La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 21Georges

 

Au cas où le lecteur intelligent et sageregarderait le Dr Abel Lenoir comme un maniaque parce qu’il nevoulait ni de la police ni de la justice, nous n’y verrions, pournotre part aucune espèce d’inconvénient.

Le fait est que nous ne recommandons nullementsa manière de procéder qui est coûteuse, laborieuse et surtoutdangereuse.

En principe, le moindre officier de paix vauttous les docteurs Abel Lenoir du monde.

Quand on voudra et tant qu’on voudra, nouschanterons les louanges, méritées si glorieusement parl’administration française. L’Europe entière nous envie nosbureaux, c’est convenu, mais quand l’idée me vient que je pourraisavoir affaire à eux, j’ai un peu la chair de poule.

Le Dr Abel Lenoir avait eu affaire à eux,voilà tout.

Nous reprenons notre récit.

Le dernier mot de la duchesse Angèle, assiseen face de Georges dans la chambre à coucher d’Albert absent, avaitété celui-ci.

– Tu as raison, mon fils, j’avais peurpour toi.

Elle faisait allusion au premier exil deGeorges, caché par elle chez le marbrier du cimetière Montmartre,et enlevé par Cadet-l’Amour la nuit même où décéda M. de Clare, enson hôtel de la rue Culture.

– Tu as raison, répéta-t-elle, certes, cefut dans ton intérêt que je t’éloignai de moi ; mais pourtantquelle différence ! Albert resta près de sa mère, et, pendantque tu souffrais loin de moi, quelle débauche de caresses autour decet enfant qui n’a jamais obéi qu’à la tyrannie de son proprecaprice ! Et te voilà fort, toi mon fils ! Et il semeurt. C’est la punition !

– La punition de quoi ? demandaGeorges.

Une parole voulut jaillir hors des lèvresd’Angèle, mais elle la retint.

– Ouvre la fenêtre, dit-elle, ma têtebrûle.

Les persiennes repoussées montrèrent un jardinassez vaste entouré par un rang de vieux arbres, au-delà desquelson voyait les derrières de la rue de La Rochefoucauld : degrands murs qui, pour la plupart n’avaient pas de fenêtres.

Un lieu plus retiré se fût difficilementtrouvé dans Paris.

Aussitôt que la croisée fut ouverte, l’air dumatin entra comme un flux vivifiant dans la chambre.

– Donne-moi des nouvelles de ta nuit,reprit la duchesse, as-tu réussi ?

– Le contrat de mariage est signé, saufréserve, pour les actes qui manquent, répondit Georges.

– Je ne te parle pas de cela… maisd’abord, as-tu été reconnu ?

– Puisque j’ai reconnu Tupinier, il a dûfaire de même pour moi, ma mère… De quoi donc me parliez-vous, jevous prie ?

– S’il t’a reconnu, je ne veux plus quetu t’exposes. Tout cela est fini, bien fini… Je te parlais duvéritable but de cette comédie où le docteur ne t’aurait pasembarqué s’il m’avait cru. Il s’agissait de cette étrangehistoire : l’Oremus, au moyen duquel on doitretrouver les papiers du vieux Morand Stuart, dernier dépositairede mon acte de mariage et de ton acte de naissance.

– Le mien ? demanda Georgesbonnement. Mon acte de naissance, à moi ? Ne faites-vous pointerreur, ma mère ?

Mme de Clare ne réponditpas.

Elle était redevenue pâle, et plus troubléequ’au début de l’entrevue.

– Eh bien ! ma mère, continuaGeorges, qui vit cela et se garda d’insister, notre belle petiteClotilde ne sait pas le premier mot de l’Oremus… Vousverrez comme vous l’aimerez, quand elle sera ici !

– Oui ! prononçaMme de Clare entre ses dents serrées, ilfaudra bien que je l’aime… quand elle sera ici !

– Que dites-vous, ma mère ?

– Rien ! fit Angèle avec uneinexplicable colère. Continue : elle n’a pas voulu te réciterla prière ?

– Ce n’est pas cela. Elle veut tout ceque je veux, mais il y a erreur. Erreur et tromperie. En face demoi, les Jaffret ont mis une jeune fille qui n’est pas plus lafille de Morand Stuart que je ne suis, moi, le fils du prince deSouzay, duc de Clare.

Mme de Clare balbutiacomme malgré elle.

– Qu’en sais-tu ?

– Sur mon honneur, pas le premiermot ! s’écria Georges en riant : du moins en ce qui meregarde, moi personnellement, mais vous me le direz peut-être à lafin. Voulez-vous que ce soit aujourd’hui ? Voyons ! quisuis-je, ma mère ?

Mme la duchesse de Clare nes’attendait pas a cette question. Il lui semblait que Georges nedevait jamais lui demander compte de rien.

Elle détourna les yeux, murmurant avec unvisible embarras :

– Je ne parlais pas de toi, bon ami, enfaisant cette question :

« Qu’en sais-tu ? » je voulaisdire : que sais-tu si cette jeune Clotilde n’est pas la fillede Morand Stuard ?

– Ah ! répondit Georges, qui rougità son tour, cela, c’est différent, je le sais, ou au moins, jecrois le savoir.

Il hésita, puis reprit :

– Je ne vous parle pas volontiers dutemps où j’étais en Bretagne, ma mère ; l’histoire seraitlongue et triste à vous raconter… !

Mme de Clarel’interrompit une seconde fois. Elle paraissait suivre une idéedepuis le commencement de l’entretien : une idée quil’occupait sans cesse et qu’elle n’exprimait jamais.

– Si la jeune fille n’est pas ce que nouspensions, dit-elle, raison de plus pour que cette comédie ait unefin : elle a trop duré.

– Ma mère, répliqua Georges, vousn’appeliez pas cela une comédie, il y a trois mois. Clotilde etmoi, nous nous aimons.

Peut-être queMme de Clare n’avait pas entendu. Ce fut dumoins comme si Georges n’eût rien dit, car elle reprit d’un ton deparfaite indifférence :

– Mon cher enfant, vous n’irez plus àl’hôtel Fitz-Roy. Georges la regarda d’un air étonné etdit :

– Avez-vous bien réfléchi à ce que vousme demandez, madame ? Au point où en sont les choses,pensez-vous qu’il soit honorable et même possible de se conduireainsi ? Je dois beaucoup à Clotilde : sans elle, jedormirais là-bas dans le petit cimetière de Bretagne. Ellem’aime…

– Et toi ? prononça tout bas Angèle,dont les sourcils étaient froncés violemment, l’aimes-tu ?

– Je viens de vous le dire, ma mère, maisvous ne m’avez pas écouté.

Elle voulut se lever, elle retomba brisée.

Il y avait sur son visage un profonddésespoir.

– Ah ! fit-elle, tu l’aimes !nous sommes donc condamnés ! Puis, en un cridéchirant :

– C’est toi qui l’auras tué, toi,toi ! Tu lui as pris son pauvre bonheur ! Tout pour toi,rien pour lui ! Qu’a-t-il fait à Dieu pour être ainsimisérable ! Ah ! il n’avait plus rien, rien qu’un peu desang au fond de ses veines : te voilà revenu, il te la fautcette goutte de sang… il te la faut ! Ne dis pas non ! Tul’as vu pourtant… Et tu le sais bien, ne va pas mentir ! Tusais bien qu’il meurt d’amour pour elle !

Georges n’eut que le temps de se précipiterpour la soutenir. Elle chancela, et s’affaissa foudroyée.

Dans son épouvante, il voulut appeler, maisbrisée qu’elle était et livide plus qu’une morte, elle gardait saconnaissance…

– Non, non, fit-elle, reste avec moi, jene veux que toi, ne vois-tu pas que j’ai parlé follement ! Jesuis si malheureuse ! Écoute ! Est-ce que tu as pu douterde mon cœur où tu tiens la première place… la place qui t’estdue ! Oh ! Georges ! mon Georges ! tu es bon,tu nous aimes, tu vas avoir pitié de nous !

Elle mit ses lèvres froides sur le front deGeorges agenouillé auprès d’elle, et poursuivit de sa voix noyéepar les larmes :

– Tu es le maître, ici. Je ne sais pas siDieu me pardonnera ; mais toi, mon fils, ô mon fils, ne merepousse pas ! Nous n’avons rien, Albert et moi. Tout est àtoi, tout, puisque c’est toi qui est le duc de Clare !

– Ma mère ! au nom du ciel !balbutiait Georges qui la tenait pressée contre sa poitrine,pourquoi me parlez-vous ainsi ? Je ne vous crois pas… Est-cequ’il m’est possible de vous croire !

– Tu doutes, Georges ! merci, monfils… mais je dis vrai, je te le jure ! Et Albert n’est pascomplice ! Seigneur, mon Dieu ! c’est moi qu’il fallaitfrapper ! Pourquoi m’avez-vous mis dans le cœur cettefolie ? Je vivais par lui, il était mon âme… Écoutez-moi,monsieur de Clare, écoute-moi, mon enfant, mon cher enfant, sais-tuque j’étais bien à plaindre entre vos deux berceaux… Je ne voulaispas, non, sur mon espoir en la miséricorde de Dieu ! monsieurle duc, je ne voulais pas vous voler votre nom, vos titres, votrefortune, non, non !… Mais, misérable que je suis, quevoulais-je donc alors ?…

Elle se rejeta si violemment en arrièrequ’elle échappa à l’étreinte de Georges en criant avecangoisse :

– Je ne sais pas ! Je ne saispas ! je suis une créature perdue ! Albert va mourir,voilà tout ce que je sais ! et je ne peux pas le sauver, mêmeau prix de ma conscience !

Elle s’arrêta.

Georges se taisait.

Quand elle reprit, sa voix expirait entre seslèvres.

– Georges, dit-elle, mon fils, quepuis-je espérer de vous ? Je vous aime, ah ! le mal queje vous ai fait, je l’ai expié par des larmes de sang ; maislui, est-ce qu’il y a des mots pour dire la démence de monadoration ! Lui ! Albert ! mon orgueil, monesclavage ! déteste-moi, enfant, je le veux bien, méprise-moi,je l’ai mérité, mais sauve-le ! Ah ! je t’en prie,rends-moi mon fils ! rends-moi mon cœur !

Elle se laissa glisser à genoux avant queGeorges, toujours agenouillé, pût l’en empêcher, et il y avaitquelque chose de poignant dans l’extravagance de ce groupe :la mère et le fils prosternés en face l’un de l’autre.

Georges pleurait comme un enfant.

Il souleva sa mère, et tout en la replaçantdans son fauteuil, il dévorait son visage de baisers,disant :

– Mais je savais bien tout cela ! Etil y a longtemps ! Et je l’aime presque autant que tu peuxl’aimer ; seulement, c’est à cause de toi, c’est à traverstoi ! parce que… Sais-tu, ma mère, je t’aime comme tul’aimes !

Elle le regardait avec une admiration étonnée.Il se mit à rire en continuant :

– Mon nom, mes titres, ma fortune, toutcela peut être à moi ; mais n’est-ce pas lui qui est beau,noble, fier ?…

– Non, oh non ! interrompit Angèleentrant dans cette discussion à la fois puérile et passionnée,c’est toi, c’est bien toi qui es bon, et beau, et généreux !digne de ton nom, de ta richesse…

Georges dit :

– Si c’est à moi, tout cela, je puis ledonner…

– Non ! Du moins, nous ne pouvonspas le recevoir, nous.

Il s’assit auprès d’elle, et sa voixs’imprégna de caresses pour dire :

– Mère, tout le monde croit que c’estlui ; moi-même, ah ! je mentais, tout à l’heure, je nesavais rien. Il y a cinq minutes, j’aurais juré que c’était lui… Etsi j’osais te le dire, je ne suis pas encore bien sûr…

Angèle l’arrêta d’un geste.

– Je vous remercie encore, mon fils,dit-elle, mais il ne s’agit pas de cela. Vous êtes prodigue, c’estdans la bonne foi de votre grand cœur que vous nous offrez, commesi c’était une chose indifférente, le magnifique état qui vousappartient. Nous n’en avons plus besoin, hélas ! ce qui estpour nous en question, c’est la vie… Et il y a des choses qui ne sepeuvent céder.

– Je ne connais rien au monde que je nepuisse vous donner, ma mère.

Elle lui prit la main, et, par un mouvementrapide, elle l’appuya contre ses lèvres.

– Que faites-vous ! s’écria-t-il, jesuis donc tout à fait un étranger pour vous, puisque vousm’implorez ! Elle l’entoura de ses bras qui frémissaient.

– Il y a des choses qu’on ne donnepas ! répéta-t-elle : tu m’as dit qu’elle t’aimait…

Georges baissa la tête.

Mme de Clare, qui ledévorait du regard, murmura :

– Tu vois bien que c’estimpossible ! Un silence se fit.

Puis la voix tremblante de Georgesmurmura :

– Celles qui aiment bien, devinent. Elleavait peur de vous, ma mère, et cette nuit, je lui ai dit cespropres paroles : « Dieu veuille que je n’aie jamais àchoisir entre ma mère et toi ! »

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