La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 9Lirette

 

Le fameux fiacre roulait maintenant sur leboulevard Montmartre. Le cocher n’était plus seul sur son siège. Ily avait auprès de lui un bon garçon, à tournure de commissionnaire,qui portait un sac de voyage et une valise.

Le cheval, qui n’avait point beaucoupd’apparence, allongeait pourtant bravement.

Dans l’intérieur, vous n’eussiez plus trouvéni le vieux monsieur, ni la femme en noir de la place Royale. Et,néanmoins, ce pauvre M. Noël ne s’était pas trompé, c’étaitbien le bon fiacre, le vrai : Clément-le-Manchot y travaillaitde tout son cœur.

Il paraissait fort calme, pour un homme quivient de passer à travers une si chaude aventure. Sa défroque defemme était encore auprès de lui sur le coussin avec unwaterproof ayant la vraie odeur de Londres, une casquetteplus anglaise que Wellington et un nécessaire de toilette toutouvert.

M. Noël et aussi le brave directeur de laForce l’auraient encore reconnu à ce moment, grâce à la cicatricequi le marquait si terriblement ; mais il leur aurait fallu sehâter, car l’ex-prisonnier changeait à vue d’œil.

Ce n’était pas seulement l’effet miraculeuxproduit par le grand air de la liberté qui le transformaitainsi : je vous l’ai dit, il travaillait.

Il était seul dans le fiacre et il n’avaitqu’une main ; il fallait s’ingénier. Le miroir du nécessaireétait posé sur la banquette de devant et incliné selon l’anglevoulu pour bien mirer notre homme, agenouillé.

Auprès du miroir il y avait un paquet deouate, du linge, une brosse, un peigne, une boîte de cristal rondecontenant une matière blanche, onctueuse, semblable à ducold-cream et un petit flacon de métal.

Le prétendu cold-cream exhalait uneviolente odeur de préparation chimique.

On y voit ou à peu près, la nuit, au-dedansdes voitures, sur le boulevard. Clément avait rabattu les deuxstores du fiacre, afin d’être éclairé par-devant seulement.

À l’aide d’un tampon de ouate, il avait enduitde crème toute la partie de son visage attaquée par la cicatrice,c’est-à-dire le front, l’œil gauche tout entier et une portion dela joue gauche.

Il en était là de son opération au moment oùnous entrons dans le fiacre. L’émulsion qui, dans la boîte decristal semblait être d’une blancheur lactée, prenait sur la peaudes tons d’un bleu livide.

Clément se mit à rire tout à coup.

– Ça pique ! dit-il. Du diable, sije sais quand je m’éveillerai de ce rêve-là ! J’ai la moitiéde Paris à mes ordres, à ce qu’il paraît, et des gaillards quisavent leur état ! Si on m’expliquait seulement un bout de lacomédie ! J’ai eu deux mois et demi de congé, là-bas dans leparadis de M. Buin. Ça commençait à me sembler un peu long,mais j’ai idée que, pour la besogne, je vais rattraper le tempsperdu !… Et honnête homme avec cela !

Son rire sonnait franchement.

Et pendant qu’il parlait ainsi avec lui-même,sa main ne restait pas oisive. Il avait pris le peigne d’abord,puis la brosse, et l’épaisse toison qui s’embrouillait sur sa têteallait se démêlant avec rapidité. Quand la brosse eut succédé aupeigne, tout ce désordre qui devait être factice, avait disparupour faire place à de belles boucles admirablement soyeuses.

– À la barbe ! reprit-il ; ellea juste soixante-dix-huit jours ; je l’avais faite la veillede mon arrestation. Quelle histoire ! Miséricorde ! On nepeut pas se raser ici, avec ces cahots ; je me couperais lecou et ce n’est pas le moment. Auparavant, il faut au moins que jesache au juste si je suis amoureux oui ou non !

Vous eussiez parié pour oui, car il eut ungros soupir bien naïf.

Et le peigne d’aller, et la brosse aussi, etla barbe de briller soyeuse et douce comme les cheveux.

Il y avait là vraiment tous les accessoiresd’un splendide visage de jeune premier, et sans la cicatrice…

– Il ne me va pas trop mal, ce collier,pensa Clément, c’est dommage de l’abattre. Voyons maintenant quelmiracle va accomplir le baume de ce sorcier de docteur, qui me mordcomme un demi-cent de fourmis. Je suis sûr que, sous l’onguent, mapeau est rouge comme une tomate !

Il prit un tampon de ouate sèche, et le passalégèrement sur toute l’étendue de la cicatrice, qui s’en allait àmesure, avec l’onguent, comme ces figures de mathématiques quel’éponge efface sur le tableau noir des examens.

– C’était bon teint, pourtant,murmurait-il dans sa surprise mêlée d’admiration, je me lavaisdessus à grande eau tous les jours : Il n’y aura même pasbesoin d’une seconde couche… Ah ! ce docteur !…

Sans être rouge comme une tomate,l’emplacement où était naguère la cicatrice gardait un« feu » très vif. Clément déboucha le flacon de métal,versa quelques gouttes de son contenu sur un linge et tamponna sonfeu.

Puis il ne s’en occupa plus. Sa foi étaitcomplète.

Nous devons avouer que le regard qu’il accordaà son miroir, après besogne achevée, était celui d’un très beaugarçon absolument satisfait.

Désormais, vous ne lui auriez pas donnévingt-cinq ans.

Le miroir fut remis dans le nécessaire, ainsique les flacons, brosses, etc. La robe noire, le chapeau de femmeet le voile disparurent dans le coffre de la voiture.

Clément revêtit le waterproof, qu’ilboutonna, passa le nécessaire à son cou et coiffa la casquette.

Il était temps, le fiacre s’arrêtait ruePigalle devant un mur étroit, bâti entre deux grandes maisons derapport et percé d’une porte cochère très modeste qui occupait lestrois quarts de sa longueur. C’était tout à fait dans le haut de larue, où les boutiques sont rares.

Le cocher demanda : « La porte, s’ilvous plaît ! »

Une ombre parut s’éveiller sur une des bornesqui flanquaient l’entrée. C’était une fillette, déjà grande,habillée comme les ouvrières, mais qui avait en elle quelque chosede singulier, j’allais dire d’élégant sous la pauvreté de samise.

Cela se trouve parfois dans les métiers quitouchent à l’art, même par les côtés misérables ou ridicules.

Ainsi, parmi cent pauvres comédiennes de lafoire, qui sont grotesques précisément parce qu’elles se croientartistes, vous rencontrez tout à coup un embryon d’étoile ayantdéjà des rayons pour qui sait les deviner au travers de sonnuage.

Cette petite fille sonna, disant au cocherd’une voix qui tremblait un peu :

– Ah ! la maison est bien trop loinpour qu’on vous entende crier ! Puis elle gagna d’un seul bondla voiture et mit à la portière son visage brun, pâle, encadré decheveux mutins. Le regard qu’elle darda à l’intérieurflamboyait.

– Bonsoir, dit-elle.

– Lirette ! s’écria le prisonnieravec un mouvement de surprise qui n’était pas exempt de colère, quefais-tu là et que veux-tu ?

La fillette ne répondit pas.

Le prisonnier reprit d’un ton plusdoux :

– Mais comme te voilà grandie, en troismois, petite Lirette ! Je te défends de courir toute seule àces heures désormais.

Le regard de l’enfant se voila, ellepleurait.

– Nous ne demeurons pas bien loin,répliqua-t-elle. La baraque est à la barrière, là-haut sur la placeClichy, et je vous défie bien de m’empêcher de courir, quandj’espère vous voir.

Elle saisit la main du jeune homme et la portabrusquement à ses lèvres.

– Tenez, dit-elle, voilà votre bouquet deviolettes. Il est tout frais, et il sent bon. J’ai été jusqu’auPalais-Royal pour l’avoir : la marchande me les donne depuisque je n’ai plus d’argent. Trois mois ! je suis venue tous lessoirs pendant près de trois mois, et j’étais grondée pour rienpuisque je ne vous voyais pas. Je parie que vous n’avez pas pensé àmoi, vous, pendant tout ce temps-là ; ne mentez pas !

Clément se mit à rire.

– Je te dois quatre-vingt-dix bouquets deviolettes, alors, dit-il, en lui tendant un louis. Prends ceci enacompte.

Elle repoussa la pièce d’or d’un geste mignonet caressant, mais elle baisa pour la seconde fois la main qui seretirait.

– C’est bon ! murmura-t-elle, vousn’avez pas pensé à moi. Est-ce vrai que vous allez vousmarier ?

– Pourquoi ne veux-tu plus de mon argent,petit démon ? demanda Clément au lieu de répondre.

– Parce que vous me devez plus, bien plusque cela, dit Lirette, qui devint sérieuse. Nous avons Cora, unegrande Noire, à la baraque. Elle tire la bonne aventure, la vraie.Voilà qu’on ouvre votre porte, je ne veux pas qu’ils me voient,vous auriez honte. Ne riez pas, j’ai bien des choses à vous dire,et j’ai mes dix-sept ans ! Je reviendrai. Je ne veux plus devotre argent, parce que… c’est la grande Noire… Ça m’est bien égalsi vous vous moquez de moi, j’aurai mon tour, Cora l’a dit… parceque vous m’aimerez, donc ! vous verrez !

Sa joue s’était empourprée et ses prunelleséclataient comme une paire de diamants.

Elle s’enfuit, soufflant vers Clément, avecune coquetterie enfantine, une poignée de baisers déposés dans lecreux de sa main.

L’homme à tournure de commissionnaire étaitdescendu sur le trottoir avec la valise et le sac. Un valet sortiten même temps par la porte, parcimonieusement entrebâillée. C’étaitun vieillard à cheveux blancs ; il avait une livrée noire. Cefut lui qui ouvrit la portière.

– Monsieur a-t-il fait un bonvoyage ? demanda-t-il d’un ton froid et respectueux.

– Très bon ; payez le cocher et lecommissionnaire, Tardenois. Le vieux valet obéit, et ilsentrèrent.

Aussitôt que la porte fut refermée, levieillard déposa les bagages sur le sable et ouvrit ses bras.

Clément s’y précipita.

L’étreinte fut longue, mais silencieuse.

Quand elle prit fin, le vieillard laissaClément reprendre les bagages, et ils se dirigèrent ensemble versla maison, située tout au bout d’une profonde allée. La façade del’hôtel ne montrait aucune lueur.

Au moment où ils approchaient, le sac et lavalise changèrent encore une fois de main.

– Je suis venu seul à votre rencontre,dit le vieillard en chargeant le fardeau sur ses épaules, parce queje ne pouvais pas me douter qu’on avait poussé si loin la mise enscène de cette comédie. Il est bon qu’on croie à ce voyaged’Angleterre.

– Et vous ne savez rien encore !répliqua le jeune homme. Cette comédie et sa mise en scène ont missur pied une troupe entière d’acteurs et de comparses ; quandje vous aurai tout dit ; vous resterez confondu !

Il hésita avant d’ajouter :

– Vous ne me parlez pas de… de mamère ?

– Madame la duchesse n’est pas malade,répondit le vieux serviteur.

– Et Albert ?

– Ah ! fit le vieil homme ensecouant la tête, celui-là, je le vois trop souvent pour bienjuger. Ceux qui ne le voient pas tous les jours disent qu’il changecomme pour mourir, et Mme la duchesse est plus pâleque lui.

– Parlaient-ils de moi quelquefois ?demanda encore Clément, qui courbait la tête.

Le bonhomme ne répondit pas.

Clément essaya de sourire enmurmurant :

– Est-ce qu’il n’y a plus ici que toipour m’aimer, pauvre bon Tardenois ? Tu sais que là-basj’étais ton Pierre, à la prison ?

De nouveau, le vieux valet le pressa contreson cœur, et dit, employant pour la première fois un nom quin’était ni Clément ni Pierre :

– Georges, mon cher enfant, vous avezdonné votre liberté, et vous allez jouer votre vie, mais votredévouement ne sauvera pas celui qui doit mourir.

– Savoir ? dit le jeune homme enrelevant la tête. Pour la maladie, nous avons le docteur, à qui lesmiracles ne coûtent rien, et, pour le reste, je n’ai qu’un brasc’est vrai, mais il est bon, et nous verrons bien !

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