La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

VI – La momie

 

Le feu, activé un instant par la combustiondes papiers, s’était ralenti, et couvait sous leurs cendres. Lesilencieux Marais endormait ses derniers murmures, et c’est à peinesi, à de longs intervalles, on entendait encore le bruit lointaind’une voiture roulant sur le pavé de la rue Saint-Antoine.

Le malade avait fait comme le feu. L’animationpassagère, qui était rentrée en lui, allait tombant, et, néanmoins,il était bien loin encore de cette prostration, sous laquelle nousl’avons vu accablé naguère.

– Merci, dit-il au vieux Morand, je saisque je puis compter sur vous, mon cousin. Le colonel Bozzo connaîtmes dernières volontés et la mission que je lui confie. Il feraquelque chose pour vous ; je veux que vous et votre fille vousviviez désormais dans l’aisance… À boire, s’il vousplaît !

Mais avant même que Morand eût obéi, sa penséetourna, et il dit :

– Non, à quoi bon ? J’ai fait toutce que je voulais faire. À quoi me servirait désormais d’êtrefort ?

Il avait pris la cassette sur la table denuit.

– Mon cousin Stuart, fit-il tout à coup,regardez-moi bien et parlez franc : ai-je l’air d’un homme quiva mourir ? Le bonhomme hésita un instant, puisrépondit :

– Quand le médecin est venu, je vouscroyais mort ; mais sa potion a fait un miracle. Si vousvouliez suivre son ordonnance et prendre une cuillerée tous lesquarts d’heure, qui sait ce qui arriverait ?

– Ce n’est pas sa potion, c’est levin ! s’écria le duc ; tu n’es qu’un vieux fou,tais-toi !

Puis avec une soudaine violence :

– Elle ne ment jamais ! Elle dittout ! Je ne sais pas si c’est droiture ou effronterie. Je lahais terriblement, mais je l’aime comme jamais femme ne fut aimée.Je n’aurais pas dû lui laisser mon fils… J’ai été fou, l’as-tu ouïdire ? Et si j’avais su ! Elle méprise ceux qui adorent àgenoux ; j’ai été trop bon, il fallait commander : ellevoulait un maître !

Les deux pièces qu’il avait préservées étaientdans la cassette. Il la referma, et répéta :

– Un maître ! Le fils de cet hommeest son maître ! Elle a obéi à tous ses caprices, elle l’aempoisonné de caresses, il est devenu son tyran et son idole,alors, elle l’aime ! Elle l’aime follement… mecomprends-tu ?

– Non, répliqua Morand ; mais tropparler vous épuise.

– Je te dis que j’ai été trop bon !s’écria le duc, en proie à une extravagante colère. Du vin !donnez-moi du vin ! je veux avoir la force d’un homme pendantune heure encore !… Et qu’elle vienne ! je serai sonmaître ! je la briserai, elle m’aimera !

Sa main, qui était reprise de soubresautsconvulsifs, désigna impérieusement la bouteille entamée sur leguéridon. Sa face était marbrée de rouge et de livide.

Morand, effrayé, essaya de résister ;mais le malade balbutia, en joignant ses mains :

– C’est la vie, misérable, que je tedemande ! veux-tu donc m’assassiner !

Morand courut vers la table ; iltremblait comme la feuille, en versant le vin, etM. de Clare disait :

– Un plein verre ! un pleinverre ! j’ai soif de force ! j’ai soif de haine ! nedevines-tu pas ? Elle mettra son fils à la place de mon fils.Qui donc connaît ces deux enfants ? Qui donc découvrira lasupercherie ? Et mon fils sera un malheureux ! Et le filsde l’autre sera duc de Clare ! Ah ! par la mordieu, je neveux pas ! Un plein verre, mon cousin ! Un pleinverre !

Morand l’apportait, le plein verre, et à deuxmains, car la frayeur le secouait de la tête aux pieds.

À deux mains aussi M. le duc prit leverre.

On entendit, encore une fois, ce bruit decrécelle du cristal, soubresautant et craquant contre les dentsconvulsivement serrées.

M. de Clare but tout et resta l’œilgrand ouvert, la bouche béante, immobile dans sa stupeurpétrifiée.

Cela dura la moitié d’une minute, commel’autre fois.

Puis les tons verdâtres de sa joues’enflammèrent et ses yeux dilatés démesurément flambèrent.

– Voilà la force ! dit-il, je vaisêtre son maître ! Va-t’en ! Il rejeta ses couvertures etplaça dessous la cassette.

– Tu vois si je pense à tout, reprit-ilavec un vaniteux sourire. Elle ne découvrira pas cela. Je vais latromper. Va-t’en. Elle est dans le jardin, elle accourt, je suis lemaître ! Va-t’en !

Il saisit le verre et le brandit. Morand n’eutque le temps de s’enfuir ; le verre, lancé à tour de bras,vint s’écraser contre la porte.

Presque au même instant, l’autre portes’ouvrit et donna passage à Angèle échevelée. Sa toilette était endésordre, les traits de son visage décomposaient leurs lignes sipures. Elle avait peine à se soutenir. En la voyant,M. de Clare poussa un cri de triomphe.

– Approche ! dit-il durement, je net’implorerai plus ; c’est à moi de commander, à toid’aimer !

Elle traversa le salon en chancelant ;elle n’avait ni compris ni même entendu. Elle vint tomber au pieddu lit, disant avec effort, d’une voix qui faisait pitié :

– Ils m’ont volé mon fils ! Votrefils, William ! C’est cet homme, ce monstre, c’est lemarquis !

À son tour, M. de Clare n’avait nientendu, ni compris, sans doute, car son visage ne donna aucunsigne d’émotion, et il répliqua :

– Je ne croyais pas qu’on pût te voirplus belle. Tu as bien fait de dénouer tes cheveux. Approche etdonne-moi un baiser, tu me le dois, tu es ma femme !

– Mon fils, je vous dis que mon fils estperdu ! s’écria la duchesse, en tendant vers lui ses bras. Ilvaut de l’or, ce sont les propres paroles de cet homme. Je l’avaiscaché, vous dites que je ne l’aime pas… Regardez-moi et voyez ceque je souffre !…

– Belle ! belle ! jamais tun’as été si belle ! C’est dans tes bras que je veuxmourir !

Disant cela, le duc fit un effort pour sortirde son lit. Elle s’élança pour le retenir, et il l’entoura de sesbras, qui grelottaient la terrible fièvre de la dernière heure.

– Il ne faut pas mourir, criait-elle,essayant d’échapper au sinistre baiser qui cherchait seslèvres ; il faut ressusciter, William, et je vousaimerai ! Vous êtes riche, vous êtes puissant. Vous pouvezmettre sur pied tous ceux qui savent chercher, tous ceux quipeuvent trouver. Oh ! William ! mon mari, écoutez-moi etrendez-moi mon fils !

Quelque chose du sens de ces paroles entraitdans la cervelle ivre du mourant.

Car M. le duc de Clare était bien unmourant à cette heure, malgré la force factice qui le galvanisait,et qui allait l’abandonner pour jamais.

– Ton fils, dit-il, poursuivant de sabouche qui blêmissait la bouche contractée d’Angèle, notre fils, lepetit prince de Souzay, le duc de Clare !

Il sera entre nous deux. Vois, je ne prieplus, j’ordonne, je suis ton maître. Aime-moi !

– Le retrouveras-tu ?demanda-t-elle, étouffant sous sa passion de mère l’horreur que luiinspirait le vivant cadavre.

Et ses lèvres se laissèrent atteindre.

Elle poussa un cri étranglé et recula. Quelquechose de froid l’avait touchée, et, tout d’un coup, le corps de sonmari avait pesé sur elle comme un fardeau inerte.

Dès qu’il ne fut plus soutenu, M. le ducde Clare s’affaissa, la tête pendante en dehors du lit. Il étaitmort.

Au moment où la duchesse affolée se redressaitpour appeler du secours, elle vit la porte par où elle était entréegrande ouverte, et, au pied du lit, M. le marquis de Tupinierqui venait d’entrer sans être entendu.

– F, i, n, i, n, i, dit-il, fini !Et gaiement, ma foi ! Le brave garçon s’en est allé dans unbaiser, c’est anacréontique.

La duchesse fit un mouvement pour s’élancervers la porte qui donnait sur le grand escalier.

Mais les jarrets de Tupinier fléchirent. D’unbond de tigre ou d’acrobate, il atteignit Angèle dont il saisit lesdeux poignets.

– Pas de ça, Lirette ! dit-il.L’enfant est d’or, c’est vrai, mais à la condition d’avoir les deuxpetits papiers que vous êtes venue chercher ici, et que je veux,moi, puisque c’est moi qui ai l’enfant.

– Vous ne niez donc pas ! s’écriaAngèle exaspérée.

– À quoi bon, filleule de moncœur ?

Et, contrefaisant l’accent qu’elle avait toutà l’heure, en parlant à M. de Clare, il répéta :

– « C’est cet homme, c’est cemonstre… » Eh bien oui, chérie, c’est parrain qui a fait lecoup. À de certains moments difficiles, parrain a été aussimarbrier ; de temps en temps, il peut avoir besoin d’unapprenti. Notre petit Clément est gentil à croquer… hé !hé ! Bébelle, le duc est mort, vive le duc ! Si vous êtessage, vous aurez part au gâteau.

Elle fit un brusque effort qui la dégageapresque de son étreinte, et appela :

– À moi, Tardenois !

Mais elle n’eut pas le temps de redoubler.Employant toute sa vigueur comme s’il eût lutté contre un homme, lemarquis la terrassa brutalement, sans lui lâcher les mains, etappuya son front chauve contre sa bouche, avec tant de violencequ’elle poussa un gémissement de détresse.

– C’est un bâillon tout comme un autre,dit-il avec son haïssable sang-froid, mais, comme j’ai besoin demes deux mains, on va t’en mettre un vrai, chérie. Tu es forte,sais-tu, mais parrain est plus fort que toi !

Elle était forte, en effet. Ce fut une vraiebataille où le marquis dut employer toute sa remarquable vigueur ettoute son adresse de bandit. Plusieurs fois, il frappa sans pitiéni ménagement. Une des mains d’Angèle, que le hasard de la lutteavait dégagée, saigna. La bête féroce l’avait mordue.

Enfin, elle resta immobile et vaincue, lesdeux mains liées, la bouche étouffée par la cravate solidementnouée de Tupinier.

– Maintenant, dit-il, en poussant lesverrous de la porte principale, tu seras sage comme une image, etnous allons chercher de quoi faire un duc.

Ce ne fut pas long ; après avoir constatéle vide de la malle et fureté un peu partout, le marquis découvritles profils de la cassette sous les couvertures ; il s’enempara aussitôt et l’ouvrit.

Une véritable fringale de joie le saisit à lavue des deux actes.

– Victoire ! s’écria-t-il, le talentest enfin récompensé !

Il entoura la cassette de ses brasamoureusement arrondis. Entre l’homme mort et la femme garrottée,il commença un tour de valse. Il ne se possédait plus ; ilavait l’ivresse des gens qui ont gagné le gros lot.

Mais tout d’un coup il s’arrêta, et sesjarrets flageolèrent comme s’il eût reçu un coup de massue ausommet du crâne.

– Tiens, tiens, tiens, tiens, avait ditderrière lui une toute petite voix cassée, voici mon camaradeCadet-l’Amour !

Le marquis ne se retourna même pas ; iln’avait pas besoin de voir pour savoir.

Sur le pas de la seconde porte, celle par oùAngèle et Tupinier lui-même étaient successivement entrés, unecréature étrange se tenait debout, appuyée des deux mains auxchambranles. C’était un vieil homme qui semblait avoir dépassé leslimites les plus fantastiques de l’âge. Il était tout ridé commeune pomme sèche, tout racorni, parcheminé plus qu’une momie, et simaigre que ses os semblaient près de percer sa douillette. Aveccela, il vous avait un air vénérablement gouailleur, qui annonçaitun excellent caractère.

– Entrez, Samuel, mon cher docteur,dit-il en parlant à une seconde personne qu’on ne voyait pointencore. Je crois que vos soins sont désormais inutiles, mais vousconstaterez le décès.

Un homme de quarante ans à peu près, d’aspectaustère et grave, le rejoignit sur cette invitation.

– Eh ! l’Amour ! continua lavivante momie, ton cas n’est pas bon, du tout, du tout, dutout : l’article 37 de nos statuts punit de mort les frères dupremier et du second degré qui travaillent en dehors del’association. Mets la cassette sur la table de nuit, etsonne : il faut que tout se passe dans les règles.

Le marquis obéit sans mot dire, il étaitlittéralement anéanti.

Avant l’arrivée des domestiques,M. de Clare fut replacé bien proprement entre ses draps,la tête sur l’oreiller. On débarrassa Angèle de ses liens ;elle était évanouie.

– Bonjour, Morand, comment va lafillette ? demanda la momie, quand ceux de l’antichambrearrivèrent ; bonjour, Tardenois ; bonjour, Jaffret ;M. le duc est mort bien tranquillement, dans les bras du chermarquis, et Mme la duchesse s’est trouvée mal.C’était un joli ménage.

Morand s’approcha du mort et le baisa aufront. Tardenois pleurait, Morand dit :

– Je porte témoignage que le dernier vœude mon malheureux cousin était de voir le colonel Bozzo avant demourir.

– C’est moi qui ai porté le message demon maître au colonel, appuya Tardenois.

La momie s’essuya les yeux.

– Et j’accomplis, poursuivit Morand, ladernière volonté du duc de Clare en remettant au colonel Bozzocette cassette… Prenez, colonel.

La momie, qui était un colonel, prit lecoffret et le fit disparaître sous sa douillette, endisant :

– Mes amis, c’est pour obéir à l’ordre decelui qui n’est plus. Vous êtes témoins : l’objet seratoujours à la disposition de la justice ; c’est le testament,sans doute. Maintenant, je vous charge du nécessaire ; il fautun prêtre, bien entendu. Je laisse ici le Dr Samuel pour lesconstatations et les soins à donner à Mme laduchesse. M. le marquis va m’accompagner ; bonnenuit.

– À vos ordres, réponditM. de Tupinier, en lui offrant son bras.

Un quart d’heure après, cet homme respectable,le seul en qui M. de Clare eût confiance ici-bas, le colonelBozzo-Corona, était dans sa voiture fermée avec M. le marquisde Tupinier.

– Eh ! Cadet-l’Amour ! dit-ilaprès un silence, dors-tu, bonhomme ?

– Je n’ai garde, répondit le marquis.

– À quoi penses-tu ?

– Vous venez de me condamner à mort,maître.

– J’ai la cassette, nous sommes seuls, jene vaux pas mieux qu’une mouche, et tu es l’assassin le plus féroceque je connaisse, moi qui connais beaucoup d’assassins :pourquoi ne m’étrangles-tu pas, Cadet ?

Les mains du marquis se crispèrent, mais ilrépondit :

– À quoi bon ? Que peut-on contre lediable ?

La momie eut un petit rire sec. Après un autresilence :

– Si je te pardonnais, Cadet, serais-tumon serviteur ?

– Je serais mieux que cela.

– Mon esclave ?

– Votre chien, maître !

– Tope, Cadet ! j’ai besoin d’unchien, et je te pardonne.

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