La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 17Rue de Bondy

 

Ce n’était pas un conscrit que ce Noël, et lenom de Piquepuce, que lui donnait de temps en temps Adèle, avait sacélébrité à l’estaminet de L’Épi-Scié. Il avait fort bien remarquél’émotion subite de la patronne au moment où, battant les buissonsau hasard, il risquait l’hypothèse que le vieux monsieur, principalcomplice de l’évasion, et Adèle elle-même pouvaient bien être uneseule et même personne.

Il s’était dit dans la logique de sonmétier :

– Elle aura fait un mauvais coup en vieuxmonsieur, puisqu’elle ne veut pas qu’on la voie dans cerôle-là.

Mais il avait servi assez longtemps sous lesordres de Toulonnais-l’Amitié, qui était Vidocq ou son ombre, pourne pas connaître le danger de trop savoir, et d’ailleurs il prenaitson « examen » fort au sérieux.

En ceci, du moins, Mme Jaffretavait réussi à le tromper.

Il raconta donc dramatiquement, et en hommequi a conscience d’avoir accompli un beau trait, sa course à lapoursuite du fiacre le long du boulevard. Il ajouta même quelquesincidents propres à relever l’intérêt de l’aventure.

– Dire que je ne courais pas un peu aprèsce méchant drôle de Larsonneur, confessa-t-il, ce serait mentir,mais enfin, l’idée de vous être agréable y était aussi,parole ! Du Pas-de-la-Mule à La Galiote il y a une jolietrotte, pas vrai, quand on va d’un train à rattraper les citadines,eh bien ! en passant devant L’Épi-Scié, j’étais aussi fraisqu’au départ.

« Voilà que tout d’un coup, un peu avantle petit Lazary, j’aperçois un sapin qui file en tigre, et allongepresque aussi vite que moi. Bon ! pas besoin qu’on me donne ducoude dans les côtes pour m’avertir ; je vois que j’ai monaffaire, mais en même temps, j’ouvre l’oreille et j’entends qu’ongalope derrière moi, et que ce n’est pas des quadrupèdes ! Jeforce de vapeur. Juste devant la Gaieté où l’on jouait laCiterne de l’Estrapade, plusieurs marchands decontremarques m’accostent et me demandent si je veux pleurer pourcinq sous. Ah ! la chose était bien montée ! Si c’estvous, patron, mes compliments !

« Le fiacre était si près que j’aurais pum’accrocher à ses ressorts par-derrière. J’envoie promener mesvoyous qui, au lieu de me lâcher, m’entourent. Je discerne le cas,j’en passe trois à la jambe, et aussitôt qu’ils sont par terre, jepique un élan…

« Mais je vous dis que c’était organisé àla papa.

« – Bêta ! qu’on me crie dansl’oreille, tu ne vois donc pas qu’il faitjour ! »

« Trois grands gaillards, peut-êtrequatre, étaient sortis de dessous les pavés, et v’lan ! je m’ycouche, moi sur le pavé, avec un coup de merlin qui enfonce monchapeau jusqu’aux épaules…

« Pour bien donné, il était biendonné ! parole !…

Sauf un peu d’exagération et la mise en scènede huit ou dix assaillants au lieu de deux, nous n’aurons que deséloges pour l’exactitude du récit de M. Noël.Mme Jaffret l’écoutait avec une placidité quin’était pas exempte de moquerie, mais, sous cette indifférenceaffectée, elle ne perdait pas une syllabe.

– Ça vous est égal à vous, repritM. Noël, moi pas : c’est un chapeau de perdu. Je me suisrelevé comme j’ai pu. J’en connais qui auraient été se coucher,mais je ne suis pas de cette étoffe-là. On jouait la poule àL’Épi-Scié ; c’était tentant, nix ! moi, quand j’aiquelque chose dans la tête… J’ai laissé mon chapeau pour comptedans le ruisseau, j’ai rabattu et mêlé mes cheveux et j’ai plié maredingote sous mon bras.

« Rien que ça, voyez-vous, me déguisemieux qu’un costume de Turc, parce qu’on est habitué à me voir tiréà quatre épingles.

« Je me disais : le fiacre est àtous les diables, mais en flânant devant les théâtres, je pourraisbien repincer mes marchands de contremarques.

– Eh bien ? fit maman Jaffret quibâilla largement. Abrège un peu voir, tu m’ennuies.

– Eh bien ! ça n’a pas manqué,répondit M. Noël. Voilà qui va vous réveiller : sous leThéâtre Historique, j’ai avisé un gaillard à épaules carrées qui neportait pas bien sa blouse et qui causait avec un galopin de maconnaissance. Ils riaient, les sans-cœur ! L’un étaitM. Larsonneur en propre original, l’autre Clampin, ditPistolet…

– L’ancien moucheron de l’inspecteurBadoit ! interrompit Adèle.

– Juste ! ça vous repince,patronne ? Il s’était glissé à L’Épi-Scié dans le temps maisil n’ose plus y venir.

– Et tu as entendu quelque chose de leurconversation ?

– Pas seulement un traître mot. Quandceux-là causent en plein air, ils ont des yeux tout autour de latête, et je n’avais garde de m’approcher.

– Eh bien, alors… ? commençaAdèle.

– Attendez donc ! J’ai tourné, je mesuis mis derrière le monde… je vous dirais bien que j’ai cruentendre une fois votre nom…

– Mon nom ?Mme Jaffret ?

– Non, l’autre, la Maillotte… Mais jecraindrais de me tromper.

– J’ai idée que tu aurais raison, monPiquepuce, fit la vieille qui le regarda fixement.

Sous l’éclat de ces yeux ronds comme ceux d’unhibou, Noël ne se troubla point.

– Vous savez, dit-il, j’y vas de bon jeu.Si je voulais broder, j’aurais de la marge, car vous n’iriez pasdemander ce qu’il en est à Pistolet ou à M. Larsonneur…

– Est-tu sûr de cela ? prononçafroidement Adèle.

– En tout cas, allez-y, ça m’est égal… Aubout de quelques minutes, ils se sont mis à circuler, je les aisuivis. Ils ont passé derrière le Château-d’Eau pour prendre la ruede Bondy et sont entrés dans le grand hôtel qui est en face del’Ambigu. J’ai couru à la porte cochère et j’ai entendu ceci sousla voûte : « C’est lui qui paye… »

– Lui, qui ?

– Et qui paye quoi, pas vrai ? Jen’en sais rien, mais je n’ai pas tout à fait fini, vous devinerezsans doute mieux que moi. Ils disparurent sous la voûte à droitepar une porte qui me sembla donner entrée dans l’appartement durez-de-chaussée. J’allai tout de suite à la fenêtre, sur la rue.Elle était éclairée faiblement derrière des persiennes closes, etles châssis restaient ouverts, car j’entendis presque aussitôtaprès une voix qui disait distinctement : « Faitesentrer… »

Adèle avait beau faire, c’était plus que de lacuriosité qui flambait maintenant dans son regard.

– Ça commence à vous amuser ?demanda M. Noël. C’est malheureux que mon rouleau est presqueau bout. Les autres entrèrent. Je reconnus très bien leurs voixquand ils dirent : « Comment que ça va, monsieurMora ? »

– M. Mora ! répéta Adèle, c’estla personne du rez-de-chaussée ?

– Je ne sais pas. La personne durez-de-chaussée ne disait rien ou causait très bas, car je n’ai pusaisir une seule de ses paroles. M. Larsonneur a dit :« C’est fait ! » On a compté de l’argent, puisM. Larsonneur toujours a repris : « Il paraît que lepetit est sur la piste du marbrier. »

Adèle s’agita dans son fauteuil. Elle étaittrès pâle et gronda d’une voix changée :

– Que veux-tu qu’on fasse de toutes cesbêtises-là ?

– Moi ? ce qu’il vous plaira,répondit M. Noël. On peut couper le reste, si vous voulez.D’ailleurs, nous sommes tout au bout. J’entendis la personne del’intérieur parler pour la première et la dernière fois. Elle ditd’une petite voix doucette : « Fermez voir la fenêtre, jecrains les courants d’air… »

– Le docteur Abel a une forte voix !murmura étourdiment Mme Jaffret.

– Ah ! ah ! fit Noël en riant,ce n’était pas le docteur. Je savais d’avance que le docteur AbelLenoir demeure dans cette maison-là, puisque c’est moi qui vousl’ai appris, mais son appartement est au premier étage sur lejardin.

– Alors, la petite voix est à ceM. Mora ?

– Attendez ! J’oublierais cedétail : au moment où la fenêtre se refermait, je suis sûrd’avoir entendu le nom de la rue où nous sommes et le numéro devotre maison.

– Qui parlait ?

– L’ancien moucheron de lapréfecture : celui que M. Larsonneur appelle « lepetit » et qui est « sur la trace dumarbrier… » ; je ne pourrais rien certifier parce que lebruit de la fenêtre est venu au travers, mais je crois avoirentendu encore un autre nom…

– Lequel ?

– Cadet-l’Amour.

Mme Jaffret ne broncha pas,cette fois, et haussa franchement les épaules :

– Cadet-l’Amour est loin, dit-elle, s’ilcourt toujours !

M. Noël fut un peu désappointé. Il avaitcompté sur un effet.

– La plus belle fille du monde,commença-t-il, ne peut pourtant donner que ce qu’elle a !…

– Et tu n’as pas grand-chose, monsieurPiquepuce, dit la vieille sèchement. À qui la petitevoix ?

– Peut-on dire ce qu’on pense ?

– Pourquoi pas’?

– Eh bien ! il y avait autrefois unepetite voix qui ressemblait à celle-là, prononça tout basM. Noël, et qui s’entendait pourtant de bien loin. Ellefaisait peur, c’est certain, mais comme tous ceux qui l’écoutaients’étaient donnés depuis longtemps au diable…

– Assez ! interrompit Adèle, quiriait maintenant sans affectation. Tu te ferais refuser à tonexamen, rien qu’avec cette bourde-là. Bonhomme, les morts nereviennent pas : c’est la seule chose certaine en ce monde.J’étais à l’enterrement du colonel, et je l’ai vu mettre en terre…Va te coucher. On n’est pas mécontent de toi. Tiens, voilà dixlouis pour avoir manqué l’évasion du Manchot, bonne nuit.

M. Noël sortit la tête basse. Endescendant l’escalier, il pensait : « Je ne sais pas sila vieille diablesse mène tout, ni quel jeu elle joue. J’ai l’idéeparfois qu’elle a le colonel dans son armoire et la police dans sapoche ! »

Aussitôt après son départ,Mme Jaffret se mit à arpenter le cabinet à grandspas. Sur sa figure de vieil oiseau de proie, il y avait de lamoquerie, mais aussi de l’embarras. Elle ouvrit un placard, situé àgauche de la cheminée, derrière le bureau et qui était plein depapiers respectables. Elle y prit une bouteille et un verre àmadère, qu’elle emplit consciencieusement jusqu’au bord.

Elle l’avala d’un de ces traits courts etpuissants que les amateurs expriment par ce verbe« siffler ». C’était de l’eau-de-vie.

Les gens les plus communs peuvent siffler leurpetit verre, mais il faut être quelqu’un pour siffler un verre àmadère aussi proprement.

– Ça s’arrangera, ça s’arrangera,dit-elle en refermant son armoire, pourvu qu’ils ne voient pas queje n’y connais goutte ! J’ai mon trou comme les anguilles, etsi les choses se gâtent, je m’y fourre, bonsoir ! Allons voirles gens de la noce.

Elle reprit son éventail, fit bouffer les plisde sa robe et ouvrit pour la seconde fois la porte du salon où setenait « la famille ».

Ce n’était pas celui où nous avons pénétrédéjà quelques heures auparavant et par les fenêtres duquel onvoyait la prison de la Force au-delà des démolitions.

La pièce où nous entrons était plus vaste etla vétusté du mobilier y prenait un aspect de grandeur.

Ce quartier du Marais dont les hôtelsdécouronnés appartiennent maintenant à l’industrie, renferme encoredes trésors en fait de « bibelots ».

Les meubles du salon où nous entrons et quiavait quatre fenêtres, n’étaient pas des bibelots. Le propre dubibelot est d’avoir été vendu et acheté. Ici, les fauteuilsvénérables recouverts de très belles tapisseries fanées, lestentures, les tableaux et les cuivres étaient chez eux. Ils avaientvécu et vieilli là.

Cette pièce, dans la maison Jaffret,ressemblait à une chapelle où on aurait mis des reliques.

La pendule surtout, représentant un écusurélevé et supporté par deux sauvages armés de massues quiflanquaient le cadran émaillé rouge et or, était une œuvre de hautgoût et de grande valeur. L’écusson portait « écartelé aupremier et quatrième d’Angleterre, au second d’Écosse, au troisièmed’Irlande, chaque quartier barré par la brisure de bâtardise – quiest Fitz-Roy – et sur le tout, en cœur, d’azur au soleil rayonnantd’or qui est Clare. »

Les deux devises de la couronne d’Angleterrecouraient, l’une au-dessus, l’une au-dessous du grand écu :« Dieu et mon droit » « Honni soit qui mal ypense ». Autour de l’écusson central s’enroulait la deviseparticulière des Fitz-Roy de Clare : « Claros anteclaros ».

Ces armoiries, répétées partout étaientsculptées au-dessus des portes et brodées au dossier desfauteuils.

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