La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 9Robe de taffetas

 

Échalot, resté seul dans sa cabine, après ledépart de Cadet-l’Amour, semblait avoir grandi de plusieurs pouces.Il plongea sa main gauche dans la poche percée de sa robe dechambre en guenilles et planta l’autre sur sa hanche.

– Tableau ! dit-il. Je représente lafermentation de mes pensées diverses à l’intérieur de monintelligence, au moment où je vois le mystère casser sa coque etgrandir à la hauteur des arbres les plus beaux de la forêt viergequ’ils abritent sous leur ombrage ! J’aimerais mieux posséderle secret d’une famille tranquille et retirée dans son ancienmanoir à la campagne, au lieu d’être mélangé tout à coup dans lessuites d’une grande machine à décors, comme le vieux Francesco autroisième acte du Faux Ermite de l’Etna. C’est dangereux,quoique avantageux ! Et ça devrait engager la jeunesse par monexemple à la bonne conduite et tranquillité, puisque, à la longue,me voilà qui vas profiter d’un tas de canailleries sans avoirjamais manqué à l’honneur !

Il fit quelques pas dans sa cage étroite, lejarret tendu et la tête haute, puis le triomphant éclat de sonfront se couvrit d’un nuage.

– Quant à connaître bien au juste lesecret, reprit-il, ça n’y est pas encore, mais la démarche deM. Tupinier, surajoutée à mes calculs, y jette un demi-jourqui fait que dame ! c’est sûr que je n’y vois encore goutte…Et pourtant, ça saute aux yeux, qu’il y a une conjonctureparticulière dans la circonstance… ah ! nom d’un cœur !si j’avais reçu les premiers éléments d’une meilleure éducationpremière…

Il tapa violemment sur son portefeuille graset déplia de nouveau le fameux papier qui entretenait, dans sonimagination romanesque, et cela depuis tant d’années, tout un monded’espérances.

Il lut :

– Pétrat sube ondessimat…Pétrat, c’est bien sûr le nom de l’individu… Quelindividu ? Faudrait la subtilité de Similor pour s’en rendrecompte… Est-ce de l’italien ou du chinois ?Nantan-ket !comme disait le bas-breton dans LeSpectre de Concarneau où Laferrière jouait si mignonnement lenoyé… sube ? dame ! vas-y voir !ondessimat… ou bien Onde et Simat, l’homme et lafemme ? cherche ! Fili hitaire… on diraitpresque du français, ça !… Siam… les jumeaux envenaient… Regomme domusse hantait Jeanne Huam… ça secomprend, que diable ! ils s’aimaient, ces deux-là.Kuhéritez… La succession de Clare, parbleu !« héritez ! » Moi, je ne demande pas mieux,d’abord ! mais la manière… Ah ! nom de nom. ! c’estpas l’embarras, j’en ai mal à la tête ! Savoir s’il faut semettre au lit ou réveiller la petite pour tenir conseil ensemblenous deux. Ça la regarde encore plus que moi, puisqu’elle estl’enfant ravie par les bohémiens dans la montagne. Je vais toujoursl’appeler.

Il mit la main au bouton d’une porte située enface de la sortie, et qui donnait sur un trou encore plus exigu quesa chambre à coucher.

La voiture d’Échalot n’était pas grande, ilest vrai, mais ces maisons roulantes sont généralement aménagéesavec une remarquable intelligence. Ce second trou était l’ancienneretraite de l’ingrat Saladin. Échalot, sensible par nature, ne putretenir un monologue.

– Enfant prodigue et fugitif,soupira-t-il, quand la porte fut ouverte, voilà donc l’air que turespirais dedans à l’époque de ton innocence ! La Providencese charge elle-même de te punir des crasses que tu m’as faites sansdiscontinuer, depuis le temps où je te donnais le sein avec macornue, plus commode même qu’un vrai biberon de chez le bandagiste.C’est à la veille de ma fortune faite, Saladin, avec laquelle jevais me retirer dans l’aisance, que tu as eu l’inconsistance dem’abandonner… comme c’est bête de ta part !

Il s’arrêta et poussa une exclamationd’étonnement.

Après le trou de Saladin, c’était la chambrede Lirette qui, dans la pensée d’Échalot, devait être endormiedepuis longtemps, car elle était rentrée à dix heures (Dieu savaitd’où), et minuit avait sonné déjà au restaurant duPère-Lathuile.

Pourtant, par les fentes de la porte, une vivelumière se montrait.

Il ne faut pas que le lecteur s’étonne si,après avoir utilisé les fentes du volet en faveur des curiosités deCadet-l’Amour, nous nous servons maintenant des fentes de la portede Lirette. Chez Échalot, les fentes abondaient partout, à ce pointqu’on eût dit une maison à claire-voie.

Échalot, mécontent, pensa :

– Elle s’abîme la vue à lire des ouvragesd’imagination de Paul de Kock, Atala, Les Mousquetaires,et autres. Le spectacle, je comprends ça, mais les livres, n’enfaut pas, ça occupe !

Et il colla son œil à la plus large desfissures, par laquelle on aurait aisément passé le doigt. Ici,autre et plus grand étonnement.

– C’est comme dansPeau-d’Âne ! balbutia Échalot, qui resta bouchebéante à regarder.

Lirette était assise auprès de sa petite tableà ouvrage sur laquelle brûlait une lampe poussée à son maximum delumière.

Le sommeil l’avait surprise pendant qu’elleajustait le nœud élégant d’une ceinture de taffetas noir, selon lemodèle d’une gravure de mode placée devant elle.

Ceci n’était rien encore.

Les fées du travail sont rares dans cespauvres baraques où la paresse « artiste » règned’ordinaire despotiquement, mais il s’en trouve, néanmoins, et jepourrais citer une des plus vénérables maisons de modes de Parisqui fait exécuter ses « délicatesses » par une danseusede corde émérite.

Le surprenant, ici, c’était la toilette mêmequ’Échalot voyait pour la première fois sur le dos de sa pupille etpensionnaire.

Une robe de taffetas noir adorablementtroussée, avec un corsage qui semblait en vérité sortir toutbattant neuf des ateliers de Wortz-le-Conquérant.

C’était simple, mais charmant et celaparaissait d’une richesse folle dans le cadre d’un si misérableréduit.

Et si vous saviez comme Lirette était jolielà-dessous ! Elle avait passé un peigne mouillé dans sescheveux noirs, et cela lui faisait une coiffure enchantée. Sa têtepâle aux traits hardis mais exquis, se renversait dans ces bouclessi belles et si douces qui brillaient comme si on les eût parseméesde jais. Le sommeil l’avait surprise au moment où elle piquait sonaiguille, un sommeil souriant qui disait le rêve de l’enfant,étonnée de naître femme.

Peut-être Échalot n’était-il pas le meilleurjuge possible des merveilleuses séductions offertes par ce tableau.Il se gratta pourtant le nez d’un air connaisseur et pensa touthaut :

– Où diable a-t-elle péché cettepelure-là ? C’est mignon tout plein, quoique un tantinet debrimborions verts et rouges ne feraient pas mal là-dedans, histoirede régayer la nuance agréablement qu’est trop sombre.

Sa main se leva pour ouvrir, mais uneréflexion le retint.

Ayant gratté suffisamment son nez, il passa àl’oreille, et se demanda franchement :

– Aurait-elle manqué àl’honneur !

Entendait-il ce grand mot comme don Diègue etRodrigue ?

Et encore, on ne sait pas bien comment cesdeux rodomonts espagnols l’entendaient en espagnol. Notre grandCorneille a singulièrement nettoyé la poésie du vieux Guilhem deCastro, père du Cid.

Toujours est-il qu’en prononçant cesremarquables paroles, Échalot semblait bien scandalisé jusqu’à uncertain point, mais son sourire était tout gaillardpar-dessous.

Il était de son siècle.

Il appartenait, sans le savoir, à cettephilosophie moderne qui voit toutes choses avec un miséricordieuxsang-froid et grâce à laquelle les tuyaux de poêle des théâtresadultérophiles gagnent presque autant d’argent que les cheminées àvapeur.

Échalot aussi aurait pu éditer des systèmes demorale à la portée des belles habituées du Gymnase, mais ilmanquait d’orthographe.

Au bruit de la porte qu’il ouvrait, Lirettes’éveilla en sursaut.

Sa première impression à la vue d’Échalot futun émoi confus. Elle se mit à rire comme on cherche une contenance,puis, son regard étant tombé sur sa robe de taffetas, ellerougit.

– Comme ça, dit Échalot, prenant, l’airfroid et fin d’un juge d’instruction, tu as changé de peau,fillette ?

Elle devint plus rose et ses sourcils eurentun léger froncement.

– Chérie, tu me planterais là à larégalade ! C’est pas toi qui te gênerais pour ça !

« Liberté ! libertas ! repritÉchalot. Les femmes ce n’est pas des esclaves enchaînées par lesanciennes mœurs et coutumes de la féodalité, mais n’empêche que decourir comme ça loin de mon regard, après la nuit tombée, ça devaitavoir des conséquences analogues : je l’avais pronostiqué.

– Quelles conséquences ? demandaLirette, qui releva sa jolie tête hautaine.

– Robes de soie, pardié ! repartitÉchalot sans sévérité aucune, ceintures à bouts, corsages ruches, àla suite de quoi, peut-être, dentelles, pierres précieuses avecbijoux d’or et d’argent.

La fillette frappa du pied, et une larme decolère jaillit de ses yeux.

– M’avez-vous crue capable de cela, bonami, dit-elle. C’est ici qu’était la sévérité.

Échalot baissa les yeux devant son regard etbalbutia.

– Pour de l’offense, il n’y en a pas,petite, tu me remplaces momentanément toutes mes autres affections,et avec ton caractère, je sais bien que si je ne te surveille pas,tu me quitteras.

– Jamais je ne vous quitterai, ditLirette, mais je ne veux pas être calomniée, même par vous.

Elle parlait un français net et droit, commeles ouvriers qui parlent français : chose moins rare qu’on nele pense. Ce n’était pas la langue prétentieuse et maladroite desbeaux diseurs du petit commerce : c’était encore moinsl’idiome fantastique des lettrés de la foire dont Échalot faisaitun si éloquent usage, c’était… Mon Dieu oui, c’était une voix justequ’elle avait, ou un don, si vous voulez. Je le répète : elleparlait droit.

Cela vient tout seul à ceux, à celles surtoutqui savent écouter et lire. En sa vie, Lirette avait eu occasion decauser avec d’autres gens que ceux de la foire. Nous en connaissonsau moins deux, le prince Georges de Souzay et le Dr AbelLenoir.

Il y avait une troisième personne sur quiLirette avait pu prendre exemple : une amie, celle-là.Autrefois, la baraque d’Échalot était place de la Bastille.Échalot, en ce temps, allait voir parfois le bon Jaffret dont ilavait soigné les oiseaux, et il amenait Lirette.

Mademoiselle Clotilde accourait alors, etc’étaient des parties de cache-cache à travers les grands corridorsde l’hôtel Fitz-Roy, où Lirette semblait parfois se reconnaîtremieux que mademoiselle Clotilde elle-même.

– La calomnie, reprit Échalotsentencieusement, est l’arme des traîtres et mauvais sujets del’Ambigu joués par M. Chilly ; ça ne me connaît pas. Jeretire mes expressions puisqu’elles ont l’air de t’inconvenienter,mais n’empêche que l’heure des explications a sonné. Enveux-tu ?

– Je suis prête à répondre si vousm’interrogez.

– Bon ! alors, en bref, où vas-tu lesoir ?

– À mes affaires.

– Bon. Est-ce les affaires du secretmystérieux de ta naissance, ou des rendez-vous romanesques,simplement d’amour ?

– Les deux, interrompit Lirette, j’aimeet je veux être riche, parce que celui que j’aime est unprince.

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