Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre VI

Pendant ce court voyage, je me suis convaincu que mon nouveau fils adoptif n’avait pas l’âme aussi jolie que son individu. Ce que sa mère lui avait principalement insinué dans l’éducation qu’elle lui avait donnéea était la discrétion. Cette qualité dans son fils était celle que son propre intérêt voulait qu’il eût de préférence à toutes les autres ; mais l’enfant non instruit la poussa trop loin : il l’allia à la simulation, à la méfiance, et à la fausse confidenceb. Non seulement il ne disait pas ce qu’il savait ; mais il faisait semblant de savoir ce qu’il ne savait pas : pour bien réussir il sentait qu’il devait se rendre impénétrable, et pour l’être il s’était habitué à imposer silence à son cœur, et à ne jamais rien dire qu’il n’eût composé d’avance dans son esprit. Il croyait d’être prudent quand il induisait en erreur. Insusceptible1 d’amitié, il devenait indigne de se faire des amis.

Prévoyant que madame d’Urfé compterait sur ce garçon pour l’accomplissement de sa chimérique hypostase, et que plus je lui ferais un mystère de sa naissance plus son Génie lui ferait forger des extravagances, je lui ai ordonné de nec rien cacher de tout ce qui le regarderait, si une dame à laquelle je le présenterais s’en montrerait curieuse se trouvant tête-à-tête avec lui. Il me promit obéissance. Il ne s’attendait pas à l’ordre que je lui ai donné d’être sincère.

Ma première visite fut à mon protecteur2, que j’ai trouvé en grande compagnie : j’ai vu là l’ambassadeur de Venise3 qui fit semblant de ne pas me connaître.

— Depuis quand à Paris ? me dit le ministre me prenant la main.

— Depuis ce moment. Je sors de ma chaise de poste.

— Allez donc à Versailles ; [106v] vous y trouverez le duc de Choiseul, et le contrôleur général. Vous avez fait des miracles ; allez vous faire adorer. Venez me voir après. Dites à M. le duc que j’ai expédié à Voltaire un passeport du roi qui le nomme son gentilhomme ordinaire4.

On ne va pas à Versailles à midi ; mais c’était le langage des ministres quand ils étaient à Paris. Versailles était comme au bout de la rue. Je suis allé chez madame d’Urfé.

La première chose qu’elle me dit fut que son Génie lui avait dit qu’elle me verrait le même jour. Corneman, me dit-elle, m’a dit hier que ce que vous avez fait est incroyable. Je suis sûre que c’est vous qui avez escompté les vingt millions. Les fonds ont haussé, et on verra dans la semaine une circulation de cent millions pour le moins5. Excusez, si j’ai osé vous faire présent de 12 m. #. C’est une misère6.

Je n’avais pas besoin de lui dire qu’elle se trompait. Elle fit dire au suisse de renvoyer tout le monde, et nous commençâmes à parler. Je l’ai vue trembler de joie quand je lui ai dit froidement que j’avais conduit avec moi un garçon de douze ans que je voulais faire élever dans la meilleure pension de Paris.

— Je le mettrai, me dit-elle, chez Viar7 où sont mes neveux. Quel nom a-t-il ? Où est-il ? Je sais ce que c’est que ce garçon. Il me tarde de le voir. Pourquoi n’êtes-vous pas descendu chez moi ?

— Je vous le présenterai après-demain, car demain je suis à Versailles.

— Parle-t-il français ? En attendant que j’arrange tout pour sa pension, il faut absolument que vous le laissiez chez moi.

— Nous parlerons de cela après-demain.

Après avoir visité mon bureau où j’ai trouvé tout en règle, je suis allé à la comédie italienne, où Silvia jouait8. Je l’ai trouvée dans sa loge avec sa fille. Elle me dit qu’elle savait qu’en Hollande j’avais fait de très bonnes affaires, et je l’ai vue surprise quand elle m’entendit lui répondre que j’avais travaillé pour sa fille. [107r] Celle-ci rougit. Après leur avoir dit que j’iraisd souper avec elles, je suis allé me placer sur l’amphithéâtre. Quelle surprise ! Je vois dans une des premières loges Mad. XCV e avec toute sa famille. Voici l’histoire.

Madame XCV Grecque9 d’origine était veuve d’un Anglais qui l’avait rendue mère de six enfants quatre filles10, et deuxf garçons. Au lit de la mort11, n’ayant pas la force de résister aux larmes de sa femme, il se déclara catholique romain ; mais ses enfants ne pouvant pas hériter un capital qu’il avait en Angleterre de 40 m. l. st.12 sans se déclarer anglicans, elle venait de Londres, où elle avait fait tout cela. C’était dans le commencement de l’année 1758.

Dans l’année 1753, je suis devenu amoureux de sa fille aînée à Padoue13 jouant la comédie avec elle, et six mois après, à Venise, madame XCV trouva bon de m’exclure de sa société. Sa fille me fit souffrir en paix l’affront par une charmante lettre, qui m’est encore chère ; et d’ailleurs étant alors amoureux de M. M., et de C. C., je l’ai oubliée facilement. Cette fille, malgré qu’elle n’eût que quinze ans14, était une beauté, et elle joignait aux charmes de la figure ceux de l’esprit cultivé, dont les prestiges sont souvent encore plus forts. Le chambellan du roi de Prusse comte Algaroti lui donnait des leçons, et plusieurs jeunes patriciens aspiraient à la conquête de son cœur : celui qui paraissait avoir la préférence était l’aîné de la famille Memmo de S. Marcuola15. Il mourut il y a quatre ans procurateur de S. Marc16.

Cinq ans après ce fait, le lecteur peut se figurer quelle fut ma surprise voyant là toute cette famille. Miss XCV me connaît dans l’instant17, elle me montre à sa mère, et celle-ci m’appelle d’abord de l’éventail.g Je suis d’abord allé à sa loge.

Elle me reçoit me disant que nous n’étions plus à Venise, qu’elle me revoyait dans la joie de son cœur, et qu’elle espérait que j’irais la voir souvent à l’hôtel de Bretagne18 rue S.t André des Arts où elle demeurait. Sa fille me fait avec beaucoup plus de force le même compliment : elle meh paraît une divinité ; et il me semble que mon [107v] amour après un sommeil de cinq ans se réveille avec une augmentation de force égale à celle que l’objet que j’avais devant mes yeux avait gagné dans le même espace de temps.

Elles me disent qu’elles passeraient six mois à Paris avant de retourner à Venise ; je leur dis que je comptais dei m’y établir, que j’arrivais le même jour de la Hollande, que je devais passer le lendemain à Versailles, et qu’elles me verraient le surlendemain chez elles empressé de leur offrir tous les services qui pourraient dépendre de moi. J’ai su, me dit Miss XCV, que ce que vous avez fait en Hollande doit vous rendre cher à la France, et j’ai toujours espéré de vous voir ; et votre prodigieuse fuite nous a fait le plus grand plaisir, car nous vous avons toujours aimé. Nous en avons appris les circonstances dans une lettre de seize pages que vous avez écritej à M. Memmo, qui nous a fait frissonner, et rire. Pour ce qui regarde ce que vous avez fait en Hollande nous l’avons su hier de M. de la Popelinière19.

Ce fermier général, que j’avais connu à sa maison de Passi20 sept ans avant ce temps-là, entra dans la loge. Après m’avoir fait un court compliment, il me dit que si je pouvais procurer de la même façon vingt millions à la compagnie des Indes il me ferait faire fermier général. Il me conseilla de me faire naturaliser français avantk qu’on sût que je devais être riche au moins d’un demi-million.

—lVous ne pouvez pas avoir gagné moins.

— Cette affaire, monsieur, me ruine, si on me frustre de mon droit de courtage.

— Vous faites bien à parler ainsi. Tout le monde est curieux de vous connaître, et la France vous a des obligations, car vous avez fait hausser les actions.

Ce fut au souper chez Silvia que mon âme nagea dans la volupté. On me fêta comme si j’avais été l’enfant de la maison ;m et à mon tour j’ai convaincu toute la famille que je voulais être considéré comme tel. Il me semblait de devoir à son influence, et à sa constante amitié toute ma fortune. J’ai su engager la mère, le père, la fille, et les deux fils21 à recevoir les présents que je leur avais destinés. Ayant le plus riche dans ma poche, je l’ai présenté à la mère, [108r] qui le remit d’abord à sa fille. C’était des boucles d’oreille qui me coûtaient six mille florins22. Trois jours après je lui ai donné une petite caisse, où elle trouva deux pièces de superbe calencar23, deux de toile très fine, et des garnitures de dentelles de Flandre de point à l’aiguille qu’on appelait d’Angleterre24. J’ai donné à Mario qui aimait à fumer une pipe d’or, et une belle tabatière à mon ami. J’ai donné une montre au cadet que j’aimais à la folie. Il m’arrivera de devoir parler de ce garçon dont lesn qualités le rendaient en tout supérieur à son état25. Mais étais-je assez riche pour faire de si gros présents ? Non : et je le savais. Je ne les faisais que parce que j’avais peur de ne pas le devenir. Si j’en avais été sûr, j’aurais différé.

Je suis parti avant jour pour Versailles. M. le duc de Choiseul me reçut en écrivant comme la première fois : on le coiffait. Pour cette fois-ci il posa sa plume. Après un court compliment il me dit que si je me sentais la force de négocier un emprunt de cent millions de florins au quatre pour cent il me donnerait un caractère honorable26. Je lui ai répondu que je pourraiso penser à cela après avoir vu par quelle récompense pour ce que j’avais fait on m’encouragerait.

— Tout le monde dit que vous avez gagné 200 m. fl27.

— Ce qu’on dit n’est rien, à moins qu’on ne le prouve. Je peux prétendre le courtage.

— C’est vrai. Allez vous expliquer au contrôleur général.

M. de Boulogne28 suspendit son travail pour me faire un gracieux accueil ; mais quand je lui ai dit qu’il me devait 100 m. fl. il a souri.

— Je sais, me dit-il, que vous êtes porteur de 100 m. écus29 en lettres de change à votre ordre.

— C’est vrai ; mais ce que je possède n’a rien de commun avec ce que j’ai fait.pC’est prouvé. Je m’en rapporte à M. d’Affri. J’ai un projet immanquable pour augmenter les revenus du roi de 20 millions sans que ceux qui les payeront puissent se plaindre.

— Mettez-le en exécution, et je vous ferai faire par le roi même une pension de 100 m. #30, et expédier des lettres de noblesse, si vous voulez devenir français.

Je suis allé aux petits appartements, où madame la marquise faisait [108v] répéter un ballet. Elle me salua quand elle me vit, et elle me dit que j’étais un habile négociateur, que ces messieurs de là-bas n’avaient pas bien connu. Elle se rappelait toujours de ce que je lui avais dit à Fontainebleau il y avait alors huit ans31. Je lui ai répondu que tous les biens venaient de là-haut, et que j’espérais d’y parvenir moyennant son suffrage.

De retour à Paris je suis allé à l’hôtel de Bourbon pour rendre compte à mon protecteur de tout le résultat de mon voyage. Il me conseilla d’avoir patience, et poursuivre à faire des bonnes choses, et à propos de Mad. XCV que je lui ai dit d’avoir vueq à la comédie il me dit que la Popelinière allait épouser sa fille aînée.

Ce que j’ai trouvé de nouveau chez moi fut le départ de monr fils. Une grande dame, me dit l’hôtesse, est venue faire une visite à M. le comte (on l’avait d’abord fait comte) et l’avait conduit avec elle. J’ai fait semblant de trouver cela bon, et je suis allé me coucher. Le lendemain de grand matin mon commis me porta une lettre. Elle était du vieux procureur oncle de ma commère femme de Gaétan que j’avais aidée à sortir de ses mains. Il me priait d’aller lui parler au palais32, ou de lui dire où je voulais être dans la journée. Je fus au palais.

Il me dits que sa nièce avait été obligée d’aller se mettre dans un couvent, où elle plaidait contre son mari avec l’assistance d’un conseiller au parlement qui en faisait tous les frais ; mais qu’on avait besoin absolument de moi, du comte Tireta, et des domestiques qui s’étaient trouvés présents à l’affaire pour en constater la vérité. Je me suis acquitté de tout cela très facilement, et trois ou quatre mois après, tout fut fini par une banqueroute frauduleuse que fit Gaétan, et qui l’obligea à quitter la France. Je dirai en temps, et lieu où j’ai trouvé ce malheureux trois ans après33. Pour sa femme elle resta à Paris heureuse avec le conseiller son bon ami, où elle vit peut-être encore. Je l’ai entièrement perdue de vue.

Sortant du palais, je suis allé faire une visite à Madame XXX pour voir Tireta. Il n’y était pas. Elle en était toujours [109r] amoureuse. Je lui ai laissé mon adresse, et je suis allé à l’hôtel de Bretagne dans la même rue pour faire ma première visite à Mad. XCV. Cette femme qui ne m’aimait pas me reçut cependant très bien. À Paris, et en fortune je lui paraissais un autre. Elle avait avec elle un vieux Grec nommé Zandiri34 frère du maître d’hôtel de M. de Bragadin, qui venait de mourir : je lui en ai fait mon compliment de condoléances ; et il ne m’a pas répondu. Mais toute la famille me vengea de la sotte froideur de cet homme. Miss35, ses sœurs, et ses deux frères36, dont l’aîné avait quatorze ans me firent à l’envi cent caresses. Mais l’étourderie de l’aîné des garçons me surprit. Il était impatient de se voir maître absolu de son bien pour s’adonner au libertinage le plus effréné.

Miss XCV, telle que je l’ai présentée au lecteur, joignait à l’air d’aisance la culture de l’esprit qu’elle ne faisait jamais valoir qu’à propos, et sans ombre de prétention. Il était difficile de l’approcher sans en devenir amoureux ; mais, comme je m’en suis convaincu quelques semaines après, éloignée de toute coquetterie, elle ne laissait concevoir la moindre espérance à ceux qui n’avaient pas eu le bonheur de lui plaire. Sans être impolie elle savait être froide, et tant pis pour ceux que sa froideur ne désabusait pas. Dans une heure que j’ai passée seul avec elle, elle me mit dans ses fers, je le lui ai dit, et elle s’en montra bien aise. Elle prit dans mon cœur la place qu’Esther occupait il n’y avait que huit jours ; mais elle ne s’en serait pas emparée, si Esther avait été à Paris. L’attachement que j’avais à la fille de Silvia était d’une espèce qui ne m’empêchait pas de devenir amoureux d’une autre. L’amour d’un libertin sans une certaine nourriture devient en fort peu de temps froid ; et les femmes savent cela quand elles ont un peu d’expérience.tLa jeune Balletti était toute neuve.

M. Farsetti37 noble vénitien, commandeur de Malte, homme de lettres qui donnait dans les sciences abstraites, et qui faisait assez [109v] bien des vers latins arriva à une heure. On allait servir. Mad. XCV lui fit d’abord mettre un couvert ; et devant aller dîner avec Mad. d’Urfé j’ai refusé cet honneur. M. Farsetti, qui m’avait beaucoup connu à Venise, ne me regarda que de passage38. Il fit un sourire à l’éloge que Miss lui fit de mon courage. Elle lui dit que j’avais forcé tous les Vénitiens à m’estimer, et que les Français désiraient de me voir leur concitoyen. Il me demanda si la place de receveur de la loterie me produisait beaucoup. Assez, lui répondis-je, pour rendre heureux mon commis.

Chez Mad. d’Urfé, j’ai trouvé mon prétendu fils entre ses bras. Elle s’évertua à me faire des excuses sur cet enlèvement que j’ai tournées en plaisanterie. J’ai dit au petit bonhommeu qu’il devait regarder madame comme sa reine, et lui ouvrir toujours son cœur. Elle me dit qu’elle l’avait fait coucher avec elle ; mais qu’elle se verrait obligée à se priver de ce plaisir à moins qu’il ne lui promît d’être plus sage à l’avenir. J’ai trouvé cela sublime, et j’ai vu le jeune homme rougir. Il la pria de lui dire en quoi il lui avait manqué.

Elle me dit que nous aurions à dîner avec nous S. Germain : elle savait que cet adepte m’amusait. Il vint, il s’assit à table, et non pas pour manger ; mais pour parler comme il faisait toujours. Il contait effrontément des choses incroyables qu’il fallait faire semblant de croire, puisqu’il se disait ou témoin oculaire, ou le principal personnage de la pièce ; mais je n’ai pu m’empêcher de pouffer quand il conta un fait qui lui était arrivé dînant avec les pères du concile de Trente39.

Madame avait au cou un gros aimant armé40. Elle prétendait qu’une fois ou l’autre il lui attirerait la foudre, et que par ce moyen-là elle irait au Soleil. Ce serait immanquable, repartit l’imposteur ; mais il n’y a que moi au monde de capable de donner à l’aimant une force mille fois plus grande que celle que lui donnent les physiciens ordinaires. Je lui ai dit froidement que [110r] je gagerais 20 m. écus qu’il n’augmenterait pas seulement du double celle de celui que madame avait à son cou. Madame l’a empêchév d’accepter la gageure et elle me dit après tête-à-tête que j’aurais perdu car S. Germain était magicien. Je lui ai dit qu’elle avait raison.

Quelques jours après ce prétendu magicien partit pour Chambord château royal où le roi lui avait donné un appartement et 100 m. # pour qu’il pût travailler en pleine liberté aux teintures qui devaient faire prospérer toutes les fabriques des draps de la France. Il avait séduit le monarque, lui montant à Trianon41 un laboratoire qui souvent l’amusaitw, ayant le malheur de s’ennuyer partout excepté à la chasse ;x ce fut la marquise qui lui fit connaître l’adepte pour le faire devenir chimiste ; car après qu’il lui avait fait présent de l’eau de jeunesse, elle lui croyait tout. Cette eau merveilleuse, prise dans la dose qu’il lui avait ordonnéey, n’avait pas la vertu de rajeunir, car l’homme adorateur de la vérité convenait que c’était impossible ; mais d’empêcher de vieillir conservant la personne in statu quo plusieurs siècles. Elle avait dit au monarque que réellement elle sentait qu’elle ne vieillissait pasz.

aaCe monarque montra au duc de Deux-Ponts42 un diamant de première eau du poids de douze carats qu’il portait à son doigt, et qu’il croyait avoir fait lui-même endoctriné au magistère43 par l’imposteur. Il lui dit qu’il avait fondu vingt-quatre carats de petits diamants qui étaient devenus un seul, et qu’il était après devenu de douze à la roue où on l’avait brillanté. Convaincu alors de la science de l’adepte il lui avait donné à Chambord le même logement qu’il avait donné pour toute sa vie à l’illustre maréchal de Saxe. J’ai entendu cette histoire de la bouche même du duc ayant l’honneur de souper avec lui, et le Suédois comte de Levenhoop44 à Metz à l’auberge du roi Dagobert.

Avant de quitter madame d’Urfé je l’ai avertie que le jeune garçon pourrait être celui qui la ferait renaître, mais qu’elle gâterait tout si elle n’attendait pas sa puberté.

[110v] Elle le mit en pension chez Viar, lui donnant toutes sortes de maîtres, et le nom de comte d’Aranda, malgré qu’il fût né à Bareith45, et que sa mère n’ait jamais eu le moindre commerce avec aucun Espagnol de ce nom. Je ne suis allé le voir que trois ou quatre mois après qu’il y fut établi. Je craignais toujours quelqu’avanie à cause du nom que la visionnaire46 lui avait donné à mon insu.

Tireta vint me voir dans un joli équipage. Il me dit que la dame voulait devenir sa femme ; mais qu’il n’y consentirait jamais malgré qu’elle luiab offrît tout son bien. Il aurait pu aller avec elle à Treviso, payer ses dettes, et y vivre très bien. Sa destinée l’empêcha de suivre mon bon conseil.

Déterminé à prendre une maison de campagne, je me suis décidé pour la Petite Pologne47 après en avoir vu plusieurs. Elle était bien meublée cent pas au-delà de la barrière de la Magdelaine48. La maison était sur une petite éminence près de la chasse royale49 derrière le jardin du duc de Gramont50. Le nom que le propriétaire avait donné à cette maison était Varsovie en bel air51. Elle avait deux jardins, dont un était à niveau du premier étage, trois appartements de maître, écurie pour vingt chevaux, bains, bonne cave, et une grande cuisine avec toute la batterie nécessaire. Le maître de cette maison portait le nom de Roi de beurre52, et il ne se signait pas autrement. Louis XV même le lui avait donné un jour qu’il s’était arrêté chez lui, et qu’il avait trouvé son beurre excellent. Il me loua sa maison pour cent louis par an53, et il me donna une excellente cuisinière qui s’appelait la Perle54, à laquelle il consigna tous ses meubles, et la vaisselle qui pouvait m’être nécessaire pour six personnes s’engageant de m’en fournir tant que je voudrais à un sou par once. Il me promit aussi de me fournir tous les vins que je lui aurais demandésac à un marché meilleur qu’à Paris, pouvant me les faire venir par dehors. Tout était à meilleur marché en deçà des barrières. [111r] Il me promit aussi à meilleur marché du fourrage pour mes chevaux, et tout enfin, puisque tout ce qui entrait à Paris devait payer, et étant là j’étais à la campagne.

En moins de huit jours je me suis pourvu d’un bon cocher, de deux voitures, de cinq chevaux, d’un palefrenier, et de deux bons laquais à petite livrée. Madame d’Urfé à laquelle j’ai donné mon premier dîner fut enchantée de ma maison. Elle prit tout cela comme fait pour elle, et j’ai laissé qu’elle le croie. Je lui ai laissé croire aussi que le petit d’Aranda appartenait au grand ordre, qu’il était né par une opération que le monde ne connaissait pas, que je n’en étais que le dépositaire, et qu’il devait mourir sans cependant cesser de vivre. Tout cela sortait de sa cervelle, et tout ce que je pouvais faire de mieux c’était d’en convenir ; mais elle soutenait qu’elle ne savait rien que par les révélations de son Génie qui ne lui parlait que la nuit. Je l’ai reconduite chez elle, et je l’ai laissée au comble du contentement.

Dans ces mêmes jours Camille m’a envoyé le billet d’un petit terne qu’elle avait gagné à mon bureau, me priant d’aller souper chez elle, et de lui porter son argent. C’était mille écus. À ce souper où j’ai trouvé toutes ses jolies camarades et leurs amants on m’a engagé à aller au bal de l’opéra55, où à peine arrivé, j’ai perdu dans la foule tout mon monde. N’étant pas masqué, je me suis vu attaqué par un domino56 noir femelle, qui dans son fausset me disant cent vérités, me mit en curiosité de savoir qui c’était. J’ai tant fait que je l’ai persuadé à venir avec moi dans une loge. Au lever du masque je fus surpris de voir Miss XCV. Elle me dit qu’elle était venue au bal avec une de ses sœurs, son frère aîné, et M. Farsetti, et qu’elle s’était échappéead pour aller changer de domino dans une loge. Elle riait se figurant leur inquiétude. Elle ne pensait à les en tirer qu’à la fin du bal. Me voyant seul avec elle, et dans le cas de pouvoir la posséder pendant tout le bal, j’ai commencé [111v] à lui parler de mon ancienne flamme, et de la force avec laquelle elle s’était renouvelée. Elle reçut mes expressions avec la plus grande douceur ; elle ne se refusa pas à mes embrassements, et le peu d’obstacles qu’elle mit à tout ce que je voulais entreprendre m’assura que mon bonheur n’était que différé. Le sentiment m’obligea à ne pas insister, et elle montra de m’en savoir gré.

Je lui ai dit que j’avais su à Versailles qu’elle allait devenir femme de M. de la Popelinière. Elle me répondit qu’on le croyait, que sa mère le désirait, et que le vieux fermier général s’en flattait ; mais qu’elle n’y consentirait jamais.

— Il m’assure un million, me dit-elle, de douaire57 en cas de veuvage sans enfants, et tout son bien si je lui en donne un ; mais je ne veux pas me rendre malheureuse avec un homme qui me déplaît tandis que je ne suis plus maîtresse de mon cœur. J’aime à Venise, et ma mère le sait ; mais elle prétend que celui que j’aime ne puisse pas me convenir comme époux. Elle voudrait plutôt me voir femme de M. Farsetti qui serait prêt à quitter sa croix58 ; mais il m’est odieux.

— S’est-il déjà expliqué ?

— En clairs termes, et les marques de mépris que je ne cesse jamais de lui donner ne le démontent pas. C’est un vilain visionnaire, méchant, jaloux, qui m’entendant à table parler de vous comme vous méritez qu’on parle, n’eut pas honte de dire à ma mère qu’elle ne devrait pas vous recevoir.

Je me suis offert à la servir sans nulle réserve en tout où elle pourrait me croire capable. Elle me répondit en soupirant qu’elle serait trop heureuse si elleae pût compter sur toute l’étendue de mon amitié, et pour lors prenant feu je lui ai dit que j’avais 50 m. écus à son service, [112r] et que j’étais prêt à exposer ma vie au risque le plus évident pour gagner des droits sur son cœur. À cette explication elle me marqua des sentiments de la plus tendre reconnaissance me serrant entre ses bras, et unissant sa bouche à la mienne. Il y aurait eu de la lâcheté de ma part à prétendre dans ce moment-là davantage. Elle me pria de l’aller voir souvent m’assurant que nous passerions des heures tête-à-tête : c’était tout ce que je pouvais désirer. Je lui ai promis d’aller dîner le lendemain avec elle. Ainsi nous nous séparâmes.

Après avoir passé une heure dans la salle la suivant de loin partout, et me félicitant d’être devenu son ami dans le plus haut degré, je suis allé à la petite Pologne. Je n’y employais qu’un quart d’heure. Je demeurais à la campagne, et dans un quart d’heure j’étais partout où je voulais dans la ville. Mon cocher allait comme le vent, mes chevaux étant de ceux qu’on appelle enragés faits exprès pour ne pas être épargnés59. Des chevaux pareils rebuts de l’écurie du roi étaient un luxe. Quand il m’en crevait un je le remplaçais moyennant deux cents francs60. Un des plus grands plaisirs de Paris est celui d’aller vite.

M’étant engagé à dîner avec Miss, je n’ai dormi que peu d’heures. Je suis sorti en chenille61, j’ai traversé [les]af Tuileries, j’ai passé le pont royal, et j’ai paru devant M. XCV tout couvert de neige qui tombait ce jour-là à flocons. Elle me reçut en riant me disant que sa fille lui avait dit qu’au bal elle m’avait fait enrager, et que je dînerais avec elle. C’est vendredi, me dit-elle, et vous ferez maigre ; mais nous avons des poissons excellents. En attendant allez voir ma fille qui est encore au lit.

[112v] Elle écrivait sur son séant, et elle mit bas sa plume quand elle me vit. Elle me dit qu’elle ne se tenait au lit que par paresse et pour être plus libre. Elle allait prendre un bouillon parce que n’aimant pas le maigre elle ne voulait se lever pas même pour aller se mettre à table. La présence de sa sœur ne la gênant pas, elle tira de son portefeuille une lettre en vers que je lui avais écrite quand sa mère m’avait consigné à la porte de sa maison. Elle me la récita par cœur, puis elle s’attendrit, et versa quelques larmes. Cette fatale lettre, me dit-elle, que vous avez nommée le Phœnix62, a fait mon destin, et elle sera peut-être la cause de ma mort.

Je lui avais donné le titre de Phœnix, parce qu’après m’être plaint de mon triste sort, je lui prédisais en ton de poète qu’elle donnerait son cœur à un homme qui aurait tant de qualités qu’à juste titre on pourrait appeler Phœnix63. J’employais cent vers à faire la description de ces qualités, tant physiques que morales qui réellement représentaient un être parfait digne d’être adoré. C’était le portrait d’un dieu.

Eh bien ! Poursuivit à me dire la tendre Miss, je suis devenue amoureuse de cet être imaginaire, et étant sûre qu’il devait exister, j’ai passé six mois le cherchant partout, et m’arrêtant quand enfin j’ai cru de l’avoir trouvé. Nous nous aimâmes ; je lui ai donné mon cœur, et nous ne nous sommes séparés qu’à mon départ de Venise, il y a quatre mois. Nous restâmes à Londres64 jusqu’à la fin de l’an, et il y a déjà six semaines que nous sommes ici. Je n’ai reçu de ses lettres qu’une seule fois ; mais ce n’est pas sa faute. Je suis gênée, et je ne peux ni en recevoir, ni lui écrire.

Ce récit me confirma dans mon système. Nos actions les plus décisives de notre vie dépendent de causes très légères. Mon épître en vers n’était qu’un luxe de poésie ; et l’être que je [113r] peignais était au-dessus de l’homme ; mais elle le crut possible, et elle en devint amoureuse d’avance65. Quand elle crut de l’avoir trouvé, il ne lui fut pas difficile de lui trouver toutes les qualités qu’elle lui désirait, puisque ce fut elle qui les lui donna ; et c’en fut fait d’elle. Sans ma lettre rien de tout cela ne serait arrivé. Tout est combinaison, et nous sommes auteurs de faits dont nous ne sommes pas complices. Tout ce qui nous arrive donc de plus important dans le monde n’est que ce qui doit nous arriver. Nous ne sommes que des atomes pensants, qui vont où le vent les pousse.

On nous appela à dîner, et nous fîmes chère exquise avec les poissons de l’Océan que la Popelinière avait envoyés. Madame XCV grecque, et avec un esprit très superstitieux ne pouvait qu’être que dévote. L’alliance de Dieu avec le diable est immanquable dans la tête d’une femelle vaine, faible, voluptueuse, et craintive. Un prêtre lui avait dit que convertissant son mari elle s’assurait le salut éternel, car Dieu dans l’écriture promettait en clairs termes animam pro anima [âme pour âme]66 à tout convertisseur d’un hérétique. Ayant converti son mari, elle se reconnut en état de sûreté : il ne lui restait plus rien à faire. Elle mangeait cependant maigre le vendredi ; mais elle y trouvait son compte. Elle l’aimait mieux que le gras.

Après dîner, je suis retourné au lit de Miss, qui me tint tête jusqu’à neuf heures, et toujours maître de subjuguer mes désirs. Ayant la fatuité de croire que les siens ne cédaient pas aux miens, je ne voulais pas être le moins fort.

N’ayant pas vu Farsetti, j’ai soupçonné une rupture ; mais point du tout. Elle me dit que rien ne pouvait engager le visionnaire à sortir de chez lui le vendredi.

Il avait vu dans son horoscope qu’en pareil jour il devait être assassiné, et étant sage il devait se tenir inaccessible. On se moqua toujours de lui ; mais il n’eut pas moins raison. Il y a quatre [113v] ans67 qu’il est mort sur son lit à l’âge toujours mûr de 70 ans. Il crut prouver par là que la destinée de l’homme dépend d’une bonne conduite, de sa prudence, et des précautions faites pour éviter des maux qu’il a prévus. Excellent raisonnement dans tous les cas excepté lorsqu’il s’agit de maux annoncés dans un horoscope le supposant tel que les astrologues veulent qu’on le suppose ; car ou les maux annoncés sont évitables, et pour lors l’horoscope devient une puérilité, ou il est l’interprète du destin, et ils sont inévitables. Le chevalier Farsetti fut donc un sot s’il crut d’avoir prouvé quelque chose. Il aurait prouvé un peu vis-à-vis de quelques esprits bornés, si sortant tous les jours il eût été tué par quelqu’un. Pic de la Mirandole68, qui croyait à l’astrologie, disait : Astra influunt non cogunt [Les astres influent, ils ne forcent pas]69. Je n’en doute pas. Mais aurait-on dû croire à l’astrologie, si M. Farsetti eût été assassiné dans un jour de Vendredi ? Point du tout ; tout de même.

Le comte d’Égreville m’avait présenté à la comtesse du Rumain70 sa sœur, qui ayant entendu parler de mon oracle avait longtemps désiré de me connaître. En peu de jours je me suis gagné l’amitié du mari aussi71, et de ses jeunes filles72 dont l’aînée qu’on appelait Cotenfau devint après l’épouse de M. de Polignac73. Madame du Rumain était plus belle que jolie. Elle se faisait aimer par la douceur de son caractère, par sa franchise, et par l’empressement avec lequel elle s’intéressait pour ses amis74. Riche d’une taille de cinq pieds et demi75, c’était une solliciteuse qui en imposait à tous les magistrats de Paris. J’ai connu chez elle madame de Valbelle,ag celle de Roncerolles, la princesse de Chimai et plusieurs autres qui faisaient les délices de ce qu’on appelait à Paris la bonne compagnie76. Malgré que madame du Rumain ne donnât pas dans les sciences abstraites, elle avait cependant besoin de mon oracle plus encore que madame d’Urfé. Elle me fut utile dans un fatal événement, dont voici l’histoire [114r].

Le surlendemain de mon long entretien avec miss XCV mon valet de chambre me dit qu’un jeune homme demandait à me remettre une lettre en mains propres. Je le fais entrer, et je lui demande qui l’avait chargé de la lettre : il me répond que je saurai tout après l’avoir lue. Il me dit qu’il avait ordre d’attendre la réponse. Je l’ouvre, et je trouve ceci : « À deux heures après minuit j’ai besoin de m’endormir. Ce qui empêche la nature de m’accorder ce triste secours est un fardeau qui m’accable l’âme : c’est un secret dont je me sentirai soulagée quand il n’en sera plus un pour vous, dans ce moment mon unique ami. Je suis grosse, et mes circonstances77 me mettent au désespoir. Je me détermine à vous l’écrire, parce que je sens que je ne pourrai jamais me déterminer à vous le dire. Un mot de réponse. »

La surprise ne me permit que de lui écrire ces deux mots : J’irai chez vous à onze heures.

On ne peut appeler un malheur très grand que quand il fait perdre la tête au malheureux. Cette confidence faite par écrit me fit voir que la raison vacillante de la pauvre XCV avait besoin de secours ; et je me suis trouvé bien content qu’elle ait pensé à moi plus qu’à tout autre, eussé-jeah dû périr avec elle. Peut-on penser autrement quand on aime ? Mais quelle imprudence dans cette démarche ! Il s’agit de parler, ou de se taire. Le sentiment qui fait préférer au malheureux l’écriture à la parole ne peut dériver que d’une mauvaise honte (malus pudor78) qui dans le fond n’est que pusillanimité. N’étant pas amoureux de Miss il m’aurait été plus facile de lui refuser mon secours par écrit que de bouche. Mais j’en étais amoureux. Elle doit y compter dessus, me disais-je, et cette certitude tentait de me rendre cher son malheur. Si je pouvais parvenir à le réparer, je me voyais sûr de la récompense, de cette récompense hélas ! qui est le but unique de tout homme qui aime.

[114v] Je l’ai rencontrée sur la porte de l’hôtel.

— Vous sortez ? Où allez-vous ?

— À la messe aux Augustins79.

— Est-ce qu’il est fête ?

— Non ; mais ma mère veut que j’y aille tous les jours. Donnez-moi le bras. Nous nous parlerons dans le cloître.

Sa fille de chambre reste dans l’église, et nous y entrons.

— Avez-vous lu ma lettre ?

— Oui. La voici. Je vous la rends. Vous la brûlerez.

— Je ne la veux pas. Vous la brûlerez vous-même. Je suis grosse en quatre mois80, et j’en suis sûre. J’en suis au désespoir. Je m’abandonne à vous. Il s’agit de me faire avorter81.

— C’est une scélératesse.

— Je le sais ; mais elle n’est pas plus grande que celle de se tuer. Il faut opter. Ou avorter, ou m’empoisonner. J’ai le poison tout prêt. Vous voilà devenu, mon unique ami, l’arbitre de ma destinée. Êtes-vous fâché que je ne vous aie pas préféré le chevalier Farsetti ?

Me voyant ébahi, elle s’arrête, elle tire en avant son capuchon, et elle ramasse des petites larmes. Mon cœur saigne.

— Scélératesse à part, ma chère Miss, l’avortement n’est pas en notre pouvoir. Si les moyens qu’on emploie pour se le procurer sont doux, leur effet est douteux. S’ils sont violents ils mettent en danger de mort la femme enceinte. Je ne m’exposerai jamais au risque de devenir votre bourreau ; mais je ne vous abandonnerai pas. Votre honneur m’est aussi cher que votre vie. Calmez-vous, et depuis ce moment imaginez-vous que c’est moi qui me trouve dans votre situation. Soyez sûre que je vous tirerai d’affaires, et que vous ne vous empoisonnerez pas. Sachez en attendant qu’à peine lu votre billet ma première sensation très involontaire fut celle de me réjouir que dans un cas de cette importance vous m’ayez préféré à tout le monde. Vous ne vous êtes pas trompée. Il n’y a point de physicien qui connaisse cette matière mieux que moi, et il n’y a point d’homme à Paris qui vous aime plus que moi, et qui me surpasse dans l’empressement que j’ai de vous être utile. Vous commencerez demain pas plus tard à prendre les drogues que [115r] je vous porterai, et je vous avertis que vous ne sauriez trop vous tenir sur vos gardes par rapport au secret, car il s’agit de braver les plus sévères lois. C’est un attentat qu’on punit de mort. Vous vous êtes confiée peut-être à votre fille de chambre, à quelqu’une de vos sœurs ?

— À personne, mon cher ami, pas même à l’auteur de mon malheur82. Je frissonne quand je pense à ce que dirait, à ce que ferait ma mère, si elle parvenait à savoir dans quel état je me trouve, si elle pouvait se le figurer observant ma taille.

— Votre taille estai exempte de soupçon, car elle est fine.

— Elle le sera toujours moins, et par cette raison nous devons faire vite. Vous me trouverez un chirurgien qui ne me connaîtra pas, et vous me conduirez chez lui quand on croira que je suis à la messe. Je me laisserai saigner tant de fois que vous voudrez.

— Je n’en courraiaj pas le risque. Le chirurgien pourrait nous trahir. Je vous saignerai moi-même. Cela est fort facile.

— Je vous suis reconnaissante. Il me semble déjà que vous m’ayez donné la vie. Le plaisir que je vous prie de me faire c’est de me conduire chez une sage-femme que je veux consulter. Nous pourrons facilement y aller la première nuit qu’on donnera bal à l’opéra sans que personne nous observe quand nous sortirons de la salle.

— Cela n’est pas nécessaire, mon ange. Cette démarche est imprudente.

— Point du tout, car dans cette ville immense il y a des sages-femmes partout, et il est impossible que nous soyons connus étant même les maîtres de nous tenir masqués. Faites-moi ce plaisir. Les paroles d’une sage-femme ne peuvent que m’être utiles.

Je n’ai pas eu la force de lui refuser ce plaisir ; mais je l’ai fait consentir que nous attendrons au dernier bal83 où la foule nous facilitera l’évasion. Je lui ai promis d’y être en domino noir ayant un masque à la vénitienne blanc avec une rose peinte sous l’œil à ma gauche. Me voyant sortir, elle devait me suivre, et monter dans le même fiacreak, où elle m’aurait vu entrer. Tout cela fut fait ; mais nous y reviendrons.

[115v] J’ai dîné avec elle en famille sans me soucier de Farsetti qui y dîna aussi, et qui m’avait vu retourner de la messe avec elle. Nous ne nous dîmes jamais le mot ; mais je le méprisais.

Mais voici une faute madornale84 que j’ai commise, que je dois confesser, et que je ne me suis pas encore pardonnée.

M’étant engagéal avec Miss de lui donner la satisfaction de la conduire chez une sage-femme, il est certain qu’étant sage moi-même j’aurais dû la conduire chez une honnête femme, car il ne s’agissait que de la consulter sur le régime qu’une femme grosse doit observer, et d’avoir des informations innocentes. Mais point du tout. Je passe par la petite rue S. Louis pour aller aux Tuileries, je vois entrer chez elle la Montigni avec une jolie personne que je ne connaissais pas, la curiosité me prend, j’arrête, je descends, et je monte chez elle. Après m’être un peu amusé, comme je pensais toujours à Miss XCV, je prie la maq…… de m’apprendre la demeure d’une sage-femme que j’avais besoin de consulter sur quelque chose. Elle m’indique la maison au Marais85 où logeait selon elle la plus habile de toutes les sages-femmes. Elle me conte un bon nombre de ses exploits, qui me font voir que c’était une scélérate ; mais n’importe : il me suffisait de savoir que je n’allais pas chez elle pour l’employer à des opérations illicites. J’ai donc pris son adresse, et comme je devais y aller de nuit, je suis allé le lendemain reconnaître la porte de sa maison.

Miss commença d’abord à prendre les drogues que je n’ai pas manqué de lui porter, toutes faites pour l’affaiblir, et détruire ce que l’amour maître de la nature avait fait ; mais n’en voyant pas l’effet. Il lui tardait de parler à la sage-femme ; la nuit du dernier bal vint, et comme nous l’avions concerté, elle me reconnut, elle me suivit, elle vint se [116r] mettre dans le même fiacre, et en moins d’un quart d’heure nous descendîmes à cent pas de la maison où demeurait laam scélérate.

Nous voyons une femme de cinquante ans qui se montrant enchantée de notre visite s’offre d’abord à notre service.

Miss lui dit qu’elle croyait d’être grosse, et qu’elle était là pour la consulter sur les moyens de cacher tant qu’il était possible sa grossesse jusqu’au terme. La coquine lui répond en riant qu’elle pouvait lui dire sans détour qu’elle serait bien aise d’avorter, et qu’elle la servirait moyennant cinquante louis la moitié d’abord pour acheter les drogues nécessaires, et l’autre moitié après avoir fait très heureusement la fausse couche86. Comme je me fie à votre probité, vous vous fierez à la mienne. Donnez-moi d’abord les 25 louis, et venez, ou envoyez demain prendre les drogues, et l’instruction pour en faire usage.

Elle troussa alors sans façon la cliente, qui me pria avec douceur de ne pas la regarder, et après l’avoir tâtonnée87, elle baissa la toile lui disant qu’elle ne pouvait être que tout au plus en quatre mois. Elle nous dit que si ses drogues étaient inefficaces, elle nous indiquerait d’autres moyens, et qu’en tout cas elle nous rendrait notre argent.

— Je n’en doute pas, lui répondis-je ; mais quels sont, s’il vous plaît, ces autres moyens ?

— Je vous apprendrai le moyen de faire mourir le fœtus qui pour lors doit d’abord déguerpir.

J’aurais pu lui répondre qu’il était impossible de tuer l’enfant sans blesser mortellement la mère ; mais je n’ai pas voulu dialoguer avec l’infâme. Je lui ai dit que si madame se décidera à prendre ses remèdes, j’irais le lendemain lui porter l’argent nécessairean pour les acheter. Je lui ai donné deux louis, et nous partîmes.

Miss XCV me dit qu’elle était sûre que cette femme était une coquine, et qu’elle croyait fermement qu’on ne pouvait tuer la créature sans risquer la mère, et que partant elle n’avait [116v] confiance qu’en moi. Me disant qu’elle avait froid, elle me demanda si nous avions le temps d’aller brûler un fagot à la petite Pologne qu’elle avait envie de voir. Cette fantaisie me surprit, et me plut. Dans une nuit très obscure elle ne pouvait rien voir à une maison de campagne que l’intérieur ; mais j’étais bien loin de lui faire cette remontrance. Je me suis cru au moment de mon bonheurao.

Je change de fiacre à la rue de la Ferronnerie, et un quart d’heure après je suis à ma porte. Je sonne en maître, et la Perle vient m’ouvrir, me disant, comme je le savais qu’il n’y avait personne. Je lui dis de m’allumer du feu, et de nous donner à manger quelque chose pour vider une bouteille de Champagne. Une omelette. Fort bien une omelette, dit Miss toute riante. Nous voilà devant le feu : voilà mon amour entre mes bras, qui semble jouir de mes transports, et qui ne me dit de me modérer que quand elle me voit dans le moment où je semble prêt à toucher au faîte du triomphe. Je me modère sans peine sûr qu’après le rafraîchissement elle n’opposerait aucun obstacle à ma victoire. Tout me le promettait, son air, sa douceur, sa figure sur laquelle la reconnaissance brillait, et ses yeux tendres, et languissants. J’étais fâché qu’elle pût croire que je pusse exiger des complaisances à titre de récompenses. J’étais assez généreux pour ne vouloir que de l’amour.

Nous voilà à la fin de la bouteille, nous nous levons, et moitié pathétiquement88, et moitié usant d’une douce force je tombe sur le lit la tenant entre mes bras ; mais elle s’oppose à mon dessein premièrement par des paroles sucrées, puis par des remontrances trop sérieuses, et enfin se défendant. Voilà qui est fini. La [117r] seule idée de violence me révolte. Je commence à plaider ma cause passant par tous les degrés. Je parle en amant flatté, puis trompé, puis méprisé. Je m’appelle désabusé, et je la vois mortifiée. Je me mets alors à genoux devant elle, je lui demande pardon, et je l’entends me dire du ton le plus triste que n’étant pas maîtresse de son cœur, elle était plus à plaindre que moi, et fondant en larmes, elle laisse tomber sa tête sur la mienne, et nos bouches se joignent. La pièce est finie. L’idée de renouveler l’assaut ne se présente à ma pensée que pour être rejetée avec dédain. Après un long silence, dont nous avions tous les deux le plus grand besoin, elle pour étouffer des sentiments de honte qui l’accablaient ; moi pour donner le temps à ma raison de calmer des sentiments de colère qui me paraissaient très justes, nous reprîmes nos masques, et nous retournâmes à l’opéra. Ce fut elle qui chemin faisant osa me dire qu’elle se verrait obligée à renoncer à mon amitié, si je la mettais à ce prix-là. Je lui ai répondu que les sentiments d’amour devaient céder le pas à ceux de l’honneur, et que le sien également que le mien m’obligeaient à être constamment son ami quand ce ne serait que pour la convaincre qu’elle fut injuste me refusant des faveurs dont je n’étais pas indigne, et que je mourrai plutôt que de tenter de m’en rendre possesseur à l’avenir.

Nous nous sommes séparés à l’opéra, où l’énorme foule me la fit perdre de vue dans une minute. Elle me dit le lendemain que malgré cela elle a passé toute la nuit à danser de toute sa force. Elle se flattait que la violence du mouvement pourrait être la médecine [117v] dont elle avait besoin.

Je suis allé chez moi de fort mauvaise humeur cherchant en vain de trouver des raisons faites pour justifier un refus auquel je ne pouvais jamais m’attendre. Je ne pouvais trouver juste, et raisonnable le procédé de Miss qu’en entassant sophismes sur sophismes. Le seul bon sens suffisait à me démontrer que j’étais outragé en dépit de toutes les convenances imaginables, et de tous les préjugés que les mœurs, ou l’éducation pouvaient tenir en force89 dans la société civile. Je réfléchissais au bon mot de Populia90 qui ne se permettait de faire des infidélités à son mari que quand elle était grosse. Non tollo vectorem, disait-elle, nisi navi plena [Je ne prends de passager que lorsque le navire est plein]91. J’étais fâché de me voir convaincu que je n’étais pas aimé, et je me trouvais méprisable si je poursuivais à aimer un objet dont je ne pouvais plus espérer de me rendre possesseur. Je me suis endormi déterminé à me venger, et à l’abandonner à son sort me moquant de tout l’héroïsmeap qu’elle trouverait dans mon procédé si j’en agissais autrement. Mon vrai honneur m’ordonnait de n’être la dupe de rien.

Le matin à mon réveil je me suis trouvé calme, et par conséquent amoureux. Ma dernière résolution fut de poursuivre à l’assister de toutes mes forces me montrant indifférent à ce qu’elle ne se croyait pas maîtresse de m’accorder. Je connaissais la difficulté de bien jouer ce rôle ; mais j’eus le courage de le jouer.

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