La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 17Un acte de mariage, deux actes de naissance

 

Nous savons que mademoiselle Clotilde, lapupille des Jaffret, était une brave fillette au cœur excellent,pleine d’esprit, de gentillesse et de dévouement ; mais il nevous a jamais été dit qu’elle fût une jeune demoiselle rompue auxexigences de l’étiquette mondaine.

L’hôtel Fitz-Roy, habité par ce prodigieuxménage, M. et Mme Jaffret, ne valait peut-êtrepas, au point de vue de l’éducation et des belles manières, lecouvent des Oiseaux.

Clotilde avait un grand amour dans lecœur ; cela aiguise les instincts et développe l’intelligence,mais cela ne porte pas à observer très strictement les petitesconventions mondaines.

Clotilde avait deviné autour de l’hommequ’elle aimait des dangers de plus d’une sorte.

Ces dangers, elle essayait de les conjurer àsa manière.

Comme, dans sa croyance, Georges n’était pasplus le prince de Souzay qu’elle n’était elle-mêmeMlle de Clare, son rêve, c’eût été de fuirloin de ces intrigues, qu’elle jugeait dangereuses etcoupables.

Pour elle, la caverne avait dénoncé lesbrigands.

Elle avait deux sortes d’ennemis ; lesJaffret, Marguerite, Samuel, Comayrol, etc., d’un côté, qui latenaient garrottée au beau milieu de cette intrigue ; del’autre, Mme la duchesse de Clare, cette mère qui,ayant deux fils, mettait l’un à l’abri de l’autre, donnant aupremier l’amour, la richesse, le nom, tout ce qui est désirable ence monde, et réservant au second tout ce qui est travail, péril oumisère.

Clotilde avait trouvé aide et conseil auprèsdu Dr Abel Lenoir ; mais le docteur n’avait levé pour elleaucun voile.

Peut-être ne savait-il pas ; plusprobablement il ne pouvait pas révéler un secret qui n’était pas àlui.

Au milieu de cette nuit dont les douze heurescontiennent notre drame presque tout entier, nous l’eussionstrouvée seule dans sa chambre située au second étage de l’hôtelFitz-Roy. Elle n’avait pas fermé l’œil, elle ne s’était pas mêmemise au lit.

Seulement elle avait changé de robe.

Elle portait, au lieu de sa toilette defiancée, le costume qui servait à ses excursions nocturnes.

On eût dit un petit soldat prêt pour l’appelde la bataille.

Quand tous les invités s’étaient retirés,Clotilde avait vu à de certains signes bien connus d’elle que lesmembres du conseil de famille (lisez les membres de la bande Cadet)étaient restés pour délibérer.

Il était tard déjà. Georges n’avait rejoint lavoiture où l’attendait fidèlement Tardenois qu’à plus de deuxheures du matin.

Clotilde avait essayé d’abord de se glisseraux écoutes, et ce n’eût pas été la première fois ; maistoutes les portes du salon de la corbeille, où se tenait leconciliabule, étaient fermées et un vent de découragement semblaitpeser sur la délibération.

Ils parlaient peu de l’autre côté desdraperies et ils parlaient bas.

C’est à peine si la voix d’Adèle, aigre commele cri d’un épervier, lançait de temps en temps quelques notesacariâtres à travers les clôtures.

De guerre lasse, Clotilde gagna sa chambre.Elle était gaie de nature et brave. Peut-être, au souvenir de sonentretien avec Georges, eut-elle un rêve de souriant amour, mais lamélancolie la prit trop vite, et au moment où nous passons le seuilde son frais réduit, elle songeait tristement, assise sur le piedde son lit.

Le temps passait sans qu’elle se rendît comptede la durée de sa rêverie.

L’heure sonna à l’horloge de Saint-Paul ;Clotilde n’avait pas compté les coups.

Elle consulta sa pendule qui venait des’arrêter.

Voulant au moins savoir si le jour approchait,elle vint à la croisée dont elle souleva les rideaux.

Le ciel était encore tout sombre et n’avaitd’autres lueurs que celles de la lune courant sous lesnuages ; mais dans la cour, que le réverbère éclairait,Clotilde aperçut quelqu’un d’éveillé.

Ce n’était pas un voleur, car le gros chienqui, toutes les nuits, faisant patrouille du côté des démolitions,rôdait sur le pavé bien tranquillement, mais ce n’était ni leconcierge, ni aucun des domestiques de la maison ; Clotildevit cela d’un coup d’œil.

Qui était-ce ?

Et à quelle besogne se livrait ce nocturneouvrier qui travaillait sans lanterne si longtemps avant le leverdu jour ?

Au service de sa curiosité, Clotilde avait desyeux de dix-huit ans. Elle ne reconnut pas l’ouvrier puisqu’elle nel’avait jamais vu, mais, à force de regarder, elle distingua lanature de sa besogne. On soulevait une dalle parmi celles quicomposaient le « chemin » menant de la porte latérale àla conciergerie.

Clotilde vit le trou béant ; elle vitaussi l’ouvrier se pencher au-dessus de l’ouverture et en retirerun objet, qu’il cacha sous ses vêtements.

Le chien accroupi ressemblait à un témoinjuré.

Clotilde vit encore qu’on rejeta sous la dallequelque chose qui lui parut être des papiers.

Sa curiosité était violemment excitée etpourtant elle ne prodigua pas beaucoup d’efforts pour résoudrementalement le problème parce que, dès ce premier instant, elleétait déterminée à en aller chercher elle-même la solution à toutrisque.

Ce qu’elle craignait ou espérait, assurémentelle n’aurait point su vous le dire.

Le danger l’entourait, la fièvre la tenait,elle était habituée à ne pas redouter la nuit.

Avant même que notre fantôme eût replacé ladalle, Clotilde descendait à bas bruit l’escalier de servicecommuniquant avec là : porte n° III ; elle s’était munieà tout hasard du crochet mignon qui lui servait à boutonner sesbottines : pauvre levier, mais qui devait lui suffire.

Il n’y avait plus personne dans la cour quandelle ouvrit la porte n° III. Elle suivit le chemin desdalles ; mais comment reconnaître celle qu’on avaitlevée ?

Elle n’avait pas le secret du nombre onze, et,dans la profondeur de la cour, on aurait pu compter au moins unecentaine de ces petites pierres carrées.

Clotilde n’eut même pas le temps d’êtreembarrassée.

Une marque humide et ronde tachait le chemin àsept ou huit pas de la porte : c’était là que le gros chien degarde, tout mouillé, s’était accroupi au bord de l’excavation.

Clotilde s’agenouilla et tenta la dallevoisine de l’endroit mouillé. Nous ne voulons point dire qu’elle lasouleva avec la même aisance que ce sorcier de colonel, mais enfin,elle la souleva, sans autre aide que son crochet mignon.

Elle prit au fond du trou les troispapiers.

L’instant d’après elle rentrait dans sachambre, essoufflée et le cœur battant.

Auriez-vous eu des scrupules a saplace ?

Clotilde n’en eut pas.

Elle déplia le premier papier dès qu’elle futà portée de sa lampe et lut l’en-tête d’un acte de mariage, célébréà Briars (Selkirk), Écosse, entre William-Georges-Henry Fitz-RoyStuart de Clare de Souzay et demoiselle Françoise-Jeanne-Angèle deTupinier de Beaugé, le 4 août 1828.

Je ne sais comment vous dire cela, mais ce nefut pas l’étonnement qui domina sur la physionomie si mobile et siexpressive de la jeune fille.

Son front charmant s’assombrit pendant qu’ellelisait le nom de Mme la duchesse, et ces parolestombèrent de ses lèvres :

– J’ai tort, je ne devrais pas détestersa mère !

Elle jeta l’acte sur son lit. La réflexion, oupeut-être la colère, creusait une ride entre ses deux sourcils.

Le second papier qu’elle ouvrit était l’actede naissance d’Albert-William-Henry Stuart Fitz-Roy de Clare, filsdu duc William et d’Angèle, né à Glasgow, le 30 mai 1829.

– Albert ! murmura-t-elle. Ce n’estpas Georges qui est le duc ! Tant mieux ! Oh ! tantmieux ! Je l’avais bien deviné !

Autour de sa bouche le sourire était revenu.Il ne restait plus qu’un papier, Clotilde le déplia. Mais aussitôtqu’elle en eut commencé la lecture, une grande émotion lasaisit.

– Clotilde ! pensa-t-elle tout haut.Clotilde de Clare ! Ce soir, c’était moi ! J’ai signé cenom au contrat. Elle essaya de rire, mais elle ne put etmurmura :

– À l’heure où nous sommes, est-ce encoremoi ?

Ce troisième papier était aussi un acte denaissance, celui de Clotilde-Marie-Élisabeth Morand Stuart Fitz-Royde Clare, fille de Etienne-Nicolas Morand Stuart Fitz-Roy et deMarie-Clotilde Gordon de Wanghan, née à Paris, le 20 juin 1837…

– Je dois avoir au moins un an de plusque cela, et peut-être deux, pensa encore Clotilde. Ce n’est pasmoi… ce ne peut pas être moi !

À l’acte même un petit carré de papier àlettres était attaché avec une épingle : Clotilde eut de lapeine à en déchiffrer l’écriture qui tremblait. Ildisait :

« Ma fillette bien-aimée, nous avons étébien pauvres ensemble. J’ai eu faim souvent pour te garder ledernier morceau de pain : te souviens-tu de moi, ton pauvrevieux père ?

« As-tu assez pleuré, pauvrechérie ! Je te frappais, moi qui t’aimais tant ! Tu voisbien maintenant que j’avais raison. Je sentais que j’allais m’enaller et te laisser toute seule. Je voulais te marquer endedans d’un signe qui fût en toi mais non pas sur toi, car tuétais entourée d’ennemis… Si tu lis jamais cela, Tilde, ma petitefille, et Dieu sait que je l’espère, c’est que tu n’as pas oubliéla prière qui t’indiquait où tu retrouverais ton nom. Pardonne-moide t’avoir battue. »

Clotilde avait des larmes plein les yeux,quoique rien de cela ne se rapportât à elle.

Un instant, elle resta prise par une émotioninvincible et souriant parmi ses larmes, puis elle se redressabrusquement :

– Ce n’est pas moi ! dit-elleencore. Que m’importent ces choses ? Moi, je n’ai ni passé nisouvenirs. Le vieux curé de Saint-Paul me l’a demandée une fois,cette prière ; jamais je ne l’ai sue. Ce n’est pas moi… Mais,alors, qui est-ce ?

Cette question n’eut point de réponse. Un nomvint jusqu’aux lèvres de mademoiselle Clotilde, mais elle ne leprononça pas, et ses belles épaules eurent un mouvement dédaigneux,peut-être même ennemi.

– Une fois, murmura-t-elle pourtant aprèsun silence, elle vint ici avec son père Échalot et elle medit : « Moi aussi, on m’appelait Tildeautrefois… »

Tout à coup elle se mit sur ses pieds. Oncommençait à entendre au loin les bruits confus de la grand-villequi, bien avant le jour, se frotte les yeux en murmurant.

Clotilde avait l’air décidé, maintenant.

– Quoi qu’il arrive, dit-elle, ceci estun dépôt et je le garderai. Mon pauvre Clément n’y est pas plusintéressé que moi, puisqu’il est prince seulement par la grâce decette femme qui le jette en proie à tous les dangers… sa mère,comme il l’appelle ! Et il l’aime mieux que moi… Et quelquechose me dit qu’une autre est encore mieux aimée… Ah ! je nevivrai pas vieille !

Elle voulut opposer son vaillant sourire à seslarmes, mais les larmes noyèrent le sourire.

– Moi, reprit-elle, je suis l’amied’enfance, celle qu’on craint de blesser. Il me trouve jolie aveccela, et il est bon… Mais, après tout, personne ne m’a dit quej’eusse une rivale, pourquoi en suis-je sûre ? Et pourquoi ya-t-il en moi cette certitude d’être vaincue !… J’entendsencore la voix de cette petite : « On m’appelait Tildeautrefois… »

Elle essuya ses yeux, son regard fit le tourde la chambre pendant qu’elle serrait les trois actes dans sonsein.

– Allons ! dit-elle, ma résolutionétait prise dès hier au soir ; je ne devais pas rester un jourde plus dans cette maison… à plus forte raison maintenant que jeporte sur moi la destinée de sa mère, de son frère… et del’autre !

Elle couvrit son visage de ses mains,balbutiant parmi ses sanglots :

– Mon Dieu ! je suis peut-êtrefolle ! Il est mon fiancé ! Hier, lui qui n’a jamais suproférer un mensonge, hier au soir, il était à mes genoux et il medisait : « Je t’aime ! » Mon Dieu, pourquoisuis-je désespérée ?…

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