Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre VII

Ma voiture versée ; mariage de Mariuccia ; fuite du Lord

Lismore ; mon retour à Florence ; mon départ avec la Corticelli.

Précédé par mon Espagnol à cheval, avec D. Ciccio Alfani à mon côté dans une excellente voiture à quatre chevaux dormant profondément, je me réveille en sursaut forcé par la secousse. On m’a versé à minuit au milieu du grand chemin au-delà de Francolise quatre milles en deçà de S.te Agate1. Alfani qui était sous moi criait de la douleur qui2 lui causait son bras gauche qu’il croyait cassé, et qui après ne se trouva que disloqué. Mon Le-duc retournant sur ses pas me dit que les deux postillons s’étaient sauvés, eta qu’ils pouvaient être allés avertir des voleurs de grand chemin.

Je suis sorti facilement de la voiture par la portière qui était au-dessus de moi ; mais Alfani vieux, et avec son bras estropié ne pouvant pas en sortir, avait besoin d’être tiré dehors. Dans un quart d’heure nous en vînmes à bout. Ses cris perçants m’excitaient à rire à cause des singuliers blasphèmes dont il entrelardait les sottes prières qu’il adressait à S. François d’Assise son protecteur.

Pour moi, accoutumé à être versé, je ne m’étais fait aucun mal. Cela dépend de la façon de se tenir. D. Ciccio s’était peut-être cassé le bras pour l’avoir allongé dehors.

Je tire de la voiture mes pistolets de mesure3 en ayant des courts dans la poche, ma carabine, et mon épée. Je dis à Le-duc de monter à cheval, et d’aller chercher des paysans armés dans les environs l’argent à la main.

[93v] En attendant, D. Ciccio s’étant couché sur la dure4 gémissant, et tout à fait hors d’état de résister aux voleurs, je me dispose tout seul à leur vendre au plus cher prix ma fortune, et ma vie. Ma voiture étant près du fossé, je détache les quatre chevaux, je les lie en cercle aux roues, et au timon5, et je me place derrière eux avec mes cinq armes à feu.

Dans cette détresse, je ne pouvais m’empêcher de rire du pauvre vieux Alfani qui agonisait précisément comme un dauphin mourant sur la plage de la mer, et qui prononça les plus horribles exécrations quand une jument qui avait le dos tourné vers lui eut le caprice de décharger sur lui sa vessie. Il n’y eut pas de remède ; il dut souffrir toute la puante pluie, et pardonner à mon rire que je n’avais pas la force de modérer.

L’obscurité de la nuit, et un fort vent du Nord rendaient ma situation encore plus triste. Au moindre bruit que j’entendais je criais qui va là menaçant la mort à quiconque oserait s’avancer. J’ai dû passer deux heures entières dans cette situation tragicomique.

Le-duc enfin arriva à carrière ouverte6 jetant des grands cris, et suivi d’une bande de paysans tous avec leur lanterne, qui venaient à mon secours. Ils étaient dix à douze tous armés de fusil, et tous prêts à mes ordres.

En moins d’une heure la voiture fut remise sur les quatre roues, les chevaux furent attelés, et D. Ciccio fut remis à la place où il était. J’ai renvoyé tous les paysans bien satisfaits, n’en ayant retenub que deux qui me servant de postillons me mirent à la poste de S.te Agate à la pointe du jour. Le vacarme que j’ai fait ici fut épouvantable : Où est le maître de la poste ? Qu’on aille vite me chercher un [94r] notaire ; car il faut commencer par un procès-verbal. Il me faut une indemnisation ; et les postillons qui m’ont verséc sur un excellent chemin, où il est impossible de verser à moins qu’on ne le fasse exprès doivent être pour le moins condamnés aux galères.

Un charron arrive ; il examine ma voiture, et il trouve l’essieu cassé : il faut d’abord en faire un neuf ; et on décide que je dois demeurer là au moins un jour.

D. Ciccio, qui avait besoin d’un chirurgien, va sans me le dire chez le marquis Galiani qu’il connaissait, et qui vient en personne me prier d’aller demeurer chez lui jusqu’à ce que ma voitured fût raccommodée. J’accepte son invitation. Il ordonne d’abord qu’on mette ma voiture dans sa remise.

Le marquis Galiani était aussi savant que poli, poli sans apprêt tout à fait à la napolitaine. Son esprit n’avait pas le brillant de celui de son frère, qui pétillait, et que j’avais connu à Paris secrétaire d’ambassade avec le comte de Cantillana Montdragon7. Ce marquis qui me donna l’asile était mathématicien : il commentait dans ce temps-là Vitruve8 qu’il donna après au public ; mais ploravere suis non respondere favorem speratum meritis [ils durent se plaindre que la faveur espérée ne répondît pas aux services rendus]9. Il me présenta à sa femme que je savais être l’amie intime de D. Lucrezia ;e c’était une sage mère de famille qui avait des enfants en bas âge. On mit d’abord D. Ciccio au lit, et on appela un chirurgien qui après l’avoir bien visité le consola l’assurant que ce n’était qu’un déboîtement qu’on appelle luxation.

Nous entendons à midi une voiture qui arrive au grand trot : nous allons à la fenêtre, et je vois D. Lucrezia qui en sort.

[94v] Elle monte, elle embrasse la marquise, et point surprise de me voir elle me demande par quel hasard j’étais là. Elle dit à la marquise que j’étais un ancien ami de feu son mari, et qu’elle m’avait revu actuellement à Naples chez le duc de Matalone.

Après dîner j’ai demandé à cet être fait pour l’amour, si nous pouvions passer la nuit ensemble ; et elle me démontra que c’était absolument impossible. Je lui ai réitéré mes offres de l’épouser à S.te Agate, et de la conduire avec moi, et elle me répondit que si je l’aimais tout de bon je n’avais qu’à acheter une terre dans le royaume, où elle viendrait vivre avec moi sans exiger que je l’épousasse que dans le cas qu’elle me donnât des enfants.

J’aurais vécu heureux avec cette charmante femme ; mais j’abhorrais l’idée de me fixer quelque part. J’aurais pu à Naples m’acheter une terre qui m’aurait rendu riche ; mais il m’aurait fallu adopter un système de sagesse, qui était absolument opposé à ma nature. Après souper j’ai pris congé de tout le monde, et je suis parti à la pointe du jour pour être le lendemain à Rome. Je n’avais que quinze postes10 à faire sur un très bon chemin.

Arrivant à Carillano11, je vois une voiture à l’italienne à deux roues qu’on nomme mantice12. On y attelait deux chevaux. Il m’en fallait quatre : je descends, et je m’entends appeler. Je me tourne, et je vois assise dans le soufflet avec une jeune jolie demoiselle la signora Diana : c’était la virtuosa du prince du Cassaro, qui me devait trois cents onces13. Elle me dit qu’elle allait à Rome, et qu’elle était bien aise voyant que nous ferions le voyage ensemble.

— Nous passerons la nuit, me dit-elle, à Piperne14.

— Madame, je ne m’arrêterai qu’à Rome.

— Nous y arriverons demain tout de même.

— Je le sais ; mais je dors [95r] mieux dans ma voiture que dans les mauvais lits qu’on trouve dans ces auberges.

— Je n’ose pas aller dans la nuit.

— Nous nous verrons donc à Rome.

— C’est cruel. Vous voyez que je n’ai qu’un valet imbécile ; et ma fille de chambre qui n’a pas plus de courage que moi ; et d’ailleurs il fait un vent froid, et la voiture est ouverte. Je viendrai dans la vôtre.

— J’ai avec moi mon vieux secrétaire qui s’est cassé un bras avant-hier.

— Voulez-vous que nous dînions ensemble à Terracine15 ? Nous parlerons.

— Fort bien. Nous y dînerons.

fNous y fîmes bonne chère. Nous devions arriver à Piperno dans la nuit, madame Diane renouvela ses instances pour m’engager à y passer la nuit. Elle était blonde, et trop grasse ; elle ne me ragoûtait pas ; mais la fille de chambre me revenait. Je lui promets enfin de souper avec elle, de la recommander à l’hôte, et de partir après, car je ne pouvais pas perdre dix heures à cette station.

À Piperno, je trouve le moment de dire à la fille de chambre, que si elle me promettait d’être bonne dans la nuit, je m’y arrêterais. Je viendrai, lui dis-je, à votre lit, et soyez sûre que je ne ferai pas de bruit : votre maîtresse ne se réveillera pas. Elle me le promet ; et elle laisse même que je m’assure avec une de mes mains qu’elle sera bonne.

Après souper, elles vont se coucher ; je vais leur souhaiter une bonne nuit, et je les vois. Je ne peux pas me tromper : la porte était ouverte : j’étais sûr de mon fait. Je vais me coucher aussi après avoir éteint la chandelle. Une demi-heure après, je vais à leur lit, et mes mains trouvent la signora Diana. C’était évident. La fille de chambre lui avait conté l’histoire, et elles avaient changé de place. Il n’était pas possible que je me trompasse : je n’avais pas besoin d’yeux : ma main m’avait assez convaincu. Je me suis arrêté balançant entre deux pensées faites toutes les deux pour me venger de l’attrape. La première fut de me coucher avec elle, et la seconde d’aller m’habiller, et partir sur l’heure. Celle-ci prévalut. J’ai réveillé Le-duc, celui-ci l’hôte, j’ai payé, j’ai fait [95v] atteler, et je suis allé à Rome. J’ai vu trois ou quatre fois à la course des barbes16 la signora Diana, et nous nous sommes salués de loin : si j’avais cru qu’elle me payerait, je serais allé la voir.

J’ai trouvég mon frère, Mengs, et Winkelmann, gais, et bien portants, et Costa bien aise de me voir de retour. Je lui ai d’abord ordonné d’aller avertir l’abbé Momolo que j’irais le soir manger la polenta chez lui sans qu’il eût besoin de penser à rien. Je lui ai ordonné qu’il y eût à souper pour douze. J’étais sûr que Mariuccia y serait car Momolo savait que je la voyais avec plaisir.

Le carnaval commençant le lendemain, j’ai payé un landau17 pour tous les huit jours. C’est une voiture à quatre places, dont on peut baisser l’impériale sur le devant, et sur le derrière ; et dans laquelle on se promène sur le cours18 depuis vingt-une heures jusqu’à vingt-quatre tous les huit jours. On y va masqué, et sans masque aussi si l’on veut ; on y fait toutes sortes de mascarades à pied, et à cheval : on jette au peuple des confitures, on distribue des satires, des pasquinades19, des pamphlets. Tout ce qu’il y a de plus grand à Rome est mêlé avec tout ce qu’il y a de plus petit, on y fait vacarme, et on voit la course des barbes qui passent au milieu du cours entre les landaus qui se tiennent fermes à gauche, et à droite. Sur la brune tout ce peuple va remplir les théâtres d’opéras, de comédies, de pantomimes, de danseurs de corde, où tous les acteurs doivent être ou hommes parfaits, ou castrati. On va aussi aux hôtelleries, et aux cabarets, où toutes les chambres sont pleines de gens qui mangent de toute leur force comme si on ne mangeait que dans ces jours-là.

Je suis d’abord allé à pied chez le banquier Belloni pour déposer mon argent, et prendre une lettre de crédit sur Turin, où je devais trouver l’abbé Gama, et recevoir la commission de la cour du Portugal au congrès d’Augsbourg, sur lequel toute l’Europe comptait. Après cela je suis allé voir ma chambre [96r] derrière la Trinité de Monti, où j’espérais de voir Mariuccia le lendemain. J’ai trouvé tout en bon ordre.

Le soir l’abbé Momolo me reçut avec des cris de joie, et toute sa famille en fit de même. Sa fille aînée me dit en riant qu’elle était sûre de me faire plaisir envoyant chercher la signora Maria ; je lui ai répondu qu’elle ne se trompait pas ; et quelques minutes après je l’ai vue arriver avec sa sainte mère, qui me dit d’abord que je ne devais pas m’étonner de voir sa fille mieux habillée, puisqu’elle allait se marier dans trois ou quatre jours. Je lui en fais compliment, et toutes les filles à la fois demandent avec qui, avec qui. Ce fut alors Mariuccia qui rougissant, et très modestement dit à une des filles de Momolo : Vous le connaissez : c’est un tel, qui m’a vueh ici, et qui va ouvrir une boutique de perruquier. La mère ajoute que c’était le père XXX son confesseur qui avait fait ce mariage, et qui était dépositaire de quatre cents écus que sa fille lui porterait en dot. Momolo ajoute que c’était un honnête garçon qui aurait épousé sa fille, si elle avait eu une somme pareille.

Je vois cette fille mortifiée, je la console, je lui dis que son tour viendra, et elle prend mes paroles pour argent comptant. Elle croyait que je n’ignorais pas qu’elle était amoureuse de Costa, et que je pensais à le lui faire épouser. Je n’en savais rien. Elle se fortifia dans cet espoir quand j’ai dit à Costa de prendre le lendemain mon landau, et de conduire sur le cours toutes les filles de Momolo bien masquées, car personne ne devait les connaître : je lui ai dit de louer des habits chez les juifs. Les voilà bien contentes.

— Et la signora [96v] Maria ? me dit la jalouse.

— La signora Maria, lui répondis-je, va se marier : ainsi elle ne doit intervenir à aucune fête sans son époux.

Sa mère m’applaudit ; et voilà la fille rusée qui se montre mortifiée. Je me tourne alors à l’abbé Momolo, et je lui demande le plaisir d’inviter à souper l’époux de Mariuccia, et il me le promet.

Étant très fatigué, et m’étant laissé voir de Mariuccia, je n’avais plus rien d’important à faire. J’ai donc demandé excuse à toute la compagnie, et après leur avoir souhaité un bon appétit je suis allé à la maison.

Le lendemain à sept heures je n’ai pas eu besoin d’entrer dans l’église. Mariuccia me vit, me suivit, et nous voilà tête-à-tête dans notre petite chambre. Elle avait besoin de me parler, j’étais intéressé à savoir tout, mais ces discours auraient empiété sur l’amour. Nous ne pouvions disposer que d’une heure, et quand on fait l’amour on ne s’amuse pas à causer. Nous ne pensâmes pas même à nous déshabiller. Elle me dit enfin après le dernier baiser, et en remettant son capuchon, qu’elle était sûre d’être épousée l’avant-dernier jour du carnaval, que son confesseur avait fait tout, que j’avais bien fait à prier Momolo d’inviter à souper son futur, et que nous pourrions passer ensemble quatre heures le dimanche prochain veille du jour de son mariage. Elle partit après, et j’ai dormi une bonne heure.

Retournant à la maison je rencontre un équipage allant grand train précédé d’un coureur. Un jeune seigneur habillé de noir, et décoré d’un cordon bleu20 met la tête dehors, me nomme, et fait arrêter. Je reste très surpris voyant le lord Talou21 que j’avais connu à Paris chez [97r] la comtesse de Lismore sa mère22, qui vivait séparée de son mari, entretenue par M. de S.t Albin archevêque de Cambrai23. C’était un fils naturel du duc d’Orléans régent de France.

Ce lord Talou était joli garçon, plein d’esprit, et de talent ; mais effréné, et ayant tous les vices. Sachant qu’il n’était pas riche, j’étais surpris voyant son train, et encore plus le cordon bleu. Il me dit à la hâte qu’il allait dîner chez le prétendant24, mais qu’il souperait chez lui ; il m’invite, j’accepte. Il demeurait à la place d’Espagne chez le tailleur anglais.

J’y fus, après avoir bien ri à la comédie de Tordinona25 où j’ai vu Costa avec toutes les filles du scopatore.

Mais ma surprise me fut fort agréable quand entrant dans l’appartement de milord Talou j’ai vu le poète Poincinet26. C’était un jeune homme petit, laid, drôle, rempli de feu, et de talent pour le théâtre. Ce garçon aurait brillé dans le Parnasse français, si cinq ou six ans après il n’eût eu le malheur de tomber dans le Guadalivir27 et de s’y noyer. Il allait à Madrid pour y faire fortune.

— Qu’êtes-vous venu faire à Rome ? mon cher ami. Où est donc milord Talou ?

— Il est dans l’autre chambre ; mais il n’est plus Talou : il est comte de Lismore, son père étant mort depuis peu. Vous savez qu’il était attaché au prétendant. Je suis parti de Paris avec lui, saisissant avec plaisir cette occasion de voir Rome sans dépenser le sou.

— Milord est donc devenu riche ?

— Pas encore ; mais il le sera, car son père étant mort, il devient maître d’une richesse immense. Il est vrai que tout est confisqué ; mais ça ne fait rien : ses prétentions sont incontestables.

— Il est donc riche de prétentions ; mais comment est-il devenu chevalier des ordres du roi de France ?

— Vous badinez. C’est le cordon bleu de S. Michel28, dont le grand maître est l’Électeur de Cologne, qui vient de mourir. Milord qui, comme vous savez, joue du violon supérieurement, se trouvant à sa cour à Bone, lui joua un concerto de Tartini29i. Ce gracieux prince ne sachant que faire pour lui donner un vrai témoignage de son estime, il lui donna le cordon que vous avez vu. Vous ne sauriez croire combien ce présent fut cher à Milord, carj quand nous retournerons à Paris tous ceux qui le verront en passant croiront que c’est l’ordre du S.t Esprit30.

Nous entrons dans la salle où milord se trouvait avec la compagnie à laquelle il donnait à souper.kIl vient m’embrasser, m’appelle son cher ami, et me fait passer en revue tous les individus qui composaient sa belle société : sept à huit filles une plus jolie que l’autre, trois ou quatre castrati tous faits pour jouer le rôle de femme sur les théâtres de Rome, et cinq ou six abbés maris de toutes les femmes, et femmes de tous les maris, qui s’en vantaient, et qui défiaient l’impudence des filles à briller plus qu’eux. Ces filles cependant n’étaient pas ce qu’on appellerait p…… publiques : c’étaient des amatrices de musique, de peinture, et de philosophie libertine. Dans cette compagnie je me suis trouvé apprenti. Je vois un homme à figure honnête qui s’en va : milord lui dit : Où allez-vous prince ? Il répond qu’il ne se portait pas bien. Milord me dit que c’était le prince de Chimai sous-diacre31, qui sollicitait la permission de se marier pour conserver son illustre famille. J’ai admiré sa prudence.

À ce souper, où nous étions vingt-quatre, on a peut-être vidél cent bouteilles. Tout le monde se leva de table soûl, moi excepté, et le poète Poinsinet qui n’avait bu que de l’eau. Ce fut alors que la grande Orgie commença. Il est impossible de détailler les excès que j’ai vusm ; mais un grand libertin peut se les figurer. Un castrato, et une fille proposèrent d’aller se mettre [98r] nus dans la chambre voisine avec la condition qu’ils auraient la tête couverte, et qu’ils se tiendraient couchés au lit sur leur dos. Ils défièrent tout le monde à aller les voir, et à se trouver en état de décider lequel des deux était mâle ou femelle. On fit alors des paris, et ils y allèrent. Nous y entrâmes tous, et personne n’osa prononcer. Il n’était permis que de voir. J’ai proposé à Milord la gageure de cent écus contre cinquante que je dirais quelle était la femelle. La probabilité était égale, et milord accepta. J’ai gagné ; mais il n’y eut pas question de me payer. Ce premier acte de l’orgie finit dans la prostitution32 des deux corpsn nus. Ils défièrent tous les mâles de la compagnie à les sodomiser, tout le monde se mit à l’entreprise, moi excepté, et Poinsinet, et personne ne put réussir ; mais après on nous donna en spectacle quatre ou cinq accouplements, où les abbés brillèrent tantôt actifs, et tantôt passifs. Je fus le seul respecté. Milord, qui dans cette débauche n’avait jamais donné signe de vie, attaqua le pauvre Poinsinet : il se défendit en vain, il dut se laisser déshabiller, et se mettre de pair avec lui qui était tout nu aussi. Nous leur faisions cercle. Milord prit sa montre, et la proposa au premier qui ferait ban… soit lui, soit Poinsinet. L’envie de gagner la montre mit en haleine les filles, les abbés, et les castrati. Chacun voulait être le premier ; on se détermina à écrire sur un billet le nom de chacun, et le tirer au sort. Ce fut l’endroit de la pièce le plus intéressant pour moi qui dans toute cette incroyable partie ne me suis jamais senti affecté par la moindre sensation, si ce n’est que j’ai ri, principalement de la détresse de Poinsinet qui était réduit à avoir peur de ban…, puisque Milord ivre lui jurait que s’il lui faisait perdre sa montre, il le ferait impitoyablement sodomiser à la présence de tous les acteurs. La scène, et la pièce se termina quand il n’y eut plus personne qui pût se flatter de parvenir à gagner la montre. Le secret des Lesbiennes cependant ne fut employé que par les abbés, [98v] et les castrati : les filles ne voulurent pas le mettre en usage ; elles voulurent se ménager le droit de mépriser ceux qui l’avaient employé. Ce qui leur servit fut l’orgueil plus que la honte. Elles eurent peur de l’employer en vain.

Ce que j’ai gagné dans cette infernale débauche est une plus ample connaissance de moi-même. J’ai risqué la vie. Je n’avais que mon épée, et je m’en serais certainement servi, si le lord dans sa fureur bachique se fût avisé de me forcer à faire comme les autres, comme il avait forcé le misérable Poinsinet. Je n’ai jamais compris par quelle raison, par quelle force il se trouva obligé à me respecter, car il était soûl. Je lui ai promis en partant d’y retourner toutes les fois qu’il m’avertirait ; mais avec ferme intention de n’y aller plus. Sortant de la puante salle j’ai cru de revivre. Toutes sortes d’immondices inondaient le parquet de l’abominable théâtre. Je suis, malgré cela, allé me coucher très content d’avoir été témoin d’un spectacle auquel je n’avais jamais vu le pareil avant ce temps-là, et auquel je n’ai jamais vu l’égal après.

Vers le soir il est venu me voir sous prétexte de me rendre la visite : il était à pied, il me dit qu’il ne se souciait pas d’aller voir la course des barbes, et il m’invita à aller faire un tour de promenade avec lui à Villa Medici. J’y consens. Je lui fais compliment sur les immenses richesses qu’il devait avoir héritéeso pour vivre comme il vivait, et il me répond se mettant à rire qu’il n’était maître que d’une cinquantaine d’écus, qu’il n’avait aucune lettre de crédit, que son père n’avait laissé que des dettes, et qu’il devait déjà trois ou quatre mille écus.

— Je m’étonne qu’on vous fasse crédit.

— On me fait crédit parce que tout le monde sait que j’ai tiré une lettre de change de 200 m. francs sur Paris de Montmartel33. Mais dans quatre ou cinq jours la lettre reviendra protestée34, et je n’attendrai pas ce mauvais moment-là pour me sauver.

— Si vous êtes sûr qu’elle sera protestée, je vous conseille de partir aujourd’hui, car s’agissant d’une si grosse somme on pourrait anticiper l’avis.

— Non ; car j’ai [99r] encore un petit espoir. J’ai écrit à ma mère que je suis perdu si elle ne trouve pas le moyen de fournir les fonds au banquier, sur lequel j’ai tiré, et dans ce cas ma lettre serait acceptée. Vous savez que ma mère m’aime.

— Je sais aussi qu’elle n’est pas riche.

— C’est vrai ; mais M. de S.t Albin l’est ; et entre nous soit dit je le crois mon père. En attendant mes créanciers sont presqu’aussi tranquilles que moi. Toutes ces filles, que vous avez vues, me donneraient, si je voulais, tout ce qu’elles possèdent, car elles s’attendent toutes dans cette semaine à un gros présent, mais je ne veux pas les tromper. Celui que je tromperai, y étant forcé est le juif qui veut me vendre cette bague pour trois mille sequins, tandis que je sais qu’elle n’en vaut que mille.

— Il vous suivra à la piste.

— Je l’en défie.

C’était un solitaire couleur de paille de neuf à dix carats. Il me quitta me recommandant le secret. Cet extravagant étourdi n’excita en moi le moindre sentiment de pitié. J’ai vu en lui un malheureux qui devait aller finir ses jours dans un fort, ou qui devait se tuer, si l’idée lui en venait.

Je suis allé souper chez Momolo, où j’ai trouvé le perruquier futur de Mariuccia. Elle avait fait dire à Momolo que son père étant venu de Palestrine35 à cause de son mariage elle ne pouvait pas se trouver au souper. J’ai admiré la belle politique de ma chère Mariuccia ; et pendant tout le souper je ne me suis occupé que de ce garçon dans lequel j’ai trouvé tout ce que Mariuccia pouvait désirer. Il était joli, il avait l’esprit sage, il était modeste, et dans tous ses sentiments on voyait la candeur, et la probité. Ces qualités qui caractériseraient dignement un grand roi étaient pourtant celles de ce perruquier qui ne voyait de fort loin son bonheur que dans des perruques. Il me dit en présence de Tècle36 (c’était la fille de Momolo) que c’eût été elle [99v] qui aurait fait son bonheur, si elle avait eu de quoi l’aider à ouvrir une boutique, et qu’il devait remercier Dieu d’avoir connu Mariuccia, qui après l’avoir entendu avait trouvé dans son confesseur un vrai père en Dieu. Je lui ai demandé où il ferait la noce, et il me dit que ce serait chez son père jardinier, qui demeurait au-delà du Tibre, et qu’il avait déjà décidé de lui donner dix écus pour faire les frais parce qu’il était pauvre.

Quelle envie de lui donner d’abord les dix écus ! Mais comment faire ? Je me serais découvert.

— Est-il joli, lui dis-je, le jardin de votre père ?

— Pas joli ; mais très bien tenu. Étant maître de l’emplacement il en a fait un qu’il voudrait vendre, et qui donne vingt écus par an : je me croirais heureux si je pouvais l’acheter.

— Combien coûte-t-il ?

— Deux cents écus.

— C’est bon marché. Écoutez-moi. J’ai connu ici votre future, et à tous égards je l’ai trouvée digne de devenir heureuse. Elle mérite un honnête garçon comme vous. Dites-moi ce que vous feriez, si je vous faisais dans ce moment présent de deux cents écus pour acheter le jardin de votre père.

— Je le mettrais comme douaire dans la dot de ma femme.

— Fort bien. Voici deux cents écus que je confie à l’abbé Momolo parce que je ne vous connais pas encore assez bien. Le jardin est à vous en qualité de dot de votre future femme.

Je lui donne alors la somme qu’il remet à Momolo, qui s’engage de faire l’achat le lendemain, et voilà le garçon qui versant des larmes de reconnaissance vient me baiser la main à genoux. Toutes les filles pleurent, et moi aussi : mais toutes ces différentes larmes avaient des sources différentes : c’était une alliance entre le vice, et la vertu. J’ai relevé ce garçon l’embrassant. Il osa m’inviter à la noce ; j’ai refusé. Je lui ai seulement dit qu’il me ferait plaisir venant souper chez Momolo dimanche, c’était la veille de son mariage. J’ai prié Momolo d’engager Mariuccia à s’y trouver avec son père aussi. J’étais sûr de la voir le dimanche matin. C’était pour la dernière fois.

Ce fut à sept heures que nous nous trouvâmes, et en ayant quatre devant nous nous nous mîmes au lit. Elle débuta par me dire que tout avait été fait la veille dans sa propre maison, son père y étant, son époux, son confesseur, le notaire, et Momolo qui ayant présentép la quittance du père de son époux avait mis le jardin dans le contrat de dot. Elle me dit outre cela que le père confesseur lui avait fait une aumône de vingt écus pour les frais notariaux, et de la noce.

— Ce soir, me dit-elle, nous souperons ensemble chez Momolo, et tu as fait cela très bien. On ne peut rien dire. Mon époux t’adore. Tu as aussi très bien fait à refuser de venir à mes noces à Transtevere37. Tu te serais trouvé dans une trop pauvre maison, et après les caquets m’auraient rendue pour l’avenir moins heureuse.

— Comment te tireras-tu d’affaire, si l’époux s’avise de trouver à redire sur ton état physique, qu’il s’attend peut-être à trouver sans tache ?

— Mes caresses, ma douceur, et ma conscience pure, qui ne me permettent pas seulement de penser à cela sont mes sûrs garants que mon futur n’y pensera pas non plus.

— Mais s’il t’en parlait ?

— Ce ne serait pas une marque de délicatesse ; mais quelle difficulté aurai-je à lui répondre avec l’air vrai, et sincère de l’innocence que je ne sais pas de quoi il me parle, que je ne me connais pas en cette matière ?

Quatre heures passèrent bien vite. Nous nous quittâmes prenant congé de l’amour, et versant des douces larmes.

] Après la course des barbes, où j’ai été avec la famille de Mengs qui s’amusa à jeter dans les landaus que nous dépassions des sucreries dont je leur avais rempli un sac nous allâmes au théâtre Aliberti, où le castrate qui jouait le premier rôle en femme attirait toute la ville. C’était le favori du cardinal Borghese, qui le voulait à souper avec lui tous les soirs tête-à-tête38.

Ce virtuoso chantait très bien ; mais son principal mérite était sa beauté. Je l’avais vu se promener à Villa Medici habillé en homme, et quoique fort joli de figure il ne m’avait pas frappé, car on voyait d’abord que c’était un monsieur mutilé ; mais sur la scène habillé en femme il embrasait.

Il semble qu’un homme habillé en femme doit être connu pour ce qu’il est s’il se laisse trop voir sur la poitrine ; mais c’était précisément par là que ce petit monstre charmait tous les spectateurs. Serré dans un corps39 très bien fait il avait une taille de nymphe, et on voyait sur peu de femmes une gorge plus ferme, et plus mignonne que la sienne. L’illusion qu’il faisait était telle qu’on ne pouvait pas s’en défendre. On s’y arrêtait, le prestige agissait, et il fallait en devenir amoureux, ou être le plusq négatif de tous les Allemands. Quand il se promenait sur la scène attendant le ritornello40 de l’air qu’il chantait sa marche était imposante, et lorsqu’il distribuait aux loges ses regards le tournoiement tendre, et modeste de ses yeux noirs ravissait l’âme. C’était évident qu’en qualité d’homme il voulait nourrir l’amour de ceux qui l’aimaient comme tel, et qui ne l’auraient peut-être pas aimé s’il n’avait pas été homme ; mais qu’il voulait aussi rendre amoureux ceux qui pour l’aimer avaient besoin de le considérer comme une véritable femme. Rome la sainte cependant qui oblige par là tout le genre humain à devenirr pédéraste ne veut pas en convenir, ni supposer une illusion qu’elle fait tout ce qu’il est possible de faire pour la susciter dans l’esprit des spectateurs.

— Vous avez raison, me répondit un fameux monsignor de la manchette pour me donner le change, oui vous raisonnez très bien. Pourquoi permet-on que ce castrate étale ses beaux seins, tandis qu’on veut qu’on sache que c’est un homme, et non pas une femme ? Et si on défend de représenter aux femmes41 parce qu’on ne veut pas exciter les sens à devenir victimes de leurs appas, pourquoi cherche-t-on des hommes qui garnis des mêmes appas trompent, et séduisent les sens, et font naître des désirs beaucoup plus coupables que les naturels que les véritables femmes excitent ? On s’obstine à soutenir qu’on ne doit pas outrager le genre humain supposant la pédérastie si facile, et si commune, et que même il faut rire de ceux qui deviennent amoureux de ces animaux artificiels, parce qu’ils se trouvent tous attrapés, quand ils viennent à l’éclaircissement ; mais plût à Dieu que la chose fût ainsi. Bien loin de se sentir attrapé, on s’y abandonne avec plaisir, et on parvient à trouver l’attrape si agréable que beaucoup de gens qui ne manquent ni d’esprit, ni de bon sens préfèrent ces messieurs à toutes les plus jolies filles de Rome.

— Le pape ferait bien à supprimer ce manœuvre42.

— Eh bien ! Je vous dirai que non. On ne pourrait pas sans scandale donner à souper à une belle chanteuse tête-à-tête ; et on peut donner à souper à un castrato. Il est vrai qu’après on va se coucher avec lui ; mais tout le monde doit l’ignorer ; et si on le sait, on ne peut pas jurer qu’il y ait eu du mal, car au bout du compte c’est un homme, tandis qu’on ne peut coucher avec une femme que pour jouir d’elle.

— C’est vrai monsignor. Le principal est d’empêcher au jugement la certitude, car les gens bien élevés ne prononcent jamais un jugement téméraire.

[101v] Ayant vu la marquise Passarini que j’avais connue à Dresde dans une loge avec le prince D. Marcantoine Borghese43 je suis allé leur faire la révérence. Le prince qui m’avait connu à Paris, il y avait alors dix ans, me pria à dîner pour le lendemain. J’y fus, et il n’y était pas : on me dit que je pouvais y dîner tout de même : je suis parti. Le premier jour de carême, il m’envoya son valet de chambre m’inviter à souper chez la marquise qu’il entretenait. Je lui ai promis d’y aller, et il m’attendit en vain. L’orgueil, enfant de la sottise, ne dégénère44 jamais de la nature de sa mère.

Après l’opéra d’Aliberti je suis allé souper chez Momolo, où j’ai vu Mariuccia avec son père, et sa mère, et son futur. On m’attendait avec impatience. Il n’est pas difficile de faire des heureux quand ceux qu’on veut rendre tels méritent de l’être. J’ai soupé délicieusement dans cette compagnie d’honnêtes, et pauvres gens. Il se peut que ma satisfaction vînt de ma vanités, je me reconnaissais pour l’auteur du bonheur, et de la joie que je voyais peinte sur la jolie figure des jeunes époux ; mais la vanité même doit être chère à celui qui s’examinant trouve qu’elle l’a souvent poussé à faire le bien45. Après souper j’ai fait une petite banque de Pharaon forçant tout le monde à jouer en marques, car personne n’avait le sou, et j’ai voulu être débanqué. Après cela nous avons dansé malgré la défense du pape qui croyait qu’on se damnait au bal ; et permettait les jeux de hasard. Son successeur Ganganelli46 fit tout le contraire. Le cadeau que j’ai fait aux époux pour ne pas me rendre suspect fut très petit : je leur ai cédé mon landau pour qu’ils aillent jouir sur le cours du carnaval, et j’ai ordonné à Costa de leur louer une loge au théâtre de Capranica47. Momolo nous a invités tous à souper le dernier jour de Carnaval.

Ayant intention de quitter Rome le second jour de carême, je suis allé prendre la bénédiction du saint père à vingt-deux heures exactement lorsque toute la ville était sur le cours. Il me fit le plus gracieux accueil. Il me dit qu’il était surpris que je ne fusse au grand spectacle avec tout le monde. Il me tint une bonne heure me parlant de Venise, et de Padoue, et quand je me suis de nouveau recommandé à sa protection pour obtenir la grâce de retourner à Venise il me dit de me recommander à Dieu.

Je suis allé le lendemain dernier jour de carnaval sur le cours à cheval habillé en Polichinelle48 jetant des sucreries dans tous les landaus où je voyais des enfants, et vidant enfin toute ma corbeille sur les filles de Momolo que j’ai vues dans mon landau avec Costa. Sur la brune je suis allé me démasquer, et je suis allé chez Momolo où je devais voir Mariuccia pour la dernière fois. Notre fête fut à peu près égale à celle du dimanche passé ; mais ce qu’il y avait de nouveau pour moi, et très intéressant c’était que je voyais Mariuccia mariée, et son mari qui me semblait avoir vis-à-vis de moi un air différent de celui qu’il avait eu la première fois que je l’avais vu.

Étant curieux de tout, j’ai trouvé le moment de m’asseoir à côté de Mariuccia avec toute la liberté de causer. Elle m’a rendu compte en détail de toute la première nuit, et elle me fit l’éloge de toutes les belles qualités de son mari. Il était doux, amoureux, d’une humeur toujours égale, et devenu son ami intime aprèst lui avoir fait la confidence que j’étais son seul bienfaiteur.

— Et il n’a pas soupçonné, lui dis-je, une secrète intelligence entre nous, et quelques rendez-vous ?

— Point du tout : je lui ai dit que tu n’as employé pour faire mon bonheur [102v] que le moyen de mon confesseur ne m’ayant parlé qu’une seule fois dans l’église, où je t’avais informé de la bonne occasion que j’avais de me marier avec lui.

— Et tu crois qu’il t’a crueu ?

— J’en suis sûre ; mais quand même il ne le croirait pas ne suffit-il pas qu’il en fasse semblant ?

— Certainement : je l’estimerais même davantage, car j’aime mieux que tu sois l’épouse d’un homme d’esprit que d’un sot.

Cette fidèle narration de Mariuccia fut la cause que quand j’ai pris congé de toute la compagnie, devant partir le surlendemain, j’ai embrassé le perruquier lui faisant présent de ma montre, et j’ai donné à sa femme une jolie bague de la même valeur. Après cela je suis allé me coucher avertissant Costa, et Le-duc que nous commencerions à plier bagage le lendemain.

Mais le lendemain à neuf heures j’ai reçu un billet du lord Lismore, dans lequel il me priait d’aller tout seul vers midi à Villa Borghese pour lui parler. Prévoyant très bien ce qu’il pouvait avoir à me dire j’y suis allé. J’étais en état de lui donner un bon conseil, et l’amitié que j’avais pour la comtesse sa mère m’obligeait à y aller.

Comme il m’attendait où je devais nécessairement passer, il vient à moi, et il me donne à lire une lettre de sa mère, qu’il avait reçue la veille, dans laquelle elle lui disait que Paris de Monmartel venait de l’avertir par billet qu’il avait reçu de Rome une traite sur elle de 200 m. # faite par lui, à laquelle il ferait honneur, si elle voulait bien lui fournir les fonds. Elle lui avait répondu qu’elle lui ferait savoir dans trois ou quatre jours, si elle pouvait lui faire passer cette somme. Elle disait à son fils qu’elle n’avait demandé ce délai que pour lui gagner ce temps qu’il devait employer à se mettre en sûreté, car il devait être sûr que sa lettre serait protestée.

Je lui rends sa lettre ; et je lui dis qu’il devait disparaître. — Donnez-m’en le moyen achetant cette bague. Vous ignoreriez qu’elle ne m’appartient pas, si je ne vous en avais fait la confidence.

Je lui ai donné rendez-vous à quatre heures, et je suis allé faire estimer la pierre démontée par un des premiers joailliers de Rome. Après m’avoir dit qu’il connaissait la pierre il prononça sa valeur jusqu’à deux mille écus romains. Je les lui ai portés cinq cents en or, et quinze cents en cédules qu’il devait porter à un banquier qui lui donnerait une lettre de change sur Amsterdam argent de banque49. Il me dit qu’il partirait à l’entrée de la nuit tout seul à franc étrier pour se rendre à Livourne ne portant dans une petite malle de courrier que son pur nécessaire, et surtout son cher cordon bleu. Je lui ai souhaité un bon voyage, et la pierre m’est restée que dix jours après j’ai fait monter à Bologne.

J’ai pris dans le même jour une lettre de recommandation50 du cardinal François Albani pour monseigneur le nonce Onorati51 à Florence, et une autre du peintre Mengs au chevalier Mann52 qu’il priait de vouloir bien me loger. J’allais à Florence pour la Corticelli, et pour ma chère Thérèse, et je comptais pour certain que l’auditeur ferait semblant d’ignorer que j’étais retourné en Toscane malgré l’ordre injuste qu’il m’avait donné, et à plus forte raison si le chevalier Mannv me logerait.

Le second jour de carême, la disparition de Milord Lismore fut la nouvelle de toute la ville. Le tailleur anglais ruiné, le juif propriétaire de la bague désespéré, et tous les domestiques de ce fou désolés, et mis sur la rue presque nus, car le tailleur s’était [103v] despotiquement emparé de tout ce qui ne pouvait, disait-il, qu’appartenir au lord coquin qui l’avait ruiné.

Le comique de cette tragédie me fut présenté par Poinsinet, qui parut devant moi vêtu d’une redingote sous laquelle il n’avait que sa chemise. L’hôte, s’étant emparé de tout ce qui lui appartenait, l’avait menacé de le faire mettre en prison quand il lui avait dit qu’il n’était pas au service de Milord. Je n’ai pas le sou, me dit-il, pas une seconde chemise, je ne connais personne, je pense à aller me jeter dans le Tibre.

Il n’était pas destiné à se noyer dans le Tibre, mais dans la Guadalivir en Espagne. J’ai calmé son désespoir lui disant qu’il était le maître de venir avec moi à Florence ; mais pas plus loin, car il y avait à Florence quelqu’un qui m’attendait. Il resta donc avec moi s’occupant à faire des vers jusqu’à l’heure de mon départ.

Mon cher frère Jean me fit présent d’un Onyx de toute beauté. C’était un camée où l’on voyait en bas-relief une Vénus qui nageait. C’était un antique de vingt-trois siècles : avec une loupe bien convexe on y lisait le nom du sculpteur Sostrate53. Je l’ai vendu deux ans après à Londres au docteur Matti54 pour trois cents livres sterling55 et il est peut-être dans le Musée britannique.

Je suis donc parti avec Poinsinet dont la tristesse m’amusa par les plus plaisantes idées. Le surlendemain j’arrive à Florence chez Vannini qui me voyant dissimule sa surprise. Je vais dans l’instant chez le chevalier Mann que je trouve seul à table ; il me fait un accueil amical, il lit la lettre de Mengs, il me demande si l’affaire entre l’auditeur, et moi était accommodée, je lui dis que non, et je lui vois l’air mortifié : il me dit sincèrement qu’il se compromettrait s’il me logeait, que j’avais mal fait à retourner à Florence.

— Je n’y suis que de passage.

— À la bonne heure ; mais vous sentez que vous ne pouvez pas vous dispenser de vous présenter à l’auditeur.

Je lui promets d’y aller, et je retourne à l’auberge. À peine entré dans ma chambre, un homme de la police vient me dire de la part de l’auditeur qu’il voulait me parler, et qu’il m’attendrait le lendemain matin de bonne heure. Cet ordre m’impatiente, et dans ma mauvaise humeur je me détermine à partir plutôt qu’obéir à un mandement qui m’insultait. Dans cette idée je sors : je vais chez Thérèse ; on me dit qu’elle était partie pour Pise : je vais chez la Corticelli, qui me saute au cou, et fait toutes les grimaces bolonaises qui convenaient au moment. C’est un fait que cette fille, assez jolie, n’avait cependant vis-à-vis de moi autre mérite réel que celui de me faire rire.

Je donne de l’argent à sa mère luiw ordonnant de nous faire un bon souper, et je sors avec la fille lui disant que nous allions nous promener. Je la conduis avec moi à mon auberge, je la laisse avec Poinsinet, puis j’appelle dans l’autre chambre Costa, et mon hôte. J’ordonne à Costa à sa présence de partir le lendemain avec Le-duc, et tout mon équipage, et de venir à Bologne où il me trouverait logé au Pèlerin56. L’hôte s’en va. Alors j’ordonne à Costa de partir de Florence avec la signora Laura, et son fils, lui disant, comme c’était vrai, que j’avais pris les devants avec sa fille : je fais savoir la même chose à Le-duc. Après cela, j’appelle Poinsinet à part, et je lui donne dix sequins le priant d’aller d’abord se loger ailleurs. Il pleure de reconnaissance, et il me dit qu’il partirait le lendemain à pied pour se rendre à Parme, où il était sûr que M. du Tillot57 ne l’abandonnerait pas.

Je rentre dans la chambre où était la Corticelli, je lui dis de venir avec moi ; elle croit que nous retournons chez [104v] sa mère ; mais sans la détromper je vais à la poste, je fais atteler deux chevaux à une chaise, et j’ordonne au postillon d’aller à l’Uccellatoio58 première station sur la route de Bologne.

— Où allons-nous donc ? me dit-elle.

— À Bologne.

— Et Mamanx ?

— Elle viendra demain.

— Le sait-elle ?

— Non ; mais elle le saura demain, quand Costa le lui dira, et la conduira avec lui avec tout mon bagage.

La Corticelli trouve le tour fort plaisant. Elle rit, et nous partons.

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