envoyé à Lyon, vivement recommandé à M. de Rochebaron, son parent. Le jeune homme fut enchanté d’aller voyager et n’a jamais eu la moindre connaissance de la petite calomnie que je me permis pour l’éloigner. Ce qui me fit agir ainsi n’était pas un vain caprice. Je m’étais aperçu d’une manière à n’en pouvoir pas douter, que la Corticelli en était amoureuse et que sa mère favorisait son intrigue. Je l’avais surprise deux fois dans sa chambre avec le jeune homme, qui ne s’en souciait que comme un jeune adolescent se soucie de toutes les filles, et comme je n’approuvais pas les desseins de mon Italienne, la Signora Laura trouvait mauvais que je m’opposasse à l’inclination de sa fille.

La grande affaire fut de penser au lieu étranger où nous nous rendrions pour renouveler l’opération mystérieuse. Nous nous déterminâmes pour Aix-la-Chapelle, et en cinq ou six jours tout fut prêt pour notre voyage.

La Corticelli, fâchée contre moi de ce que je lui avais enlevé l’objet de son amour, m’en fit de vifs reproches, et commença dès lors à avoir de mauvais procédés à mon égard ; elle alla jusqu’à se permettre des menaces, si je ne faisais pas revenir celui qu’elle appelait le joli garçon.

— Il ne vous convient pas d’être jaloux, me dit-elle, et je suis maîtresse de moi-même.

— D’accord, ma belle, lui répondis-je, mais il me convient de t’empêcher, dans la situation où je t’ai mise, de te comporter comme une prostituée.

La mère, furieuse, me dit qu’elle voulait retourner à Bologne avec sa fille, et pour l’apaiser, je lui promis d’aller les y conduire moi-même après notre voyage d’Aix-la-Chapelle.

Cependant, je n’étais pas tranquille, et craignant des tracasseries, je hâtai mon départ. Nous partîmes au mois de mai dans une berline où j’étais avec Mme d’Urfé, la fausse Lascaris et une femme de chambre, sa favorite, appelée Brongnole. Un cabriolet à deux places nous suivait ; il était occupé par la signora Laura et par une autre femme de chambre. Deux domestiques à grande livrée étaient sur le siège de la berline. Nous nous reposâmes un jour à Bruxelles et un autre à Liège. À Aix, nous trouvâmes grand nombre d’étrangers de la première distinction, et au premier bal Mme d’Urfé présenta ma Lascaris à deux princesses de Mecklembourg en qualité de sa nièce. La fausse comtesse reçut leurs caresses avec aisance et modestie, et elle fixa particulièrement l’attention du margrave de Baireuth3 et de la duchesse de Würtemberg4, sa fille, qui s’emparèrent d’elle et ne la quittèrent qu’à la fin du bal. J’étais sur les épines, crainte que mon héroïne ne se trahît par quelque sortie de coulisse5. Elle dansa avec une grâce qui lui attira l’attention et les applaudissements de toute l’assemblée, et c’était à moi qu’on en faisait compliment. Je souffrais le martyre, car ces compliments me semblaient malins ; c’était comme si chacun avait deviné la danseuse d’opéra déguisée en comtesse, et je me croyais déshonoré. Ayant trouvé un moment pour parler en secret à cette jeune folle, je la conjurai de danser comme une demoiselle de condition et non comme une figurante de ballet, mais elle était fière de ses succès, et elle osa me répondre qu’une demoiselle de condition pouvait fort bien savoir danser comme une danseuse, et qu’elle ne consentirait jamais à danser mal pour me plaire. Ce procédé me dégoûta tellement de cette effrontée, que si j’avais su comment, je m’en serais défait dès l’instant ; mais je lui jurai en moi-même qu’elle ne perdrait rien pour attendre ; et, soit vice ou vertu, la vengeance ne s’éteint dans mon cœur que lorsqu’elle est satisfaite.

Mme d’Urfé, le lendemain de ce bal, lui fit présent d’un écrin contenant une très belle montre, garnie en brillants, une paire de boucles d’oreilles en diamants et une bague dont le chaton était enrichi d’une rose de quinze carats. Le tout valait soixante mille francs6. Je m’en emparai afin que l’idée ne lui vînt point de s’en aller sans mon consentement.

En attendant, pour chasser l’ennui, je jouais, je perdais mon argent et je faisais de mauvaises connaissances. La pire de toutes fut celle d’un officier français nommé d’Aché7, qui avait une jolie femme et une fille plus jolie encore. Cette fille ne tarda pas à s’emparer de la place que, dans mon cœur, la Corticelli n’occupait déjà plus que superficiellement ; mais dès que Mme d’Aché s’aperçut que je lui préférais sa fille, elle refusa de recevoir mes visites.

J’avais prêté dix louis à d’Aché ; je crus en conséquence pouvoir me plaindre à lui de la conduite de sa femme à mon égard ; mais il me répondit d’un ton brusque que n’allant chez lui que pour sa fille, sa femme avait raison ; que sa fille était faite pour trouver un mari et que si j’avais de bonnes intentions, je n’avais qu’à m’expliquer avec sa mère. Il n’y avait en tout cela d’offensant que le ton, et j’en fus effectivement offensé ; cependant connaissant cet homme pour un brutal, grossier, ivrogne, toujours prêt à ferrailler pour un oui ou pour un non, je pris le parti de me taire et d’oublier sa fille, ne voulant point me compromettre avec un homme de son espèce.

J’étais dans cette disposition et à peu près guéri de ma fantaisie pour sa fille, lorsque quatre jours après notre entretien, j’entrai dans une salle de billard où ce d’Aché jouait avec un Suisse nommé Schmit, officier au service de Suède. Dès que d’Aché m’aperçut, il me dit si je voulais parier contre lui les dix louis qu’il me devait. On commençait la partie, je lui répondis :

— Oui, cela fera vingt ou rien. Cela va.

Vers la fin de la partie, d’Aché se voyant en désavantage, fit un coup déloyal, si marqué, que le garçon de billard le lui dit ; mais d’Aché que ce coup faisait gagner, s’empare de l’or qui était dans la blouse, et le met dans sa poche, sans faire aucun cas des observations du marqueur ni de celles de son adversaire qui, se voyant dupé, applique au fripon un coup de queue au travers du visage. Aussitôt d’Aché, qui avait amorti le coup en parant avec son bras, met l’épée à la main, et court sur Schmit qui était sans armes. Le garçon, jeune homme vigoureux, saisit d’Aché à brasse-corps et empêche le meurtre. Le Suisse sort en disant :

— Au revoir.

Le fripon devenu calme, me regarde et me dit :

— Nous voilà quittes.

— Très quittes.

— C’est fort bien, mais mille diables, vous étiez à portée de m’épargner un affront qui me déshonore.

— Je l’aurais pu, mais rien ne m’y obligeait. D’ailleurs vous devez connaître vos droits. Schmit n’avait pas son épée, mais je le crois homme de cœur, et il vous rendra raison, si vous avez assez de courage pour lui rendre son argent, car enfin vous avez perdu.

Un officier, nommé de Pyène8, me prit à l’écart et me dit qu’il me payerait lui-même les vingt louis que d’Aché avait mis dans sa poche, mais qu’il fallait que Schmit lui fît réparation l’épée à la main. Je n’hésitai pas à lui promettre que le Suisse s’acquitterait de ce devoir, et je m’engageai à lui rendre une réponse affirmative le lendemain au lieu même où nous nous trouvions.

Je ne pouvais pas douter de mon fait. L’honnête homme qui porte une arme doit toujours être prêt à s’en servir pour repousser une injure qui blesse son honneur, ou pour rendre raison d’une injure qu’il peut avoir faite. Je sais que c’est un préjugé que l’on qualifie, et peut-être avec raison, de préjugé barbare, mais il est des préjugés sociaux auxquels un homme d’honneur ne saurait se soustraire, et Schmit me semblait être un homme comme il faut.

Je me rendis chez lui le lendemain à la pointe du jour ; il était encore couché. Dès qu’il me vit :

— Je suis certain, me dit-il, que vous venez m’inviter à me battre avec d’Aché. Je suis tout prêt à brûler une amorce pour lui faire plaisir, mais à condition qu’il commence à me payer les vingt louis qu’il m’a volés.

— Vous les aurez demain matin, et je serai avec vous. D’Aché sera secondé par M. de Pyène.

— C’est dit. Je vous attendrai ici au point du jour.

Je vis de Pyène deux heures après, et nous fixâmes le rendez-vous pour le jour suivant à six heures du matin avec deux pistolets. Nous fîmes choix d’un jardin à une demi-lieue de la ville.

Au point du jour je trouvai mon Suisse qui m’attendait à la porte de son logement en fredonnant le ranz des vaches9 si cher à ses compatriotes. Je trouvai cela de bon augure.

— Vous voilà, me dit-il, partons.

Chemin faisant, il me dit :

— Je ne me suis jamais battu qu’avec d’honnêtes gens, et il m’est dur d’aller tuer un fripon ; ce serait l’affaire d’un bourreau.

— Je sens, lui répliquai-je, qu’il est fort désagréable d’exposer ses jours contre de pareilles gens.

— Je ne risque rien, dit Schmit en riant, car je suis sûr de le tuer.

— Comment sûr ?

— Très sûr, car je le ferai trembler.

Il avait raison. Ce secret est immanquable quand on sait s’en servir et qu’on a raison contre un lâche. Nous trouvâmes sur le lieu d’Aché et Pyène, et nous vîmes cinq ou six personnes qui ne pouvaient être là que par curiosité.

D’Aché tirant vingt louis de sa poche, les remit à son adversaire, en lui disant :

— Je puis m’être trompé, mais je vais vous faire payer cher votre brutalité.

Puis se tournant vers moi :

— Je vous dois vingt louis, me dit-il.

Je ne lui répondis pas.

Schmit ayant mis son or dans sa bourse de l’air le plus tranquille et sans rien répondre au fanfaron, alla se placer entre deux arbres distants l’un de l’autre d’environ quatre pas, tira de sa poche deux pistolets de mesure, et dit à d’Aché :

— Vous n’avez qu’à vous mettre à dix pas et tirer le premier. La distance entre ces deux arbres est le lieu que je fixe pour ma promenade. Vous pourrez vous promener également si cela vous fait plaisir, quand mon tour de tirer sera venu.

Il n’était pas possible de s’expliquer plus clairement ni de s’exprimer avec plus de calme.

— Mais, dis-je, il faudrait décider à qui le premier coup.

— C’est inutile, dit Schmit, je ne tire jamais le premier ; d’ailleurs c’est de droit à Monsieur.

De Pyène plaça son ami à la distance indiquée, puis il se mit à l’écart comme moi, et d’Aché tira sur son adversaire qui se promenait à pas lents sans le regarder. Schmit se retourna du plus grand sang-froid et lui dit :

— Vous m’avez manqué, monsieur, j’en étais sûr ; recommencez.

Je crus qu’il était fou, et je m’attendais à des pourparlers. Mais point du tout. D’Aché autorisé à tirer le second coup, fit feu et manqua de nouveau son adversaire, qui, sans mot dire, mais d’un air ferme et sûr, tira son premier coup en l’air, puis, ajustant d’Aché de son second pistolet, il le frappa au milieu du front et l’étendit raide mort. Remettant ses pistolets dans sa poche, Schmit partit seul à l’instant même, comme s’il avait continué sa promenade. Je partis également deux minutes après, quand je fus certain que le malheureux d’Aché était sans vie.

J’étais ébahi, car un duel semblable me paraissait un rêve, un fait de roman, plus qu’une réalité. Je n’en revenais pas, car je n’avais pas saisi la moindre altération sur la figure impassible du Suisse.

J’allai déjeuner avec Mme d’Urfé que je trouvai inconsolable, parce que c’était le jour de la pleine lune, et qu’à quatre heures trois minutes je devais opérer la mystérieuse création de l’enfant dont elle devait renaître. Or, la divine Lascaris, qui devait être le vase d’élection, se tortillait dans son lit, feignant des convulsions qui devaient me mettre dans l’impossibilité d’accomplir l’œuvre prolifique.

Au récit que me fit de ce contretemps la désolée Mme d’Urfé, j’affectai un chagrin hypocrite, car la méchanceté de la danseuse me servait à souhait, d’abord parce qu’elle ne m’inspirait plus aucun désir, ensuite parce que je prévoyais que je tirerais parti de la circonstance pour me venger et la punir.

Je prodiguai des consolations à Mme d’Urfé, et ayant consulté l’oracle, je trouvai que la petite Lascaris avait été gâtée par un génie noir, et que je devais aller à la recherche de la fille prédestinée dont la pureté était sous l’égide des génies supérieurs. Voyant la folle parfaitement heureuse des promesses de l’oracle, je la quittai pour aller voir la Corticelli que je trouvai sur son lit, ayant sa mère auprès d’elle.

— Tu as donc des convulsions, ma chère, lui dis-je.

— Non, je me porte fort bien ; mais j’en aurai, me dit-elle, jusqu’au moment où tu me rendras mon écrin.

— Tu es devenue méchante, ma pauvre petite et c’est en suivant les conseils de ta mère. Quant à l’écrin, avec une conduite pareille, tu ne l’auras peut-être jamais.

— Je découvrirai tout.

— On ne te croira pas, et je te renverrai à Bologne sans te laisser aucun des présents que Madame t’a faits.

— Tu dois me remettre l’écrin à l’instant où je me déclarerai enceinte, et je le suis. Si tu ne me satisfais pas, je vais tout dire à ta vieille folle, sans me soucier de ce qui peut arriver.

Fort surpris, je me mis à la regarder sans mot dire, mais je réfléchissais aux moyens de me débarrasser de cette effrontée. La Signora Laura me dit d’un air tranquille qu’il n’était que trop vrai que sa fille était grosse, mais qu’elle ne l’était pas de moi.

— Et de qui l’est-elle donc ? lui demandai-je.

— Elle l’est du comte de N… dont elle était la maîtresse à Prague.

Cela ne me semblait pas possible, car elle ne montrait aucun symptôme de grossesse, mais enfin, il se pouvait que cela fût. Obligé de prendre un parti pour déjouer ces deux friponnes, je sortis sans leur rien dire et j’allai m’enfermer avec Mme d’Urfé pour consulter l’oracle sur l’opération qui devait la rendre heureuse.

Après une foule de questions plus obscures que les oracles que la Pythie rendait sur le trépied de Delphes, et dont par conséquence j’abandonnais l’interprétation à ma pauvre infatuée d’Urfé, elle trouva elle-même, et je me gardai bien de la contredire, que la petite Lascaris était devenue folle. Secondant toutes ses craintes, je parvins à lui faire trouver dans la réponse d’une pile10 cabalistique que la princesse n’avait pu répondre à l’attente parce qu’elle avait été souillée par un génie noir ennemi de l’ordre des Rose-Croix ; et comme elle était en bon chemin, elle ajouta d’elle-même que la jeune fille devait être grosse d’un gnome.

Elle fit ensuite une autre pile pour savoir comment il fallait que nous nous y prissions pour atteindre sûrement notre but, et je la dirigeai de manière à lui faire trouver qu’il fallait qu’elle écrivît à la lune.

Cette folie qui aurait dû la ramener à la raison, la combla de joie. Elle était dans un enthousiasme d’inspirée, et je fus certain alors que lors même que j’aurais voulu lui démontrer le néant de ses espérances, j’y aurais perdu mon latin11. Elle aurait tout au plus jugé qu’un génie ennemi m’avait infecté et que j’avais cessé d’être un parfait Rose-Croix. Mais j’étais loin d’entreprendre une cure qui m’aurait été si désavantageuse, sans lui être utile. D’abord sa chimère la rendait heureuse, et sans doute le retour à la vérité l’aurait rendue malheureuse.

Elle reçut donc l’ordre d’écrire à la lune avec d’autant plus de joie qu’elle connaissait le culte qui plaît à cette planète et la cérémonie qu’il fallait faire ; mais elle ne pouvait l’exécuter qu’avec l’assistance d’un adepte, et je savais qu’elle comptait sur moi. Je lui dis que je serais tout à ses ordres, mais qu’il fallait attendre la première phase de la prochaine lune, ce qu’elle savait comme moi. J’étais bien aise de gagner du temps, car ayant beaucoup perdu au jeu, il m’était impossible de quitter Aix-la-Chapelle avant d’avoir reçu le montant d’une lettre de change que j’avais tirée sur M. d’O. à Amsterdam. En attendant nous convînmes que la petite Lascaris étant devenue folle, nous ne ferions aucune attention à tout ce qu’elle pourrait dire dans ses accès de folie, vu que son esprit étant au pouvoir du mauvais génie qui la possédait, c’était lui qui lui inspirait ses paroles.

Nous jugeâmes néanmoins que, son état étant digne de pitié, afin de lui rendre son sort aussi doux que possible, elle continuerait à manger avec nous, mais que le soir, au sortir de table, elle irait coucher dans la chambre de sa gouvernante.

Après avoir ainsi disposé l’esprit de Mme d’Urfé à ne rien croire de tous les propos que la Corticelli pourrait lui dire, et à ne s’occuper que de la lettre qu’elle devait écrire au génie Sélénis qui habite la lune, je m’occupai sérieusement des moyens de regagner l’argent que j’avais perdu, ce qui ne pouvait pas se faire par la voie de la cabale. J’engageai l’écrin de la Corticelli pour mille louis et j’allai tailler dans un club d’Anglais où je pouvais gagner beaucoup plus qu’avec des Français ou des Allemands.

Trois ou quatre jours après la mort de d’Aché, sa veuve m’écrivit un billet pour me prier de passer chez elle. Je la trouvai avec de Pyène. Elle me dit d’un ton affligé que son mari ayant fait beaucoup de dettes, ses créanciers s’étaient emparés de tout, et qu’elle se trouvait par cela dans l’impossibilité de subvenir aux frais que nécessiterait un voyage, devant se rendre à Colmar au sein de sa famille, elle et sa fille.

— Vous êtes, ajouta-t-elle, la cause de la mort de mon mari, je vous demande mille écus ; si vous me les refusez, je vous attaquerai en justice, car l’officier suisse étant parti, je ne puis attaquer que vous.

— Votre langage me surprend, madame, lui dis-je d’un ton froid, et sans le respect que j’ai pour votre malheur, j’y répondrais avec l’amertume que votre procédé doit m’inspirer. D’abord je n’ai pas mille écus à jeter au vent, et alors même, le ton de la menace serait peu propre à me faire faire un pareil sacrifice. Je suis au reste curieux de voir de quelle façon vous vous y prendriez pour m’attaquer en justice. Quant à M. Schmit, il s’est battu en brave et loyal champion, et j’ignore encore si vous gagneriez grand-chose à l’attaquer s’il était resté ici. Adieu madame.

J’étais à peine à cinquante pas de la maison, quand je fus rejoint par de Pyène qui me dit qu’avant que Mme d’Aché portât plainte contre moi, nous devrions aller à l’écart pour nous couper la gorge. Nous étions tous deux sans épée.

— Votre intention n’est pas flatteuse, lui dis-je avec calme, et elle a quelque chose de brutal qui ne m’engage pas du tout à me compromettre avec un homme que je ne connais point et à qui je ne dois rien.

— Vous êtes un lâche.

— Je le serais peut-être, si je vous imitais. L’opinion que vous pouvez avoir de moi m’est fort indifférente.

— Vous vous repentirez.

— Peut-être, mais en attendant je vous préviens loyalement que je ne marche jamais sans une paire de pistolets en bon état et que je sais m’en servir. Les voilà, ajoutai-je en les tirant de ma poche, et en armant celui de la main droite.

À cette vue le fier spadassin proféra un jurement et s’enfuit d’un côté et moi de l’autre.

À peu de distance de l’endroit où venait de se passer cette scène, je rencontrai un Napolitain nommé Maliterni12, alors lieutenant-colonel et aide de camp du prince de Condé qui commandait l’armée française13. Ce Maliterni était un bon vivant, toujours prêt à obliger et toujours à court d’argent. Nous étions amis, et je lui contai ce qui venait de m’arriver.

— Je serais, lui dis-je, fâché de devoir me compromettre avec de Pyène, et si vous pouvez m’en débarrasser, je vous promets cent écus.

— Ce ne sera pas impossible, me dit-il, je vous en dirai quelque chose demain.

Il vint en effet me voir le lendemain matin en m’annonçant que mon coupeur de gorge était parti d’Aix au point du jour par un ordre supérieur en bonne forme, et il me remit en même temps un ample passeport de M. le prince de Condé.

J’avoue que cette nouvelle me fut agréable. Je n’ai jamais craint de croiser mon épée avec le premier venu, sans avoir pourtant jamais recherché le barbare plaisir de répandre le sang d’un homme ; mais cette fois j’éprouvais une extrême répugnance à me commettre avec un homme que je n’avais pas lieu de juger plus délicat que son ami d’Aché. Je remerciai donc vivement Maliterni en lui remettant les cent écus que je lui avais promis et que je considérais comme trop bien employés pour les regretter.

Maliterni, rieur de premier ordre et créature du maréchal d’Estrées14, ne manquait ni d’esprit ni de connaissances ; mais il manquait d’ordre et peut-être un peu de délicatesse. Du reste, il était d’un commerce fort agréable, car il était d’une gaieté imperturbable et il avait beaucoup d’usage du monde. Parvenu au grade de maréchal de camp15 en 1768 il alla épouser à Naples une riche héritière qu’il laissa veuve l’année après son mariage.

Le lendemain du départ de Pyène, je reçus de Mlle d’Aché un billet dans lequel elle me priait, de la part de sa mère malade, d’aller la voir16. Je lui répondis qu’elle me trouverait à tel endroit à une heure que je lui indiquais, et que là elle pourrait me dire ce qu’elle désirait.

Je la trouvai au rendez-vous avec sa mère qui y vint malgré sa prétendue maladie. Plaintes, larmes, reproches, rien ne fut épargné. Elle m’appela son persécuteur, et me dit que le départ de Pyène, son seul ami, la mettait au désespoir, qu’elle avait engagé tous ses effets, qu’elle n’avait plus de ressource, et que moi, étant riche, je devais la secourir, si je n’étais pas le dernier des hommes.

— Je suis loin d’être insensible à votre sort, madame, et quoique je ne le sois pas à vos injures, je ne puis m’empêcher de vous dire que vous vous êtes montrée la dernière des femmes en excitant de Pyène, qui du reste est peut-être un honnête homme, à m’assassiner. Bref, riche ou non, quoique je ne vous doive rien, je vous donnerai de quoi dégager vos effets, et il se peut que je vous conduise à Colmar moi-même ; mais il faut que vous consentiez à ce que je commence ici même par donner à votre charmante fille des marques de mon amour.

— Et vous osez me faire cette affreuse proposition ?

— Affreuse ou non, je vous la fais.

— Jamais.

— Adieu, madame.

J’appelai le sommelier pour lui payer les rafraîchissements que j’avais fait venir, et je mis six doubles louis17 dans la main de la jeune personne, mais l’orgueilleuse mère s’en étant aperçue, lui défendit de les accepter. Je n’en fus pas surpris, malgré la détresse où elle se trouvait, car cette mère était charmante et valait encore mieux que sa fille, ce qu’elle savait. J’aurais dû la préférer et terminer ainsi toute contestation, mais le caprice ! En amour, on ne rend pas compte de cela. Je sentais qu’elle devait me haïr, d’autant plus que n’aimant pas sa fille, elle était humiliée de l’avoir pour rivale préférée.

En les quittant, tenant dans la main les six doubles louis que l’orgueil ou le dépit avait refusés, j’allai à la banque de pharaon et je décidai de les sacrifier à la fortune : mais cette déité capricieuse, non moins fière que l’orgueilleuse veuve, les refusa comme elle, et les ayant laissés cinq fois sur une carte, je faillis du seul coup faire sauter la banque. Un Anglais, nommé Martin, m’offrit de se mettre de moitié avec moi, j’acceptai la partie, parce que je le connaissais bon joueur, et en huit ou dix tours nous fîmes si bien nos affaires que non seulement, après avoir dégagé l’écrin, je me trouvai couvert de mes autres pertes, mais encore en gain d’une assez forte somme.

Pendant ce temps, la Corticelli, enragée contre moi, avait tout dévoilé à Mme d’Urfé, lui avait fait l’historique de sa vie, de notre connaissance et de sa grossesse. Mais plus elle mettait de vérité dans son récit, plus la bonne dame se confirmait dans l’idée qu’elle était folle, et ne faisait que rire avec moi de la prétendue folie de ma traîtresse. Elle mettait toute sa confiance dans les instructions que Sélénis lui donnerait dans sa réponse.

Cependant de mon côté, ne pouvant pas être indifférent à la conduite de cette fille, je pris le parti de lui faire envoyer à manger dans la chambre de sa mère, ayant soin de tenir seul compagnie à Mme d’Urfé, et l’assurant que nous trouverions facilement un autre vase d’élection, la folie de Lascaris la rendant absolument incapable de participer à nos mystères.

Bientôt la veuve d’Aché, forcée par le besoin, se trouva dans la nécessité de me céder sa Mimi ; mais je la réduisis par la douceur, et de façon que, dans le commencement, je sauvai les apparences au point qu’elle pût faire semblant de tout ignorer. Je retirai tout ce qu’elle avait mis en gage, et content de sa conduite, quoique sa fille ne se fût pas encore livrée à toute mon ardeur, je formai le plan de les mener toutes deux à Colmar avec Mme d’Urfé. Pour décider cette dame à cette bonne action, sans qu’elle se doutât du motif, je songeai à lui faire recevoir cet ordre de la lune dans la lettre qu’elle en attendait ; j’étais certain que de cette manière elle obéirait en aveugle.

Voici comment je m’y pris pour exécuter la correspondance entre Sélénis et Mme d’Urfé.

Au jour fixé d’après la lune, nous allâmes souper ensemble à un jardin hors de la ville18 où, dans une chambre au rez-de-chaussée, j’avais préparé tout ce qui était nécessaire au culte ; ayant dans ma poche la lettre qui devait descendre de la lune en réponse à celle que Mme d’Urfé avait préparée avec soin, et que nous devions expédier à son adresse. À quelques pas de la chambre des cérémonies j’avais fait placer une large baignoire remplie d’eau tiède mêlée des essences qui plaisent à l’astre des nuits, et dans laquelle nous devions nous plonger à la fois à l’heure de la lune qui tombait ce jour-là à une heure après minuit.

Quand nous eûmes brûlé les aromates et répandu les essences propres au culte de Sélénis, et récité les prières mystérieuses, nous nous dépouillâmes complètement et tenant ma lettre cachée dans la main gauche, de la droite je conduisis gravement Mme d’Urfé au bord de la baignoire où se trouvait une coupe d’albâtre pleine d’esprit de genièvre19 auquel je mis le feu, en prononçant des mots cabalistiques que je ne comprenais point et qu’elle répéta en me remettant la lettre adressée à Sélénis. Cette lettre je la brûlai à la flamme de genièvre sur laquelle la lune donnait en plein, et la crédule d’Urfé m’assura qu’elle avait vu monter les caractères qu’elle avait tracés elle-même, en suivant les rayons de cet astre.

Après cela nous entrâmes dans le bain, et la lettre que je tenais cachée dans ma main étant écrite en cercle et en caractères d’argent sur un papier vert glacé, parut à la surface de l’eau dix minutes après. Dès que Mme d’Urfé l’eut aperçue, elle la recueillit avec onction et sortit du bain avec moi.

Après nous être essuyés et parfumés, nous reprîmes nos vêtements. Quand nous fûmes dans un état décent, je dis à Madame qu’elle pouvait lire la lettre qu’elle avait déposée sur un coussin de satin blanc parfumé. Elle obéit, et une tristesse visible s’empara d’elle lorsqu’elle lut que son hypostase20 était différée jusqu’à l’arrivée de Quérilinte qu’elle verrait avec moi au printemps de l’année suivante à Marseille. Le génie lui disait en outre que la jeune Lascaris ne pouvait que lui nuire, et qu’elle devait s’en remettre à mes dispositions pour s’en débarrasser. Il finissait par lui ordonner de m’engager à ne pas laisser à Aix une femme qui avait perdu son mari et qui avait une fille que les génies destinaient à rendre de grands services à notre ordre. Elle devait la faire passer en Alsace avec sa fille et ne pas les perdre de vue jusqu’à ce qu’elles fussent arrivées, afin que notre influence les mît à l’abri des périls qui les menaceraient, si elles étaient livrées à elles-mêmes.

Mme d’Urfé qui, indépendamment de sa folie, était très bienfaisante, me recommanda cette veuve avec toute la chaleur du fanatisme et de l’humanité, et se montra fort impatiente de savoir toute leur histoire. Je lui dis froidement tout ce qui me sembla propre à la raffermir dans sa résolution, et lui promis de lui présenter ces dames le plus tôt possible.

Nous retournâmes à Aix et nous passâmes le reste de la nuit ensemble à discourir de tout ce qui occupait son imagination. Tout étant pour le mieux au gré de mes projets, je ne m’occupai plus que du voyage en Alsace et du soin de me ménager la complète jouissance de Mimi après avoir si bien mérité ses faveurs par le service que je lui rendais.

Le lendemain je jouai heureusement, et pour compléter ma journée, j’allai jouir de l’agréable surprise de Mme d’Aché en lui annonçant que j’avais pris la résolution de la conduire moi-même à Colmar avec sa Mimi. Je lui dis qu’il fallait que je commençasse par les présenter à la dame que j’avais l’honneur d’accompagner, et je la priai de se tenir prête pour le lendemain, parce que la marquise était impatiente de la connaître. Je vis clairement qu’elle avait de la peine à se persuader que ce que je lui disais était vrai, car elle supposait la marquise amoureuse de moi, et elle ne pouvait pas accorder cette idée avec l’empressement que Mme d’Urfé témoignait de me mettre en présence de deux femmes qui pouvaient être de dangereuses rivales.

J’allai les prendre le lendemain à une heure convenue et Mme d’Urfé les reçut avec des démonstrations dont elles durent être fort surprises, car elles ne pouvaient pas savoir qu’elles devaient cette réception à une recommandation venue de la lune. Nous dînâmes en partie carrée, et les deux dames s’entretinrent en femmes qui connaissent le monde. Mimi fut charmante, et j’en eus un soin particulier, ce que sa mère savait bien à quoi attribuer et ce que la marquise attribuait à l’affection que lui portaient les Rose-Croix.

Le soir nous allâmes tous au bal, où la Corticelli, toujours attentive à me causer tous les chagrins possibles, dansa comme il n’est pas permis que danse une jeune personne bien née. Elle fit des entrechats à huit, des pirouettes, des cabrioles, des battements à mi-jambe ; enfin toutes les grimaces d’une saltimbanque d’opéra. J’étais au supplice ! Un officier qui peut-être ignorait que je passais pour son oncle, mais qui peut-être n’en faisait que le semblant, me demanda si c’était une danseuse de profession. J’en entendis un autre derrière moi qui disait qu’il lui semblait de l’avoir vue danser au théâtre de Prague le carnaval dernier. Je devais accélérer mon départ, car je prévoyais que cette malheureuse finirait par me coûter la vie, si nous restions à Aix.

Mme d’Aché ayant, comme je l’ai dit, le ton de la bonne compagnie, captiva entièrement les suffrages de Mme d’Urfé qui croyait voir dans son amabilité une nouvelle faveur de Sélénis. Sentant qu’après les services que je lui rendais d’une manière si distinguée, elle me devait quelque reconnaissance, Mme d’Aché, feignant d’être un peu indisposée, quitta le bal la première, de sorte que lorsque je ramenai sa fille chez elle, je me trouvai tête-à-tête en parfaite liberté. Profitant de ce hasard fait à loisir, je restai deux heures avec Mimi qui se montra douce, complaisante et passionnée, au point qu’en la quittant, je n’avais plus rien à désirer.

Le troisième jour, je mis la mère et la fille en habit de voyage, et m’étant pourvu d’une berline élégante et commode, nous quittâmes Aix avec joie. Une demi-heure avant le départ, je fis une rencontre fatale par les conséquences qu’elle eut plus tard. Un officier flamand, que je ne connaissais point, m’aborda, et me peignant la triste situation où il se trouvait, il me mit dans le cas de ne pouvoir m’empêcher de lui donner douze louis. Dix minutes après il m’apporta un billet dans lequel il reconnaissait sa dette et le temps où il voulait me payer. Ce billet m’apprit qu’il se nommait Malingan. Dans dix mois21, le lecteur saura le reste.

Au moment du départ, j’indiquai à la Corticelli une voiture à quatre places dans laquelle elle devait aller avec sa mère et deux femmes de chambre. À cet aspect, elle frémit ; sa fierté se trouva blessée, et je crus un moment qu’elle allait en perdre l’esprit ; pleurs, injures, malédictions, rien ne fut épargné. J’étais impassible, et Mme d’Urfé, riant des folies de sa prétendue nièce, se montra bien aise de se voir en face de moi et d’avoir à côté d’elle la protégée du puissant Sélénis ; tandis que Mimi me témoignait de mille manières le bonheur qu’elle éprouvait de se trouver auprès de moi.

Nous arrivâmes à Liège le lendemain au tomber de la nuit, et j’insinuai à Mme d’Urfé d’y séjourner le jour suivant, voulant y prendre des chevaux pour aller à Luxembourg par les Ardennes ; c’était un détour que je me ménageais pour posséder plus longtemps ma charmante Mimi.

M’étant levé de bonne heure, je sortis pour voir la ville. En descendant le grand pont22, une femme, enveloppée dans une mantille noire de façon à ne distinguer que le bout de son nez, m’aborda et me prie de vouloir bien la suivre dans une maison dont elle me fait voir la porte ouverte.

— N’ayant pas l’avantage de vous connaître, lui dis-je, la prudence ne me permet pas d’accepter votre invitation.

— Vous me connaissez, me répondit-elle ; et m’attirant au coin de la rue voisine, elle se découvrit. Que le lecteur juge de ma surprise : c’était la belle Stuart d’Avignon, cette statue insensible de la fontaine de Vaucluse23. Je fus bien aise de la rencontrer.

Curieux, je la suis, et je monte avec elle dans une chambre au premier, où elle me fait l’accueil le plus tendre. Peine perdue, car malgré sa beauté, j’avais de la rancune et je méprisai ses avances ; sans doute parce que j’aimais Mimi qui me rendait heureux, et que je voulais contenter en me conservant tout pour elle. Cependant je tirai trois louis de ma bourse et je les lui offris en lui demandant son histoire.

— Stuart, me dit-elle, n’était que mon conducteur ; je m’appelle Ranson24 et je suis entretenue par un riche propriétaire. Je suis retournée à Liège après avoir beaucoup souffert.

— Je suis bien aise, lui dis-je, que vous soyez bien maintenant, mais il faut avouer que votre conduite à Avignon était aussi inconcevable que ridicule. Mais n’en parlons plus. Adieu, madame.

Je rentrai à l’hôtel pour faire part de cette rencontre au marquis Grimaldi.

Nous repartîmes le lendemain, et nous fûmes deux jours à traverser les Ardennes. C’est un des plus singuliers pays de l’Europe, vaste forêt dont les histoires de l’ancienne chevalerie ont fourni à l’Arioste de si belles pages au sujet de Bayard25.

Au milieu de cette immense forêt, où l’on ne trouve pas une ville et qu’il faut cependant traverser pour se rendre d’un pays dans un autre, on ne trouve presque rien de ce qui est nécessaire aux commodités de la vie.

On y chercherait en vain des vices et des vertus, et ce que nous appelons des mœurs. Les habitants y sont sans ambition, et ne pouvant avoir des idées justes sur le vrai, ils en enfantent de monstrueuses sur la nature, sur les sciences et sur le pouvoir des hommes qui, selon eux, méritent le titre de savants. Il suffit d’être physicien pour y être réputé astrologue et surtout magicien. Cependant les Ardennes sont assez peuplées, car on m’a assuré qu’il y a douze cents clochers. Les gens y sont bons, complaisants même, et surtout les jeunes filles ; mais en général le sexe n’y est pas beau. Dans ce vaste canton traversé en entier par la Meuse, se trouve la ville de Bouillon, véritable trou, mais de mon temps c’était le plus libre de l’Europe. Le duc de Bouillon26 était si jaloux de sa juridiction qu’il préférait sa prérogative à tous les honneurs dont il aurait pu être l’objet à la cour de France27.

Nous nous arrêtâmes un jour à Metz où nous ne fîmes aucune visite, et en trois jours nous arrivâmes à Colmar où nous laissâmes Mme d’Aché dont j’avais captivé les bonnes grâces. Sa famille qui était fort à son aise, reçut la mère et la fille avec une extrême tendresse. Mimi pleura beaucoup en me quittant, mais je la consolai par la promesse de la revoir en peu de temps. Mme d’Urfé que j’avais prévenue de cette séparation, y fut peu sensible, et moi je me consolai avec assez de facilité. Tout en me félicitant d’avoir contribué au bonheur de la mère et de la fille, j’adorais les profonds secrets de la Providence.

Le jour suivant nous nous rendîmes à Sulzbach où le baron de Schaumbourg, qui connaissait Mme d’Urfé, nous fit bon accueil28. Je me serais ennuyé dans ce triste endroit, sans le jeu. Madame, ayant besoin de compagnie, encouragea la Corticelli à espérer le retour de mes bonnes grâces et par conséquent des siennes. Cette malheureuse qui avait tout mis en usage pour me nuire, voyant la facilité avec laquelle j’avais déjoué ses projets et à quel point je l’avais humiliée, avait changé de rôle ; elle était devenue douce, complaisante et soumise. Elle espérait regagner en partie le crédit qu’elle avait si complètement perdu, et elle crut être au moment de la victoire quand elle vit que Mme d’Aché et sa fille étaient restées à Colmar. Mais ce qui lui tenait le plus à cœur, ce n’était ni mon amitié ni celle de la marquise, mais l’écrin qu’elle n’osait plus me demander et qu’elle ne devait plus revoir. Elle réussit par ses agréables folies à table, folies qui faisaient beaucoup rire Mme d’Urfé, à m’inspirer quelques velléités d’amour ; mais les politesses que je lui faisais en ce genre ne purent me porter à rien diminuer de ma sévérité ; elle coucha constamment avec sa mère.

Huit jours après notre arrivée à Sulzbach, je consignai Mme d’Urfé au baron de Schaumbourg et j’allai à Colmar où j’espérais bonne fortune. Je fus trompé, car je trouvai la mère et la fille en train de se marier.

Un riche marchand qui avait aimé la mère dix-huit ans auparavant, dès qu’il la vit veuve et encore belle, sentit réveiller ses premiers feux, offrit sa main et fut agréé. Un jeune avocat trouva Mimi à son gré et la demanda en mariage. La mère et la fille, qui craignaient les suites de ma tendresse, trouvant d’ailleurs le parti sortable, se hâtèrent de donner leur consentement. Je fus fêté dans la famille et je soupai en compagnie nombreuse et choisie ; mais voyant que je ne pouvais que déranger ces dames et m’ennuyer en attendant quelque passagère faveur, je leur fis mes adieux et le lendemain je retournai à Sulzbach. J’y trouvai une charmante Strasbourgeoise nommée Salzmann29 et trois ou quatre joueurs qui disaient être venus pour prendre les eaux et qui annonçaient quelques convives femelles que le lecteur connaîtra dans le chapitre suivant.

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