La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 12La main gantée

 

Les événements de cette soirée avaient marchétrès vite, il n’était pas encore neuf heures du soir quand lavoiture attelée vint attendre Georges au bas du perron.

– J’aurais parié un franc qu’il allaitsortir dès ce soir, s’écria Mme Mayer, quand lecheval battit du pied le sable de l’allée. En voilà un qui ne perdpas de temps à embrasser sa maman ! Moi j’aime ces garçons-làqui vont dépenser dehors le sang qu’ils ont de trop dans lesveines : ça fait rouler l’argent et l’amour !

Elle entrouvrit la porte de l’office pourguetter le départ de son jeune maître, mais elle eut le temps des’impatienter : la toilette de Georges était loin d’êtreachevée.

Au moment où Mme Mayercommençait sa faction, notre échappé de la Force venait de semettre entre les mains de Tardenois. Ce n’était pas pour que cedernier remplît à proprement parler les fonctions ordinaires d’unvalet de chambre, car Georges avait abattu lui-même toute sa barbeen un tour de main, ne gardant que sa fine moustache coquettementretroussée ; il s’était ensuite rasé de près et coiffé avec lamême prestesse, après quoi, il avait fait disparaître les dernierset imperceptibles vestiges de la cicatrice.

Il n’avait pas menti tout à l’heure en disantque le bras qui lui restait était bon.

C’était une chambre élégante, mais sans luxe.On y voyait le portrait de Mme de Souzay,celui d’Albert et une troisième toile, représentant un homme jeuneet beau, portant le costume d’officier général.

– Je suis sûr que tu venais iciquelquefois pendant mon absence, Jean, dit Georges qui achevait dedisposer sa coiffure.

– J’y venais souvent, répondit levieillard.

– Et Albert ?

– Il y est venu une fois, etMme la duchesse l’a grondé.

– Pourquoi ?

– Elle a eu raison : il est sortid’ici plus malade. M. le duc a bon cœur.

– Aide-moi, maintenant, dit Georges, etfaisons vite !… Oui, certes, il a bon cœur. J’en suis sûr.

Tardenois avait disposé d’avance les diversespièces d’un costume habillé. Auprès de lui, sur un guéridon étaitune boîte assez grande et de forme oblongue qui fermait à clef.

Il l’ouvrit.

Elle contenait une main gantée qui sortaitd’une manche de chemise, munie de sa manchette : le toutn’avait pas tout à fait la longueur d’un avant-bras ordinaire.

Georges était maintenant complètementdépouillé du côté droit ; il se tenait près de son lit dont lerideau, ramené à dessein, tombait au-devant de son épaule. C’était,en vérité, une noble créature. Sa poitrine, son cou, celui de sesbras qui se pouvait voir, tout avait une beauté sculpturale.

Tardenois prit dans la boîte l’objet que nousavons décrit, et qui rendit un bruit métallique. Les doigts de lamain gantée pendirent. À l’autre bout de l’avant-bras factice, il yavait des ferrures et des courroies. Tardenois dit :

– Le docteur l’a encore perfectionné,vous allez voir. Il dit que c’est un chef-d’œuvre.

Ses deux mains disparurent avec l’objet sousle rideau pendant que lui-même passait derrière son jeune maître,qui pâlit au bout d’un instant, et appuya fortement son mouchoirsur sa bouche pour étouffer un cri.

On entendit encore ce grincement de métal.

– Dites si je vous blesse ! fitTardenois, dont la voix tremblait.

– Plus maintenant, c’est fini, répliquaGeorges, aux joues de qui les couleurs remontaient.

Le vieux valet resta une minute encorederrière le rideau, et cria presque gaiement :

– Fait !

En même temps, il passa par-dessus la tête deGeorges une fine chemise de batiste, et rejeta le rideau. La glacede la toilette qui faisait face renvoya un torse d’Apollon endéshabillé.

Georges se mit à rire.

– Je n’étais plus habitué, murmura-t-il,j’ai cru que j’allais pleurer comme un petit enfant. Dépêchons.

Les doigts de la main gantée ne pendaient pluset semblaient vivre.

– Tâtez un peu voir, fit Tardenois, enbouclant le pantalon sur la chemise bien tirée.

La main gauche de Georges toucha sa droite, etil eut comme un mouvement de frayeur.

– Elle n’est plus en fer !murmura-t-il.

– C’est pour si quelqu’un vous donnaitune poignée de main, malgré vous, repartit Tardenois. Vous l’avezdit : le docteur est sorcier ; c’est une mainvivante.

Le reste de la toilette fut fait en troisminutes, et ce fut de la main droite que Georges prit son chapeau,au moment de sortir.

Sur le seuil, il s’arrêta et parut hésiter àfaire une question.

– Savez-vous, demanda-t-il enfin à voixbasse, si Albert est retourné rue de la Victoire ?

– Il n’est sorti qu’une fois, répondit levieillard. C’était un mois ou cinq semaines après la terriblesoirée. Il était mieux, un peu. Quand il revint, on aurait ditqu’il n’avait plus une goutte de sang dans les veines. Nous crûmesqu’il allait mourir entre nos bras.

– Avait-il revu cette femme ?

Comme Tardenois allait répliquer, Georgestressaillit, Une voix profonde et voilée venait de parler derrièrelui, elle avait dit :

– Je ne l’ai jamais revue, et je ne lareverrai jamais ! Georges se retourna, Albert était à deux pasde lui.

La porte communiquant avec les appartementsintérieurs, et par où il venait d’entrer restait ouverte.

Georges eut besoin de toute sa force pour nepas laisser paraître son angoisse. C’était un fantôme qu’il avaitdevant les yeux.

– Albert, s’écria-t-il, que je suisheureux de vous voir !

– Tu mens, répondit le pâle jeune hommeen essayant de sourire. Comment serais-tu content de me voir telque je suis, puisque tu m’aimes ?

Georges chercha une parole pour protester, etn’en trouva point.

– Embrasse-moi, dit Albert. J’étais plusfort que toi, il y a un an, te souviens-tu ?

Georges le serra contre sa poitrine.

– Tu pleures, reprit celui qu’on appelaitle secrétaire. Tous ceux qui m’embrassent pleurent. Il n’y a quemoi qui ne pleure pas.

Il se dégagea de l’étreinte de Georges avecune sorte de brusquerie. Tardenois tournait la tête pour cacher seslarmes.

– Georges, reprit Albert, c’est toi quicombats, mais c’est moi qui meurs. Tu es fort, tant mieux, et commeje te trouve plus beau chaque fois que je te revois ! Quandelle n’aura plus que toi, je t’en prie, Georges, aime bien mamère !

Georges l’écoutait d’un visage navré.

– Au nom du ciel, monsieur le duc,s’écria-t-il, ne me parlez pas ainsi ! J’ai besoin de moncourage.

– C’est vrai, dit amèrement Albert, toi,tu sers à quelque chose. Va donc, et sauve ceux qui peuvent êtresauvés. J’étais venu pour te dire de quoi je meurs, mais j’aientendu tes dernières paroles, tu sais tout ce que j’aurais pu tedire. Adieu.

Il reprit d’un pas pénible le chemin de laporte qui lui avait donné entrée. Georges voulut le suivre, maisAlbert l’arrêta d’un geste de maître et sortit sans ajouter uneparole.

L’instant d’après, Mme Mayer,récompensée de sa patience, voyait enfin « son jeunemonsieur » monter dans la voiture découverte qui l’attendaitau bas du perron.

« C’est tout de même un joli cœur,pensa-t-elle, et il porte fameusement bien l’habit de rôti !Si ça n’était pas une petitesse de s’attacher aux maîtres, surtoutquand ils sont français, je ne lui souhaiterais pas malchance, moi,à cet amoureux-là ! »

La voiture partit au grand trot. Tardenoisavait dit au cocher en prenant place sur le siège :

– Rue Culture-Sainte-Catherine, n° 5. Bontrain !

Georges, comme on le voit, avait fait beaucoupde chemin pour revenir à peu près à son point de départ. Il étaitdix heures moins le quart quand il passa devant l’horloge éclairéede Saint-Paul, et un regard jeté dans la rue Pavée lui montra lesgroupes de curieux obstinés stationnant fidèlement aux abords de laForce, dont la grand-porte, refermée, ne laissait plus passer aucunbruit.

Tous les gens qui s’occupaient, ce soir, de larécente évasion de Clément-le-Manchot, n’étaient pas, du reste, ruePavée.

Chez les Jaffret, où les témoins du contrat demariage de mademoiselle Clotilde étaient maintenant rassemblés encérémonie, il ne manquait au salon que le fiancé lui-même,Mme Jaffret et M. Buin, dont l’assistancedéplorait de bon cœur la mésaventure.

L’absence du malheureux directeur n’était quetrop excusée. Celle du fiancé s’expliquait moins, et maître IsidoreSouëf, qui avait par état la religion de l’exactitude, s’était déjàpermis de consulter sa montre plusieurs fois ostensiblement.

Quant à Mme Jaffret, on étaitvenu tout simplement l’avertir que quelqu’un demandait à luiparler.

Ceci arrivait souvent.

Adèle ne se gênait jamais pour planter là seshôtes.

Une singularité de la maison Jaffret, c’estque le mari avait un cabinet qui était occupé par la dame.

Elle s’entendait en affaires et lesaimait : le bon Jaffret, entraîné par l’innocente affectionqu’il portait aux petits oiseaux, donnait volontiers sa démissionde chef de la communauté en faveur de la forte Adèle.

Ce fut dans ce cabinet qu’on introduisit lequelqu’un qui était venu demander Mme Jaffret, etAdèle vint l’y rejoindre au bout d’un instant, plus ridée et plusvieille qu’à l’ordinaire, dans la magnifique toilette d’apparatqu’elle avait endossée pour la signature des conventionsmatrimoniales.

Ses cheveux gris étaient coiffés « par leperruquier » avec beaucoup de soin, et elle portait unéventail.

Nous connaissons celui qui attendait sous lenom de M. Noël ; mais Adèle, en entrant, le salua d’unautre nom :

– Ah ! c’est vous, mon Piquepuce,dit-elle de sa voix aigre et méchante, vous avez fait de la bonnebesogne, aujourd’hui ! Venez-vous chercher votrerécompense ?

– J’ai travaillé juste comme on m’avaitdit de travailler, répondit M. Noël d’un ton bourru, je veuxêtre payé comme on m’a promis que je serais payé. Ce n’est pas mafaute si la mécanique était mauvaise.

Adèle le regardait de travers, ilcontinua :

– Tout ce qu’on m’a commandé de faire, jel’ai fait, à preuve que je viens de mettre le feu sous le hangarpour brûler l’échelle des maçons qui, sans ça, aurait cassé le coud’un malheureux demain matin, et, alors, on aurait bien vu qu’elleétait sciée d’avance en deux endroits. Le prisonnier devaits’évader par le mur de la Vieille-Dette, qui donne sur lesdémolitions, et je vous signe mon billet que le principal trait descie étant donné à plus de vingt pieds du pavé, il ne se serait pasrelevé, le Manchot !

Adèle haussa les épaules etgrommela :

– Vantard et maladroit ! Il fallaitd’abord le déterminer à se servir de ton échelle,imbécile !

M. Noël était assis dans le proprefauteuil du bon Jaffret. Il prit dans sa poche son sac à tabac etse mit à bourrer une pipe, noircie par l’usage, qu’il tenait à lamain depuis le commencement de l’entretien.

Il regardait Adèle en face et n’avait pasl’air trop entamé par ses reproches.

– Merci de vos compliments, madameJaffret, dit-il. Vous savez, ils vous reviennent en plein, je n’enveux pas. J’ai dit au Manchot : « Puisque vous voilàcondamné, qu’est-ce que vous avez à perdre ? Moi, j’ai lafringale de me plonger au fond de tous les plaisirs de Paris, lesdanses, la débauche, la bonne chère et autres, mais je n’en ai pasles moyens pécuniaires. Donnez-moi les fonds pour vivre dansl’ivresse pendant deux ans seulement, avant mon suicide final, etje vous fournis de l’air, toc ! »

Loin de se formaliser, Adèle sourit et sesnarines se gonflèrent.

M. Noël avait allumé sa pipe.

– Deux ans ! répéta-t-elle. Au faitet au prendre ! combien lui as-tu demandé d’argent, Piquepuce,ma bonne ?

– Vingt mille, parbleu ! répondit lefumeur. Ça ne fait pas trente francs par jour, et je n’ai pas lesgoûts de la racaille.

Adèle étouffa un juron qui dut scandaliser sarobe de satin noir. Elle était sérieusement irritée, mais sesdoigts, qui la démangeaient, se tendirent malgré elle versM. Noël.

– Je t’avais dit quinze cents,malheureux ! s’écria-t-elle. Vingt mille ! ça n’a pas lesens commun.

Entre ses doigts frémissants, M. Noël mitle court tuyau de sa pipe, que les vieilles lèvres deMme Jaffret engloutirent aussitôt avec unesensualité gourmande.

– C’est pour mes rages de dents,dit-elle, moitié fâchée encore, mais déjà grimaçant un sourirecaverneux : ça les soulage. Mon Piquepuce, ta pipe est bonne,mais tu as eu tort et tu le payeras tout de même.

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