Mémoire de Casanova partie 2

[40r] Une heure s’étant déjà écoulée, et la conversation de sa tante avec Tireta durant encore, j’ai vu que l’affaire était devenue sérieuse.

— Mangeons quelque chose, lui dis-je.

— Je ne peux vous donner que du pain, du fromage, et du jambon, et du vin que ma tante chérit.

— Apportez tout cela, car mon estomac va en défaillance.

À peine dit cela, elle met deux couverts sur une petite table, et elle porte tout ce qu’elle avait. Le fromage était de Roquefort, et le jambon exquis. Il y en avait pour dix personnes ; mais cela étant tout, nous avons tout mangé avec un appétit dévorant, et vidé les deux bouteilles. Le plaisir brillait dans les beaux yeux de la charmante fille ; et dans ce frugal repas nous n’avons pas moins passé une heure.

— Vous n’êtes pas curieuse, lui dis-je, de savoir ce que votre tante fait avec Six coups depuis deux heures et demie qu’ils sont ensemble ?

— Ils jouent peut-être ; mais il y a un trou. Je ne vois que les deux bougies, dont les mèches ont un pouce de longueur.

— Ne vous l’ai-je pas dit ? Donnez-moi une couverture, et je me coucherai sur ce canapé ; et vous, allez vous coucher. Allons voir votre lit.

Elle me fit entrer dans sa petite chambre, où j’ai vu un joli lit, un prie-Dieu, et un grand crucifix. Je lui dis que son lit était trop petit, elle me dit que non, et elle me fait voir qu’elle y était très bien de tout son long.

—bq La charmante femme que j’aurai ! Ah de grâce ne bougez pas, et laissez que je déboutonne cette robe, qui cache des inconnus que je meurs d’envie de dévorer.

— Mon cher ami, je ne peux pas me défendre ; mais après vous ne m’aimerez plus.

Sa robe déboutonnée ne m’en laissant voir que la moitié, elle n’a pas pu résister à mes instances. Elle dut permettre que j’étale à mes yeux toutes ses beautés, et que ma bouche les dévore, et brûlant enfin de désirs autant que moi, elle m’ouvrit ses bras me faisant promettre [40v] de l’épargner dans l’essentiel. Que ne promet-on dans des pareils moments ? Mais quelle est aussi la femme, si elle aime bien, qui pense à sommer l’amant de tenir sa promesse quand l’amour s’est emparé de la place qu’occupait sa raison ? Après avoir passé une heure dans des badinages amoureux qui l’enflammèrent, et dont avant ce moment-là elle n’avait jamais eu la moindre idée, je me suis montré mortifié de devoir la quitter sans avoir rendu à ses charmes le principal hommage qu’ils méritaient. Je l’ai vue soupirer.

Devant me disposer à aller dormir sur le canapé, et le feu s’étant éteint, je lui ai demandé une couverture car le froid était fort. Restant au lit avec elle, et dans l’abstinence que je lui avais promise, il était trop facile que je m’endormisse. Elle me dit de rester au lit tandis qu’elle irait allumer un fagot. Pour faire vite elle ne pensa pas à s’habiller, et dans une minute j’ai vu un beau feu ; mais moins fort que celui qu’allumèrent dans tout moi-même ses charmes, dont la force dans la position d’allumer le fagot devint trop prépondérante. J’ai couru rapidement à elle déterminé à lui manquer de parole, et sûr qu’elle n’aurait pas la force de me résister. Je lui ai dit la serrant entre mes bras que je deviendrais à plaindre si au moins par un sentiment de pitié, au défaut d’amour, elle ne se décidait à me rendre heureux. Rendons-nous donc heureux, me répondit-elle, et soyez sûr que de ma part la pitié ne s’en mêle pas.

Nous nous couchâmes alors sur le canapé, et nous ne nous séparâmes qu’à la pointe du jour. Après m’avoir de nouveau allumé du feu, elle est allée s’enfermer, et se coucher, et je me suis endormi.

Celle qui me réveilla vers midi fut madame XXX dans un [41r] galant déshabillé.

— Bonjour madame. Qu’est devenu mon ami ?

— Le mien. Je lui ai pardonné. Il m’a donné les preuves les plus évidentes qu’il s’est trompé. Il est allé chez lui. Vous ne lui direz pas que vous avez passébr la nuit ici, car il pourrait croire que vous l’avez passée avec ma nièce. Je vous suis obligée. J’ai besoin de votre indulgence, et surtout de votre discrétion.

— Soyez-en sûre, madame, il me suffit de savoir que vous lui avez pardonné.

— Comment non ? Ce garçon est quelque créature au-dessus des mortelles. Si vous saviez comme il m’aime ! Je lui suis reconnaissante. Je l’ai pris en pension chez moi pour un an, et il sera bien logé, et mieux nourri. Par cette raison nous partirons aujourd’hui pour la Villette85, où j’ai une jolie petite maison. Dans ce commencement je dois en agir ainsi pour tenir en frein les mauvaises langues. À la Villette il y aura une bonne chambre pour vous toutes les fois qu’il vous plaira d’y venir souper. Vous y trouverez un bon lit. Je suis seulement fâchée que vous vous y ennuierez car ma nièce est maussade.

— Votre nièce est fort aimable, elle m’a donné un ragoûtant souper, et elle m’a tenu bonne compagnie jusqu’à trois heures du matin.

— Je l’admire. Comment a-t-elle fait, puisqu’il n’y avait rien ?

— Nous avons mangé tout ce qu’il y avait, et après elle est allée se coucher, et j’ai très bien dormi ici.

— Je ne croyais pas que cette fille eût tant d’esprit. Allons la voir. Elle s’est enfermée. Ouvre donc, ouvre. Pourquoi t’es-tu enfermée bégueule. Monsieur est un très honnête homme.

Elle ouvrit sa porte demandant pardon de se montrer ainsi dans le plus grand négligé ; mais elle était éblouissante.

— Tenez ; me dit sa tante, la voyez-vous ? Elle n’est pas mal. Dommage qu’elle est si bête. Tu as bien fait de donner à souper à M. Casanova. J’ai joué toute la nuit ; et quand on joue on perd la tête. Je ne me suis point du tout [41v] souvenue que vous étiez ici, et ne sachant pas que le comte Tireta soupait je n’ai rien ordonné. Mais nous souperons à l’avenir. J’ai pris ce garçon en pension. Il a un excellent caractère, et de l’esprit. Vous verrez comme il apprendra vite à parler français. Habille-toi ma nièce car il faut faire nos paquets. Nous irons après dîner passer tout le printemps à la Villette. Écoute ma nièce. Il n’est pas nécessaire que tu contes cette aventure à ma sœur.

— N’en doutez pas ma chère tante. Est-ce que je lui ai dit quelque chose les autres fois ?

— Voyez-vous comme elle est bête ! En entendant ce les autres fois on pourrait croire que ce n’est pas la première fois que cela m’arrive.

— J’ai voulu dire que je ne lui rapporte jamais rien de la moindre chose.

— Nous dînerons à deux heures ; vous dînerez avec nous ; et nous partirons tout de suite. Tireta m’a promis qu’il sera ici avec sa petite malle. Nous mettrons tout dans un fiacre.

Je lui ai promis de ne pas manquer86. Je suis allé vite chez moi très curieux de savoir de Tireta même toute cette histoire. Il m’a conté à son réveil qu’il s’était vendu pour un an pour vingt-cinq louis87 par mois, logé, et nourri.

— Je te fais mon compliment. Elle m’a dit que tu es une créature au-dessus de l’espèce humaine.

— J’ai travaillé pour cela toute la nuit ; mais je suis sûr que tu n’as pas non plus perdu ton temps.

— Habille-toi, car je suis du dîner, et je veux te voir partir pour la Villette, où je viendrai aussi quelquefois, puisque ta pouponne88 m’a dit que j’y ai une chambre.

Nous y arrivâmes à deux heures. Madame XXX [42r] habillée en jeune fille était une figure fort comique ; et Mlle de la M.–re était belle comme un astre. À quatre heures elles partirent avec Tireta, et je suis allé à la comédie italienne.

J’étais amoureux de cette demoiselle ; mais la fille de Silvia, avec laquelle je n’avais autre plaisir que celui de souper en famille affaiblissait cet amour qui ne me laissait plus rien à désirer. Nous nous plaignons des femmes, quibs malgré qu’elles nous aiment, et qu’elles soient sûres d’être aimées, nous refusent leurs faveurs ; et nous avons tort. Si ces femmes-là nous aiment, elles doivent craindre de nous perdre, et par conséquent elles doivent faire tout ce qu’elles peuvent pour tenir toujours vivant le désir que nous avons de parvenir à les posséder. Si nous y parvenons, il est certain que nous ne les désirerons plus, car onbt ne désire pas ce qu’on possède : les femmes donc ont raison de se refuser à nos désirs. Mais si les désirs des deux sexes sont égaux pourquoi n’arrive-t-il jamais qu’un homme se refuse à une femme qu’il aime, et qui le sollicite ? La raison ne peut être que celle-ci. L’homme qui aime sachant d’être aimé fait plus de cas du plaisir qu’il est sûr de faire à l’objet aimé que de celui que le même objet pourra lui faire dans la jouissance. Par cette raison il lui tarde de le contenter. La femme préoccupée par son propre intérêt doit faire plus de cas du plaisir qu’elle aura elle-même que de celui qu’elle donnera : par cette raison elle diffère tant qu’elle peut, puisque se rendant, elle a peur de perdre ce qui l’intéresse le plus. Son propre plaisir. Ce sentiment est propre à la nature du sexe féminin, et il est uniquement [42v] la cause de la coquetterie que la raison pardonne aux femmes, et qu’elle ne saurait jamais pardonner à un homme. Aussi ne la voit-on dans l’homme que très rarement.

La fille de Silvia m’aimait, et elle savait que je l’aimais, malgré que je ne me fusse jamais expliqué ; mais elle se gardait bien de me le faire connaître. Elle craignait de m’encourager à exiger des faveurs, et n’étant pas sûre d’avoir la force de me le refuser, elle avait peur de me perdre après. Sa mère, et son père l’avaient destinée à Clément89, qui depuis trois ans lui enseignait à toucher le clavecin, elle le savait, et elle ne pouvait qu’y consentir, car malgré qu’elle n’en fût pas amoureuse, elle ne le haïssait pas. Sachant qu’il lui était destiné, elle ne pouvait que le voir avec plaisir. La plus grande partie des filles bien élevées se donnent à l’Hyménée sans que l’amour s’en soit mêlé, et elles n’en sont pas fâchées. Il semble qu’elles sachent que leurs maris ne sont pas faits pour être leurs amoureux. Le même esprit, à Paris principalement, règne dans les hommes aussi. Les Français sont jaloux de leurs maîtresses jamais de leurs femmes ; mais le maître de clavecin Clément était visiblement amoureux de son écolière, et elle était enchantée que je m’en aperçusse. Elle savait que cette certitude m’obligerait à la fin à m’expliquer, et elle ne se trompa pas. Je m’y suis déterminé après le départ de Mlle de la M…re, et je m’en suis repenti. Après ma déclaration Clément fut congédié ; mais je me suis trouvé à pire condition. L’homme qui se déclare amoureux [43r] d’une femme autrement qu’en pantomime a besoin d’aller à l’école.

Trois jours après le départ de Tireta je suis allé lui porter à la Villette tout son petit équipage, et Ma. XXX me vit avec plaisir. Au moment où nous allions nous mettre à table l’abbé Forges arriva. Ce rigoriste qui à Paris m’avait témoigné une grande amitié dîna sans jamais me regarder, et il en fit de même envers Tireta. Mais celui-ci perdit à la fin patience au dessert. Il se leva de table le premier, priant mad. XXX de le faire avertir quand elle aurait à sa table ce monsieur avec lequel elle se retira dans l’instant. Tireta me mena voir sa chambre qui, comme de raison, était attenante à celle de madame. Tandis qu’il plaçait ses hardes, Mlle me mena voir mon gîte. C’était une chambre fort jolie rez-de-chaussée : la sienne y était vis-à-vis. Je lui ai fait observer la facilité avec laquelle je pourrais y aller quand tout le monde serait couché ; mais elle me répondit que son lit étant trop petit ce serait elle qui viendrait chez moi.

Elle me conta alors toutes les folies que sa tante faisait pour Tireta.

— Elle croit, me dit-elle, que nous ignorons qu’il couche avec elle. Elle sonna ce matin à onze heures, et elle m’ordonna d’aller lui demander s’il avait bien passé la nuit. Voyant son lit qui n’avait rien de dérangé, je lui ai demandé s’il avait passé la nuit à écrire. Il me dit qu’oui ; me priant de n’en rien dire à madame.

— Te fait-il [43v] les yeux doux ?

— Non. Mais quand même. Pour peu d’esprit qu’il ait il doit savoir qu’il est méprisable.

— Pourquoi ?

— Parce que ma tante le paye.

— Tu me payes aussi.

— C’est vrai ; mais de la même monnaie que tu me donnes.

Sa tante disait qu’elle n’avait pas d’esprit ; et elle le croyait. Elle avait beaucoup d’esprit, et autant de vertu, et je ne l’aurais jamais séduite, si elle n’avait pas été élevée dans un couvent de béguines90.

Je suis retourné chez Tireta où j’ai passébu une grosse heure. Je lui ai demandé s’il était content de son emploi.

— Je le fais sans plaisir ; mais comme il ne me coûte rien, je ne me trouve pas malheureux. Je n’ai pas besoin de la regarder au visage, et d’ailleurs elle est très propre.

— Te ménage-t-elle ?

— Elle regorge de sentiment. Ce matin elle n’a pas voulu que je lui donne le bonjour. Elle me dit qu’elle était sûre que son refus devait me faire de la peine ; mais que je devais préférer au plaisir ma santé.

L’abbé Forges étant parti, et madame étant seule nous entrâmes dans sa chambre. Elle me traita en vrai compère91, faisant l’enfant avec Tireta d’une façon révoltante. Mais mon brave ami lui rendait ses caresses avec une telle loyauté que j’ai dû admirer. Elle l’assura qu’il ne verrait plus l’abbé Forges. Après lui avoir dit qu’elle était une femme perdue dans ce monde, et dans l’autre, il l’avait menacée de l’abandonner, et elle l’avait pris au mot.

Une comédienne qu’on appelait la Quinaut92 qui avait quitté le théâtre, et qui était voisine vint faire [44r] une visite à madame XXX, et un quart d’heure après j’ai vu madame Favard avec l’abbé de Voisenon93, et un autre quart d’heure après Mlle Amelin vint avec un joli garçon qu’elle appelait son neveu, et qui s’appelait Chalabre : il lui ressemblait ; mais elle ne trouvait pas que pour cette raison elle dût convenir d’être sa mère94. M. Paton piémontais, qui était avec elle, après s’être fait beaucoup prier, fit une banque de Pharaon, et en moins de deux heures il gagna l’argent à toute la compagnie, moi excepté, parce que je n’ai pas joué. Je ne me suis occupé que de Mlle de la M…re. Outre cela le banquier était capon95 visible ; mais Tireta ne l’a connu qu’après avoir perdu tout son argent, et cent louis sur la parole96. Le banquier pour lors mit bas les cartes, et Tireta lui dit en bon italien qu’il était fripon. Le Piémontais lui répondit de grand sang-froid qu’il en avait menti97. J’ai alors dit que Tireta avait badiné, et je l’ai forcé, quoiqu’en riant, d’en convenir. Il est allé se retirer dans sa chambre. L’affaire n’eut aucune suite ; et Tireta aurait eu tort. (Huit ans après, j’ai vu M. Paton à Pétersbourg, et l’année 1767 il fut assassiné en Polognebv.)

Je lui ai fait le même soir un sermon des plus forts. Je lui ai démontré que d’abord qu’il jouait, il devenait sujet à l’adresse du banquier, qui pouvait être fripon, mais en même temps brave, et que par conséquent, osant le lui dire, il risquait la vie98.

— Dois-je donc me laisser voler ?

— Oui ; car tu as le choix. Tu es le maître de ne pas jouer.

— Je ne payerai, par Dieu, pas les cent louis.

— Je te conseille à les payer, même avant qu’il te les demande.

Trois quarts d’heure après que je me suis couché, Mlle de la M….re vint entre mes bras ; et nous passâmes une nuit beaucoup plus douce que la première.

[44v] Le lendemain après avoir déjeuné avec madame de XXX, et son ami, je suis retourné à Paris. Trois ou quatre jours après, Tireta vint me dire que le marchand de Dunkerke était arrivé, qu’il devait dîner chez Madame XXX, et qu’elle désirait que je fusse du dîner. Je me suis habillé avec le cœur déchiré. Je ne pouvais ni consentir à ce mariage, ni faire ce que j’aurais pu faire pour l’empêcher.

J’ai trouvé Mlle de la M…re plus parée qu’à l’ordinaire.

— Votre prétendu, lui dis-je, n’aura pas besoin de tout cela pour vous trouver charmante.

— Ma tante ne le croit pas. Je suis curieuse de le voir, malgré que comptant sur vous je sois sûre qu’il ne sera jamais mon mari.

Un moment après il arriva avec le banquier Corneman99, qui avait traité ce mariage. Je vois un bel homme de quarante ans à peu près, à physionomie ouverte, très bien mis quoique tout uniment, qui s’annonce à Mad. XXX d’une manière simple, et polie, et qui ne jette les yeux sur sa future que lorsqu’elle la lui présente. Son air, la voyant, devient plus doux, et sans aller chercher des pointes100 il ne lui dit autre chose sinon qu’il désirait que l’impression qu’elle faisait sur lui pût ressembler un peu à celle qu’il pouvait faire sur elle. Elle ne lui répondit que lui faisant une belle révérence sans se départir de la sérieuse attention avec laquelle elle l’étudiait.

On sert, on dîne, et on parle de toutes choses ; mais jamais du mariage. Les futurs ne s’entreregardèrent que par surprise, et ne se parlèrent jamais. Après dîner, mademoiselle s’est retirée dans sa chambre, et madame est entrée dans son cabinet avec M. Corneman, et le prétendu, où elle passa deux heures. En sortant, ces messieurs devant retourner à Paris, elle la fit appeler, et à sa présence elle dit au futur, qu’elle [45r] l’attendait à dîner le lendemain, et qu’elle était sûre que sa nièce le reverrait avec plaisir.

— N’est-ce pas ma chère nièce ?

— Oui ma chère tante. Je reverrai demain monsieur avec plaisir.

Sans cette réponse il serait parti sans avoir entendu sa voix.

— Eh bien ! Que dis-tu de ton mari ?

— Permettez ma tante que je ne vous en parle que demain ; et à table ayez la bonté de me parler, car il se peut que ma figure ne l’ait point rebuté ; mais il ne peut pas encore savoir si je raisonne.

— J’ai peur que tu dises des bêtises, et que tu gâtes l’heureuse impression que tu as faite sur lui.

— Tant mieux pour lui, si la vérité le désabuse, et tant pis pour lui, et pour moibw si nous nous déterminons à nous épouser sans connaître auparavant un tant soit peu notre façon de penser.

— Comment le trouves-tu ?

— Il me semble aimable : mais attendons demain. Ce sera peut-être lui-même qui ne voudra plus de moi demain, car je suis si bête.

— Je sais bien que tu te crois de l’esprit ; et c’est précisément à cause de cela que tu es bête, malgré que M. Casanova t’appelle profonde. Il se moque de toi, ma chère nièce.

— Je suis bien sûre du contraire, ma chère tante.

— Tiens. Voilà une bêtise dans toutes les formes.

— Mais ; je vous demande pardon, lui dis-je alors. Mademoiselle a raison de croire que je suis bien loin de me moquer d’elle, et je suis aussi sûr que demain elle brillera dans tous les propos que nous lui ferons tenir.

— Vous restez donc ici, et j’en suis bien aise. Nous ferons une partie de piquet, et je vous ferai la chouette. Ma nièce jouera avec vous, car il faut qu’elle apprenne.

Tireta demanda permission à sa pouponne d’aller à la comédie. Nous ne reçûmes aucune visite : nous jouâmes [45v] jusqu’à l’heure de souper ; etbx après avoir écouté Tireta qui voulut nous rendre compte de la comédie nous allâmes nous coucher.

Je fus surpris de voir devant moi Mlle de la M…re toute habillée.

— J’irai me déshabiller, me dit-elle, après que nous aurons parlé. Dis-moi sans détour, si je dois consentir à ce mariage.

— Comment trouves-tu M. X ?

— Il ne me déplaît en rien.

— Consens-y donc.

— C’est assez. Adieu. Dans ce moment notre commerce amoureux est fini, et notre amitié commence. Je vais me coucher dans mon lit.

— Notre amitié commencera demain.

— Non : dussé-jeby mourir, et toi aussi. Il m’en coûte ; mais c’est décidé. Si je dois devenir la femme de cet homme, j’ai besoin de m’assurer d’abord que je serai digne de l’être. Il se peut aussi que je serai heureuse. Ne me retiens pas ; laisse-moi partir. Tu sais combien je t’aime.

— Embrassons-nous du moins.

— Hélas ! non.

— Tu pleures.

— Non. Au nom de Dieu laisse-moi partir.

— Mon cœur, tu vas pleurer dans ta chambre. Je suis au désespoir. Reste ici. Je serai ton mari.

— Non : je ne peux plus y consentir.

Prononçant ces dernières paroles, elle arracha ses mains des miennes, et elle s’en alla me laissant abîmé dans la honte. Je n’ai pas pu dormir. Je me faisais horreur. Je ne savais pas, si j’étais plus coupable pour l’avoir séduite, ou pour l’abandonner à un autre.

Au dîner du lendemain elle brilla. Elle dialogua avec son futur si sensament101 que je l’ai vu enchanté du trésor, dont il allait se mettre en possession. J’ai fait semblant, comme toujours, d’avoir mal aux dents pour ne jamais parler. Triste, rêveur, et malade aussi à cause de la douloureuse nuit que j’avais passée, je me suis surpris amoureux, jaloux, et au désespoir. Mlle de la M…re ne m’a jamais ni parlé, ni regardé : elle avait raison, et je ne la lui faisais pas102.

Après dîner, madame entra dans sa chambre avec sa nièce, et M. X, et elle en sortit une heure après nous disant de lui faire compliment que103 dans huit jours elle sera l’épouse de monsieur, et partira dans le même jour avec lui pour Dunkerke. Demain, nous ajouta-t-elle, nous sommes tous invités à dîner chez M. Corneman où on signera le contrat.

Je ne peux pas expliquer au lecteur le misérable état de mon âme.

[46r] On fit la partie d’aller à la comédie française, et comme ils étaient quatre, je me suis dispensé. Je suis allé à Paris, où pensant d’avoir la fièvre, je me suis d’abord couché ; mais au lieu de trouver le repos dont j’avais besoin, les tourments que le cruel repentir causait à mon âme me tinrent à l’enfer104. J’ai cru de devoir empêcher ce mariage, ou de devoir me disposer à mourir. Étant sûr que Mlle de la M…re m’aimait, je n’ai pas pu croire qu’elle me résisterait, lorsque je lui aurais fait savoir que son refus me coûterait la vie. Dans cette idée je suis sorti du lit, et je lui ai écrit une lettre dont une passion en tumulte ne pouvait pas dicter la plus forte105. Après avoir ainsi soulagébz ma douleur j’ai dormi, et de grand matin je l’ai envoyée à Tireta le chargeant de la remettre secrètement à la demoiselle ; et l’avertissant que je ne sortirais qu’après en avoir reçu la réponse. Je l’ai reçue quatre heures après. Voici ce que j’ai lu en tremblant :

« Mon cher ami, il n’est plus temps. Sortez. Venez dîner chez M. Corneman, et soyez sûr que dans quelques semaines, nous trouverons tous les deux d’avoir remportéca une grande victoire. Notre amour ne se trouvera plus que dans notre mémoire. Je vous prie de ne plus m’écrire. »

Me voilà aux abois. Ce refus joint à l’ordre plus que cruel de ne plus lui écrire me mit en fureur. Je fus sûr que son âme inconstante était devenue amoureuse du marchand. Cette imagination106 me détermina à aller le tuer. Cent noirs moyens d’exécuter mon infâme projet se présentèrent en foule à mon esprit amoureux, jaloux, altéré, égaré par la colère, et par le honteux dépit. Cet ange me semblait un monstre que je devais haïr, ou une inconstante que je devais punir. J’ai pensé à un moyen sûr, et malgré qu’il me parût lâche, je n’ai pas hésité à l’embrasser. Je me suis déterminé d’aller trouver l’époux qui logeait chez Corneman, de lui révéler tout ce qui s’était passé entre la demoiselle, et moi ; et si cela n’eût pas été suffisant à lui faire abandonner le projet de l’épouser, de lui annoncer la mort de l’un de nous deux ; et enfin de l’assassiner, s’il [46v] eût méprisé mon défi.

Bien décidé à suivre mon horrible projet, dont je ne peux me souvenir aujourd’hui qu’en me sentant comblé de honte, je mange avec une faim canine, je me couche, et je dors profondément toute la nuit. À mon réveil je ne me trouve pas changé. Je m’habille ; je mets des pistolets bien conditionnés dans mes poches, et je vais chez Corneman rue des Greniers S. Lazare. Mon rival dormait ; j’attends. Un quart d’heure après, je le vois devant moi à bras ouverts. Il m’embrasse ; il me dit qu’il s’attendait à cette visite, car en qualité d’ami de sa future, il devait deviner les sentiments qu’il pouvait m’avoir inspirés aussi ; et qu’il partagerait toujours ceux qu’elle pourrait avoir pour moi.

La physionomie de cet honnête homme, son air franc, la force de ses paroles me privent tout d’un coup de la faculté de lui parler comme j’avais décidé. Je reste court ; je ne sais que lui dire. Heureusement il me donne tout le temps qu’il me fallait pour retourner en moi-même. Il m’a parlé un bon quart d’heure jusqu’à ce que M. Corneman vînt ; et on porta du café. Quand j’ai dû lui parler, je ne lui ai rien dit que d’honnête.

Sortant de cette maison tout différent de ce que j’étais en y entrant, je me suis trouvé stupéfait : non seulement content de n’avoir pas suivi mon projet ; mais honteux, et humilié de ne [me]cb voir redevable qu’au hasard de n’avoir pas été un scélérat, un lâche. J’ai rencontré mon frère, et après avoir passécc la matinée avec lui je l’ai mené dîner chez Silvia, où je suis resté jusqu’à minuit. J’ai vu que sa fille devait être celle qui me ferait oublier Mlle de la M…re, que j’avais besoin de ne plus voir avant ses noces.

Le lendemain j’ai mis dans une capellière107 tout mon petit nécessaire, et je suis allé à Versailles faire ma cour aux ministres.

[47r] Le ministre des affaires étrangères me demanda, si j’inclinais, et si je me sentais du talent pour les commissions secrètes. Je lui ai répondu que j’inclinerais à tout ce, qui me paraissant honnête, me mettrait dans la certitude de gagner de l’argent ; et que pour ce qui regardait le talent, je m’en rapportais à lui. Il me dit d’aller parler à l’abbé de Laville.

Cet abbé, premier commis, était un homme froid, profond politique, l’âme de son département, dont on faisait grand cas. Il avait bien servi l’État, étant chargé d’affaires à La Haye ; le roi reconnaissant l’a récompensé lui donnant un évêché dans le jour même dans lequel il est mort. Ce fut un peu trop tard108. L’héritier de tout ce qu’il possédait fut Garnier109, homme de fortune, qui avait été cuisinier de M. d’Argenson, et qui était devenu riche tirant grand parti de l’amitié que l’abbé de Lavillecd eut toujours pour lui. Ces deux amis à peu près du même âge déposèrent leur testament entre les mains d’un notaire, dans lequel l’un était institué par l’autre héritier universel de tout ce qu’il possédait.ceCelui qui survécut fut Garnier.

Cet abbé donc, après m’avoir fait une courte dissertation sur la nature des commissions secrètes, et sur la prudence que devaient avoir ceux qui s’en chargeaient, me dit qu’il me ferait avertir d’abord que se présenterait quelqu’affaire qui pourrait me convenir ; et il me retint à dîner. J’ai connu à table l’abbé Galiani110 secrétaire d’ambassade de Naples. Il était frère du marquis, dont je parlerai lorsque nous serons à mon voyage dans ce pays-là111. Cet abbé était un homme de beaucoup d’esprit. Il avait supérieurement le talent de donner à tout ce qu’il débitait de plus sérieux une teinture [47v] comique, et toujours sans rire, parlant très bien français avec l’invincible accent napolitain, ce qui le faisait chérir dans toutes les compagnies. L’abbé de Laville lui dit que M. de Voltaire se plaignait qu’on avait traduit son Henriade en vers napolitains de façon qu’elle faisait rire les lecteurs. Il lui répondit que Voltaire avait tort, puisque telle était la nature de la langue napolitaine qu’il était impossible de la manier en vers sans exciter à rire.

— Imaginez-vous, lui dit-il, que nous avons une traduction de la bible, et une de l’Iliade, et qu’elles font rire.

— Passe pour la bible, mais pour l’Iliade, j’en suis surpris.

Étant retourné à Paris la veille du départ de Mlle de la M… re devenue madame P., je n’ai pu me dispenser d’aller chez Madame XXX pour la féliciter, et lui souhaiter un bon voyage. Son air aisé112, et satisfait au lieu de me piquer, me plut. Marque certaine de ma guérison. Nous nous parlâmes sans la moindre contrainte. Son mari me parut un très digne homme. Répondant à ses avances, je lui ai promis une visite à Dunkerke sans intention de lui tenir parole ; mais je la lui ai tenue. Ainsi Tireta resta seul avec sa pouponne que sa fidélité faisait devenir tous les jours plus folle.

Dans la tranquillité de mon âme, je me suis mis à filer le parfait amour avec Manon Balletti, qui me donnait tous les jours quelque nouvelle marque du progrès que je faisais dans son cœur. L’amitié, et l’estime qui m’attachaient à sa famille tenaient loin de moi toute idée de séduction ; mais devenant tous les jours plus amoureux, et ne pensant pas à la demander pour femme, je ne concevais pas quel pouvait être mon but.

[48r] Au commencement du mois de Mai, l’abbé de Bernis m’écrivit d’aller à Versailles parler à l’abbé de Laville. Cet abbé me demanda, si je pouvais me flatter d’aller faire une visite à huit à dix vaisseaux de guerre qui étaient en rade à Dunkerke, ayant l’adresse de faire connaissance avec les officiers qui les commandaient au point de me mettre en état de lui faire un rapport circonstanciécf de tout ce qui regardait les approvisionnements de tout en nombre de matelots, en munitions de toute espèce, en administration, et en police113. Je lui ai répondu que j’irais en faire l’essai, qu’à mon retour je lui donnerais par écrit mon rapport, et que ce serait à lui à me dire si j’avais bien fait.

— C’étant, me dit-il, une commission secrète, je ne peux vous donner aucune lettre. Je ne peux que vous souhaiter un heureux voyage, et vous donner de l’argent.

— Je ne veux point d’argent. Vous me donnerez à mon retour ce qu’il vous semblera que j’aie mérité : et pour le bon voyage il me faut au moins trois jours, car je dois me procurer quelque lettre.

— Tâchez donc d’être de retour avant la fin du mois. Voilà tout.

Dans le même jour j’ai eu au palais de Bourbon un entretien d’une demi-heure avec mon protecteur, qui ne pouvant s’empêcher de louer ma délicatesse de n’avoir pas voulu d’argent d’avance, me donna encore un rouleau de cent louis toujours très noblement. Depuis ce moment je n’ai plus eu besoin de puiser dans la bourse de cet homme généreux ; pas même à Rome quatorze ans après114. S’agissant, me dit-il, d’une commission secrète, je suis fâché de ne pas pouvoir vous donner un passeport ; mais vous pourrez en avoir un sous quelque prétexte du premier gentilhomme de la chambre d’année par le moyen de Silvia115. Vous avez besoin d’avoir une très prudente conduite, et surtout de ne pas vous faire des affaires in munere [en mission], car vous savez, je crois, que s’il vous arrive quelque malheur la [48v] réclamation à votre commettant116 ne vous servira de rien. On vous désavouera. Les seuls espions avoués sont les ambassadeurs : vous avez donc besoin d’une réserve, et d’une circonspection supérieure117 à la leur. Si à votre retour vous me ferez voir votre rapport avant de le porter à l’abbé de Laville, je vous dirai mon avis sur ce qui me semblera fait pour être supprimé.

Tout plein de cette affaire dans laquelle j’étais tout neuf, j’ai dit à Silvia, que voulant aller accompagner à Calais des Anglais, et retourner à Paris, elle me ferait un grand plaisir me procurant un passeport du duc de Gesvres118. Prête à m’obliger, elle écrivit au duc ; m’avertissant que je devaiscg remettre sa lettre ench mains propres, puisqu’on neci livrait des passeports de cette espèce que donnant les signalements des personnes qu’ils recommandaient. Ils n’étaient valables que dans l’appelée île de France119, mais ils faisaient respecter dans tout le Nord du royaume. J’y fus donc avec son mari. Le duc était à sa terre de S.t Toin120. À peine m’a-t-il vu, et lucj la lettre, il me fit livrer le passeport, et après avoir quitté Mario121, je suis allé à la Villette pour demander à Madame XXX, si elle voulait que je disse quelque chose de sa part à sa nièce. Elle me dit, que je pouvais lui porter la caisse des statues de porcelaine, si M. Corneman ne l’avait pas encore envoyée. Je fus donc chez le banquier qui me la remit, et auquel j’ai donné cent louis122 lui demandant la même somme dans une lettre de crédit sur une bonne maison de Dunkerke avec une recommandation toute particulière, car j’y allais pour me divertir. Corneman fit tout cela avec plaisir, et je suis parti le même jour vers le soir.ckTrois jours après, je me suis logé à Dunkerke à la conciergerie123.

Une heure après mon arrivée, j’ai causécl la plus agréable surprise à la charmante Madame P., lui présentant sa caisse, et lui portant les compliments de sa tante. Dans le moment qu’elle me faisait l’éloge de son mari qui la rendait heureuse, il arriva, et enchanté de me voir, il m’offrit d’abord une chambre [49r] sans me demander si mon séjour à Dunkerke sera long ou court. Après l’avoir remercié, comme de raison, et lui avoir promis d’aller quelquefois dîner chez lui à la fortune du pot, je l’ai prié de me conduire chez le banquier auquel M. Corneman me recommandait.

Ce banquier, à peine lue la lettre, me compta cent louis, et me pria de l’attendre à mon auberge vers le soir pour me présenter au commandant. C’était M. du Barail124. Celui-ci, fort poli, comme tous les Français en place, après m’avoir fait les interrogations d’usage, me pria à souper avec son épouse, qui était encore à la comédie. L’accueil qu’elle me fit fut égal à celui du mari, et m’étant dispensé de jouer, j’ai commencé à connaître tout le monde, et les officiers de terre, et de mer. Affectant de parler des marines de toute l’Europe, et me donnant pour connaisseur pour avoir servi dans l’armée navale de ma république, je n’eus besoin que de trois jours non seulement pour connaître personnellement tous les capitaines des vaisseaux ; mais pour me lier d’amitié avec eux. Je parlais à tort, et à travers de la construction des vaisseaux, de la façon vénitienne de manœuvrer, et je remarquais que les braves marins qui m’écoutaient s’intéressaient à moi plus encore quand je disais des bêtises que lorsque j’avançais des bonnes choses. Un de ces capitaines, qui me pria à dîner à son bord le quatrième jour, suffit pour me faire inviter par tous les autres ou à déjeuner, ou à goûter. Chacun qui me faisait cet honneur m’occupait toute la journée. Je me montrais curieux de tout, je descendais au fond de cale, je faisais cent questions, et je trouvais partout des jeunes officiers empressés de faire les importants, que je n’avais pas de peine à faire jaser. Je me faisais dire en confidence tout ce qui m’était nécessaire à l’exactitude de mon rapport. Avant de me mettre au lit j’écrivais tout ce que [49v] j’avais découvert de bon, et de mauvais dans la journée sur le vaisseau en question. Je ne dormais que quatre ou cinq heures. En quinze jours je me suis cru suffisamment instruit.

Dans ce voyage la bagatelle, la frivolité ne m’a arraché à rien : ma commission fut toujours le seul objet de mon esprit et de toutes mes démarches. J’ai dîné une fois chez le banquier de Corneman, et une fois chez M. P. en ville, et une autre fois à une petite maison de campagne qu’il avait à une lieue. Mme P. m’y conduisit, et m’étant trouvé tête-à-tête avec elle, je l’ai vue enchantée de mes procédés. Je ne lui ai donnécm autres marques que celles de la plus tendre amitié125. La voyant charmante, mon amoureux commerce avec elle n’ayant fini que depuis cinq à six semaines, je m’étonnais de ma froideur. Je me connaissais trop bien pour attribuer mon procédé à ma vertu. D’où venait donc cela. Un proverbe italien interprète de la nature en dit la véritable raison : C…. non vuol pensieri126.

Ma commission étant finie, j’ai pris congé de tout le monde, je me suis mis dans ma chaise de poste pour retourner à Paris prenant pour mon plaisir une route différente de celle que j’avais faite. Me trouvant vers minuit je ne me souviens pas à quelle poste, j’ordonne des chevaux pour aller à l’autre127. Le postillon me dit que la poste suivante était à Air ville de guerre128 où on ne pouvait pas entrer pendant la nuit. Je lui réponds que je me ferai ouvrir ; et je répète l’ordre de mettre deux chevaux à ma chaise. Me voilà à Air. Il claque, et il dit : courrier129. Après m’avoir fait attendre une heure, on vient ouvrir, et on me dit que je devais aller parler au commandant130. J’y vais en jurant, et on m’introduit jusqu’à l’alcôve d’un homme qui en élégant bonnet de nuit était couché avec une femme dont [50r] je voyais la jolie figure.

— De qui êtes-vous courrier ? me dit-il.

— De personne ; mais comme je suis pressé…..

— Je ne veux pas en savoir davantage. Nous parlerons demain. En attendant vous resterez au corps de garde. Laissez-moi dormir. Allez.

On me mena au corps de garde où j’ai passé le reste de la nuit assis par terre. Le jour vient, je crie, je jure, je dis que je veux partir. Personne ne me répond. Dix heures sonnent, je dis à l’officier de garde, élevant la voix, que le commandant était aussi le maître de me faire assassiner ; mais qu’on ne pouvait ni me refuser le nécessaire pour écrire, ni m’empêcher d’envoyer un courrier à Paris. Il me demande mon nom ; je le lui fais lire sur mon passeport, il me dit qu’il va le faire lire au commandant ; je le lui arrache des mains ; il me dit d’aller parler au commandant avec lui, et j’y consens.

Nous y allons. L’officier entre le premier, et il sort quatre minutes après pour me faire entrer aussi. Je présente au commandant mon passeport, il le lit me regardant pour voir si j’étais le même, puis il me le rend me disant que j’étais libre. Il ordonne à l’officier de me laisser prendre des chevaux de poste.

— À présent, lui dis-je, je ne suis plus pressé. Je dois envoyer à quelqu’un un courrier, et en attendre le retour. Retardant mon voyage, vous avez violé le droit des gens131.

— C’est vous qui l’avez violé vous disant courrier.

— Je vous ai dit au contraire que je ne l’étais pas.

— Vous l’avez dit au postillon, et cela suffit.

— Le postillon en a menti. Je ne lui ai dit autre chose sinon que je me ferai ouvrir.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas montré votre passeport ?

— Pourquoi ne m’en avez-vous pas donné le temps ? [50v] Dans trois ou quatre jours nous saurons qui de nous deux a tort.

— Faites tout ce qu’il vous plaira.

On m’a conduit à la poste qui en même temps était l’auberge, etcn un moment après j’ai vu à la porte ma chaise de poste. Je demande au maître de poste un exprès132 prêt à partir à mon ordre, une chambre avec un bon lit, le nécessaire pour écrire, un bouillon d’abord, et un bon dîner à deux heures. Je fais monter ma malle, et tout ce que j’avais dans ma chaise, je me déshabille, je me lave, et je me dispose à écrire ne sachant pas à qui, car dans le fond j’avais tort ; mais je m’étais engagé à faire l’important, et il me semblait de devoir me soutenir dans mon rôle133. J’étais cependant fâché de m’être engagé à rester à Air jusqu’au retour de l’exprès que j’avais demandé. J’avaisco décidé de passer la nuit là : je me serais toujours reposé. J’étais tout à fait en chemise, et je prenais le bouillon que j’avais ordonné quand j’ai vu devant moi le commandant tout seul.

— Je suis fâché, me dit-il d’un air fort poli, que vous vous imaginiez d’avoir raison de vous plaindre, tandis que je n’ai fait que mon devoir, car je devais croire à la parole134 que votre postillon n’aurait jamais prononcée sans votre ordre.

— Cela se peut ; mais votre devoir n’allait pas jusqu’à me chasser de votre chambre.

— J’avais besoin de dormir.

— J’ai actuellement le même besoin ; mais la politesse m’empêche de vous imiter.

— Oserai-je vous demander si vous avez jamais servi ?

— J’ai servi sur mer, et sur terre, et j’ai quitté à l’âgecp où plusieurs autres commencent.

— Si vous avez servi vous devez savoir qu’on n’ouvre jamais dans la nuit une [51r] porte d’une ville de guerre qu’aux courriers du roi, et au suprême commandement militaire.

— Mais d’abord qu’on l’a ouverte, on peut être poli.

— Êtes-vous homme à vous habiller, et à venir vous promener avec moi ?

Sa proposition me plaît, autant que sa morgue me pique. Un coup d’épée donné, ou reçu se présente dans un instant à mon esprit avec des charmes séduisants. Je lui réponds d’un air calme, et respectueux que l’honneur d’aller me promener avec lui avait la force de me faire différer toute autre affaire. Je l’ai prié de s’asseoir tandis que je m’habillerais à la hâte. Je mets mes culottes jetant sur le lit les pistolets qui étaient dans les poches, je fais monter un perruquier qui dans deux minutes m’arrangea les cheveux, et je tire d’un fourreau de toile cirée mon épée que je m’attache au côté. Après avoir fermé ma chambre je consigne la clef à l’hôte, et nous sortons.

Après avoir traversé deux ou trois rues, nous entrons par une porte cochère dans une cour que j’ai crue de passage ; mais il s’arrête au bout devant une porte ouverte, et je vois nombreuse compagnie de femmes, et d’hommes. Je n’ai pas seulement pensé à reculer.

— Voilà ma femme, me dit le commandant, et en même temps, sans s’interrompre, voilà, lui dit-il, monsieur de Casanova qui vient dîner avec nous.

— C’est fort bien fait, dit la belle dame, se levant, après avoir posécq ses cartes, sans cela, monsieur, je ne vous aurais jamais pardonnécr la peine que vous nous avez faite cette nuit nous faisant réveiller.

— C’est cependant une faute que je n’ai pas mal expiée madame. Après un pareil purgatoire, permettez-moi de [51v] vous dire que je mérite le paradis où je me vois.

Elle rit alors, et après m’avoir fait asseoir près d’elle, elle poursuivit sa partie. Je me suis dans l’instant reconnu pour attrapé dans toutes les formes ; mais je n’avais autre parti à prendre que celui de faire bonne contenance, d’autant plus que la jolie farce me tirait entièrement à mon honneur d’un très mauvais pas, et me fournissait un très plausible prétexte de partir sans envoyer, je ne savais pas à qui, le courrier que j’avais ordonné. Le commandant qui sentait le plaisir de sa victoire, devenu tout gai, parla de la guerre, de la cour, des affaires du jour m’adressant souvent la parole avec grande aisance, comme s’il n’y avait jamais eu entre lui et moi le moindre différend. Il jouissait se voyant devenu le héros de la pièce ; mais à mon tour le maintien que je gardais était celui d’un jeune homme qui avait su forcer un vieux officier à lui donner une satisfaction, car c’en était une qui me faisait tout l’honneur que je pouvais prétendre.

On servit, et la réussite de mon rôle ne dépendant que de la façon de le jouer, il m’est arrivé rarement d’être plus réveillé que je ne le fus à ce dînercs où on ne tint que des jolis propos pour faire briller madame. Elle avait au moins trente ans moins que son mari135, et on ne parla jamais du quiproquo qui m’avait fait passer six heures au corps de garde ; mais au dessert le commandant même manqua de casser les vitres par une goguenarderie136 qui ne valait pas la peine137.

— Vous avez été bien bon, me dit-il, de croire que j’irais me battre avec vous. Je vous ai attrapé138.

— Je nect sais pas si je l’ai cru, lui répondis-je, mais je sais que je suis dans l’instant devenu curieux de voir ce que cette promenade deviendrait, et j’admire votre esprit. Bien loin de me trouver attrapé, je me [52r] trouve satisfait, et je vous suis même reconnaissant.

cuIl ne me répliqua pas, et nous nous levâmes de table. Madame me mit de son tri139, puis nous allâmes nous promener, et vers le soir j’ai pris congé ; mais je ne suis parti que le lendemain après avoir mis en net140 mon rapport.

À cinq heures du matin, je dormais dans ma chaise de poste, lorsqu’on me réveilla. J’étais à la porte de la ville d’Amiens, et celui qui me réveilla fut un commis du bureau, où on paye les droits auxquels sont assujetties les marchandises qui passent. Ce commis me demande si je n’avais rien contre les ordres du roi. De mauvaise humeur comme tout homme qu’un animal prive de la douceur du sommeil pour lui faire une question ennuyeuse, je lui réponds avec un sacr….. que je n’avais rien ; et que f….. ilcv aurait pu me laisser dormir. Puisque vous faites le brutal, me réplique-t-il, nous verrons.

Il ordonne au postillon d’entrer avec ma chaise, il fait délier mes malles, il me dit de descendre, il me demande mes clefs, et il m’oblige à attendre jusqu’à ce qu’on ait visité tout.

J’ai d’abord connu la faute que j’avais commise, et je ne pouvais plus y remédier. N’ayant rien je ne pouvais rien craindre ; mais ma pétulance allait me coûter deux heures d’ennui, enrageant en silence, et laissant que ces marauds usassent du droit qu’ils avaient. Je voyais peint sur leur insolente figure le plaisir de la vengeance. Les commis en France, qui se tenaient dans ce temps-là aux portes des villes pour visiter les passagers, étaient l’écume de la plus infâme canaille ; mais lorsqu’ils se voyaient traités par des personnes de distinction avec politesse ils se piquaient de devenir traitables. Une pièce de vingt-quatre sous141 donnée de bonne [52v] grâce les rendait humains : ils tiraient la révérence au passager, ils lui souhaitaient un heureux voyage sans lui causer aucun désagrément. Je le savais ; mais il y a des moments dans lesquels l’homme s’abandonne à l’humeur, et oublie, ou néglige ce qu’il sait.

Les bourreaux vidèrent mes malles, et déployèrent jusqu’à mes chemises, entre lesquelles, disaient-ils, je pouvais avoir des dentelles d’Angleterre142. Après avoir visité tout, ils me rendirent mes clefs ; mais tout n’était pas fini. Il s’agissait de visiter ma chaise. Le coquin qui la visite crie victoire trouvant le reste d’une livre de tabac qu’allant à Dunkerke j’avais acheté à S.t Omere143. Le chef de la bande ordonne d’une voix triomphante qu’on séquestre ma chaise, et il me dit que je devais payer douze cents francs d’amende144.

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