La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 14La onzième dalle

 

Ce qui glissait ainsi vers la rue Fontaineétait un homme, ou du moins une forme humaine de longueur virile,mais extraordinairement mince, enveloppée dans une douillettenoire, boutonnée du haut en bas comme une soutane.

Cette forme marchait avec une vitessesingulière, quoique son pas fût inégal et tout chancelant.

C’est à peine si le choc de ses chaussurescontre le pavé produisait un bruit appréciable.

Et tout en courant, car cela courait, cela semit à chantonner en chevrotant et en toussotant la musique duFra Diavolo de M. Auber :

Voyez sur cette roche

Ce brave à l’œil fier et hardi !

Son mousquet est auprès de lui,

C’est son meilleur ami…

Il y eut sur le mot « ami » uneroulade pleine à la fois de crânerie et de décrépitude. La formehumaine passait sous un réverbère.

Elle se redressa.

La lumière glissa sur son visage en lame decouteau, pauvre ivoire jauni, coiffé sur l’oreille, à la crâne,d’un bonnet de soie noire.

Dirai-je que c’était un vieillard ? Lalangue n’a pas d’autre mot, mais ici le mot reste absolumentau-dessous de l’idée.

Entre le propriétaire de cet étrange visage etun vieillard, il y avait la même différence qu’entre le robustejeune homme et l’enfant emmailloté dans ses langes.

Figurez-vous deux yeux creux brillant aumilieu d’un paquet d’ossements qui remuaient et se choquaient sousl’enveloppe d’un parchemin racorni.

Et c’était tout guilleret, cette vieillechose.

Au coin de la première voie qui traverse larue Fontaine, un coupé de maître stationnait avec ses deuxlanternes d’argent poli.

Le cocher descendit précipitamment de sonsiège, dès qu’il aperçut notre fantôme, et ouvrit la portière. Lefantôme alla droit à lui, affectant de se carrer sous sadouillette.

– Ah ! ah ! Giovan-Battista,dit-il en grossissant le filet tremblotant de sa voix, tu asreconnu ton maître, hé ? je n’ai pas changé. Moi, je te trouveun peu vieilli depuis le temps. Je vous enterrerai tous, mespauvres enfants, tous, tous, ah ! mais oui !tous !

Il mit le poing sur la hanche.

– Quel âge as-tu, Battista ?reprit-il ; moi, je cours sur cent trente, et je n’ai pasencore renoncé à plaire, quoiqu’on me fasse un enterrement depremière classe de temps en temps. Dans cinquante ans d’ici, lesvers t’auront mangé, Battista, et tu vois que je t’accorde unebelle vieillesse. Regarde-moi ! que veux-tu que les versmangent ? Ils mourraient de faim chez moi !…

Le vieux se mit à rire tout seul etreprit :

– Battista, je vais voir Marguerite, quim’a fait poignarder à deux reprises, et je vais voir M. lemédecin Samuel, qui m’a empoisonné trois fois. Brûle le pavé,caro mio, je suis pressé. Tu m’arrêteras rueSaint-Antoine, devant l’église Saint-Paul, Nous connaissons cequartier-là, Battista ?

Il monta le marchepied sans aide et se jeta aufond du coupé où ce qui remplissait sa douillette produisit lebruit d’un sac d’osselets.

Battista, superbe maraud d’Italie, repritplace sur son siège, et le coupé roula vers le boulevard.

Il était un peu plus de quatre heures de nuitquand le cheval fumant, s’arrêta devant la grille deSaint-Paul.

Giovan-Battista descendit et ouvrit laportière.

– Padre d’ogni, dit-il, noussommes arrivés. Fait-il jour ?

Le fantôme s’était assoupi dans soncoin ; il s’éveilla et s’étira, produisant encore ce bruit debilles qu’on secoue dans un sac. Il dit à Battista quiattendait :

– Je n’ai plus besoin de toi, mon fils,retourne à la maison et dors tranquille.

Il s’assit sur les marches de l’église,jusqu’à ce que le coupé se fût éloigné, puis, au lieu de prendre larue Culture, il s’engagea dans les démolitions qui encombraient lesderrières de l’hôtel Fitz-Roy, dont le jardin se trouvait coupé enbiais par le tracé de la rue Mahler.

Parvenu au pied de la clôture en planches quiremplaçait l’ancien mur, il regarda tout autour de lui avecattention. Rien de suspect ne se montrant, il recula d’une douzainede pas, prit son élan comme Auriol quand il va sauter par-dessusles baïonnettes, et, d’un bond véritablement prodigieux, ilatteignit le sommet du mur de planches, derrière lequel ildisparut.

Au-delà du mur, c’était le jardin de l’hôtel,abandonné et négligé.

Le fantôme avait déjà pénétré sous les massifsoù il causait de bonne amitié avec un énorme chien de garde, surlequel, bien certainement, les Jaffret comptaient beaucoup plus,pour défendre leur propriété, que sur le mur de planches.

– Tu me reconnais, toi aussi, gros Bibi,disait le fantôme ; je t’enterrerai comme les autres, monange. Laisse passer ce maître, il a de l’ouvrage !

Le chien remua la queue et s’écartadocilement.

Toutes les fenêtres de l’arrière-façadeétaient noires, excepté deux ; celles du salon qui faisaientface à la prison de la Force ; le salon de la corbeille et dela collation.

C’était par l’une de ces fenêtres que, dansl’après-midi du jour précédent, mademoiselle Clotilde, guidée parles indications de M. Buin, avait braqué sa jumelle sur lesfameux rideaux verts du faux Clément-le-Manchot.

Le fantôme s’arrêta pour regarder ces deuxfenêtres.

Il était de bonne humeur.

– Marguerite a de l’esprit gros commeelle, pensa-t-il ; Samuel aurait remué la science du haut enbas s’il avait voulu ; Cadet-l’Amour est un des plus étonnantsgredins que j’aie rencontrés en ma vie, ils ont Comayrol, Jaffretet d’autres… et une arme par là-dessous ! Et ils ne font riende bien parce qu’ils n’ont plus papa ! le bon petitPère-à-tous qui a emporté dans l’autre monde le talent, la bonnechance et la caisse de la confrérie… Ah ! la caissesurtout ! Viens, si tu veux, Bibi.

Il riait tout doucement, marchant de nouveauvers la maison.

L’énorme chien le suivait, la queue entre lesjambes.

On entendait un murmure de voix qui tombait dupetit salon. À part cela, l’hôtel Fitz-Roy dormait des caves auxmansardes.

La grande porte donnant sur le jardin étaitfermée à clef ; le fantôme toucha la serrure, et la portes’ouvrit comme par magie.

Le chien remua la queue et poussa ungémissement de tendresse.

– Tu trouves le tour bien joué, Bibi,hé ? reprit le fantôme. Et voilà pourtant des années qu’on estretiré du commerce, après fortune faite… J’ai idée que tu as percéà jour tes nouveaux maîtres, vieux démon ? Tu as le droit demépriser ces gens-là, toi, le chien du colonel !

Ce dernier mot fut prononcé avec unesingulière emphase, et Bibi sembla se rengorger sous sa fourrurehérissée.

Le fantôme traversa les vestibules dont leslampes suspendues allaient s’éteignant ; il ouvrit la portedonnant sur le perron sans plus d’efforts qu’il n’en avait dépensépour la première.

Sa main adroite, munie d’un instrument quiétait peut-être fée, ne produisait aucun bruit.

Le chien descendit avec lui les marches duperron, et ils tournèrent à gauche dans la cour. On dormait dans laloge du concierge ; au-dehors, la rue Culture-Sainte-Catherineétait plongée dans un silence profond. Le réverbère du portailrestait allumé.

Le vieillard, toujours suivi par le chien quirampait sur ses talons, longea la façade jusqu’à la dernière portelatérale, située juste vis-à-vis de la conciergerie et dont laplinthe portait le n° III, en chiffres romains.

C’était l’entrée particulière du logis occupéautrefois par le papa Morand Stuart, quand il était gardien del’hôtel.

– Voilà déjà du temps que cela est passé,dit le fantôme en se retournant vers le chien. Ton grand-père étaitlévrier d’Écosse, Bibi, et tu es presque un terre-neuve :allez donc parler maintenant de race et de noblesse : Fini,fini, mon ami ! Tu sais ? Ils sont tous morts et moiaussi, mais les autres restent dans leurs boîtes. Comptons lespierres, au lieu de bavarder.

Il se plaça au seuil même de la porte, marquéen° III. De cet endroit à la loge du concierge, il y avait, dans lepavé de la cour, un passage en ligne directe, formé de petitesdalles de granit. Le fantôme compta onze de ces dalles.

Il y eut en ce moment une fenêtre du secondétage dont le rideau se souleva. La lune, sortant d’un nuage,éclaira vaguement une figure blanche collée aux carreaux. Lefantôme n’était plus seul.

À la onzième dalle il s’arrêta.

– C’est ici, Bibi, dit-il :Petra sub undecima.Peut-être que tu ne sais pas le latin…Attention ! c’est toi qui me gardes ; veille au grain, etsi quelqu’un se montre avant que j’aie fini, étrangle !

Bibi ouvrit son énorme gueule et montra ladouble rangée de ses dents de loup. Le vieillard eut son rire secqui ressemblait au bruit d’une crécelle d’ivoire.

– C’est drôle, grommela-t-il, les bonscomédiens ! il m’est aussi impossible de ne pas jouer mon rôleque de ne pas respirer !

Il se pencha au-dessus de la dalle,régulièrement plane et dont les jointures ne présentaient aucuneprise apparente. Il la souleva néanmoins comme il eût ramassé uncaillou.

Sous la dalle c’était un trou carré qui allaits’élargissant. Il n’était pas profond ; on y pouvait voir untrès petit coffret, renforcé de fer.

Le vieillard écarta Bibi qui venait voir etlui reprocha sa curiosité. Il ouvrit la cassette, qui contenait unepoignée de papiers à l’aspect soyeux.

– C’est beaucoup trop volumineux !dit-il d’un air mécontent. Si la banque d’Angleterre avait voulu mefaire tirer une seule bank-note de 80 millions (j’offrais desupporter les frais de la planche), tout tiendrait dans le boîtierde ma montre en cuivre.

Sous les chiffons, le coffret contenait encoretrois papiers pliés en carré long, qui avaient tournure d’actespublics. Le vieillard les prit, les rejeta au fond du trou et fitdisparaître le coffret sous les plis de sa douillette.

Après quoi, il replaça la dalle avec soin.

– Bibi, pensa-t-il tout haut, non sansune nuance de mélancolie, je ne donnerais pas vingt-cinq centimesde la bande Cadet, mon garçon. Nous pourrions la sauver, hé !vieille bête ?… D’abord, nous pourrions tout ce que nousvoudrions mais, à quoi bon ? J’ai idée de m’amuser à autrechose désormais.

D’un coup de talon il s’assura que la dalleétait bien d’aplomb et se dirigea vers le perron endisant :

– Viens avec moi, Bibi, tu vas voirquelque chose de drôle.

Au moment où il repassait le seuil, la portemarquée n° III s’ouvrit doucement, et Clotilde se glissa dans lacour.

Elle resta d’abord immobile, écoutant etregardant.

Puis elle marcha droit à la onzième dalle, età son tour elle la souleva.

Le fantôme ne se doutait peut-être pas decela, mais cependant, qui sait ?…

La lampe du vestibule brûlait encore sur sacolonne, il la prit et monta lestement les marches du grandescalier.

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