La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 19Les derniers Fitz-Roy

 

Bien en prit à Mme Jaffret detourner le dos au lustre et d’avoir son visage en pleine ombre, carelle ne put retenir une très visible grimace à cette réponse de lajeune fille.

Quant à la comtesse Marguerite, le beau etcalme sourire qui jouait autour de sa bouche semblait taillé dansle marbre. D’un regard rapide comme l’éclair, elle cloua la parolesur les lèvres d’Adèle et demanda en baisant le front deClotilde :

– Est-ce notre petit cœur qui nous l’adit ?

Un peu de rougeur monta aux joues de la bellejeune fille.

– Tiens ! fit-elle en riant tout àcoup, et son rire la faisait plus charmante, j’avais lu dans biendes livres que le cœur parlait, mais je ne savais pas encore quec’était vrai !

– Alors, insista Adèle, vous n’avezaucune raison particulière ?… Un regard peut piquer comme lapointe d’un couteau, car, sous celui de la comtesse,Mme Jaffret laissa échapper un grognementdouloureux et se tut.

À ce moment, la porte du salon s’ouvrit, etM. Laurent, en livrée neuve, annonça :

– M. le prince Georges deSouzay !

Au nom du prince, jeté ainsi au milieu desconversations, il y eut un vif mouvement dans le salon. Plusieurs,parmi les personnes présentes, ne connaissaient pas le nouvelarrivant. Mme Jaffret marcha à sa rencontre etreçut ses premières excuses avec une véritable dignité, adoucie parla plus cordiale indulgence.

Je répète ici que cette vieille Adèle,derrière sa laideur originale, n’était pas sans posséder un certainvernis. Elle avait dû certainement voir au temps jadis un autremonde que celui de ce pauvre bon Jaffret.

– Le retard, fit observer maître Souëf(Isid.), mentant majestueusement à ses opinions de tout à l’heure,outre qu’il ne comporte pas un écart de plus de quarante-deuxminutes, est d’autant plus excusable au retour d’un voyage que leschemins de fer, malgré une supériorité incontestable au point devue de la rapidité…

Personne n’est sans avoir remarqué que lesphrases de notaires sont généralement coupées par quelque favorableaccident. À quelles proportions atteindraient-elles si on leslaissait aller jusqu’au bout ?

Mme Jaffret écarta son mari,qui lui barrait maladroitement le passage, et prit le bras duprince pour le conduire à la comtesse Marguerite, qui s’était levéeen tenant Clotilde par la main.

Le prince donnait le bras gauche, parce quecela s’était trouvé ainsi, comme l’expliqua maître Souëf aprèsavoir fait observer que ce n’était pas la coutume. De la maindroite, le prince tenait son chapeau.

L’effet produit par lui dans le salon futabsolument flatteur et quand ce pauvre excellent M. Buinarriva, presque sur ses talons, ne voulant pas, malgré sadéconvenue, refuser cette preuve d’affection à ses amis et voisins,il put entendre le murmure bienveillant qui se prolongeait aprèsl’entrée de M. de Souzay.

– Je vous prie en grâce, ditM. Buin, mettant ses deux mains devant ses oreilles, pas unmot de cette abominable affaire ! Toutes les mesures possiblesont été prises et bien prises. Si on me parle de l’accident, jemords !

Mademoiselle Clotilde accueillit son fiancépar un cérémonieux salut, qui n’était pas dans sa façon d’êtrehabituelle. Le prince lui dit, après avoir rendu ses devoirs à lacomtesse, aimable et charmante comme toujours :

– Mademoiselle, c’est à vous que je doisadresser mes excuses, avant même de les faire accepter àMme la comtesse de Clare, Mme laprincesse de Souzay, ma mère, avait l’intention dem’accompagner…

– En vérité ! s’écria Adèle.

Marguerite prit les deux mains de Clotildeentre les siennes et ne dissimula point sa joie.

– Avez-vous entendu docteur ?demanda-t-elle.

– J’ai entendu, répondit M. Samuelqui se rapprocha aussitôt. C’était, à ce qu’il paraît, un événementd’importance que la simple intention, manifestée parMme de Souzay, d’accompagner son fils chez lesJaffret. Georges poursuivit :

– J’ai attendu jusqu’au dernier moment.Mme la princesse m’a chargé de vous dire, et jevous répète ses propres expressions, que l’état douloureux de sasanté l’avait seul empêchée d’accomplir aujourd’hui une démarchequ’elle regarde bien plus encore comme un plaisir que comme undevoir.

Adèle releva ses lunettes pour s’essuyer lesyeux.

– Jaffret ! appela-t-elle, maîtreSouëf, Comayrol ! au fait tout le monde, puisque tout le mondeici aime et respecte la noble famille à laquelle mon dévouement estacquis depuis tant d’années, venez tous et apprenez une nouvellequi va vous combler de joie. La réconciliation est un fait accomplientre les deux branches de la maison de Clare ! Oui !j’ai vu cela avant de mourir !

C’était bien la touchante émotion de cesvieilles gens attachées aux grandes races et qui ressentent avecplus d’énergie que la famille elle-même le contrecoup de sesbonheurs et de ses malheurs. Nous verrons à quel point le bonJaffret et sa femme avaient le droit d’aimer tout ce qui portait lenom de Clare !

L’aspect du salon offrait un exemple de plus,à l’appui de la vérité que nous venons d’exprimer ; car entretous les visages, ceux de Georges et de Clotilde étaient debeaucoup les plus calmes. Il y eut un murmure attendri qui fit letour de l’assemblée, et maître Souëf appuya sa manche sur lacouverture du contrat, comme pour y étancher une larme tombée.

– Voici une bonne nouvelle et une bonneparole, prince, dit le Dr Samuel.

Et pendant que le doux Jaffret se frottait lesmains de cet air un peu étonné qui était sa physionomie, lacomtesse Marguerite ajouta :

– Prince, je prends pour moi, dans lamesure qui convient, l’aimable intention de ma respectée cousine,Mme la princesse de Souzay. Ce n’est pas ici unmariage ordinaire ; il se fait sous des auspices pleins depromesses, et je suis bien heureuse d’y avoir contribué pour mafaible part.

Elle tendit sa main à Georges, qui la prit etla baisa. Entre les paupières demi-closes de la fiancée un regardglissa : regard intense, et tout imprégné d’une ardentecuriosité.

Que cherchait ce regard, le plus vifassurément et le plus perçant aussi que nous ayons encore vujaillir des beaux yeux de mademoiselle Clotilde ? La réponse àcette question va sembler peut-être puérile. Ce regard, à en jugerpar son double éclair, était destiné seulement à interroger lesdeux mains de Georges.

La droite tenait toujours son chapeau. Ce futla gauche qui servit à Georges pour élever les doigts charmants deMarguerite jusqu’à ses lèvres.

Clotilde baissa les yeux dès qu’elle eut vucela, Marguerite et Adèle avaient échangé un coup d’œil.

Et Georges continua son tour de salon, maisflanqué maintenant d’un côté par le Dr Samuel, de l’autre parM. le comte de Comayrol. Adèle était restée auprès deMarguerite, à qui elle dit tout bas :

– Ils jouent serré, méfiance !Allez-vous mettre les points sur les i avec lapetite ?

Elle s’était, paraît-il, approchée trop près,car la comtesse porta son mouchoir à ses narines.

– Ma parole ! fit Adèle sérieusementmolestée, on dirait que nous ne nous sommes pas connues place del’École-de-Médecine ! Le tabac et l’eau-de-vie ne vousfaisaient pas éternuer dans ce temps-là ! Ma parole ! cesont des fumigations, je vous dis ! Et une larme de cognac surdu coton pour mes rages de dents. La belle affaire !

Elle s’en alla furieuse et prit place encérémonie auprès de maître Souëf.

– Ma mignonne, dit Marguerite, aussitôtqu’Adèle fut partie, votre instinct, j’en suis bien certaine, vousavait appris que vous n’apparteniez pas à ces braves gens. Au tempsoù nous sommes, le fossé profond qui séparait les castes est à peuprès comblé ; nous pouvons sans inconvenance aucune nousasseoir ici et même fêter le jour le plus solennel de votre viedans la maison de M. et Mme Jaffret, d’autantque cette maison est pleine de souvenirs de vos aïeux. Mais rien nepeut défaire ce que Dieu a fait : ce sont des petits-bourgeoiset vous êtes de la grande noblesse. Êtes-vous contente d’êtrenoble, Clotilde ?

– Je suis contente, répondit la jeunefille, de n’être pas par ma naissance au-dessous de l’homme que jevais épouser.

– Me direz-vous enfin si vous l’aimez,chère enfant ?

– Il me plaît… je suis contente aussid’être votre parente, madame. Marguerite l’embrassa ; jamaisfemme n’avait su mieux qu’elle glisser un regard perçant à traversun sourire. Tout ce qu’il y avait en elle de ruse féline etd’implacable diplomatie était dans ce regard qui vous eût semblébon comme celui d’une mère. Elle pensait :

« Qu’y a-t-il tout au fond de cettecréature ? »

Rien, peut-être. Et pourtant, Marguerite avaitpeur, parce qu’elle se souvenait de ses dix-huit ans à elle.

« Il me semble, pensait-elle encore, qu’àcet âge-là j’aurais joué sous jambe une femme aussi forte quemoi ! »

Elle entendait : « aussi forte queje le suis moi-même à l’âge de… » Mais elle ne se disaitjamais son âge.

– Beaucoup de choses peuvent tenir en peude mots, chérie, reprit-elle. En cinq minutes, nous avons le tempsde mettre les points sur les i, comme parle notre excellente Adèle.Je viens de vous en dire assez pour que vous me compreniezdésormais à demi-mot. Nous sommes, vous, moi,Mme la duchesse, et Georges de Souzay, les derniersde Clare, et je m’étonne un peu de la tranquillité que vous gardezen écoutant ce grand nom, qui est le vôtre.

– Je m’en étonne aussi, répliquaClotilde, un peu. Il est possible que je n’aie pas encore en moitout ce qu’il faut pour apprécier un tel honneur et un telbonheur.

Les sourcils de Marguerite eurent unfroncement léger.

– Peut-être, dit-elle pourtant, et à toutprendre, ce ne serait pas surprenant. Vous êtes, depuis votreenfance, dans une position si différente de celle qui vous estdue ! C’est cette position même que je tiens à vous expliquerbrièvement. Notre famille, depuis un quart de siècle environ,semble avoir été poursuivie par une fatalité singulière. Les genssages ne croient pas à la fatalité. Ceux d’entre nous qui étaientpauvres (excepté pourtant votre père) ont survécu, donc il estpermis de penser que la fortune immense de la maison de Clare étaitune proie autour de laquelle s’acharnaient de mystérieux ennemis.Ces ennemis, grâce aux divisions intestines qui ont désolé notrefamille, sont victorieux à ce point que les derniers représentantsdu nom vivent dans une médiocrité relative et reculent devant labataille judiciaire qu’il faudrait gagner pour être remis enpossession de leur héritage. Il y a des pièces importantes quimanquent, car on s’est attaqué non seulement à nos existences, maisencore à nos droits…

– Qui ? demanda Clotilde.

– Si madame la comtesse veut bien lepermettre, dit en ce moment maître Souëf, nous allons procéder à lalecture du contrat, M. le comte de Comayrol ayant procurationpour représenter la branche de Souzay. J’ai l’honneur de réclamerle silence.

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