La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 10Le docteur Lenoir

 

L’avenue étroite et longue, bordée de tilleulsassez hauts, mais frêles et manquant de sève, collés qu’ils étaientaux deux propriétés voisines, ne laissait voir que la portioncentrale de la maison qu’elle desservait.

C’était un hôtel de moyenne grandeur et que,de loin, on aurait pu croire solitaire.

Ce fut seulement quand nos deux compagnonsdébouchèrent dans le jardin qu’ils purent voir la totalité de lafaçade, dont l’aile droite avait trois fenêtres éclairées :deux au rez-de-chaussée, une au premier étage.

Dans le quartier, on s’occupait peu de cettemaison mélancolique et paisible, habitée par une veuve,Mme de Souzay, son fils unique et leursserviteurs. La dame était jeune encore, mais vivait fort retirée etportait le deuil. On ne la connaissait pas autrement.

Un peu plus d’un an auparavant, le célèbreprofesseur hahnemannien, le Dr Abel Lenoir, était venu visiter lesappartements pour une famille voyageant à l’étranger ; ilavait loué au nom de cette famille, et, par une soirée d’automne,on avait vu arriver en même temps les voitures de déménagement etla chaise de poste qui amenait les nouveaux locataires.

Il y avait d’abord la veuve, qui devaittoucher à la quarantaine, puisqu’elle avait un fils de vingt-quatreans, mais dont la beauté parut éblouissante à ceux qui purentl’entrevoir sous son voile sévèrement baissé ; il y avaitensuite le fils, M. Georges de Souzay : un beau jeunehomme un peu languissant et qui semblait relever de maladie, puis,le secrétaire de celui-ci, M. Albert, charmant garçon, dont lagaieté juvénile et communicative éclairait toute cettetristesse.

Il y avait enfin la femme de chambre demadame, qui avait nom Rose Lequiel, une manière d’intendant, appeléM. Larsonneur, et Jean Tardenois, ce valet à cheveux blancsque nous venons de présenter au lecteur.

C’était tout.

On avait gagé les autres domestiques aprèsl’arrivée.

Le Dr Abel Lenoir était venu lui-même procéderà l’installation. Depuis lors, il faisait de fréquentes visites.Nous dirions presque qu’il était de la famille si son dévouementn’eût affecté toujours les formes les plus rigoureuses durespect.

Et pourtant (ceci était au dire desdomestiques nouveaux, car certes ni Rose Lequiel, niM. Larsonneur, ni Tardenois ne se seraient permis pareilbavardage) on l’avait entendu parler haut plus d’une fois.

En ces occasions, on aurait juré qu’ilcommandait.

Il est ainsi des maisons où un étranger règnetout au fond du secret de la famille.

On recevait très peu chezMme de Souzay, qui, dans les premiers temps,ne porta aucun titre, non plus que M. Georges, son fils ;mais le ménage était déjà monté noblement. Les écuries et la remiseavaient ce qu’il fallait. Là-haut, vers ces sommets du Parisartiste, on est moins provincial qu’au Marais ; est-on moinscurieux ?

Les deux grandes maisons qui flanquaientl’avenue, en étouffant les tilleuls, parlaient quelquefois du petithôtel triste et se demandaient qui étaient ces gens-là.

Nul ne savait leurs ressources.

La maison de droite avait l’honneur de logerun agréé retiré, celle de gauche jouissait d’un cabinet d’affaires.Ici et là, on avait cherché à savoir, mais la cuisinière des Souzayavait avoué sa complète ignorance chez le boulanger, depuislongtemps.

Une chose assurément fort étrange, c’est qu’iln’était jamais question à l’hôtel ni de rentes ni de fermages.

Et point de dettes. Jamais ombre degêne !

Le Dr Albert Lenoir ?… Vous supposez bienqu’on ne vous avait pas attendus pour lui attribuer ce miracle.

Eh bien ! c’était une erreur. Le DrLenoir envoyait sa note tous les six mois à l’hôtel de Souzay, etsa note était religieusement soldée comme les autres.

Quoi qu’il en soit, grâce aux soins du DrLenoir, le jeune M. de Souzay reprenait vie et force àvue d’œil. Dans les premiers mois, on lui avait vu le bras droit enécharpe ; mais, au bout d’une demi-année, l’écharpe disparut,quoiqu’il continuât de conduire son cabriolet de la maingauche.

C’était de la main droite, et d’un geste toutgracieux, qu’il portait maintenant son cigare à ses lèvres.

La première fois qu’il était sorti avec sesdeux bras libres, le Dr Lenoir l’accompagnait comme si c’eût été unessai ou une expérience.

Et, en rentrant, l’excellent professeursemblait tout fier.

Le docteur était alors dans tout l’éclat de saréputation. Sa belle figure, que Paris a si bien connue, ne portaitpas plus de quarante ans, quoique des fils d’argent assez nombreuxvinssent à se montrer depuis du temps déjà dans les masses boucléesde sa chevelure.

On avait dit de lui, dans sa jeunesse, qu’ilressemblait à un héros de roman sentimental. C’est rare chez lesmédecins ; le hasard, dieu d’une gaieté folle, prend à tâchede réserver ces physionomies quasi angéliques pour les officiersministériels.

À présent, le Dr Lenoir était bien mûr pourrester ange et notre siècle n’aime pas assez les saints pour que jerisque ce mot en parlant de l’homme le plus aimable que j’aierencontré ici-bas : j’aurais peur de lui faire du tort auprèsdes dames. Il était un peu trop beau, pour un docteur, voilà toutce que je puis concéder ; mais comme il avait beaucoupsouffert et combattu davantage, ce qui restait des candeursexquises de sa jeunesse avait pris ce hâle viril qui bronze etglorifie tout soldat.

Le monde l’aimait, sauf les mortels ennemisqui lui faisaient dans l’ombre une guerre sauvage. On ne luiconnaissait point d’amis, dans l’acception vulgaire du sujet.

Il vivait seul, faisant le bien sans faste,servant fidèlement la science, mais entouré toujours d’un certainmystère parce qu’une large portion de sa vie appartenait à uneœuvre dont nul n’avait le secret.

Beaucoup, dans son innombrable clientèle,faite de grands seigneurs et d’indigents, auraient souri siquelqu’un eût parlé ainsi en leur présence du Dr Abel Lenoir.

On passe souvent sans les voir à côté deschoses et des hommes héroïques, parce que ces choses ont lamodestie de la grandeur, et parce que ces hommes gardent le silencetout naturellement.

Ce sont les petits actes qui font d’énormestapages, et quand vous entendez une voix criarde aspergeant de seshâbleries l’univers émerveillé, abaissez vos regards et cherchezbien, vous découvrirez un petit homme qui hurle par le soupirail desa cave.

Quelques-uns se souvenaient de bruits étrangesqui avaient couru autrefois sur le Dr Lenoir : un drame pleinde terreur, une lutte violente menée avec des vaillanceschevaleresques contre une association de malfaiteurs d’autant plusredoutable que les gens dont le métier est d’être sages niaientjusqu’à son existence. Un grand amour dans un doux cœur, un couragede lion dans une main sans armes, et la colossale église du crimeébranlée par le prodigieux effort d’une seule vertu !

On avait dit – vaguement – que le docteur Abelétait l’ami, peut-être même le serviteur de ce jeune magistrat,M. Remy d’Arx, qui avait perdu la vie et presque l’honneurpour avoir essayé de mettre les Habits Noirs sous la main de lajustice.

Mais ils étaient rares déjà ceux qui auraientpu rappeler les détails de cette lugubre histoire[2] où un homme de large intelligence et desuperbe volonté était mort à la peine, misérablement écrasé sous lepoids de nos prétendues sagesses administratives, mort accusé defolie par des aveugles et des sourds, tandis que le crime savant,sauvegardé par l’imbécillité brevetée, continuait en paix sonterrible commerce.

En haut comme en bas de l’échelle judiciaireet policière, on avait répondu à Remy d’Arx : « LesHabits Noirs n’existent pas ! »

Et si après la mort de ce martyr de la routinequelques-uns étaient tombés parmi les chefs de la ténébreuseassociation, c’est qu’un autre fouavait encore agi endehors des bourreaux et des greffes, un fou qui risquait sa viedeux fois, comme Remy d’Arx lui-même, traqué en même temps par ceuxqui attaquent la société et par ceux qui ont sans nul doute labonne intention de la défendre.

Ce fou, c’était le Dr Lenoir.

Mais la bataille s’était livrée sans témoins.Ce qui en avait transpiré allait déjà vers l’oubli, et ceux quiauraient pu se souvenir ne voulaient déjà plus croire. Le docteurAbel faisait du reste de son mieux pour épaissir le voile quicouvrait le roman de son passé.

Quand on faisait allusion, par hasard, auxHabits Noirs, il était le premier à sourire, disant de sa voixgrave et vibrante :

– Est-ce que vous en êtes encore à croireà tout cela ? La cour a jugé : Il n’y a jamais eud’Habits Noirs.

Mon Dieu, non ; à l’exception des cinq ousix malheureux qu’on avait vus une fois porter ce nom en courd’assises, toute cette absurde épopée du colonel Bozzo-Corona, lePère-à-tous, et de ses bandits, n’était qu’un tissu de fables.

Pour revenir à l’hôtel de Souzay, tranquilleet muet au fond de sa solitude un peu triste, une intimitévéritable régnait entre Georges, le jeune maître de la maison, etM. Albert, son secrétaire, qui mangeait à la table deMme de Souzay.

Albert, nous l’avons dit, semblait être, aucommencement, la gaieté même de la maison, tandis que Georges avaitalors un aspect maladif et triste.

Dès ce temps-là, chose inexplicable, la belleveuve laissait volontiers la société de son fils mélancolique pourcelle du secrétaire heureux et bien portant.

Mais les choses n’avaient pas tardé à changeren ce qui concernait la santé et le caractère respectifs des deuxjeunes gens.

Georges s’était rétabli entre les mains du DrLenoir, et, en même temps que ses forces, il avait recouvré toutela joyeuse humeur de son âge. Au contraire, Albert, attaqué tout àcoup par un mal inconnu et sans cesse grandissant, était devenumorose, taciturne, malheureux.

Et il paraît que ce n’était pas sa gaietéseule qui attirait naguère la sympathie deMme de Souzay, car elle s’attachait à lui deplus en plus depuis qu’il était devenu triste.

Dans les rares promenades qu’elle faisait envoiture, Albert était constamment son compagnon, et elle passait delongues heures chaque jour à lui donner ces soins assidus qui sontle cher devoir des mères.

Georges n’en témoignait aucune jalousie, etredoublait d’affection pour celui qui portait auprès de lui letitre de secrétaire sans en remplir assurément les fonctions.

Georges sortait beaucoup : sa mère ne luidemandait aucun compte de sa conduite ; mais dès qu’Albert, dequi son jeune maître ne réclamait nul service, venait à s’absenter,Mme de Souzay devenait inquiète, et c’étaient,au retour, de minutieuses enquêtes mêlées parfois de reproches.

Le cordon bleu de l’hôtel s’appelaitMme Mayer et tourmentait l’anse du panier commebeaucoup de Prussiennes. En parlant de ces petites scènesd’intérieur chez le boucher, français, mais pareillement voleur,elle prononça une fois, en l’appliquant à Mme deSouzay, le mot jalousie, pris dans son sens le plusbrutal.

– Et ça ne serait déjà pas si étonnant,ajouta-t-elle. Dans les maisons, les secrétaires, faut que ça gagnesa vie, pas vrai, et madame est fièrement conservée ! Alors,un grand bébé comme monsieur Georges, vous comprenez, ça lavieillit et elle ne l’aime pas, tandis que l’autre, ça la reverdit,et elle ne peut pas lui en vouloir pour ça, hein ? J’aientendu une fois le docteur qui disait à monsieur Georges commeça : « Courage, vous en verrez la fin ! » Vouscomprenez, il n’est pas heureux, ce jeune homme-là, et il compteque le secrétaire avalera sa langue, dame !

Avec l’accent de Breslau, d’oùMme Mayer était native, ces choses ont encore plusde saveur.

Un soir, trois mois avant l’époque où commencenotre histoire, c’était le 5 janvier 1853, Albert, le secrétaire,rentra fort tard.

Il était pâle comme un mort.

Mme de Souzay et le DrLenoir passèrent toute la nuit à son chevet avec le vieux valetTardenois.

Quant au jeune monsieur Georges, il ne rentrapas du tout, et l’on apprit qu’il était parti pour un grandvoyage.

Ce fut le lendemain de ce jour queClément-le-Manchot entra à la prison de la Force comme accusé decomplicité dans le meurtre des deux vieilles demoiselles Fitz-Royde Clare, assassinées nuitamment au numéro 67 de la rue de laVictoire.

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