La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 11Un rapport de Pistolet

 

Échalot roulait de gros yeux stupéfaits.

– Ta prière ! répéta-t-il : jejure ma parole sacrée que je n’en ai jamais soufflé mot à personne,excepté… Mais n’importe ! comment cet oiseau-là a-t-il pudeviner la chose du papier ?

– Je vous l’ai dit, prononça Tilde avecsolennité : il sait tout… tout !

– Et ils l’ont refusé à la rue deJérusalem ! comme c’est ça !

– Laissez-moi finir, maintenant, repritla jeune fille, car nous aurons à travailler cette nuit, nous deux…Le jour venait, M. Pistolet a été obligé de s’en aller, maisil m’a dit de venir chez lui et j’y ai été.

« Si vous saviez combien il a de petitspapiers dans ses boîtes de carton où mon histoire est, et la vôtreaussi, et celle de tout le monde.

« Il dit qu’avec cela, un jour oul’autre, il mettra la rue de Jérusalem tout entière dans sapoche : j’entends l’administration, et qu’alors il lanettoiera au couteau comme on gratte la crasse qui est autour desmoules, et que la nuit de Paris sera éclairée autrement que par lesréverbères dont la lueur ne peut pas pénétrer au fond descaves.

« Ah ! il dit encore bien d’autreschoses ! Il tient les Habits Noirs, la bande Cadet, lesCompagnons du Trésor et le reste… mais tout cela ne nous regardepas… Excepté deux rapports pourtant qu’il m’a donnés parce qu’ilsconcernent le prince Georges, mon ami…

– Comment ! fit Échalot : leprince Georges de Souzay ! celui qui va se marier avecmademoiselle Clotilde ! C’est ton prince, à toiaussi !

Lirette secoua la tête d’un air mutin etdit :

– Jamais il ne se fera, le mariage !M. Pistolet ne veut pas ! Et moi donc ! Je ne veuxpas non plus ! J’aime bien mademoiselle Clotilde, mais…Ah ! j’en mourrais, papa Échalot. J’ai raconté àM. Pistolet tout ce qui s’est passé entre mon Georges etmoi…

– Que s’est-il donc passé,fifille ?

– Tous les soirs je lui portais unbouquet de violettes…

– Gratis ?

– Hélas non ! il me le payait ;mais c’est égal, M. Pistolet, qui sait tout m’a dit :« C’est vous qu’il aime. » Et il m’a dit encore…Ah ! est-ce que je sais tout ce qu’il m’a dit ! Georgesn’a plus qu’un bras ; jamais je ne m’en étais aperçu.

– Et tu l’aimes tout de même, unmanchot ?

– Je l’aime davantage… et puis, il n’estpeut-être pas prince…

– Qui ça ? Pistolet ?

– Eh ! non !Georges.

– Alors, nom de nom ! Un manchot,qui n’est pas même prince…

– Je l’aimerai mille fois plus !J’aurais consenti à lui tout devoir, mais ce serait un si grandbonheur que de lui donner tout !

– Attends ! dit Échalot.

Il se recueillit un instant, puis ilajouta :

– Compris, le sentiment et sadélicatesse ! C’est Mme Doche qui dit ça àMélingue dans Les Orphelins de l’Abîme ; même queMélingue se rebiffe drôlement…

– Mais Georges ne se rebiffera pas !J’ai bien accepté son déjeuner au cimetière… et il m’aimeratant !

Tant en parlant, elle avait pris dans la pochede son tablier deux papiers qu’elle déplia.

– Voici les deux rapports deM. Pistolet, dit-elle. Je lis d’abord celui qui a été rédigéen dernier lieu parce qu’il relate des événements plus anciens.Écoutez cela.

Il était plus d’une heure après minuit, et lebon Échalot avait les yeux gros de sommeil ; mais il rapprochason siège bravement.

Lirette lut :

« – Rapport n° 22, adressé àMlle Clotilde de Clare, (Lirette, del’établissement Échalot, place Clichy) par J. Clampin, ditPistolet, ancien auxiliaire de l’inspecteur Badoit.

« Je n’ai encore acquis aucune certitudeau sujet des deux jeunes gens qui habitent l’hôtel de Souzay. Tousles deux sont fils de Mme la duchesse, mais lequeldes deux est l’héritier de Clare ? Il y en a un, en effet, quiest né avant le mariage. Tenez le fait pour certain : j’ai lespreuves à l’appui.

« Mme la duchesse sembleavoir pris à tâche de faire planer une incertitude sur l’état civilde ses deux enfants. Mariée en Écosse, devenue mère à l’étranger,elle se sépara de son mari plusieurs années avant la mort de cedernier, qui lui refusa à l’heure suprême son acte de mariage, etl’acte de naissance de Georges, duc de Clare.

« Après 1830, lors de l’incendie del’Archevêché, Mme la duchesse fit néanmoins courirle bruit que ses papiers de famille, déposés pour être régularisés,au point de vue des prescriptions ecclésiastiques, avaient étébrûlés.

« Ce qui était mensonge.

« Dans la maison deMme la duchesse, il y en a un double courantd’opinion.

« Georges passe pour être le jeuneduc ; mais Albert, qui passe pour n’être que son secrétaire,accepte les respects de Georges dans l’intimité. C’est Albert qui aeu de tout temps le monopole des caresses maternelles (ce qui neprouverait pas du tout qu’il fût le fils légitime) ; son frèrel’appelle M. le duc.

« Parmi les domestiques, Tardenois,Larsonneur et tous ceux qui sont dans le secret de familleappellent aussi Albert « M. le duc. » Ma croyancepersonnelle est que Mme la duchesse Angèle de Clarea joué un jeu très serré, auquel nul ne connaît rien, sinonelle-même. C’est donc elle-même que je compte interroger à l’heurevoulue, qui ne tardera pas à sonner.

« Le but du présent rapport estd’apprendre à Mlle de Clare (Lirette), aveclaquelle j’ai passé un contrat pour prestation de bons offices etfourniture de renseignements, comment le prince Georges fut privéde son bras droit par le chef de la bande Cadet… »

– Si je m’endors, interrompit iciÉchalot, pince-moi jusqu’au sang, gaminette ! De ne pas savoirtout ça, j’aimerais mieux qu’on me prendrait six francs dans monsac !

Lirette poursuivit :

« – M. le marquis de Tupinier, ditCadet-l’Amour, s’était emparé (vers 1842) de Georges, placé enapprentissage par sa mère chez un marbrier du cimetière Montmartre.Le fait de ce rapt prouverait encore en faveur de l’état civil duprince Georges, mais Cadet-l’Amour pouvait être mal ouinsuffisamment renseigné : j’ai d’autres indices.

« Depuis la mort du colonel (est-ilréellement mort ?), les Habits Noirs sont presque aussi maldirigés que la police elle-même…

– Ah ! fit Échalot, pour rancunier,le petit, ça y est !

« – Si l’administration, continuaLirette, voulait tendre ou laisser tendre la moindre trappe, tousces bandits dont elle nie l’existence iraient s’y prendred’eux-mêmes à la queue leu leu. Ils n’ont gardé qu’une force, c’estle talent supérieur qu’ils déploient pour payer la loi. Ilsera parlé plus amplement de cette force dans un autre rapport.

« Cadet-l’Amour se cachait en même tempslui-même sous l’espèce d’un pauvre marbrier, établi dans lesterrains vagues qui entouraient le nouveau cimetière deClignancourt. Traqué par la justice, il emmena le jeune Georges enprovince dans le château du Bréhut, qui est la propriété de lacomtesse Marguerite de Clare. Ce doit être en Bretagne.

« Là, Georges, ou plutôt Clément, car onl’appelait ainsi, se trouva le compagnon d’étude et de jeux de lajeune fille (j’ignore son vrai nom) qu’on faisait passer, dès lors,pour Clotilde de Clare, en remplacement de la vraie Clotilde deClare, qui s’était sauvée.

« C’était et c’est encore une charmantecréature, aussi bonne que belle. Je penche à croire qu’elle avaittoujours porté ce prénom de Clotilde, et qu’on l’avait choisie unpeu pour cela.

« Les deux enfants s’aimaient bien,quoique Clément parlait souvent d’une autre Tilde qu’il n’avait vuequ’une fois, mais dont il se souvenait toujours.

« Cadet-l’Amour est un tigre à facehumaine qui se délecte à faire le mal. Il a la vocation dutourmenteur.

« Une fois, pour je ne sais quellepeccadille, il avait enfermé le jeune Clément dans sachambrette ; et celui-ci, enfant agile et hardi, était parvenuà s’enfuir par sa fenêtre pour aller jouer avec sa petite amieClotilde. Sans faire semblant de rien, Cadet-l’Amour avait observéla manière dont Clément s’y était pris pour descendre au jardin. Ille remit aux arrêts pour le lendemain et pendant la nuit qui suiviton aurait pu entendre quelqu’un travailler sous la fenêtre du jeuneprisonnier. Nul ne remarqua cela.

« Vers le soir du lendemain, Clément, quiétait resté en repos toute la journée, vit Clotilde dans le jardinet voulut descendre de nouveau près d’elle comme la veille.

« C’était facile : une grande vigneen espalier se collait à la muraille comme une échelle.

« À quelques pieds de terre se trouvaitun crampon qui avait servi, la veille, à Clément, pour appuyer samain. Quand il voulut le saisir de nouveau sous les feuilles qui lecachaient, il poussa un grand cri de détresse.

« Cadet-l’Amour avait établi là unmécanisme de piège à renard, dont les dents traversaient le poignetde Clément. C’était à cela qu’il avait travaillé le soir de laveille.

« Deux personnes vinrent à l’appel deClément : mademoiselle Tilde d’abord ; mais elle s’arrêtaépouvantée à la vue de Cadet-l’Amour qui, au lieu de secourir leblessé, se mit à le battre, frappant de préférence sur son brascaptif avec un échalas qu’il avait, en disant : « Celat’apprendra ! »

« Clément ne poussa pas un cri. Une ragefolle l’avait pris ; il appuyait son bras avec violence sur lerebord coupant du piège, essayant ainsi de se dégager à tout risquepour bondir sur son bourreau qui battait toujours.

« Clément réussit à se dégager.

« Mais sa main, arrachée, resta priseentre les dents d’acier, et quand il voulut s’élancer, il tombaévanoui.

« Cadet-l’Amour le poussa du pied avantde s’éloigner.

« Clotilde vint. Elle enveloppa de sonmieux le pauvre bras déchiré, et tout enfant qu’elle était, elleparvint à porter Clément jusqu’à la porte du jardin où deux hommesattendaient.

« On verra pourquoi ces deux hommesétaient là dans les rapports marqués 7 et 11, concernant,savoir : le premier Tardenois, l’autre le Dr Abel Lenoir, lerapport marqué n° 5 et consacré à Angèle, duchesse de Clare, dirales efforts qu’elle avait faits pour retrouver son fils… »

– As-tu ces trois rapports-là ?demanda Échalot : me voilà éveillé pour huit jours, tusais ?

– Je n’ai que le rapport n° 1, réponditLirette qui était pâle comme une morte. Se peut-il que Dieu laissevivre un tigre pareil !

– Et encore, ajouta Échalot en fermantles poings, que l’Éternel lui a communiqué la capacité de sedissimuler dans Paris sous des déguisements divers, et tousimpénétrables, sans discontinuer ses crimes et délits quel’administration n’y voit que du feu. Il était encore ici n’y a pasune heure et je causais avec lui bien tranquillement.

– Ici ! répéta la jeune fille, etvous, papa Échalot, qui êtes un honnête homme, brave et fort, vousne vous êtes pas jeté sur lui ! Vous n’avez pas appelé lesvoisins, la garde !…

– Ne te monte pas ! interrompit lebonhomme, non sans quelque embarras. Tu vas comprendre. D’abord, dedénoncer comme ça le monde, c’est manquer à l’honneur ! Àmoins qu’on en soit de la préfecture, attaché et rétribuéfixement ; or, j’y en ai été écarté, au contraire, comme ayanttrop de moyens. En second lieu, un chacun a ses petitesparticularités intimes, qui l’empêchent de s’approcher de trop prèsdu gouvernement. En troisième, quoique innocent, je le jure, j’aiété compliqué, malgré ma probité, dans des intrigues importantes depremier ordre ; j’ai joué la poule à L’Épi-Scié… et si labande Cadet, à sa prochaine histoire, me prenait pour payer laloi… Dame !

Lirette déplia le second papier vivement.

– Ces mots sont là-dedans,dit-elle : Épi-Scié, payer la loi…

– Est-ce vrai ! s’écria Échalot.Alors, lis vite, gaminette ! N’ayant jamais été à proximité derien d’immoral dans ton innocence, tu es peut-être destinée par laProvidence à jouer le rôle de celle qui est le doigt de Dieu tout àla fin du dernier acte. D’ailleurs, ça m’amuse… Lis vite.

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