La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 13Le scapulaire

 

Mme Jaffret aspiravoluptueusement une douzaine de bouffées, et dit, en rendant lapipe avec un regret évident :

– C’est gala, ce soir, pas debêtise ! On me flairerait.

– Le fait est, répliqua M. Noël,que, pour une ancienne de votre sexe, cette odeur-là ne fait pasbien dans le mouchoir ; mais on pardonne tout aux joliesfemmes, c’est le proverbe. Parlons raison, voulez-vous,Maillotte ? Ce n’est pas moi qui payerai, c’est vous. Je nedis pas que vous manquez de talent, vous autres femmes, et la reineVictoria gouverne bien l’Angleterre ; mais n’empêche que c’estétonnant de voir un jupon dans le fauteuil du colonel. On en cause,et pas mal, à l’estaminet de L’Épi-Scié, là-bas. Les affaires nevont guère, et on rappelle le temps où il faisait jour destrois et quatre fois par semaine… grand jour !

– C’était trop souvent, mon fils,interrompit Adèle : Tant va la cruche à l’eau… Tu sais lereste. Quand j’ai montré le nez pour la première fois hors de montrou et que je vous ai fait pstt ! vous vous êtes couchés àplat ventre. Vous n’en saviez pas long, et l’association était àcent pieds sous terre, hein ?

– Ça, c’est vrai ; mais voilà troisans qu’elle est remontée, et on n’a fait encore qu’uneopération.

– Donne ta pipe. La justice était enéveil, la police avait le diable au corps. C’est bon tout de même,nom de nom, mais la Marguerite va me dépister dès la porte quand jerentrerai. J’ai beau lui dire que ça me réussit pour mes rages dedents…

– Ah ! ah ! fitM. Noël : la Marguerite ! On en cause aussi decelle-là, on se dit : Puisque les grands sont morts, lecolonel, Toulonnais-l’Amitié, le docteur en droit, le comte Corona,et les autres, pourquoi la Marguerite, qui était l’élève deToulonnais, et la chérie du colonel, n’a-t-elle pas pris leScapulaire ?

Ce dernier mot, le Scapulaire, futprononcé du même ton que si M. Noël eût dit « lesceptre », et, par le fait, c’était bien cela, comme nouspourrons le voir. Adèle rendit la pipe avec mauvaise humeur etrépliqua :

– Elle n’a pas le Scapulaire, parce queje l’ai dans ma poche, ma vieille. Sais-tu seulement ce que c’estque le Scapulaire ? Sais-tu ce que c’était que le colonel, cefétiche, par lequel vous jurerez jusqu’à la fin du monde et quis’est moqué de vous pendant quatre-vingts ans sonnés ? Et demoi aussi, c’est certain ! et de lui-même pareillement, cardans le cimetière où il est maintenant, il n’a pas pu emporter letrésor des anciens Habits Noirs, le monceau d’or qui ne tiendraitpas dans les caves de la Banque de France !

Les yeux de la vieille femme brûlaient sousles touffes de ses sourcils gris et l’on eût dit que cet éclatallumait une lueur entre les paupières de M. Noël.

Il baissa la voix pour demander :

– Est-ce vrai que le Scapulaire contientle secret du grand Trésor ? Adèle fut un instant avant derépondre, puis, arrachant pour la troisième fois de sa bouche lapipe de son compagnon, elle dit :

– Mon Piquepuce, écoute voir : vousêtes tous des brutes, et on gouverne les brutes avec des momeries.Si tu avais reçu de l’éducation, tu saurais cela. Quand on veutfonder un peuple, on dit aux vagabonds comme toi : « Jesuis le possesseur d’un grand mystère, ma nourrice était unelouve », ou bien : « Je vais dans la forêt toutesles nuits causer avec la nymphe Égérie. » Eh bien ! cefut un peuple que les Habits Noirs, et même un grand peuple, maparole, qui se répandait comme les juifs, sur toutes les contréesde l’univers. Le colonel Bozzo les amena un jour d’Italie où ilss’appelaient les Veste Nere, et faisaient partie de laCamorra Seconde dont Fra Diavolo lui-même, qui avait été mal pendupar les Français, en 1799, pendant la campagne de Naples, était lechef. Il y a cinquante ans de cela, mais je m’en souviens, ce quine me rajeunit pas… Si je te redemande ta pipe, ne me la donne plusdans mon intérêt. Ça t’amuse-t-il mon histoire ?

– Dame, fit M. Noël, j’attends.Peut-être que vous allez reparler du Trésor.

– Vieil enfant ! tu aimerais mieuxdes contes à dormir debout ! Ah ! tu as raison deregretter le colonel, il en avait toujours de pleins paniers !Quand je le vis pour la première fois, il se donnait cent ans, etil a vécu un demi-siècle après… et une nuit que je pénétrai dans sachambre à coucher pour lui dire que la police rôdait autour de sonhôtel, rue Thérèse, je trouvai son lit vide, et un beau jeune hommebouclant ses cheveux noirs devant une glace…

– Les cheveux du colonel ?interrompit Noël ébahi.

– Les cheveux du beau jeune homme, quiétait le colonel.

– Et comment expliquez-vouscela ?

– Je n’explique pas, mon Piquepuce, jesuis une vieille femme et je bavarde. Si tu racontais mon histoireà l’estaminet de L’Épi-Scié, penses-tu qu’ils tecroiraient ?

– Non, pour sûr !

– Tu vois donc bien que je ne cours pasgrand risque. Et pourtant, c’est vrai comme cette lampe nouséclaire ! Regarde mon cou, ici entre deux rides, c’est lamarque de son stylet, car il voulut me tuer, cette nuit-là, parceque je l’avais vu.

– C’était donc un déguisement, saprétendue vieillesse ?

– Je n’en sais rien. Le Dr Samuel disaitqu’il était le diable.

– Alors, murmura M. Noël, ceux quiprétendent qu’il n’est pas mort peuvent bien ne point setromper.

– Je ne sais pas. J’étais une des troisfemmes déguisées en religieuses qui veillèrent son agonie pourtâcher de surprendre le secret du Trésor. Je l’ai vu mourir, je lejure, vu de mes yeux, et sa tombe est au Père-Lachaise ; maissi quelqu’un me disait que c’est lui qui fait avorter l’une aprèsl’autre toutes nos combinaisons, je le croirais.

Il y eut un silence. M. Noël secoua lescendres de sa pipe. On entendait dans le salon voisin le bruitmonotone et paisible de la conversation.

Mme Jaffret reprit :

– Ils sont là qui attendent, et celuiqu’on attend ne vient pas. Peut-être le colonel l’a-t-il arrêté enchemin. Où en étais-je ? Pour fonder son peuple, le colonelprit la vieille méthode et il fit bien : il s’entoura demystères et de fables, dans lesquels il y avait du vrai pourtant,car j’ai pénétré (il y a longtemps !) dans les caves ducouvent de la Merci que l’association possédait en Corse, au paysde Sartène, et j’ai vu là un monceau de richesses qui eût acheté unroyaume.

– Et où sont-elles passées, cesrichesses ? demanda M. Noël, dont l’émotion altérait lavoix.

Adèle haussa les épaules :

– Où sont les diamants, les rubis, l’or,les billets, les bank-notes, les titres qui emplissaient lacachette de la rue Thérèse[3] ? Jecontinue et je te parle franc, car nous n’avons plus besoin demystère, nous, pour vous tenir : il y a au-dessus de nous tousun mystère qui plane malgré nous, un prestige : le Trésor ducolonel Bozzo. Ça suffit. Nous gardons les anciens mots de passe,Fera-t-il jour demain ? et le reste, mais leScapulaire que ce vieux démon a fait luire aux yeux de votresuperstition pendant un si grand nombre d’années, le fameuxScapulaire de la Merci, contenant le secret des HabitsNoirs, le mot mystique, la grande formule et la clef d’or, ilne renferme rien, il n’a jamais rien renfermé, sinon la suprêmeraillerie du Maître : une parole écrite en vingt languesdiverses, mais n’ayant qu’un seul sens : néant.Tiens,le voilà, le Scapulaire de la Merci, regarde !

Mme Jaffret jeta sur le bureauun cordon de soie muni de deux médaillons qui sonnèrent en touchantle bois. Noël s’en saisit avidement et ouvrit les deux médaillonstour à tour. Ils étaient vides, ou plutôt ils ne contenaient chacunqu’une lamelle d’ivoire taillée en rond, et les deux étaientpareilles, portant inscrits en lettres rouges les mots courts etcaractéristiques qui signifient rien dans toutes leslangues du globe.

– Je ne sais que le français, ditM. Noël en refermant les médaillons. Pourquoi m’avez-vousmontré cela ?

– Pour que tu ne regrettes pas trop lepassé, ami Piquepuce ; pour que tu saches les motifs de notreapparente inaction et que tu les redises, en expliquant les raisonsqui m’ont assise, moi, selon ta propre expression, à la place duPère-à-tous, quand il existe encore des maîtres de l’ancientemps : Samuel et Marguerite, et aussi Comayrol, qui étaitjadis au-dessus de nous. Comprends bien cela : nous n’avonsplus qu’une affaire : le Trésor, et, seule au monde, jepossède un moyen de mettre l’association sur la trace duTrésor.

– Est-ce que les fiançaillesd’aujourd’hui ont trait au Trésor ? demanda Noël.

Adèle l’interrompit d’un geste affirmatif.

– Et l’évasion ?

– Aussi ; tout a trait au Trésor.Rien n’a trait qu’au Trésor. Et maintenant, bonsoir, bonhomme.Voilà mon mystère à moi ; ce prestige-là en vaut bien unautre, pas vrai, et vous me suivrez comme des caniches ! Va tecoucher.

Elle se leva et battit sa robe à coupsd’éventail, en femme qui va faire une grande entrée. Noël n’avaitpoint répondu à son bonsoir. Il la rappela au moment où elle allaitpasser le seuil.

– Excusez, Maillotte, dit-il, je voudraissavoir encore quelque chose.

– Dis vite, alors, et appelle-moiMme Jaffret.

– Est-ce que M. Larsonneur enmange ?

– Nom d’un tonnerre ! repartitAdèle, qui lâcha le bouton de la porte, tu sais pourtant bien queje n’aime pas votre argot ! Demande-moi tout bonnement, dansle langage des gens comme il faut, si ce monsieur est de chez nous.Avec votre patois de coquins, vous battez le rappel des inspecteurset des sergents de ville. Comment dis-tu le nom ?

– Larsonneur.

– Connais pas.

– Alors, restez s’il vous plaît,patronne, nous n’avons pas fini, nous deux.

Il y avait dans son accent quelque chose de sigrave que Mme Jaffret revint sur ses pasaussitôt.

– Cause, fit-elle, on t’écoute.

– Si vous ne voulez plus de notre patois,dit Noël, il y en a d’autres qui le ramassent, et siM. Larsonneur ne mange pas avec nous, il est à table avec cesautres-là. Toc !

– Explique-toi, mon brave.

– Eh bien ! reprit M. Noël, jeprenais ce Larsonneur pour l’âme damnée de M. Buin… il n’estpas avec vous, non plus, celui-là, hé ?

– Ah ! mais non ! répliquaAdèle en riant, il nous faut bien quelques honnêtes gens ausalon.

– Ce Larsonneur était le chien couchantdu directeur et l’épouvantail de tous les gens de la prison…

– Et c’est lui qui t’a coupé leprisonnier sous le pied ? interrompitMme Jaffret.

– Vous le saviez ?

– Non, mais je le devine.

– Vous devinez bien, c’est ce Larsonneurqui a fait l’évasion par la grand-porte, entre les jambes desgendarmes. Vous pensez que je n’étais pas en humeur de le caresser,je me suis donc mis à sa poursuite bien plus encore qu’à celle ducondamné. Je fouillais la cohue, quand j’ai entendu qu’ondisait : « Place Royale, il fait jour ! » J’enai sauté, parce que j’ai pensé tout de suite que c’était une de vosmanigances, et je n’osais plus ni avancer ni reculer, crainte de metrouver en travers de vous. Sans ça, le condamné n’aurait pas étéloin, mais je me disais : « Si je mets les pieds dans leplat, la Maillotte est capable de me faire du chagrin. »

– Pour ça, tu avais raison, dit Adèle, etje t’en ferai si tu oublies de m’appelerMme Jaffret. Est-ce tout ce que tu avais àm’apprendre ?

M. Noël était évidemment désappointé parle peu d’effet que produisaient ses révélations.

– Si ça vous est égal, gronda-t-il entreses dents, tant mieux ! Moi, je croyais que de savoir qu’il ya dans Paris une autre maison de commerce qui se sert de vos trucset de vos marques de fabrique…

– Et pas moyen de l’attaquer encontrefaçon, hé, Piquepuce ? interrompit la vieille en riant.Oui, tu devais croire que j’allais tomber pâmée… Mais laBelle-Jardinière a des tas de succursales, tu sais bien, mongarçon…

– Comment ! s’écria M. Noël,non sans admiration, c’est vous qui aviez monté le coup du vieuxmonsieur et de la dame en noir ?

Maman Jaffret cligna de l’œil d’un airaimable.

– J’en ai monté bien d’autres, mon pauvrebonhomme ! dit-elle. Allumes-en une avant de t’en aller, iln’y a pas de pipe que j’aime comme la tienne, et je vais te donnerton numéro pour passer demain à la caisse. Attends voir que jesache si le marié est arrivé.

Elle entrouvrit la porte qui donnait dans lesalon et demanda :

– Eh bien ? et le princeCharmant ?

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