La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 5Rideaux verts

 

Bien des gens doivent voir encore, par lesouvenir, la prison de la Force, telle qu’elle apparut un jour auxregards des Parisiens, quand on éventra l’îlot situé entre les ruesPavée et Culture-Sainte-Catherine, dans la rue Saint-Antoine,vis-à-vis de Saint-Paul. Personne, excepté les repris de justice,ne connaissait bien cet étrange paquet de constructions, formé parles hôtels de la Force et de Brienne, auxquels les besoinsadministratifs avaient ajouté tant de rallonges. C’étaiténorme ; c’était surtout aménagé en dépit de tout bon sensarchitectural. Un profane, perdu dans cet espace de cinq centstoises carrées, y aurait pu faire deux lieues sans jamais trouverce qu’il cherchait.

Pendant les réparations de la cour du Palaisde Justice, les deux corps de logis encadrant, à l’ouest et au sud,le préau dit la cour de la Dette, remplacèrent un instant laConciergerie et servirent de prison préventive aux accusés traduitsdevant le jury. Il y avait là de fort sombres cabanons ; il yavait aussi aux étages supérieurs, des cellules assez bien aérées,objet d’envie pour les malheureux hôtes des cachots.

Une surtout, la « chambre sanscorbeille », autrement dite la « chambre au baron »,jouissait d’une réputation légendaire.

Au beau milieu de cet enfer de la Force, cettechambre était le paradis.

Nous l’avons aperçue déjà du salon Jaffret, àtravers la jumelle de mademoiselle Clotilde : c’était celledont la fenêtre, par une exception unique, était ornée de rideauxverts, et, certes, il fallait que cet officier supérieur de labande Cadet, Pierre Tardenois ou Clément-le-Manchot, comme il vousplaira de l’appeler, eût des protecteurs d’une certaine importancepour avoir obtenu semblable faveur.

L’absence de corbeille (on nomme ainsil’auvent renversé qui empêche les prisonniers de communiquer avecle dehors) s’expliquait par la position exceptionnelle de lafenêtre, masquée de partout, excepté dans une ligne étroite que lesdémolitions avaient ouverte, juste en face du petit salon desJaffret ; mais les rideaux, cela pouvait passer pour un luxeinsolent !

C’était une cellule étroite, mais profonde,qui avait bien cinq mètres sur deux ; on pouvait presque s’ypromener, et, par une coulée que le hasard laissait entre lesmaisons, la vue, bornée partout, pouvait s’échapper jusqu’àl’horizon, pour contempler un coin large comme la main des hauteursde Villejuif, une véritable fente par où la pensée fuyait, rêvantla campagne ouverte, les arbres et la liberté.

L’ameublement ne pouvait point passer poursomptueux, assurément ; mais en le comparant à celui desautres cellules, vous l’auriez trouvé presque confortable. Il yavait une couchette bien garnie, une table, une petite commode etun fauteuil, un vrai fauteuil, dans lequel le prisonnier entendit,en même temps que les Jaffret, les vendeurs de canards tournantl’angle de la rue Saint-Antoine.

Avez-vous remarqué que c’est là une industriemorte ? Depuis la guerre, je crois être bien sûr de n’avoirplus jamais entendu ces pauvres gens qui criaient avec un zèle desauvage : « Voilà ce qui vient de paraître. »

Les renseignements que M. le directeurnous a donnés sur le prisonnier étaient exacts, quant à son âge età l’infirmité qui ne lui laissait qu’un bras ; mais, dans cesignalement, un mot dépassait peut-être le but : Clémentn’était pas laid, malgré l’énorme cicatrice qui brisait larégularité de ses traits, malgré les cheveux incultes et la barbeépaisse qui couvraient les trois quarts de son visage. C’était unetête énergique, toujours pensive, souvent railleuse, et que parfoisle sourire éclairait de douceurs inattendues. Il n’agissait qu’avecsa main gauche, dont il faisait tout ce qu’il voulait ; sonbras droit, ou du moins ce qui en restait, rentrait sous sajaquette, dont la manche droite était vide.

De corps, il était bien fait, grand, etsemblait remarquablement agile. Dans sa chambre, il marchaitbeaucoup et faisait même de la gymnastique, au dire dessurveillants du couloir. Le reste du temps, il lisait ou écrivait.On lui apportait les journaux et des livres. Le directeur lui-mêmepensait bien que toutes ses lettres ne passaient pas par lesbureaux.

Au moment où la voix des crieurs montait verslui pour la première fois, le jour allait s’éteignant. Clémentétait assis dans son fauteuil, auprès de la table qui soutenait lesrestes de son dîner, mangé d’assez bon appétit, et les épreuves ducompte rendu de la séance de la cour d’assises où il avait étécondamné ce matin même.

L’article était impartial et plutôt dur. Ilémanait de l’un des principaux journaux judiciaires de Paris, quidevait le publier le lendemain.

Clément en avait terminé la lecture. Ce qu’illisait maintenant, tout en fumant une cigarette, c’était ce mêmechiffon de papier déplorablement imprimé, que nous venons de voirentre les mains de maître Isidore Souëf, à son entrée chez lesJaffret.

Auprès de Clément, un employé de la prison encostume se tenait debout : un homme d’environ quarante ans,d’apparence débonnaire, mais touché par le vice, et dont les yeuxrougis exprimaient en ce moment un âpre désir. Il avait le grade desurveillant et se nommait Noël.

– Alors, dit-il après un silence pendantlequel son impatience était visible, ça vous amuse cesbamboches-là ?

– J’ai toujours aimé lire ce qu’on disaitde moi, répondit le prisonnier avec une indifférence qui n’avaitrien d’affecté. Noël tourna la tête et sifflota entre sesdents.

– J’ai fait de mon mieux avec vous,reprit-il, pourquoi n’avez-vous pas confiance en moi ? Vingtmille francs, c’est une bagatelle pour vous ; je ne vousdemande que vingt misérables mille francs, de quoi m’amuser pendantdeux ans, bien comme il faut, à trente ou quarante francs par jour,et après ça la fin du monde !

– Je n’ai pas vingt mille francs, ditClément, voilà tout.

– Vous avez une plume, de l’encre et dupapier, riposta Noël dont la voix était pleine de supplication etde colère. Deux ans de noces, ce n’est pas trop demander.Signez-moi un bon sur les neveux de Schwartz et Nazel, rue deProvence. À quoi bon nier maintenant, puisque la farce estjouée ? Vous mangez au grand râtelier du Fera-t-il jourdemain, c’est dans l’arrêt.

Le prisonnier eut un geste de fatigue.

– Il y a aussi dans l’arrêt, dit-il, queje suis de la bande Cadet et que je m’appelle Clément. Je n’aijamais entendu tant parler des Habits Noirs qu’à l’audience.Allez-vous-en, mon brave, je n’ai plus besoin de rien.

Noël, le gardien, frappa du piedviolemment.

– C’est drôle, s’écria-t-il que vous avezcomme ça défiance de moi ! Qui a bu boira, vous savezbien ! Je n’ai pas travaillé dans la haute comme vous,Manchot, c’est vrai, mais on fait ce qu’on peut, et je ne suis pasnovice non plus. Ça vous irait-il de me présenter auxMaîtres ? Je ne demande pas mieux que de m’enrôler, quand jevous aurai donné de l’air.

Cette fois Clément ne répondit pas.

– Faites bien attention que le tempsbrûle ! reprit Noël, qui se rapprocha. Vous jouez de votredernière minute. En ce moment-ci, avec de l’adresse, du toupet, uncoup de rasoir et mon uniforme, vous pourriez encore prendre laclef du boulevard ; mais dans un quart d’heure il ne sera plustemps. M. Buin a réglé le nouveau service : il connaît saresponsabilité. Louis et Bouret sont commandés pour la galerie, etc’est Larsonneur qui aura soin de vous.

Clément eut un imperceptible tressaillement,et ses yeux se baissèrent.

– Ça vous pique, ce nom-là ! insistaaussitôt Noël, qui plaidait la cause de ses deux ans de noces etfestins avec une passion croissante. Vous le connaissez, cetoiseau-là ! avec lui, rien à frire ni à bouillir ! Vousserez transporté à Mazas sous bâche, comme un colis, et une fois àMazas, bonsoir les voisins !

Le prisonnier se leva et gagna la fenêtre.

La nuit était tombée. L’hôtel Fitz-Roy, quifaisait face de l’autre côté des démolitions, montrait sa façadetoute noire, mais, au moment même, une fenêtre s’y éclaira.

Un domestique entrait dans le salon de Jaffretavec une lampe.

– Laurent ! murmura le Manchot quieut presque un sourire : c’est Laurent !

Et aussitôt après :

– Clotilde !… pauvre chérie !Et le directeur auprès d’elle ! Laurent, le valet quiressemblait à un rentier, posa la lampe sur la table de jeu entrele comte de Comayrol et Mme Jaffret, dont le profild’oiseau de proie fut éclairé vivement. Le prisonnier pirouetta surses talons, comme si cette vue l’eût blessé, et se trouva nez à nezavec le gardien Noël, qui s’était glissé derrière lui.

– Encore vous ! dit-il moitié riantmoitié irrité.

La voix de Noël eut des inflexionsvéritablement suppliantes.

– Ça n’a pas de bon sens, monsieurClément, dit-il, de vous refuser de l’air à vous-même ! Mettezseulement ma défroque, vous savez la prison par cœur, je garantisque vous arriverez tout droit à la Vieille-Dette ; une foislà, vous prenez à gauche comme si vous alliez à mon logement. Onrefait le mur de l’Égyptienne, vous vous terrez dans les déblais.Les rondes ? allons donc ! vous savez ce qu’ellesvalent ! Vous arrivez à Sainte-Anne ; le hangar où lesmaçons mettent leurs échelles est au coin du préau. Elles ont leurschaînes, mais ça ne vous gêne pas les cadenas, et si vous n’avezpas de passe-partout sur vous, voilà le mien…

Il tendait en même temps un outil de valeur,emmanché d’étoupe ficelée. Clément le prit et l’examina, au grandcontentement de Noël, qui acheva :

– Un mur à passer, et vous êtes dans lesdémolitions de la nouvelle rue !

Mais le prisonnier lui rendit sa tige de ferrecourbée en disant doucement :

– Mon pauvre garçon, je ne sais pas dutout comment on manœuvre cet instrument-là.

Il y avait dans ses paroles un tel accent devérité que l’employé stupéfait recula d’un pas.

– Ah çà ! ah çà !grommela-t-il, est-ce qu’on serait vraiment un petit saintLesurque ?

Clément tira sa montre et la consulta.

– Je vais me coucher, dit-il, bonnenuit.

Puis il ajouta, à part lui, en se dépouillantde sa jaquette :

– Larsonneur est en retard. Désormais, jene pourrai plus être au rendez-vous.

Comme il achevait, il tendit l’oreillevivement. Un bruit de pas sonnait dans le corridor.

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