La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 21La cavatine des millions

 

Il est diverses manières de savourer lesgrandes émotions de l’art, soit qu’il s’agisse d’une tirade sublimede Corneille, dite par Rachel, ou d’un motif divin de Rossini,chanté par Alboni.

Les uns font silence comme s’ils étaientchangés en marbre, les autres vibrent dans toutes les parties deleur être et produisent à leur insu, les femmes surtout, cessonorités profondes : soupirs, murmures, plaintes diffuses etsubtiles qui sont comme la voix des admirations.

C’est la parole muette, le grand cri suppriméde la passion.

On l’entend comme une houle immense, maisdiscrète, qui vous enveloppe et vous submerge sans qu’aucun bruitdistinct raye l’atmosphère qui se tait, mais qui gronde, imprégnéed’indéfinissables échos.

C’était ainsi dans le salon de Jaffret, quitressaillait du haut en bas, mystérieusement touché dans toutes sescordes invisibles par le frôlement de l’archet d’or. Il y avait unsouffle de religieux émoi qui gonflait toutes les poitrines. Je nesais pas ce qu’Orphée disait aux pierres, on prétend qu’il leurparlait d’amour, mais c’est bon pour les pierres ; je saisqu’aux hommes et aux femmes la voix authentique de maître Souëf,chantant le cantique des millions, donne toujours un frémissementvoluptueux.

Et pour les autres choses qui sontentraînantes aussi, et belles à leur manière, l’amour déjà cité,l’honneur, la religion, il faut les séductions de la forme.

Il faut Pétrarque à l’amour des âmes,Shakespeare aux enchantements du jeune bonheur ; l’honneur nese dresse bien à toute sa taille que dans le vers géant deCorneille ; Dieu enfin, Dieu lui-même n’éclate avec tous seséblouissements redoutables qu’au choc de l’énorme parole de Bossuetou au cri surhumain de Lacordaire.

Mais l’or ! Rien ne le grandit, rien nele rehausse ; c’est lui qui est parce qu’il est : Dieu detous ceux qui n’ont plus de Dieu ! Et ici, je vous parle sivrai (ô mes frères !) que l’or des poètes vous n’y croyez pas,il vous fait sourire, ce n’est pas là votre or. Le bon or, le seulqui ait le titre et qui sonne, donnant aux enfants des cruautésd’homme et rendant le frisson ardent de l’adolescence au sang quis’attarde dans la veine des vieillards, c’est l’or bête, l’or lourdet grossier servi tout cru, sans fleurs ni style, dans la proseplate des agents de change et des notaires !

Si vous voulez qu’il brille, allumant tout sonincendie et répandant tous ses vertiges, ne lui élevez pas untemple, il n’y serait pas chez lui ; ne le mettez même plus àla cave où il se plaisait autrefois, roulant et ruisselant sousl’œil affolé de l’avare.

Non : quatre cloisons, un treillagederrière lequel on voit les choses qui sont des hommes puisqu’ellesont des redingotes, une caisse de fer et des papiers tachés dechiffres, voilà le domicile de l’or moderne, son mobilier et lesmites qu’il engendre dans sa boutique ou dans son étude…

Au contrat, il y avait encore quatre ou cinqnuméros enflant l’apport du « futur époux ». Maître Souëfles détailla pieusement, l’assistance les écouta en proie à deseffarements attendris. Adèle essuyait à chaque instant ses lunettesque la fièvre de sa dévotion couvrait d’une buée.

Elle allait répétant sans savoir qu’elleparlait :

– Très bien ! très bien !ah ! je n’ai jamais rien entendu de si beau !

Et le bon Jaffret se frottait les mains enextase, chantant rrriqui huick tout au fond de son doux cœur.

Le Dr Samuel s’était mis dans un coin, ilsongeait. La comtesse Marguerite était très pâle et ses paupièresdemi-baissées cachaient mal l’éclair de ses yeux.

Maître Souëf reprit, après un silence quiavait ponctué le dernier chiffre, et pendant lequel il avait jouien artiste de l’effet produit par son grand air :

« – Article quatrième : La futureépouse apporte en mariage et se constitue en dot :

« 1e Personnellement, seseffets mobiliers, linge, hardes et bijoux.

« 2e Du fait de ses parents etamis ci-après dénommés, une rente de 25 000 francs que s’engagent àpayer solidairement par quartiers Mme la comtesseJoulou du Bréhut de Clare, née Marguerite Sadoulas, M. Jaffret(Jean-Baptiste), rentier, M. le comte de Comayrol(Stanislas-Auguste) et M. Samuel-Meyer, sujet prussien,docteur-médecin des facultés de Paris et d’Iéna, soussignés.

« 3e Ses droits actuels etliquides, mais subordonnés à la production des titres à lasuccession de feu son père, M. Morand Fitz-Roy Stuart(Etienne-Nicolas) et à celle de feu sa mère Marie Gordon deWangham, évaluées ensemble à la somme de (mémoire).

« 4e Ses droits actuels etliquides, etc., aux successions de demoiselle Désirée-MathildeFitz-Roy Stuart de Clare et de demoiselle Mathilde-Émilie Fitz-RoyStuart de Clare, décédées en leur hôtel de la rue de la Victoire,le 5 janvier dernier, lesdites successions évaluées ensemble à lasomme de un million trois cent trente mille francs, biens,immeubles et valeurs.

« 5e Ses droits actuels etliquides, etc., à la succession de dame Louise-Sophie-MathildeSchwartz, née Fitz-Roy Stuart de Rothsay, en son vivant veuve etlégataire universelle de M. Antoine-Jean Schwartz, associé dela maison de banque baron J. -B. Schwartz et Co, ladite successionévaluée, biens meubles et immeubles, à la somme de cinq millionsquatre cent soixante mille francs… »

Arrêtons-nous.

Au total, les apports réunis dépassaient debeaucoup vingt millions.

Le reste du contrat présentait peu d’intérêt,il ressemblait à tous les autres, et, malgré la valeur que letalent de maître Souëf prêtait aux phrases consacrées, la fin de salecture fut couverte par les conversations.

On signa en cérémonie, puis l’entretien devintimmédiatement général.

C’étaient, en vérité, de bien bons amis decette noble maison de Clare, ceux qui se trouvaient là réunisaujourd’hui, car on n’entendait de toutes parts que joyeusesfélicitations. Maître Souëf allait de groupe en groupe, quêtant lescompliments qui lui étaient libéralement accordés.

– J’ai voulu, disait-il, que ce contratfût mon chef-d’œuvre. Je l’ai voulu : ai-je réussi ?c’est aux deux familles de répondre. Dans ma carrière si laborieuseet si bien remplie, je ne crois pas qu’on pût trouver un autreexemple de si importants apports réunis dans les circonstances sidélicates. Enfin, je crois en être venu à mon honneur. Le gainmatériel ici est bien peu de chose, et, d’ailleurs, je puis direque je suis au-dessus de ces détails. Ma véritable récompense, jela trouverai dans la satisfaction des deux familles.

M. Buin était allé s’asseoir auprès deGeorges.

Malgré l’énergie avec laquelle le malheureuxdirecteur avait défendu qu’on lui parlât de sa mésaventure, il netarissait pas sur ce sujet ; et le prince Georges, chose quiassurément aurait pu sembler singulière, l’écoutait avec uneattention soutenue.

Un groupe d’auditeurs curieux se forma autourd’eux. M. Buin, vieux et très habile fonctionnaire, à l’aidedes renseignements recueillis de tous côtés dans la soirée, avaitreconstruit si parfaitement l’histoire de l’évasion qu’aucun détailn’y manquait.

Bien entendu, il exagérait un peu, commec’était son intérêt, la perfection, l’abondance des moyens employéset surtout l’importance des forces mises en œuvre.

Selon lui, dans cette diabolique soirée, lequartier tout entier avait été au pouvoir d’une puissante etmystérieuse occupation.

– Moi, disait-il, je n’ai pas l’espritromanesque, et, dans notre état, on ne se monte guèrel’imagination, mais les faits sont les faits. Ce Clément étaitprotégé par des personnes considérables. Je ne les accuse pas, maisje m’étonne et j’en ai bien le droit. Qui peut-il être ?Voudriez-vous me faire croire que, pour ouvrir les portes de laForce à un vulgaire assassin, on a mis en ligne une armée capablede prendre le donjon de Vincennes ?

– Le fait est, dit Samuel, qu’il y a làune énigme. Adèle perça le groupe et ajouta :

– C’est évident ! Pauvre ami, jevous ai annoncé que nous causerions. J’ai des détails. Notreglacier demeure auprès du Gymnase. L’employé qui accompagnait lesrafraîchissements, car on va vous offrir une petite collation biengentille… toute simple, bien entendu : ce n’est pas nous quisommes les millionnaires… L’employé du glacier m’a fait savoir quela mécanique s’étendait tout le long du boulevard jusqu’auChâteau-d’Eau. Et je vous signale un des vôtres, chez M. Buin,le seul qui ait poussé sa pointe hors du quartier. Celui-là est unbon !

« Au moment où il allait atteindre lefiacre, le fiacre dont vous venez de parler et qui emportait lecondamné, il a été entouré, battu, renversé par une véritableémeute. Mon glacier est de ceux qui ont aidé à le relever toutmeurtri. On lui a demandé son nom et je vous le donne : c’estun de vos gardiens, M. Noël. Mettez-le sur vos tablettes.

– Où cela s’est-il passé ? demandaM. Buin.

– Entre La Galiote et le faubourg duTemple.

– À un kilomètre et demi de cheznous ! fit observer le malheureux directeur, les bras entombent ! Et le parquet ne veut pas croire !

– Avez-vous remarqué, voulut dire maîtreSouëf, l’article 7, relatif aux reprises de la future épouse, encas de mort du conjoint ?…

Mais M. Buin l’interrompit impétueusementet s’écria, abusant un peu des heures qu’on a pour maudire sesjuges :

– Est-ce qu’ils se figurent que je tiensà leur boutique ? J’ai pendu ma décision à la porte de moncabinet, ils n’auront même pas besoin d’entrer pour la prendre.Ah ! vous ne connaissez ni l’administration, ni le palais, nile train-train des routines suivi par les dindons empaillés !Malgré l’heure qu’il était, j’ai vu tout le monde au parquet et àla préfecture. On m’a ri au nez quand j’ai parlé d’une grandeorganisation de malfaiteurs. « Les Habits Noirs, n’est-ce pas,m’a dit un petit substitut qui n’a pas fait toutes ses dents, maisqui est plus vieux qu’Hérode, nous la connaissons celle-là, ellen’est plus bonne du tout, du tout ! Et d’ailleurs, s’il yavait vraiment une association de trente à quarante mille messieurscomme il faut, parmi lesquels on compte des marquis, desmillionnaires et des chefs de division, nous n’aurions plus qu’ànous en mettre, hé, monsieur Louban ? » M. Louban,qui est l’homme le plus fin de Paris (officiel !) et chef deservice rue de Jérusalem, a répondu en haussant les épaules :« Moi, je cherche un Habit-Noir depuis vingt-cinq ans pour ledisséquer et le décrire dans le Journal des savants,jamais je n’en ai rencontre pied ni aile, et notez que nosinspecteurs s’amusent entre eux à se demander s’il fera jourdemain. C’est plus rance que de l’huile à quinquet et bêtecomme l’histoire de Peau d’âne. Non, non, non, il n’y apas besoin de cinquante mille hommes et d’un caporal pour faireglisser les prisonniers entre les doigts des directeurs deprisons. » Insolent gredin ! Et blâmer encore ceux quifont de l’opposition au gouvernement ! Ce bon M. Buinétait écarlate, et les yeux lui sortaient de la tête.

– Si, au contraire, insinua paître Souëf,c’est la future épouse qui décède la première…

Mais le contrat était à mille lieues.

– Moi, d’abord, je mettrais ma main aufeu, s’écria Adèle, qu’il y a des Habits Noirs et queClément-le-Manchot est leur chef !

– Veut-on nous faire place ? demandala comtesse Marguerite, qui arrivait au bras de Comayrol.

Elle ajouta en souriant, pendant que le groupes’ouvrait :

– N’ayez pas peur, nous ne sommes pas desHabits Noirs. C’était fort gai, et cela fit beaucoup rire.

– Belle dame, dit le pauvre M. Buin,je vous prie de m’excuser, si j’ai apporté ici unepréoccupation…

– Bien naturelle, interrompit Marguerite,et à laquelle nous prenons part, je vous l’assure. Vous êtes toutexcusé, bon ami, mais il n’en est pas de même de M. le princede Souzay, qui n’est ni directeur de prison, ni prisonnier évadé,j’aime à le croire, et qui nous abandonne de la façon la plusinexcusable.

Georges rougit et se leva vivement.

– Comte, je vous remercie, repritMarguerite en quittant le bras de Comayrol ; vous avez votreliberté.

Georges présenta aussitôt le sien.

– Est-ce que vous êtes très timide, moncousin ? demanda Marguerite.

– Encore plus que je ne pourrais le dire,ma belle cousine, répondit Georges.

– Alors, ce n’est ni éloignement niindifférence ?

– PourMlle de Clare ?… Non certes.

– Vous me feriez plaisir en me disant quevous l’aimez et que votre vœu est de la faire bien heureuse.

– Ma cousine, je vous l’affirme de toutmon cœur.

Ils arrivaient auprès de mademoiselleClotilde, qui était plus rose qu’une fleur et dont le regarddemi-baissé n’exprimait pas trop de rancune.

La place de Marguerite restait vide à côtéd’elle, Georges s’y assit, mais non pas de lui-même ;Marguerite avait lâché son bras en lui indiquant du doigt lefauteuil.

– Prince, dit-elle gaiement, je vouspréviens que notre chérie est plus brave que vous.

En ce moment, Laurent, le domestique quiressemblait à un rentier, ouvrit la porte et annonça que lacollation était servie.

– Messieurs, la main aux dames !ordonna Adèle. Il y eut un grand mouvement dans les groupes.

– Est-ce que vous avez bien faim, moncousin ? demanda Marguerite, dont le regard était comme unjoyeux défi.

– Je n’ai pas faim du tout, réponditGeorges.

– À la bonne heure… et vous,mignonne ?

– Ni moi non plus, répliqua mademoiselleClotilde ; mais vous feriez mieux de dire tout de suite àM. de Souzay que c’est moi qui l’ai envoyé chercher. Jene veux pas me marier avant d’avoir causé avec mon mari.

– Vous voyez, prince, murmura la comtessetoujours souriante. Vous allez être interrogé, tenez-vousbien !

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