La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 23Chanson d’amour

 

Le vieux valet précéda Georges vers lesalon.

– Quant à ça, dit-il, pour qu’ons’aperçoive de votre bras maintenant, faudrait y mettre uneétiquette comme quoi il n’est pas de chair et d’os. Et dire qu’unhomme comme M. Lenoir s’occupe de ci et de ça, au lieu defaire de la médecine ! Il ne conspire pas contre legouvernement, pour sûr, mais il en vient ici tous les jours, de cesfigures, il en vient du matin jusqu’au soir ! Savoir quelcommerce il fait avec tous ces gens-là ! Vos domestiques ensont, vous savez, du moins, M. Larsonneur etM. Tardenois, deux personnes comme il faut, quant à ça !M. Larsonneur est venu hier soir, devinez pourquoi, pour direque Clément-le-Manchot s’était évadé de la prison de la Force.Qu’est-ce que ça fait à monsieur ?… Mais soyez tranquille,nous ne sommes pourtant pas de la bande Cadet !

Il eut un bon rire content et s’arrêta devantla porte du salon.

Georges n’écoutait guère, comme on peut lecroire.

Il congédia le brave homme en le remerciant etmit la main sur le bouton de la porte.

« Je donnerais un an de ma vie,pensait-il, pour fuir cette entrevue ! Je ne sais pas commentmon cœur est fait : j’avais peur de ne pas l’aimer, etmaintenant, il n’y a qu’elle en moi… je vais me jeter à ses genoux,m’humilier, la supplier ! Elle disait hier soir :« Combien je voudrais aimer Albert !… » je nepourrai pourtant pas me fâcher s’il lui échappe quelque chosecontre ma mère. »

Il poussa la porte et entra comme un baigneurqui prend son eau tout d’un coup.

Une jeune fille se leva en lançant un petitcri caressant.

Elle vint à lui les bras ouverts, souriantecomme la jeunesse avec un rayon du soleil matinal qui jouait dansles belles boucles de ses cheveux.

Ce n’était pas Clotilde.

– Lirette ! balbutia Georges quel’étonnement fit reculer.

Elle avait la fameuse robe de taffetasnoir.

Vous dire comme elle était jolie ne sepeut.

Il en est qui naissent princesses, et ilsemblait que cette petite abandonnée, dont l’enfance et la jeunesseavaient traversé tant de misère, se fût déguisée en fillette de labourgeoisie avec cette soie qui la touchait pour la première fois,mais qui était au-dessous d’elle.

Georges resta tout interdit à la regarder.

Elle n’était pas grande dame, cette Lirette,oh ! non, ni même grande pensionnaire ; il n’y avait enelle rien d’appris ni de convenu ; mais cette chose adorabledont le nom fait sourire maintenant parce queMme Gibou la met dans son thé avec la cannelle, etla moutarde, cette chose noble entre toutes et lamentablementdéshonorée : la distinction, rayonnait autour de sonfront comme une auréole.

Elle avait une douceur si fière et tant debravoure dans sa timidité ! Son regard ingénu brillait de tantde finesse, et tant d’esprit couvait sous ses candeurs !

Et dans les flexibilités de sa taille,épanouie à demi, la grâce abondait si prodigue !

C’était une brunette aux cheveux chatoyants,teintés de fauves reflets ; ses yeux d’un bleu obscurnageaient dans le pur cristal de cette larme qui est la virginité,et la double fleur de ses lèvres, quand elles s’ouvraient poursourire, montrait des perles d’ivoire plein la bouche, ce joyeuxécrin du baiser.

Elle vint à lui, je l’ai dit, vaillante ettoute préparée à oser, maintenant qu’elle étaitMlle de Clare ; mais elle s’arrêta,étonnée de trembler bien plus fort qu’au temps où elle apportaitson petit bouquet de violettes.

Lui, Georges, notre pauvre paladin enfant,frappé de la voir si merveilleusement belle, défendait son cœurhéroïquement. Il savait bien qu’il aimait, il ne se doutait pasqu’il aimait, à la folie. La passion entrait en lui comme un fluxet le domptait.

Ils restèrent tous les deux immobiles etmuets.

Et Georges dit, après un long silence, avecdes larmes dans la voix.

– Je venais chercher Clotilde, mafiancée.

Ne souriez pas ! Ce mot était grand commecelui du chevalier d’Assas. Et encore, autour de la poitrine duchevalier d’Assas, il n’y avait que des pointes debaïonnettes !

Lirette répondit de sa voix qui pénétrait lecœur comme une harmonie :

– C’est moi qui suis Clotilde, laClotilde de Clément. Vous m’avez donné de votre pain au bord de lafosse où dormait mon père. Nous sommes fiancés depuis cejour-là.

Et ils pleurèrent tous deux.

Les scènes d’amour ne sont pas ainsi, je lesais bien. Je dis ce qui était. Il y avait là-dedans plus d’amourardent, naïf, exquis, plus de flamme et plus de frissons que danstoutes les scènes du monde.

Ah ! ce n’était pas une scène. Les scènesne sont que de pâles traductions.

Mais Georges luttait, parce qu’il ne voulaitpas être heureux. Il dit, comme si toutes ces choses ne devaientpas être de l’hébreu pour la jeune fille.

– J’ai promis de céder Clotilde à monfrère Albert qui se meurt, mais je lui avais promis à elle aussi del’aimer et je ne profiterai pas de son malheur. Je vivrai, jemourrai seul, je le jure.

L’hébreu ? Elles le comprennent. Lespleurs de Lirette souriaient.

– Si vous ne voulez pas de moi,répondit-elle, moi aussi, je vivrai, je mourrai seule, car pourmoi, sur la terre, il n’y a que vous. Je vivrai en vous, je mourraipour vous.

Il écoutait, vibrant dans tout son être.C’était l’amour enchanté des contes du premier âge. Quand il voulutfuir, il n’était plus temps. Elle avait dit :

– Moi aussi, je l’aime… Quand elle étaitau-dessus de moi, elle a été bonne pour moi, je veux bien être sasœur. Si elle est condamnée à souffrir, pourquoi ne serions-nouspas deux à la consoler vous et moi ?

Georges se laissa aller sur le divan. Sa têtetournait comme dans l’ivresse. Lirette se mit sur un tabouret à sespieds.

Et leurs regards qui s’attiraient seplongèrent l’un en l’autre.

Georges n’osait parler. Lirette disait commeen rêve :

– Je suis née ce jour-là. Je m’ensouviens, de ce jour, comme s’il était tout seul dans mon passé.Petite que j’étais, je vous aimais comme je vous aime à présent etcomme je vous aimerai toujours. Quand on nous sépara, mon cœur s’enalla avec vous. Ce qui restait de moi vous cherchait. Pourmoi ; vivre, c’était cela : penser à vous…

– Moi, balbutia Georges, je ne peux past’aimer ! Oh ! non, ce serait lâche d’être si heureux, siheureux !… Pense donc ! puisque je vais dire àClotilde : « Tu es condamnée ! » il faut aumoins que j’ajoute : « Je serai condamné commetoi ! »

– C’est moi qui suis Clotilde, dit pourla seconde fois Lirette.

Et elle ajouta :

– C’est moi qui vous aime !

Puis sans lui laisser le temps de répondre,elle reprit :

– Je vous voyais grand dans ces choses del’enfance. Notre rencontre au cimetière était pour moi comme unpoème énorme et qui durait longtemps, longtemps. Cette part devotre déjeuner, c’était un grand bienfait qui me sauvait la vie. Etje crois bien encore qu’il en fut ainsi. Je ne grelottai plus quandvous fûtes auprès de moi… Mais par exemple, c’est vous qui me fîtesoublier la prière…

– Ah ! murmura Georges, c’estvrai ! La prière… Mais que m’importe cela,maintenant !

– Ce n’était plus en latin, reprit encoreLirette, que je voulais parler à Dieu, il me fallait lui dire deschoses que je pusse comprendre. Quand je m’enfuis de chez lemarbrier, je croyais vous trouver encore au cimetière. Je cherchaibien longtemps, et comme je pleurais !… Le soir, dans labaraque du pauvre homme qui me recueillit, au lieu de monOremus je dis en joignant mes petites mains :« Clément, Clément, je veux Clément, mon Dieu ! qu’ilsoit bien heureux et bien joyeux. Délivrez-le de tout mal. Faitesque je le retrouve et que je lui donne aussi quelque jour de monpain… avec toute mon âme ! »

Il écoutait ces paroles qui l’enveloppaientcomme une musique. Sa pensée flottait.

Il la contemplait, à chaque instant plusbelle. Elle triomphait, mais tout bas, et il restait juste assez deses larmes pour diamanter son sourire.

– Est-ce que Dieu, dit-elle, voilant lessonorités de sa voix sous des douceurs infinies, n’exauce pastoujours la prière des petits enfants ? Vous m’aimerez,Georges, vous approcherez votre cœur de mes lèvres comme Clémentfit autrefois de son pain. J’attendrai… j’attends… Ah ! tuvois bien que tu m’aimes !

Ceci fut un cri d’extase.

La tête de Georges s’était penchée sur sapoitrine, attirée par l’appel mystérieux. Ce n’était pas Lirettequi avait été chercher son baiser. Leurs bouches s’étaientrencontrées en un long soupir de bonheur…

Elle était reine, et Georges, vaincu, écoutaitsa loi en s’enivrant des parfums de son souffle, tout imprégné dela fraîcheur qui brûle.

– Il y a des gens, disait Lirette d’unbeau petit air sage, qui pensent pour nous et qui ont rédigé nosactions. La journée d’aujourd’hui verra la fin d’une lutte étrangeet peut-être sanglante. Celui chez qui nous sommes ici, le Dr AbelLenoir, travaille pour nous. C’est par son ordre que je suishabillée en demoiselle, et c’est par sa volonté que nous avons étéréunis. J’ai retrouvé les paroles de la prière : à l’heurequ’il est, on a dû fouiller jusqu’au fond de la cachette…Connais-tu M. Pistolet ?

– Oui, répondit Georges ensouriant : c’est un des hommes du docteur.

– As-tu confiance dans ledocteur ?

– Bien plus qu’en moi-même.

– Alors, viens avec moi, je vais te menerprès de celle que tu appelles Clotilde…

– Clotilde ! s’écria Georges :au fait, pourquoi n’est-elle pas venue ? Oùest-elle ?

– Chez moi.

– Chez toi ?Mlle de Clare !

– C’est moi qui suisMlle de Clare, prononça Lirette en seredressant.

Puis elle ajouta :

– La pauvre maison d’Échalot n’est pas,en effet, une retraite convenable pour la fiancée de ton frère.Nous allons la conduire à l’hôtel de Souzay.

– Nous… répéta Georges.

– Ne faut-il pas bien, répliqua Lirette,que tu me mènes à ta mère ?

Et, comme Georges hésitait, elleacheva :

– Quand nous arriverons à l’hôtel deSouzay, Mme la duchesse aura les papiers de samaison avec l’acte qui me donne droit au nom que nous porteronstous les deux, mon beau cousin de Clare.

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