La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 16Fifty thousand

 

Le colonel, grêle et frêle comme une lattesous sa douillette, gardait son sourire de spectre bon enfant autravers duquel passaient des éclairs de malice. Il avait déjàpromené deux ou trois fois son regard moqueur sur le cercle de ses« amis chéris », qui allait se rétrécissant autour delui.

Pas une ombre d’inquiétude ne rembrunissait saphysionomie, et pourtant les membres de la bande Cadetcomprenaient, tous et chacun, que le colonel s’attendait à uneattaque.

Marguerite et Samuel surtout, qui l’avaient vusi souvent dans le danger, passer en quelque sorte au travers de lamort comme un démon qu’il était, serraient leur jeu et prétendaientne frapper qu’à coup sûr.

– Qu’est-ce qu’il vous en coûterait,murmura Marguerite, de nous rendre seulement notre pauvrepart ! La moitié… le quart !

– Comme tu y vas, toi, mignonne !s’écria gaiement le fantôme. J’étais venu précisément ici cettenuit pour chercher le Trésor…

Tous les visages pâlirent.

– Ici ! balbutia Marguerite.

Et Adèle ajouta d’une voix étouffée :

– Chez nous !

– Oui, oui, oui, oui, mes bons enfants,répondit le colonel, ici, chez vous, et si le marquis, Adèle, quin’a jamais fait que des âneries, n’avait pas laissé échapper lapetite fille du papa Morand, la vraie Tilde, vous l’auriezdécouvert depuis longtemps, le Trésor, rien qu’en écoutant saprière du soir.

Il frappa sur le coffret à travers sahouppelande.

Un cri, un seul, sortit à la fois de toutesles gorges oppressées.

– Il est là ! Adèleajouta :

– Sur vous !

Comme s’il eût voulu ajouter à la folleimprudence de sa provocation, le colonel déboutonna sa douilletteet prit le coffret dans sa main.

Jaffret d’un côté, Comayrol de l’autre,passaient en ce moment et se rejoignaient derrière lui.

Il était cerné.

– Tiens, tiens ! fit-il enparcourant curieusement de l’œil les regards enflammés et les faceslivides qui l’entouraient, ça vous fait de l’effet !

La même pensée vint à tous en face de ce calmeimperturbable.

– Vous mentez, dit Marguerite, cettecassette exiguë ne peut contenir la centième partie duTrésor !

– Tu crois ça, toi ? riposta lecolonel, eh bien ! regarde ! Il ouvrit en même temps lecoffret.

– Il y a une soixantaine de mille francs,tout au plus, déclara aussitôt Adèle dont le premier regard avaitsupputé le nombre des chiffons.

Le fantôme en prit un, le déplia et leprésenta tourné vers Marguerite en disant :

– Toi, fille, tu sais l’anglais.

Marguerite eut comme un éblouissement. Ellelut et balbutia :

– Fifty thousand…pounds ! Cinquante mille livres sterling ! Unmillion ! et il y en a plus de soixante comme cela !

– Vingt de plus, repartit le colonel,dont le petit rire sec grinça dans le silence. Oui, oui, oui,oui ! Quatre-vingts, tout juste, quatre-vingts jolis petitsmillions !

L’énoncé de ce chiffre inouï fit en quelquesorte explosion.

Le reste fut rapide comme l’éclair.

Un rauquement sortit de chaque poitrine. Cinqcouteaux brillèrent à la fois. Celui d’Adèle, lancé le premier avecune sauvage violence, et visant au cœur, ne rencontra que le vide,parce que le colonel avait sauté de côté.

Les autres sonnèrent contre le fer du coffret,manœuvré très habilement pour la parade.

– Bibi ! appela tout bas le colonel,ici, vieux. Et il ajouta :

– Étrangle !

La porte s’ouvrit violemment. Jaffret etComayrol tombèrent, et Adèle Jaffret roula sur le sol, renverséepar le premier choc de l’énorme chien qui la prit à la gorge.

Le colonel n’était plus là.

Dans le noir de la pièce voisine, la voixdoucette dit :

– On a toujours besoin des économies depapa, c’est dans la nature, je ne vous en veux pas, mes enfants.L’affaire de l’hôtel de Souzay tient, croyez-moi, faites-la, elleest bonne, mais souvenez-vous bien : qu’on ne touche pas uncheveu de mon ancienne Angèle, ni du cher enfant qui… N’insistonspas : j’ai été jeune, hé, marquis ?… Lâche-le, Bibi, bonchien, il a de l’ouvrage aujourd’hui. Moi, je vais à dodo. Merci,Bibi, veux-tu venir avec moi ?

Le chien, qui avait lâché Adèle à demiétranglée, bondit au-dehors.

– Eh ! marquis, j’oubliais !dit encore la petite voix qui semblait lointaine, méfie-toi duManchot !

On entendit un aboiement joyeux et le bruitd’une porte qui se refermait en bas, puis le silence se fit.

Dans le salon, les cinq Maîtres de la bandeCadet restaient vaincus et découragés.

Le jour n’était pas encore près deparaître ; mais la ville éveillée envoyait déjà tous sesbruits, et les lourdes voitures ébranlaient le pavé de la rueSaint-Antoine.

Marguerite et Samuel étaient debout, Comayroln’avait pu encore se relever, le bon Jaffret gémissait dans unfauteuil, et Adèle, assise sur le tapis, lotionnait son cou meurtriavec l’eau-de-vie de sa bouteille clissée.

Le sentiment qui semblait dominer parmi euxtous, c’était une superstitieuse terreur.

Non pas le moins du monde cette épouvante quinaît des choses surnaturelles.

À l’exception du bon Jaffret, qui était uncœur simple et susceptible de poésie, ils auraient tous sauté àpieds joints par-dessus cela.

Ce qui les terrassait, c’était cette autresuperstition tout humaine, celle des joueurs, des bandits, desmalades, qui est simplement la conscience d’une écrasanteinfériorité.

– Il est jeune, dit Marguerite, celasaute aux yeux !

– Il est fort ! ajouta Samuel ;son choc m’a repoussé jusqu’à l’autre bout de la chambre ; cen’est pas lui !

– C’est lui ! répliqua Adèle, lechien lui a obéi. Le bon Jaffret fournit ici un détail :

– C’est dans ses poches, dit-il, que sontles osselets qui craquent. Et Comayrol appuyapiteusement :

– Sous son bonnet de soie noire il y ades cheveux d’Absalon ! Nouveau silence.

La maison s’éveillait. Le pas des domestiquesallait et venait dans les corridors. Sur un signe de Marguerite, lebon Jaffret poussa les verrous aux portes.

– Qu’allons-nous faire, à présent ?demanda-t-il. Personne ne répondit.

– Nous étions cinq contre un !reprit Marguerite avec colère.

– Nous aurions été vingt… commença ledocteur. Marguerite l’interrompit.

– C’est un hasard diabolique, il estvrai, mais enfin, rien ne prouve que le Trésor fut précisémentcaché ici, et sans le chien maudit, nous aurions maintenant lacassette.

Samuel secoua la tête d’un air consterné.

– Irez-vous la chercher au Père-Lachaise,la cassette ? demanda aigrement Comayrol.

– Si je savais l’y trouver !…répliqua Marguerite.

Elle avait redressé la belle hauteur de sataille. Les autres semblaient retrouver courage en la regardant.Samuel dit :

– Comtesse, il y a longtemps que tu n’asmis la main à la pâte. Tu es si vraiment une grande dame que tuavais fait de nous des fainéants. Nous voilà bien bas, mais tu asbonne mine de bataille ce matin, Marguerite. Si tu nousdisais : « En avant ! » je crois que nousmarcherions encore une fois derrière toi.

– Et demain, la frontière, dit Adèle, çame va. Seulement, je ne veux plus mener votre coquine de barque.Taillez-moi de la besogne, je taperai. Mes ancêtres étaient deschevaliers et non pas des diplomates. J’ai raccourci leur épée pouren faire un couteau, voilà tout ! Marguerite semblaitrêver.

– Comédien admirable, fit-elle comme sielle eût pensé tout haut, enfant quinteux, exploitant l’absurde etl’impossible, comme l’épicier du coin vend ses pruneaux,régulièrement, sagement, ce démon, qui n’est qu’un petit-bourgeoissous sa montagne de crimes, a récolté des millions là où tousautres vivent et meurent de misère. Nous avons participé à saprospérité ; nous sommes tombés dès que sa main a cessé denous soutenir. Cela prouve que le commerce n’est pas bon pour nous,puisque la banqueroute approche.

– Comtesse, renoncez-vous ? demandaSamuel. Au lieu de répondre, elle poursuivit :

– Il a menti ; il ment toujours. Onne connaît au monde que trois bank-notes de la Banque d’Angleterreportant ce chiffre :fifty thousand, qui forme unmillion en souverains d’or ; la planche en a été brisée enprésence du Conseil du royal exchange dès que la reine, leprince Albert et le directeur chef ont eu chacun le sien. Commentle colonel a pu s’en procurer un seul, je l’ignore, mais il estcertain qu’il n’en a pas plein son coffret. Peu importe : à lamort de son petit-fils, il avait déjà cinquante millions.

– C’est-à-dire : « Nousavions » déjà cinquante millions ! rectifia Samuel. Etquoi d’étonnant ? On dit que le Rothschild d’Allemagne a septmilliards, et c’est le moins riche.

– Quel petit-fils ? demandaAdèle.

– Celui de la légende italienne, répliquaMarguerite, celui qui est tué ou qui tue selon la loi mystérieusede la maison de Bozzo, celui qui dit à son père en lefrappant : Je venge ton père et à qui le père réponden mourant : Ton fils me vengera… Celui, enfin,l’éternel assassin, le parricide immortel qui, depuis deux siècles,s’est appelé le Maître du Silence, Beldemonio, Frère-Diable, lecolonel Bozzo, que sais-je ? vivant de sa propre mort,régénéré par elle, et dont nous disions à l’heure même :« Il est jeune, il est fort ! »

Quand Marguerite se tut, nul ne parla. Au boutd’une minute seulement, le Dr Samuel reprit :

– Que ce soit fable ou vérité, nousconnaissons tous cette histoire. Mais que nous importe à l’heureprésente, qui est peut-être la dernière pour nous ? Revenons àla question et tranchons-la !

– C’est la question ! dit Adèle,dont les yeux ronds brillaient derrière ses lunettes. Marguerite atrouvé le joint : qu’elle commande, j’obéirai.

Et comme tous les regards l’interrogeaient,Marguerite répéta :

– C’est la question, il n’y en a pasdeux. Sais-tu où prendre le cavalier Mora, toi,Cadet-l’Amour ?

– Rue de Bondy, répondit Adèle, maison dudocteur Abel, au rez-de-chaussée.

– Que tout le monde écoute, alors !Marguerite se recueillit un instant et reprit :

– Toutes les instructions du Père doiventêtre suivies à la lettre, toutes : qu’elles soient sincères ouperfidement calculées. Il faut cela pour lui inspirer confiance, etil faut qu’il ait confiance. Dans une demi-heure nous aurons quittécette maison pour n’y plus rentrer…

– Causez toujours, interrompit Jaffret,je vais emballer mes oiseaux.

Et il se précipita dehors tête première.

– Tout ce que la bande a de gens valides,reprit Marguerite, doit être mis sur pied. L’Amour, consens-tu àtenir le couteau pour cette fois ?

– C’est mon état, répondit Adèle, et vousserez contents de moi… Mais qui payera la loi ?

Marguerite haussa les épaules.

– Faillite à la loi ! dit-elle.Après ceci, la fin du monde ! Nous sommes cinquante foismillionnaires ou morts !… Aujourd’hui, le quartier généralsera chez moi, à mon pied-à-terre de la rive droite, rue de LaRochefoucauld ; mon hôtel est abandonné comme toutes vosdemeures. Dans la journée, visite à Mme laduchesse : je me charge de savoir par ses paroles ou de liresur son visage lequel de ses fils est véritablement aimé. Celui-lànous l’épargnerons, c’est le bâtard ; l’autre…

– Compris ! dit Adèle ; Etaprès ?

– Nous quittons Paris en toute hâte, pourobéir au Père jusqu’au bout… et il en est instruit aussitôt, car ilnous espionne de près : Pistolet travaille pour lui.

– Eh bien ?

– Eh bien ! il s’endort tranquille,ce soir, puisqu’il croit que nous roulons vers la frontière… et àminuit, son logis est cerné à son tour, sa porte forcée, nousentrons dans la chambre où il dort…

– Bravo ! fit-on en explosion.

– Et quand l’Amour lui serrera la gorge,jeune ou vieux, si grand comédien qu’il soit, je vous jure bienqu’il dira où est notre argent !

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