Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre XI

Mon arrivée à Stutgard

a. 1760a

1er Janv.

Ce rendez-vous devait être de conséquence. Je l’avais reçu de l’amour, et l’honneur devait être de la partie. J’y suis allé, déterminé à ne pas tromper cet ange, et sûr de ne pas manquer à ma proposition. Je l’ai trouvée au lit. Elle me dit qu’elle y passerait toute la journée, et que nous travaillerions. Sa gouvernante nous approcha une petite table, et elle mit devant moi plusieurs questions toutes tendantesb à me convaincre qu’avant de devenir son mari je devais lui communiquer ma science. Elles étaient toutes faites pour forcer l’intelligence à m’ordonner de la contenter, ou à me le défendre. Je ne pouvais faire ni l’un ni l’autre car une prohibition aurait pu lui déplaire au point de lui faire perdre toute l’inclination qu’elle avait à m’accorder ses faveurs. Je me suis tiré d’affaire par des réponses équivoques jusqu’à ce que M. D. O. vînt m’appeler à dîner. Il permit à sa fille de rester dans son lit, mais sous condition qu’elle passerait le reste de la journée sans travailler, car l’application ne pouvait qu’augmenter sa migraine. Elle le lui promit, et j’en fus bien aise.

Sortant de table je suis rentré chez elle, et je l’ai trouvée endormie. J’ai cru de devoir respecter son sommeil, mais à son réveil la lecture de l’héroïde d’Héloïse, et Abélardc nous mit en feu1.dLe propos étant tombé sur le secret que l’oracle lui avait révélé, et qui ne pouvait être connu que d’elle, elle permit à ma main de le chercher, et quand elle me vit en douter parce qu’il n’était pas palpable, ellee se détermina à me le rendre visible. Il n’était pas plus grand qu’un grain de millet.fElle me permit de le lui baiser à perte d’haleine.

[184v] Après avoir passé deux heures dans des folies amoureuses sans jamais venir au grand fait qu’elle avait raison de me défendre, je me suis déterminé à lui dire la vérité malgré que je visse qu’après deux fausses confidences avouées la troisième aurait pu la révolter.

Esther qui avait infiniment d’esprit, et que je n’aurais jamais pu tromper si elle en avait eu moins, m’écouta sans s’étonner, sans m’interrompre, et sans la moindre ombre de colère. Elle me répondit à la fin de ma confession qu’étant sûre que je l’aimais, et trouvant évidemment fausse cette dernière confidence, elle était convaincue que si je ne lui enseignais pas à faire la cabale la raison en était que la chose n’était pas en mon pouvoir, et que partant elle ne me presserait plus de faire ce que je ne voulais ou je ne pouvais pas faire.

— Soyons donc, me dit-elle, bons amis jusqu’à la mort, et ne parlons plus de cela. Je vous pardonne, et je vous plains si l’amour vous a ôté le courage d’être sincère. Vous m’avez trop convaincueg de votre science. Actuellement c’est fait. Vous ne pouviez jamais savoir une chose qui n’appartenait qu’à moi, et qui était ignorée de moi-même.

— Eh bien ! Ma chère amie, tenez en frein votre raisonnement. Vous ne saviez pas d’avoir ce signe, et je savais que vous l’aviez.

— Vous le saviez ? Comment l’avez-vous su ? C’est incroyable.

— Je vais vous dire tout.

Je lui ai alors communiqué toute la théorie de la correspondance des signes qui se trouvent sur le corps humain, finissant par l’étonner, et la convaincre quand je lui ai dit que j’étais certain que sa gouvernante qui avait une grosse mouche sur la joue droite devait en avoir une pareille sur la fesse gauche.

— Je saurai cela, me dit-elle, mais je suis surprise que tu sois le seul au monde quih ait cette science.

— Cela est connu, ma charmante [185r] amie par tous ceux qui savent d’anatomie2, de physiologie, et même d’astrologie science chimérique quand on la pousse jusqu’à trouver dans les astres tous les principes de nos actions.

— Portez-moi demain, demain, et pas plus tard, des livres, où je puisse apprendre beaucoup de choses dans ce goût. Il me tarde de devenir savante, et maîtresse d’étonner tous les ignorants moyennant ma cabale numérique, car toute science sans charlatanerie n’arrive jamais à en imposer. Je veux me consacrer à l’étude. Aimons-nous mon cher ami jusqu’à la mort. Nous n’avons pas besoin pour cela de nous marier.

Je suis retourné à mon auberge très content, et me sentant comme soulagé d’un grand fardeau. Je lui ai porté le lendemain tous les livres que j’ai pu trouver, et qui ne pouvaient que l’amuser. Il y en avait de bons, et de mauvais, mais je l’en ai avertie. Mon conis3 lui plut parce qu’elle y trouvait le caractère de la vérité. Voulant briller par l’oracle elle avait besoin de devenir bonne physicienne, et je l’ai mise sur le bon chemin. Je me suis alors déterminé d’aller faire un petit voyage en Allemagne avant de retourner à Paris ; et elle approuva mon idée, fort contente quand je l’ai assurée de la revoir avant la fin de la même année. Mais quoique je ne l’aie plus revue, je ne peux pas me reprocher de l’avoir trompée, car tout ce qui m’est arrivé m’a empêché de lui tenir parole.

J’ai écrit à M. d’Affri le priant de m’envoyer un passeport dont j’avais besoin voulant aller faire un tour dans l’empire4, où les Français, et toutes les puissances alors belligérantes étaient en campagne. Il me répondit fort poliment que je n’en avais pas besoin, mais que si je le voulais absolument il me l’enverrait. Sa lettre me suffit. [185v] Je l’ai mise dans mon portefeuille, et à Cologne elle me fit plus d’honneur qu’un passeport5.

J’ai fait passer entre les mains de M. D. O. tout l’argent que j’avais entre celles de plusieurs banquiers. Il me donna une lettre de crédit circulaire tirée sur dix à douze des premières maisons de l’Allemagne. Je suis donc parti dans ma chaise de poste, que j’avais fait venir du Mordick6, maître de disposer de presque cent mille florins de Hollande7, ayant beaucoup de bijoux de prix, des bagues, et un très riche équipage. J’ai renvoyé à Paris un laquais suisse avec lequeli j’étais parti, ne conduisant avec moi que Leduc monté derrière.

C’est toute l’histoire du court séjour que j’ai fait en Hollande cette seconde fois, où je n’ai rien fait d’important pour ma fortune. J’y ai eu des chagrins ; mais quand je m’en souviens je trouve que l’amour m’a dédommagé de tout.

Je ne me suis arrêté à Utrecht qu’un jour pour aller voir la terre appartenant aux hernoutres8, et le surlendemain je suis arrivé à Cologne à midi ; mais une demi-heure avant que j’y arrive cinq soldats déserteurs trois à droite, et deux à gauche me couchèrent en joue me demandant la bourse. Mon postillon menacé de mort par un pistolet que je tenais à la main piqua des deux9, et les assassins déchargèrent leurs fusils contre moi ; mais ils ne blessèrent que ma voiture. Ils n’eurent pas l’esprit de tirer sur le postillon. Si j’avais eu deux bourses comme les ont les Anglais, dont la légère est destinée aux voleurs hardis je l’aurais jetée à ces malheureux10 ; mais n’en ayant qu’une, et très bien garnie, j’ai risqué la vie pour la sauver. Mon Espagnol était étonné que les balles, dont il avait entendu le sifflement à leur passage devant sa tête ne l’eussent pas touché.

[186r] À Cologne les Français étaient en quartiers d’hiver. On m’a logé à l’enseigne du soleil11. En entrant dans la salle j’ai vu le comte de Lastic12 neveu de madame d’Urfé, qui après m’avoir fait tous les offres13 d’usage me conduisit chez M. de Torci qui était commandant14. Je lui ai montré au lieu du passeport la lettre de M. d’Affri, et tout fut dit. Quand je lui ai conté ce qui venait de m’arriver, il me fit compliment sur le bonheur que j’avais eu ; mais il condamna en clairs termes l’usage que j’avais fait de ma bravoure. Il me dit que si je n’étais pas pressé de partir je les verrais peut-être pendus ; mais je voulais partir le lendemain.

J’ai dû dîner avec M. de Lastic, et M. de Flavacour15 qui me persuadèrent à aller à la comédie. Par cette raison j’ai dû faire une toilette ; car c’était tout simple qu’on m’aurait présenté à des dames, et je voulais briller.

Étant allé me mettre sur le théâtre16, et ayant vu une jolie femme m’adresser sa lorgnette, j’ai prié M. de Lastic de me présenter ; et au premier entracte il me conduisit à sa loge, où il commença par dire qui j’étais à M. le comte de Kettler lieutenant général au service autrichien17 qui se tenait à l’armée française, comme M. de Montaset18 Français se tenait à l’autrichienne. D’abord après il me présenta à la dame qui m’a d’abord frappé. Elle me fit d’abord des questions sur Paris, puis sur Bruxelles, où elle avait été élevée, sans avoir l’air d’écouter mes réponses. Mes dentelles, mes breloques, mes bagues la tenaient distraite.

Quittant rapidement un propos, elle me demanda, comme si elle s’était souvenue qu’elle devait s’en montrer curieuse, si je m’arrêterais quelques jours à Cologne, et elle joua la mortifiée quand je lui ai répondu que je comptais d’aller dîner le lendemain à Bonnj. Le général Kettler alors se leva me disant qu’il était sûr que cette belle dame saurait m’engager à différer mon départ ; et il s’en alla avec Lastic me laissant seul avec l’intéressantek beauté. C’était la femme du bourgmestre X19, que le comte Kettler ne quittait jamais.

—lSe [186v] trompe-t-il, me dit-elle d’un air engageant, étant sûr que j’ai ce pouvoir ?

— Je ne le crois pas ; mais il pourrait se tromper s’il croyait que vous voulussiez en faire usage.

— Fort bien. Il faut donc l’attraper quand ce ne serait que pour punir son indiscrétion. Restez.

La nouveauté de ce langage me donna un air bête. J’eus besoin de me recueillir. Pouvais-je m’attendre à Cologne à un jargon de ce calibre ? Indiscrétion me parut sublime, punition très juste, attraper délicieux ; et l’idée de me faire servir à l’attrape me parutm divine. Il y aurait eu de la bêtise à approfondir. Prenant un air soumis, et reconnaissant, je lui ai donné l’indice de ma résignation m’inclinant jusqu’à sa main, et la lui baisant.

— Vous resterez donc, et ce sera honnête de votre part, car partant demain il semblerait que vous n’êtes venu ici que pour nous insulter. Le général donne demain un bal, et vous danserez avec nous.

— Oserais-je me flatter, madame, que je ne partagerai avec personne l’honneur de vous servir dans les contredanses ?

— Je ne danserai avec un autre que quand vous serez las.

— C’est-à-diren quand je tomberai mort.

— Mais d’où avez-vous cette pommade qui embaume l’air ? Vous étiez sur le théâtre, et je l’ai sentie.

— Elle est de Florence, et si elle vous entête je vais d’abord me faire repeigner.

— Ah ! Dieu ! ce serait un meurtre ! Une telle pommade ferait le bonheur de ma vie.

— Et vous feriez le bonheur de la mienne me permettant de vous en envoyer demain douze pots.

Le retour du Général l’empêcha de me répondre. Je me suis levé pour partir.

— Je suis sûr, me dit-il, que votre départ est suspendu. Madame vous a engagé à venir demain souper, et danser chez moi. N’est-ce pas ?

— Elle m’a flatté mon Général que vous m’accorderiez cet honneur, et que j’aurais celui de danser les contredanses avec elle. Comment partir après cela ?

— Vous avez raison. Je vous attendrai.

Je suis sorti de cette loge amoureux, et déjà heureux en imagination, et je suis retourné sur le théâtre, où les exhalaisons de ma pommade m’attiraient des compliments de tous les jeunes officiers. C’était [187r] un présent d’Esther, et c’était le premier jour que je m’en servais. La boîte était de vingt-quatre pots ; j’en ai ôté douze, et je la lui ai envoyée le lendemain à neuf heures couverte de toile cirée, et cachetée, et adressée à son nom comme si elle lui était expédiée de quelque commissionnaire20.

J’ai passé la matinée allant voir avec un domestique de louage les merveilles de Cologne toutes héroïcomiques21. J’ai ri voyant la figure du cheval Bayard22, que l’Arioste a tant célébré, monté par les quatre fils Aimon23. C’était le duc Amone père de l’invincible Bradamante, et de l’heureux Ricciardetto24.

Tous les convives chez M. de Castries25, où j’ai dîné, furent surpris que le général Kettlero m’eût lui-même invité à son bal étant extrêmement jaloux de sa dame, qui ne le souffrait que par vanité. Il était avancé en âge, d’une figure désagréable, et sans nulle qualité du côté de l’esprit pour prétendre d’être aimé. Il dut cependant trouver bon que je fusse assis près d’elle à son souper, et que je passasse toute la nuit causant, ou dansant avec elle. Je suis retourné chez moi si amoureux, que je n’ai plus pensé à partir. Dans un moment de chaleur j’ai osé lui dire que si elle me promettait un tête-à-tête je m’engageais à passer à Cologne tout le carnaval.

— Et si après vous l’avoir promis, me répondit-elle, je vous manquais, que diriez-vous ?

— Je me plaindrais tout seul de mon sort, et je dirais que vous n’avez pu me tenir parole.

— Vous êtes bon. Restez donc avec nous.

Le surlendemain du bal je lui ai fait la première visite, et elle me présenta son mari brave homme qui n’était ni jeune, ni beau, mais très obligeant. Une heure après ayant entendu la voiture du Général s’arrêter à sa porte, elle me dit que s’il me demandait, si je pensais d’aller à Bonn au bal de l’Électeur26, je devais lui répondre que je n’y manquerais pas. Quatre ou cinq minutes après je me suis évadé.

Je ne savais rien de ce bal ; mais je m’en suis d’abord informé. Toute la noblesse de Cologne y était invitée, et [187v]p le bal étant masqué tout le monde pouvait y aller. J’ai décidé d’y aller,q mais inconnu tant que je pouvais quand même le Général ne me ferait pas cette question. Il me semblait que Madame X, me donnant cet avis,r m’avait donné l’ordre d’y aller. Je ne pouvais pas interpréter cette commission autrement. J’étais certain qu’elle s’y trouverait, et j’espérais. L’esprit de cette femme était des plus rares. J’ai cependant répondu à tous ceux qui me demandèrent si j’irai à ce bal, que j’avais des raisons pour ne pas y aller ; et au Général même j’ai dit que je n’irais pas, quands Madame étant présente il me demanda si je m’y trouverais. Je lui ai dit que ma santé ne me permettait pas de me procurer ce plaisir. Il me répondit qu’on devait quitter tous les plaisirs quand ils pouvaient préjudicier à la santé.

Le jour même qu’on donnait le bal, je suis parti au commencement de la nuit tout seul dans un chariot de poste avec ma cassette, et deux domino vêtu d’un habit que personne ne m’avait vu. À Bonn j’ai loué une chambre, où je me suis masqué, et où j’ai laissé l’autre domino, et ma cassette. Je l’ai fermée à clef, et je suis allé à la cour dans une chaise à porteurs. Inconnu de tout le monde, j’ai vu toutes les dames de Cologne, et la belle X à visage découvert assise à une banque de Pharaont pontant au ducat. Je vois avec plaisir que le banquier était le comte Verità27 Véronais quiu m’avait connu en Bavière. Il était au service de l’électeur. Sa petite banque ne consistait qu’en cinq ou six cents ducats28, et les pontes entr’hommes, et femmes étaient dix à douze. Je me mets debout à côté de madame, et le banquier me donne un livret, et me présente les cartes pour que je coupe. Je m’en dispense, et Madame X coupe elle-même.

[188r] Je commence à ponter à dix ducats sur une seule carte,v elle perd quatre fois de suite, et il m’arrive la même chose dans la taille suivante. À la troisième taille personne ne veut couper. Le banquier prie le Général qui ne jouait pas, et il coupe. L’augure me semble bon je mets cinquante ducats, et je trouve la paroli29. À la taille suivante j’ai enlevé la banque. Tout le monde était curieux, je me suis vu suivi ; mais malgré cela j’ai eu l’adresse de m’évader. Je me suis fait porter à ma chambre où j’ai changé de domino, et laissé mon argent ; je suis retourné au bal, où j’ai vu un nouveau banquier, et beaucoup d’or ; mais, ayant décidé de ne plus jouer, je n’avais pas d’argent. La curiosité de savoir qui était le masque qui avait débanqué était générale. Je rôde partout ; je vois madame X qui parle au comte Verità assis près d’elle, je m’approche, et j’entends qu’ils parlent de moi : il lui disait que l’électeur voulait savoir qui était le masque qui l’avait débanqué, et que le Général Kettler lui avait dit que ce pouvait être un Vénitien qui était arrivé depuis huit à dix jours à Cologne. Elle lui disait que je lui avais dit que je ne me portais pas assez bien pour aller à ce bal. Le comte lui dit qu’il me connaissait,w que si j’étais à Bonn l’électeur le saurait, et que je ne partirais pas avant qu’il me parle. Entendant tout cela j’ai prévu qu’on pourrait facilement me découvrir après le bal ; mais je le défiais à y parvenir tant que j’y resterais. Mais je me suis mal conduit. On rangeait une contredanse30, il me vint envie de danser sans prévoir qu’on m’obligerait à ôter mon masque. Cela m’est arrivé quand je ne pouvais plus me retirer. Quand Madame X me vit, elle me dit qu’elle s’était trompée ; et [188v] qu’elle aurait parié que j’étais un masque qui avait débanqué le comte Verità. Je lui ai répondu que je ne faisais que d’arriver.

Mais à la fin de la contredanse quand le comte Verità me vit, il me dit que puisque j’étais au bal il était sûr que j’étais le même qui l’avait débanqué : je l’ai laissé dire toujours niant, et après avoir mangé quelque chose au buffet je poursuivis à danser. Deux heures après le comte Verità me dit en riant que j’étais allé changer de domino, et où était ma chambre.

— L’électeur, me dit-il, a tout su, et pour vous punir de cette friponnerie, il m’ordonnex de vous dire que vous ne partirez pas demain.

— Me fera-t-il arrêter ?

— Pourquoi pas, si vous refusez de dîner demain avec lui ?

— J’obéirai. Où est-il ? Présentez-moi d’abord.

— Il s’est retiré ; mais demain venez chez moi à midi.

Quand il me présenta, ce prince était debout entre cinq ou six courtisans, et j’eus l’air bête, car ne l’ayant jamais vu je cherchais des yeux un personnage habillé en ecclésiastique, et je ne le trouvais pas. Ce fut lui-même qui me tira d’embarras me disant en jargon vénitien qu’il était vêtu en grand maître de l’ordre teutonique31. Je lui ai fait alors tout de même la petite génuflexion, et quand j’ai voulu lui baiser la main il me la serra la retirant. Il me dit que quand il était à Venise j’étais sous les plombs, que son neveu électeur de Bavière32 lui avait dit que me sauvant je m’étais arrêté à Munick, et qu’il ne m’aurait pas laissé partir si au lieu de Munick je fusse allé à Cologne. Il me dit qu’il espérait qu’après dîner je lui ferais la narration de ma fuite, et que je resterais à souper, et à une petite mascarade où nous ririons. Je me suis engagé de lui conter toute l’histoire de ma fuite pourvu qu’il eût la patience de l’écouter, car la narration durait deux heures ; et je l’ai alors fait rire lui rendant le court dialogue que j’avais eu à ce sujet avec Monsieur le duc de Choiseul33.

[189r] Pendant le dîner ce prince me parla toujours vénitien : il me dit les choses les plus gracieuses. Il était gai, et avec l’air de santé qu’on lui voyait personne n’aurait pu prévoir que sa vie serait courte. Il mourut un an après.

D’abord qu’il se leva de table il me pria de narrer toute l’histoire de ma fuite, qui intéressa pendant deux heures toute la belle compagnie. Mon lecteur connaît cette histoire ; mais écrite elle n’est pas à beaucoup près si intéressante comme lorsque je la conte34.

Le petit bal de l’électeur fut très agréable. Ce fut une mascarade. Nous nous étions tous habillés en paysans dans une garde-robe particulière de ce prince, où les dames allèrent s’habiller dans une salle, tandis que les hommes s’habillaient dans une autre. L’Électeur même habillé en paysan aurait rendu ridicule celui qui n’aurait pas voulu se déguiser de la même façon. Le général Kettler paraissait un vrai paysan ; madame X était à croquer. On ne dansa que des contredanses, et des ballets dans le goût de plusieurs provinces de l’Allemagne très curieux. Il n’y avait que trois ou quatre femmes de la noblesse connue, les autres plus ou moins jolies étaient des connaissances particulières de l’Électeur qui fut toute sa vie grand ami du beau sexe. Deux de ces femmes dansaient la Furlane35, et l’électeur eut un plaisir infini à me la faire danser. C’est une danse vénitienne, dont il n’y a pas en Europe la plus violente36 : on la danse tête-à-tête, et ces femmes étant deux elles me firent presque mourir. Au bout de douze à treize, tout à fait hors d’haleine j’ai demandé pitié. Dans je ne sais quelle danse ony donnait des baisers à la paysanne qu’on attrapait : je n’ai pas eu de politique : j’attrapais toujours Madame X, et le paysan électeur disait bravo bravo. Le pauvre Kettler enrageait.

Elle trouva le moment pour me dire que toutes les dames de [189v] Cologne partaient le lendemain à midi, et que je pouvais me faire honneur les invitant toutes à déjeuner à Bryl37 leur envoyantz deux billets ou trois écrivant sur les billets les noms des hommes avec lesquels elles étaient. Confiez-vous, me dit-elle, au comte Verità, et il fera tout : dites-lui seulement que vous voulez faire la même chose que le prince de Deux Ponts38 fit il y a deux ans ; mais ne perdez pas de temps. Comptez sur vingt personnes, et marquez l’heure. Faites surtout que les billets soient distribués à neuf heures du matin.

Enchanté de l’empire que cette femme charmanteaa croyait pouvoir exercer sur moi je me décide dans l’instant à l’obéir39. Bryl, déjeuner, vingt personnes, comme le duc des deux Ponts, billets, à une heure, le comte Verità, je me trouvais informé comme si elle avait employé une heure à me concerter40.

Je sors d’abord habillé en paysan, je prie un page de me conduire aux chambres du comte Verità. Il rit me voyant habillé ainsi, je lui dis en peu de mots mon affaire, je me recommande à lui comme si c’était une affaire d’État de la plus grande conséquence.

— Votre affaire, me dit-il, est très facile. Elle ne me coûte autre peine que celle d’écrire un billet à l’officier chef d’office41, et de le lui envoyer sur-le-champ. Dites-moi seulement ce que vous voulez dépenser.

— Plus qu’on peut, lui dis-je.

— C’est-à-dire moins.

— Non. Plus, car je veux être magnifique42.

— Il faut pourtant dire, car je connais l’homme.

— Dites deux cents ducats43.

— C’est assez. Le duc de Deux ponts n’a pas donné davantage.

Il écrit le billet, il l’envoie, m’assurant que tout serait fait. Je le laisse, pensant aux billets. Je parle à un page italien fort alerte. Je lui dis que je payerai un ducat à un valet de chambre qui me donnerait les noms des dames de Cologne qui étaient venues à Bonn, et des cavaliers qui les avaient accompagnées. Une demi-heure après j’ai eu [190r] la note exacte, et avant de quitter le bal j’ai dit à Madame X que tout était fait. J’ai écrit moi-même avant de me coucher dix-huit billets, et le lendemain matin je les ai tous envoyés cachetés à leurs adresses par un domestique de louage dont l’hôte m’a répondu.

À neuf heures je suis allé prendre congé du comte Verità, qui me remit une boîte d’or de la part de l’Électeur qui avait par-dessus son portrait en médaillon habillé en grand maître de l’ordre Teutonique. Je fus très sensible à cette grâce ; je voulais aller remercier S. A., mais le comte me dit que je pouvais différer jusqu’à mon passage par Bonn lorsque j’irais à Francfort.

L’heure du déjeuner était marquée à une heure, mais à midi j’étais déjà à Bryl. C’est une maison de plaisance de l’Électeur, dont la beauté consiste dans le goût de l’ameublement. C’était une copie de Trianon. J’ai vu dans une grande salle une table couverte pour vingt-quatre personnes ; les couverts de vermeil, les assiettes de porcelaine, et sur le buffet une grande quantité de vaisselle d’argent, et des grands plats de vermeil. Sur deux autres tables à l’autre bout de la salle j’ai vu des bouteilles remplies des vins les plus renommés de toute l’Europe, et des sucreries de toutes les espèces. Lorsque j’ai dit à l’officier que j’étais celui qui faisait les honneurs du déjeuner, il me dit que je me trouverais content, et qu’il était là depuis six heures du matin. Il me dit que l’ambigu en mangeaille44 ne serait que de vingt-quatre plats ; mais que j’aurais vingt-quatre plats d’huîtres d’Angleterre, et un dessert qui couvrirait toute la table. Voyant une grande quantité de domestiques, je lui ai dit qu’ils n’étaient pas nécessaires ; mais il me dit qu’ils l’étaient parce que les domestiques des convives n’entraient pas. Il me dit [190v] de ne pas m’en mettre en peine car ils le savaient.

J’ai reçu tout mon monde à la portière des voitures n’ayant autre compliment à faire que celui de demander pardon de l’effronterie avec laquelle je m’étais procuré cet honneur. À une heure on servit, et j’ai vu la joie briller dans les beaux yeux de Mad. X lorsqu’elle vit la même magnificence qu’aurait étaléeab l’Électeur. Elle n’ignorait pas qu’on savait que tout cela était fait pour elle ; mais elle était charmée de voir que je ne la distinguais pas des autres. Il y avait vingt-quatre couverts, et malgré que je n’eusse distribué que dix-huit billets les places étaient toutes occupées. Il y avait donc six personnes venues non invitées. Cela me fit plaisir. Je n’ai pas voulu m’asseoir : j’ai servi les dames sautant d’une à l’autre mangeant debout ce qu’elles me donnaient.

Les huîtres d’Angleterre ne finirent qu’à la vingtième bouteille de vins de Champagne. Le déjeuner commença que la compagnie était déjà grise. Ce déjeuner qui comme de raison n’était composé que d’entrées fut un dîner des plus fins. On ne but pas une seule goutte d’eau, car le Rhin, et le Tokai n’en souffrent point45. Avant de servir le dessert on mit sur la table un énorme plat de truffes en ragoût. On le vida suivant mon conseil d’y boire par-dessus du marasquin. C’est comme de l’eau, dirent les dames, et elles en burent comme si ç’avait été de l’eau. Le dessert fut magnifique. Tous les portraits des souverains de l’Europe y étaient, on fit des compliments à l’officier qui était là,ac qui touché de vanité dit que tout cela résistait aux poches, et pour lors on empocha46. Le général alors dit une grande bêtise qu’on siffla par une risée générale. Je suis sûr,ad dit-il, que c’est un tour que l’Électeur nous a joué : S. A. a voulu garder l’incognito, et M. Casanova a très bien servi le prince. Après la grande risée, qui m’a donné le temps de penser : Si l’Électeur, mon Général, lui dis-je d’un air modeste, m’avait donné un pareil ordre, je l’aurais obéi ; mais il m’aurait humilié. S. A. voulut me faire une grâce beaucoup plus grande : et la voilà.

[191r] En disant cela j’ai mis entre ses mains la tabatière, qui fit deux, ou trois fois le tour de la table.

On se leva, et on fut étonné d’avoir passé à table trois heures. Après tous les compliments de saison la belle compagnie partit pour Cologne pour y arriver encore à temps d’aller à la comédie. Très content de cette belle fête, j’ai laissé au brave traiteur vingt ducats pour les domestiques. Il me pria de marquer par lettre ma satisfaction au comte Verità.

Je suisae arrivé à Cologne à temps d’aller à la petite pièce47. N’ayant point de voiture je suis allé à la salle en chaise à porteurs.afVoyant Mad. X avec M. de Lastic, je suis allé dans sa loge. Elle me dit d’abord d’un air triste que le Général s’était trouvé si malade qu’il avait dû aller se coucher. Un moment après M. de Lastic nous laissa seuls, et pour lors la charmante femme me fit des compliments qui valaient cent de mes déjeuners. Elle me dit que le général avait trop bu du Tokai, et que c’était un vilain cochon qui avait dit qu’on savait qui j’étais, et qu’il ne me convenait pas de me traiter en prince48. Elle lui avait répondu qu’au contraire je les avais traités comme des princes en très humble serviteur. Là-dessus il l’avait insultée.

— Envoyez-le à tous les diables, lui dis-je.

— C’est trop tard. Une femme que vous ne connaissez pas s’en emparerait : je dissimulerais ; mais cela ne me ferait pas plaisir.

— J’entends cela très bien. Que ne suis-je un grand prince ! En attendant je dois vous dire que je suis beaucoup plus malade que Kettler. Je suis à l’extrémité.

— Vous badinez je crois.

— Je vous parle sérieusement. Les baisers au bal de l’Électeur me firent goûter un nectar d’une étrange espèce. Si vous n’avezag pitié de moi je partirai d’ici malheureux pour tout le reste de mes jours.

— Différez votre départ. Laissez Stutgard.ahJe pense à vous ; et ce n’est pas ma faute. Croyez que je ne pense pas à vous tromper.

—aiCe soir même, par exemple, si vous n’aviez pas la voiture du général, et si j’avais la mienne, je pourrais [191v] vous conduire chez vous en tout honneur.

— Taisez-vous. Vous n’avez pas la vôtre ?

— Non.

— Dans ce cas-là, c’est moi qui dois vous reconduire ; mais, mon cher ami, cela doit venir très naturellement. Vous me donnerez le bras jusqu’à ma voiture, je vous demanderai où est la vôtre, et vous entendant dire que vous n’avez pas de voiture, je vous dirai de monter, et je vous descendrai à votre auberge. Ce ne sera que deux minutes ; mais en attendant mieux c’est quelque chose.

Je ne lui ai répondu que des yeux, car la joie m’étouffait l’âme. Après la comédie, voilà le laquais qui vient dire que la voiture est à la porte. Nous descendons, elle me fait la question concertée, et quand elle apprend que je n’ai pas de voiture elle fait mieux. Elle me dit qu’elle va à l’hôtel du général pour voir comme il se porte, et que si je voulais y aller, elle pourrait après me conduire à mon auberge.

C’était un esprit divin. Il fallait traverser deux fois la villace49 mal pavée. C’était un carrosse coupé50. Nous fîmes ce que nous pûmes ; mais presque rien. La lune était vis-à-vis de nous, et l’infâme cocher tournait de temps en temps la tête. J’ai trouvé cela horrible. Le sentinelle51 dit au cocher que S. E. était invisible à tout le monde. Elle lui ordonne d’aller à mon auberge, et pour lors nous eûmes la Lune derrière. Nous avons fait un peu mieux, mais mal, tout mal. Le coquin n’était jamais de sa vie allé si vite. En descendant cependant je lui ai donné un ducat. Je suis allé me coucher amoureux à mourir, et d’une certaine façon plus à plaindre qu’auparavant. Madame X m’avait convaincu qu’en me rendant heureux elle se rendrait heureuse. J’ai décidé de rester à Cologne jusqu’à ce que le général en fût parti.

Le lendemain à midi je suis allé à l’hôtel du Général pour me faire écrire52 ; mais il recevait. On me fit entrer. Madame X [192r] y était. J’adresse au Général le compliment qui était dans l’ordre, et il ne me répond qu’avec une froide inclination de tête. Il y avait beaucoup d’officiers debout, ainsi quatre minutes après j’ai gagné la porte. Il garda la maison trois jours, et Madame X ne fut jamais au théâtre.

Le dernier jour de Carnaval le Général invita beaucoup de monde à souper chez lui, et après le souper on devait danser. Je vais comme de coutume faire la révérence à Mad. X dans sa loge, je reste seul elle me demande si le général m’avait invité à souper, je lui dis que non, et elle répond d’un ton absolu, et indigné que je devais y aller tout de même.

— Vous n’y pensez pas, lui dis-je avec douceur, je vous obéirai en tout excepté en ceci.

— Je sais tout ce que vous pouvez me dire. Il faut y aller. Je meaj croirai déshonorée, si vous n’êtes pas de ce souper. Vous ne pourrez jamais me donner une plus grande marque de votre tendresse, et de votre estime.

— Arrêtez-vous. J’irai. Mais dites-moi si vous sentez que par ce fatal ordre vous exposez ma vie, car je ne suis pas hommeak capable de dissimuler si ce brutalal m’offense.

— Je sens tout cela : j’aime votre honneur pour le moins tant que votre vie53. Il ne vous arrivera rien, je vous en réponds, je prends tout sur moi. Vous devez y aller. Promettez-le-moi actuellement, car mon parti est pris. Si vous ne voulez pas y aller, je n’irai pas non plus ; mais après cette aventure nous ne nous verrons plus.

— J’irai. En voilà assez.

M. de Castries entra dans ce moment, et je suis allé sur le théâtre. Prévoyant le plus grand de tous les affronts, qui devait avoir une conséquence fatale, j’ai passé deux heures infernales. Je me suis cependant disposé à une bonne conduite. Je vais chez le Général d’abord après la comédie : il n’y avait que cinq ou six personnes. J’approcheam une chanoinesse54, qui aimait la poésie italienne, et notre entretien devient intéressant : dans une demi-heure la salle était pleine : la dernière arrivée fut Madame X avec le général. Occupé avec la dame [192v] je ne bouge pas, et par conséquent il ne me voit pas. Madame X très enjouée ne lui laissait pas le temps d’examiner l’assemblée. Il vaan ailleurs. Un quart d’heure après on annonce à la chanoinesse qu’on avait servi, elle se prend à mon bras, et me voilà à table assis près d’elle, et un moment après voilà toutes les places occupées. Mais un étranger qui devait être invité reste debout. Le Général dit en criant que cela ne pouvait pas être, et en attendant qu’onao s’arrangeait pour faire mettre un couvert, le général passe en revue son monde, et comme je ne le regardais pas il me nomme, et il me dit : Monsieur je ne vous ai pas invité. Je lui réponds d’un ton très respectueux, mais ferme : C’est vrai, mon général, mais étant sûr que ce ne pouvait être que par oubli, je suis venu tout de même faire ma cour à Votre Excellence. Après cette réponse j’ai suivi mon propos avec la chanoinesse sans regarder personne. On ne parla qu’après trois ou quatre minutes du plus morne silence. La chanoinesse entama des propos agréables, que je relevais en les envoyant de bricole55 aux autres convives, et la table tout d’un coup se monta en gaieté.

Le général boudait, et cela ne m’était pas égal. Je voulais absolument le dérider, et j’en guettais le moment. Ce moment arriva au second service. M. de Castries fit l’éloge de la Dauphine56, on parla de son frère comte de Lusace57, on parla de l’autre duc de Courlande58, on vint à Biron ci-devant duc59 qui était en Sibérie, etap à ses qualités personnelles. Un des convives dit que tout son mérite consistait à avoir plu à l’impératrice Anne ; j’ai demandé pardon.

— Son grand mérite est celui d’avoir fidèlement servi le dernier duc Kettler, qui sans le courage de cet homme aujourd’hui malheureux aurait perdu tous ses équipages60 à la guerre qui finissait alors. Ce fut le duc Kettler même qui par un trait héroïque, et digne de l’histoire l’envoya à la cour de Petersbourg, et Biron ne sollicita jamais le duché. Il ne voulait s’assurer que de la comtée61 de Wartemberg,aq reconnaissant les droits de la branche cadette de la maison Kettler, qui régnerait aujourd’hui sans le caprice de la Czarine62, qui voulut absolument faire son favori duc63.

—ar[195r] Je n’ai jamais trouvé personne mieux instruite, dit le Général, me regardant, et sans ce caprice-là je régnerais aujourd’hui.

Après cette modeste explication il fit un éclat de rire, et il m’envoya une bouteille de vin du Rhin qui avait un écriteau sur lequel on lisait 1748. Depuis ce moment il ne parla plus qu’avec moi, et nous nous levâmes de table bons amis. On dansa toute la nuit ; la chanoinesse fut ma dame. Je n’ai dansé avec madame X qu’un seul menuet. Vers la fin du bal il me demanda si j’étais sur mon départ, demande qu’on ne fait pas quand on a un peu d’esprit. Je lui ai répondu que je ne partirais qu’après la revue.

Je suis allé me coucher très content d’avoir donné à Mad. X une marque d’amour, dont il était difficile d’en imaginer une plus forte ; mais remerciant la fortune que la repartie que mon bon Génie me suggéra eût mis à la raison le brutal ; car Dieu sait ce que j’aurais fait s’il avait osé me dire de sortir de table. La première fois que nous nous sommes revus, elle me dit qu’il lui prit un frisson quand elle l’entendit me dire qu’il ne m’avait pas invité.

— Il est certain, me dit-elle, qu’il vous aurait dit davantage, si votre fière excuse ne l’eût pétrifié, et pour lors mon parti était déjà pris.

— Quel parti.

— Je me serais levée, et nous serions sortis ensemble : M. de Castries m’a dit qu’il en aurait fait de même, et je crois que toutes les dames que vous avez invitées à Brühlas auraient suivi notre exemple.

— Mais encore l’affaire ne serait pas restée là, car j’aurais voulu une satisfaction.

— Je vois cela, et je vous prie d’oublier que je vous ai exposé à ce risque ; mais de mon côté je ne l’oublierai jamais que quand je vous aurai entièrement convaincu de ma reconnaissance.

[195v] Trois ou quatre jours après, ayant su qu’elle était malade, je suis allé la voir à onze heures du matin pour ne pas y trouver le Général. Elle me reçut dans la chambre de son mari, qui me demanda d’abord si j’étais allé dîner avec eux en famille, et je lui ai dit qu’oui. J’ai eu plus de plaisir à ce dîner qu’au souper du Général deux jours après mon arrivée à Cologne. Ce bourgmestre était un de ces hommes qui préférait à tout la paix de la maison, et que sa femme devait aimer, car il n’était pas du nombre de ceux qui disent Displiceas aliis, sic ego tutus ero [Si tu déplaisais aux autres ! alors, moi, je serai tranquille]64.

Avant dîner elle me fit voir toute sa maison.atVoici notre chambre à coucher, et voici un cabinet, où quelquefois je couche toute seule quand la bienséance l’exige ; et voici une église publique, que nous pouvons regarder comme notre chapelle, car de ces deux fenêtres grillées nous voyons la messe. Nous n’y allons que les jours de fête, descendant par ce petit escalier, au bas duquel il y a une porte, dont voici la clef.

C’était le second samedi de carême : nous mangeâmes très bien en maigre ; mais le manger fut ce qui m’intéressa le moins. Ce qui comblait de contentement mon âme amoureuse était cette charmante femme qui à l’âge65 de vingt-cinq ans je voyais adorée de toute la famille. Elle avait une belle-sœur, et des enfants fils d’un frère de son mari, dont il était tuteur. Je me suis retiré de bonne heure pour aller écrire à Esther, que cette nouvelle passion me faisait négliger.

Le lendemain je suis allé en chenille entendre la messe à la petite église de madame X. C’était un dimanche. Je l’ai vue sortir de la petite porte située sous ses fenêtres grillées. Elle était suivie de ses nièces ayant sa belle tête enfermée dans le capuchon de son mantelet. Cette porte était si bien enclavée dans lesau parois qu’elle n’était pas visible. Le diable, qui, comme l’on sait, tente à l’église [196r] beaucoup plus qu’ailleurs me fit enfanter dans ce moment-là le beau projet d’aller passer des nuits entières entre ses bras montant chez elle par cet heureux escalier.

Je lui communique mon projet le lendemain à la comédie. Elle rit. Elle me dit qu’elle y avait pensé aussi, et qu’elle me donnerait un billet instructif enfermé dans la gazette tout au plus tôt. Nous ne pouvions pas parler. Une dame d’Aix-la-Chapelle qui était venue passer quelques jours à Cologne l’occupait entièrement, et les visites remplissaient la loge.

Elle me donna publiquement cette gazette le lendemain me disant qu’elle n’y avait trouvé rien d’intéressant. Voici la copie de la lettre que j’ai trouvée incluse :

« Le beau projet conçu par l’amour n’est pas sujet à des difficultés ; mais bien à des incertitudes. La femme ne couche dans le cabinet que quand le mari la prie de consentir à cette séparation ; et pour lors elle peut durer quatre ou cinq jours. Elle croit que la raison de cette prière ne tardera pas à arriver ; et une longue habitude fait qu’elle ne peut pas lui en imposer. Il faut donc attendre. La femme amoureuse aura soin d’avertir l’amant. Il s’agit de se cacher dans l’église, et il ne faut pas penser un seul moment à corrompre l’hommeav qui l’ouvre, et la ferme. Quoique pauvre il est incorruptible par esprit de bêtise. Il trahirait le secret. Le seul moyen est de se cacher dans l’église, etaw de se faire enfermer. Il la ferme à midi dans les jours ouvriers, et le soir dans ceux de fête, et il ouvre son église à l’aube tous les jours. Quand le cas arrivera la porte sera fermée de façon que l’amant n’aura besoin pour l’ouvrir que de la pousser très légèrement. Le cabinet n’étant séparé de la chambre que par une cloison très mince, il est averti qu’il n’osera jamais se moucher, et qu’il ne lui est pas [196v] permis d’être enrhumé, car le malheur serait très grand s’il lui arrivait de tousser. L’évasion de l’amant ne souffrira aucune difficulté. Il descendra dans l’église, et il en sortira d’abord qu’il la verra ouverte. Le bedeau ne l’ayant pas vu quand il l’a fermée, ce n’est pas vraisemblable qu’il le voie quand il l’ouvrira. »

Cette lettre m’a élevé l’âme. Je l’ai baisée cent fois. Je suis allé le lendemain examiner tout l’intérieur de cette église ; c’était le principal. Il y avait une chaire où l’homme ne m’aurait pas vu ; mais l’escalier était dans la sacristie toujours fermée. Je me suis décidé pour un des deux confessionnaux qui avaient par-devant une demi-porte. Me couchant là où le confesseur tenait les pieds, je pouvais n’être pas vu ; mais l’espace était si étroit qu’il me semblait impossible qu’il pût me contenir la demi-porte étant fermée. J’ai attendu jusque vers midi, et je m’y suis placé quand je n’ai plus vu personne dans l’église. J’y tenais ; mais si malax qu’on m’aurait vu pour peu qu’on se fût approché. Dans tous les manèges de cette espèce on ne fait jamais rien, si on ne compte pas sur la fortune. Déterminé de m’abandonner à son empire, je suis retourné chez moi assez content. J’ai rendu compte de tout cela à mon adorée, mettant ma narration dans la même gazette, et la lui remettant à la comédie, où je la voyais tous les jours.

Huit ou dix jours après elle demanda au Général à ma présence s’il avait quelque commission à donner à son mari, qui le lendemain à midi allait partir pour Aix-la-Chapelle, et qui serait de retour dans trois jours.

Je n’avais pas besoin d’en savoir davantage. Un coup d’œil qu’elle me donna me fit connaître que je devais profiter de cetteay annonce. Quelle joie ! Plus grande encore parce que j’étais un peu enrhumé. Le lendemain était un jour de fête ; et encore tant mieux : je ne me serais caché dans le confessionnal que vers [197r] le soir, et par là j’aurais évité la corvée de passer dans cette église toute la journée.

J’y suis allé à quatre heures, et je me suis accroupi dans le confessionnal plus obscur me recommandant à Dieu. À cinq heures, l’homme aux clefs, après avoir fait un tour par l’église qui n’était que d’habitude, sortit, et ferma la porte. Je suis alors sorti de là, et me suis-je assis sur un banc, où voyant son ombre à travers la grille je fus sûr qu’elleaz m’avait vu. Elle ferma le volet.

Un quart d’heure après, je suis allé à la porte, je l’ai poussée, et elle s’ouvrit. Je l’ai fermée, et à tâtons je me suis assis sur les derniers degrés de l’escalier. J’ai passé là cinq heures, qui dans l’attente de mon bonheur ne m’auraient pas été pénibles, si les rats qui allaient, et venaient près de moi ne m’eussent continuellement tourmenté l’esprit. Maudit animal que je n’ai jamais pu mépriser, ni vaincre l’insoutenable nausée qu’il me cause. Il n’est cependant qu’hideux, et puant.

À dix heures elle vint, une bougie à la main, me tirer de la détresse où je ne vivais que pour elle. On peut se figurer en gros les délices réciproques de cette heureuse nuit ; mais non pas en deviner le détail. Elle me dit qu’elle m’avait ménagé un petit souper ; mais je ne sentais autre appétit que celui que m’excitaient ses charmes, et d’ailleurs j’avais dîné à quatre heures. Nous passâmes sept heures dans l’ivresse ne les interrompant souvent par des propos amoureux que pour nous renouveler des délices.

Le bellezze d’Olimpia eran di quelle

Che son più rare ; e non la fronte sola

Gli occhi, le guanciè, e le chiome avea belle,

La bocca, il naso, gli omeri, e la gola ;

Ma discendendo giù da le mammelle,

Le parti che solea coprir la stola

Fur di tanta eccellenza, che ante porse

A quante ne avea il mondo potean forse [197v].

[197v] Vinceano di candor le nevi intatte,

Et eran più che avorio a toccar molli :

Le poppe ritondette parean latte

Che fuor dé giunchi allora allora tolli :

Spazio fra lor tal discendea qual fatte

Esser veggiam fra piccolini colli

L’ombrose valli in sua stagion amene

Che ’l verno abbia di neve allora piene.

I rilevati fianchi, e le bell’anche,

E netto più che specchio il ventre piano

Pareano fatte, e quelle cosce bianche

Da Fidia a torno, o da più dotta mano.

Di quelle parti debbovi dir anche etc. etc.

[C’est qu’Olympe, en effet, avait de ces beautés

que l’on voir rarement, car son front était beau,

mais encore ses yeux, ses joues et ses cheveux,

sa bouche et puis son nez, sa gorge et ses épaules ;

et, si l’on descendait plus bas que les tétins,

les parties que souvent une robe couvre

furent d’une excellence assez grande peut-être

pour qu’on les mît avant toutes celles du monde.

L’emportant en blancheur sur les neiges intactes,

elles sont au toucher plus lisses que l’ivoire ;

et ses petits seins ronds ressemblent à du lait

que l’on vient d’enlever des joncs où il était.

et il descend entre eux un espace pareil

à l’ombreuse vallée que l’on voit s’ouvrir entre

deux tout petits coteaux, amène en son printemps

et que l’hiver viendrait de remplir de sa neige.

Ses flancs épanouis et ses hanches superbes,

avec son ventre plat plus poli qu’un miroir,

paraissaient faits au tour, comme ses cuisses blanches,

par Phidias ou quelque autre main bien plus experte.

De ces parties du corps dois-je aussi vous parler etc., etc.]66

Madame X avait un mari qui n’avait besoin que de son propre tempérament, et de l’amitié qu’il avait pour elle pour lui rendre ses devoirs immanquablement toutes les nuits. Soit régime, soit scrupule, il suspendait son droit dans les jours critiques de chaque lunaison, et pour se garantir de la tentation il tenait loin de lui sa chère moitié ; mais dans l’heureuse nuit, que nous passâmes, elle n’était pas dans le cas du divorce67. Nous dûmes tous les deux notre bonheur imprévu à l’heureux voyage de ce brave homme. Je l’ai quittée épuisé, mais non pas rassasié. Je l’ai assurée, la serrant entre mes bras, qu’elle me trouverait le même empressement la première fois que nous nous reverrions. Je suis allé me remettre dans le confessionnal, où la lumière du jour naissant devait moins difficilement me dérober aux yeux de l’homme aux clefs. D’abord que j’ai vu la porte ouverte, je suis allé me coucher. Je ne suis sorti qu’à l’heure du théâtre pour revoir l’objet charmant, dont l’amour m’avait rendu possesseur.

Ce ne fut que quinze jours après que montant dans sa voiture elle me dit qu’elle coucherait dans le cabinet dans la [198r] nuit suivante. C’était un jour ouvrier. L’église n’étant ouverte que le matin, j’y suis allé à onze heures après avoir bien déjeuné. Je me suis placé dans le confessionnal aussi facilement que la première fois, et le bedeau vers midi ferma son église.

La réflexion que je devais rester dix heures soit dans l’église, soit à l’obscur au pied de l’escalier en compagnie des rats n’était pas amusante, car je ne pouvais pas seulement prendre du tabac68 qui m’aurait mis dans la nécessité de me moucher ; mais l’amour rend chère l’attente à l’amant quand il est sûr qu’il ne manquera pas à sa parole.

À une heure j’ai vu un papier tomber sur le pavé sous la fenêtre grillée. Je vais le ramasser avec un grand battement de cœur, et je trouve ces paroles : « La porte est ouverte. Je crois que vous serez mieux là que dans l’église. Vous trouverez un petit dîner, une lampe de nuit, et des livres. Vous serez mal assis ; mais je n’y ai pas trouvé de remède. Ces dix heures vous dureront moins que à moi ; soyez-en sûr. J’ai dit au Général que je suis malade. Imaginez-vous s’il est possible que je sorte aujourd’hui. Dieu veuille vous préserver de la toux ; surtout dans la nuit prochaine, car la masculine est tout à fait différente de la féminine. »

Amour ! Charmant dieu qui pense à tout ! Je n’hésite pas un seul moment. J’entre, et je vois sur la moitié de trois degrés serviettes, couverts, petits plats ragoûtants, bouteilles, verres, un réchaud, et une bouteille d’esprit de vin. Je vois du café en poudre, et des citrons, du sucre, et du rhum, s’il me venait envie de faire du punch. Avec ça des livres [198v] amusants. Ce qui me surprend est que madame X ait pu faire tout cela sans qu’aucun de la famille s’en aperçoive.

Le mérite de cet appareil consistait en ce qu’il paraissait fait plus pour amuser que pour nourrir quelqu’un. J’ai passé trois heures à lire, puis trois autres à manger, me faire du café, puis du punch. Après cela je me suis endormi, et l’ange est venu me réveiller à dix heures. Cette seconde nuit fut cependant moins vive que la première : moins de ressources à cause de l’obscurité, et plus de gêne à cause du mari voisin que le moindre bruit aurait réveillé. Nous passâmes trois ou quatre heures entre les bras du sommeil.

Ce fut la dernière nuit que nous passâmes ensemble. Le Général alla en Westphalie69, et elle devait aller à la campagne. Je lui ai promis de retourner à Cologne l’année suivante ; mais plusieurs malheurs me l’ont empêché70. J’ai pris congé de tout le monde, et je suis parti regretté.

Le séjour de deux mois et demi71 que j’ai fait dans cette ville n’a pas diminué mon argent malgré que toutes les fois qu’on m’a fait jouer à un jeu de commerce j’aie perdu. La partie de Bonn m’a défrayé avec surabondance. Le banquier Franck72 se plaignit que je n’avais pas pris de lui la moindre somme. Je n’aurais pas été si sage si je n’eusse eu un tendre attachement, qui me mettait dans l’obligation de convaincre tous ceux qui tenaient les yeux sur moi que je méritais d’être bien traité.

Je suis parti à la moitié du mois de Mars, et me suis arrêté à Bonn pour faire ma révérence à l’Électeur. Ce prince n’y était pas. J’ai dîné avec le comte Verità, et [199r] l’abbé Scampar qui était le favori du prince73. Une lettre officieuse que le comte me donna pour une chanoinesse, dont il me fit l’éloge, qui devait être à Coblence, fut la cause que je m’y suis arrêté ; mais au lieu de la chanoinesse, qui était alléeba à Mannheimbb, j’ai trouvé logée dans ma même auberge une femme de Théâtre nommée Toscani, qui retournait à Stutgard avec sa fille très jeune, et charmante74. Elle venait de Paris, où elle avait passé un an pour lui faire apprendre la danse sérieuse du célèbre Vestris75. Cette fille enchantée de me revoir, me présenta d’abord un épagneul que je lui avais donné, il y avait alors un an76. Cette petite bête faisait ses délices. Cette fille, qui était un vrai bijou, m’engagea facilement à aller faire un tour à Stutgard, où d’ailleurs je ne pouvais qu’avoir tous les plaisirs imaginables. Sa mère était impatiente de voir comment le duc77 trouverait sa fille qu’elle avait déjà dès son enfance destinée à la paillardise de ce prince, qui malgré qu’il eût alors une maîtresse en titre, voulait avoir toutes les figurantes dans ses ballets dans lesquelles il trouvait quelque mérite. La Toscani m’assura en soupant que sa petite était toute neuve, et elle me jura que le duc ne l’aurait qu’après avoir chassé la régnante, et lui avoir donné sa place. Cette maîtresse régnante était la danseuse Gardella, la même, fille du barcarol vénitien, dont j’ai parlé dans mon premier tome, la même, femme de Michel Agata, que j’avais trouvée à Munick fuyant de la prison des plombs78.

La jeune Toscani, également que la mère ne furent pas fâchées de me voir curieux de la pureté du bijou réservé au duc de Wurtembergbc, et leur vanité s’en mêla pour me voir convaincu qu’elles ne mentaient pas. Ce fut un passe-temps qui m’occupa deux bonnes heures le lendemain matin avec [199v] les deux adorables créatures, car la mère n’aurait pas voulu pour tout au monde me laisser seul avec son trésor que par surprise j’aurais pu lui croquer. Mais bien loin de me plaindre de sa présence je lui ai fait voir qu’elle m’était chère. Elle rit, et admira ma loyauté en ce que j’ai éteint dans elle tout le feu que sa fille allumait dans mon âme avec ses charmes objets continuels de mes yeux. Cette mère, quoiqu’encore jeune, ne paraissait pas fâchéebd que je parusse avoir besoin de ce tableau pour bien jouer avec elle le rôle d’amoureux. Il lui semblait que sa fille qu’elle adorait était une partie d’elle-même ; mais elle était sûre de jouer le rôle principal. Elle se trompait, et je ne demandais pas mieux. Sa fille n’aurait pas eu besoin de sa mère pour me brûler ; mais celle-ci sans la présence de l’autre m’aurait trouvé de glace.

Je me suis donc déterminé d’aller à Stutgard voir la Binetti qui parlait toujours de moi contant des merveilles. Cette Binetti était la fille du barcarol vénitien Ramon que j’avais aussi aidée à se mettre sur le grand trottoir79 l’année même dans laquelle madame de Valmarana l’avait mariée au danseur français Binet qui avait italianisé son nom. Je devais revoir à Stutgard la Gardela, Balletti le cadet80 que j’aimais beaucoup, la jeune Vulcani qu’il avait épousée81, et plusieurs autres anciennes connaissances qui devaient me rendre un vrai paradis le court séjour que je me sentais disposé à faire dans cette ville. À la dernière poste je me suis séparé de la chère société de la Toscani. Je suis allé me loger à l’Ours où le postillon m’a conduit. Dans le tome suivant le lecteur verra de quelle espèce furent les malheurs qui me sont arrivés dans cette ville.

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