La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 14Histoire des Habits Noirs

 

Au temps de leur grandeur, les Habits Noirsétaient régis par la loi salique comme l’ancien royaume de France,et même il y avait quelque chose d’égyptien dans leur gouvernement,car, de l’un et de l’autre côté des Alpes, en France, comme enItalie, c’était toujours un Pharaon qui, pendant plus d’un siècleet demi, les avait conduits à la guerre du brigandage, tantôt dansles gorges de l’Apennin, tantôt dans les rues de Paris. Le Pharaons’appelait le colonel Bozzo-Corona, et ce fameux roi de la nuitavait duré, lui tout seul, autant qu’Henri IV, Louis XIII, LouisXIV et Louis XV réunis.

Il est vrai que la légende laissait entendreque le roi des Habits Noirs, le Père-à-tous (il Padred’ogni) comme on l’appelait, était une espèce de phénix,renaissant de sa propre mort, et que sa vieillesse plus queséculaire devait s’obstiner jusqu’aux dernières heures dumonde.

Beaucoup de soldats, dans la sombre milicedont nous racontons ici la décadence encore redoutable, croyaientfermement à l’immortalité du colonel. Les plus sceptiques pensaientque ce Brama des coquins, chrysalide monstrueuse, subissait dansquelque trou une période d’engourdissement, et qu’on le verraitsurgir, encore une fois, tout d’un coup, comme un diable jaillitd’une tabatière, plus rusé, plus féroce et plus centenaire quejamais.

Quoi qu’il en soit de cette superstition, quiest fréquente dans l’histoire où elle rôde autour des tombeaux depresque tous les grands hommes, nous venons de voir que le sceptredu colonel était, au moins momentanément, tombé en quenouille.

La femme de cet humble et bon Jaffret,vieille, hideuse, ayant entre ses dents noires un trou creusé parle frottement des tuyaux de pipe était reine à la place du banditromanesque et brillant que la légende italienne adore sous le nomde Michel Bozzo ou Pozzo, et qui s’appelle Fra Diavolo au panthéonde l’Opéra-Comique.

Misère de nous ! Quand elles tombent sibas, les grandes institutions feraient mieux de mourir.

Mais il y a plusieurs manières d’êtrereine : la manière russe de Catherine la Grande, et la manièreanglaise de ces dignes dames que les parlements du Royaume-Unientourent de respect et de tendresse, à la condition de ne jamaisrien faire de ce qu’elles veulent.

Adèle Ier, épouse Jaffret, régnaitcomme elle pouvait : d’une troisième manière, qui consistait àpayer comptant chaque jour ses vingt-quatre heures d’autorité, àforce de ruse et d’audace.

Son droit, à elle, n’était ni celui qui vientpar héritage, ni celui que donne l’élection.

Elle s’était insinuée, puis imposée enréunissant les débris épars du Fera-t-il jourdemain ?, en leur apportant une raison de s’efforcer etde vivre. C’était une reine tâcheronne qui travaillait à sespièces.

On nous comprendrait désormais mal, si nous nedonnions ici au lecteur, en quelques lignes, le résumé del’histoire des Habits Noirs.

Nous laisserons de côté, bien entendu, lesdétails, pour ne toucher qu’aux grands traits de la légende.

Au commencement de ce siècle, vers lesdernières années de l’Empire, le colonel Bozzo-Corona, chef de laCamorra Seconde, qui avait si longtemps désolé l’Italie du Sud etla Sicile, fut obligé de passer la mer, après avoir livré plusieursbatailles rangées aux troupes du roi Murat. Ce ne fut pas unedéroute, mais bien une retraite en bon ordre, et l’état-majorentier de la Camorra put se réfugier dans l’île de Corse avec letrésor de la bande, évalué déjà à des sommes fabuleuses.

Avant de quitter l’Italie, le conseil desMaîtres s’était réuni, la nuit dans les ruines du temple de Pœstum,pendant que l’armée encore nombreuse des bandits bivouaquait autourdes colonnades.

Le colonel Bozzo était là avec sa fille, labelle Francesca Policeni, qui commandait l’escadron des guides deCatane.

Les uns disent que Fra Diavolo portait déjà lacouronne de cheveux blancs qui coiffait encore un demi-siècle aprèsla tête vénérable du Père-à-tous ; les autres prétendent quec’était alors un héroïque soldat, donnant au vent des nuits leslongues boucles de sa chevelure noire comme le jais.

Toujours est-il qu’il s’assit dans l’enceintedu temple, sur un fût de colonne brisée, comme Charlemagne aumilieu de ses douze pairs.

Pour plafond, il y avait le ciel d’Italiesuspendant des milliers d’étoiles aux profondeurs de sonazur ; le croissant énorme se couchait derrière lesperspectives lucaniennes, à l’horizon du pays des roses, et, parles entredeux des piliers doriques, on voyait les ombres dessoldats sommeillant ou buvant autour de leurs feux.

– Mes fils chéris, dit le colonel,entouré d’un respectueux silence, nous voilà au bout de notrerouleau. Ce grand bellâtre de maréchal des logis qu’on appelle leroi Murat n’en a pas pour deux ans, c’est certain ; mais nousn’en avons pas, nous, pour deux semaines. Nous sommes acculés entrela mer et les monts. C’est à vous de savoir si vous voulez passerla mer ou gagner la montagne.

– La montagne ! fut-il répondu toutd’une voix.

Fra Diavolo fit un geste caressant.

C’était un ténor, comme vous avez pu vous enconvaincre à la salle Favart. Quand il voulait, il parlait plusdoux que miel.

– La montagne, répéta-t-il, je ne demandepas mieux, mes amis bien-aimés. Je fais toujours tout ce que vousvoulez. Seulement, permettez-moi de vous rappeler que vous êtestrès riches…

Il fut interrompu par un long et joyeuxmurmure où s’étouffait le cri de dévouement et d’admiration :Eviva ! Padre d’agni ! (Vive notrePère-à-tous !)

– Merci, mes colombes, merci, reprit lecolonel. J’espère que votre vœu sera exaucé et que je vivrai encorelongtemps. Vous savez bien que je ne meurs pas souvent… Étant trèsriches, je ne vois pas l’intérêt que nous aurions, vous et moi, ànous enfouir comme des taupes dans quelque trou de l’Apennin où iln’y a ni théâtre, ni corso, ni salon de conversation. Si je pouvaisvous offrir Naples, Rome, ou même Florence, je parleraisdifféremment ; mais dans ces gorges diaboliques, ô mes petitsenfants chéris, comment diable dépenserez-vous votre magnifiquefortune ?

Un des Maîtres ouvrit l’avissuivant :

– Partageons, dit-il, et que chacun ailleoù il voudra.

On prétend que ce Maître-là fut retrouvé lelendemain matin couché parmi les fleurs. Un accident lui avaitcoupé la gorge. Le colonel, cependant, lui répondit :

– Mon fils préféré, tu parles d’oraujourd’hui comme toujours ; mais le destin s’oppose à ce queton conseil soit suivi, du moins pour le moment. Il y a, Dieumerci, beaucoup d’or et d’argent monnayés dans nos caisses, mais leprincipal de notre fortune se compose d’objets sacrés, empruntésaux monastères et même aux cathédrales. À elle toute seule, la trèssainte basilique de Saint-Pierre de Rome nous a fourni plus decinquante mille ducats. Penses-tu qu’il serait facile de réalisertout d’un coup dix ou douze millions de pareilles valeurs enItalie ?

On n’entendit que le chiffre et le vieuxtemple de Jupiter retentit d’un long cri d’ivresse.

Douze millions !

– En conséquence de cette crainte, repritle colonel qui se frottait les mains tout doucement, je me suispermis de prendre ce qu’on appelle des mesures conservatoires. Noscaisses nous ont précédés au-delà de la mer… Ne craignez rien, jeréponds de leur contenu intact, sur mon propre crédit.

– Où sont-elles ? demanda-t-on detoutes parts.

Le colonel envoya des baisers à la ronde, maisil garda le silence.

Et je pense qu’il n’est déjà plus besoin devous expliquer le secret qui fit de cet homme extraordinaire,pendant un si grand nombre d’années, le plus invulnérable et lemieux obéi des souverains.

Dès cette époque, il valait douze ou quinzemillions pour ses sujets.

Plus tard, il eût été difficile, sinonimpossible, de calculer les sommes folles représentées par sa vie.Cela conserve.

Il continua :

– Nous allons suivre, en partie, dumoins, l’avis ouvert par le plus cher de mes fils (celui qui nedevait pas s’éveiller le lendemain). C’est ici que nous devons nousséparer. Liberté complète, chacun agira à sa fantaisie ;seulement, tout le monde est prévenu que le rendez-vous général esten Corse, à trente jours de délai, dans la campagne de Sartène, aucouvent des bons Pères de la Merci, qui nous recevront comme desanges. J’ai sommeil, mes bien-aimés, allons nous reposer.

Le lendemain, deux régiments de l’arméenapolitaine, qui traquaient la Camorra Seconde depuis un mois,firent leur jonction aux ruines de Pœstum, où il n’y avait pluspersonne, sauf le « fils chéri » du colonel Bozzo, quiavait la gorge ouverte.

Les autres Veste Nere étaient rentréssous terre.

À un mois de là, jour pour jour, dans lacampagne de Sartène, les cloches de l’ancien couvent des Pères dela Merci, abandonné depuis nombre d’années, se mirent à tinter versla tombée de la nuit, et quand l’obscurité fut tout à fait venue,les paysans d’alentour purent voir avec étonnement que les vitrauxde l’antique chapelle s’illuminaient.

Quelques bons pères avaient été vus quinzejours auparavant allant et venant le long des quatre lieues quiséparaient le monastère de la ville. On savait vaguement un bruitqui courait, disant que le couvent, occupé de nouveau, allaitrépandre l’aisance sur toute la contrée.

Aussi la joie remplaça bientôt lasurprise ; avant la fin de la soirée, tout le monde connutl’arrivée des bons pères, et les passants se découvrirent enécoutant les chants, sans doute pieux, que laissaient sourdre lesfenêtres closes de la chapelle.

De la piété de ces chants je ne pourrais pasrépondre, pour ma part, car une grande table était dressée dans lanef et les officiers de l’ancien état-major des Vestes Noiresfêtaient là en famille l’heure de la réunion après un moisd’absence. Le festin était présidé par le Père-à-tous, dont lavénérable et douce gaieté se communiquait aux convives.

Le couvent de la Merci occupait une étendue deterrain considérable. Ses cryptes et ses caves pouvaient passerpour de véritables souterrains. Les soldats avaient où festoyercomme les chefs.

Cette nuit-là même, après le repas, il y eutconseil des Maîtres dans la crypte creusée et bâtie sous lachapelle. Nous ne citerons aucun nom parmi ces Maîtres, qui netouchent en rien à notre présent récit. Bien d’autres avaient vécudepuis leur décès, car si le Père-à-tous était immortel, seslieutenants s’usaient très vite : il avait une terriblemanière de les convertir quand ils n’étaient pas de son avis.

À ce premier conseil tenu dans les souterrainsde la Merci, le colonel Bozzo, après s’être félicité de voir encoreune fois autour de lui ses chers et fidèles compagnons, déclaraqu’il était prêt à faire le partage du Trésor entre tous lesmembres de l’association.

Il paraîtrait qu’on ne s’attendait pasbeaucoup parmi des Maîtres à un dénouement si prompt et si loyal,car la joie fut immense et les voûtes de l’église souterrainefaillirent crouler sous les applaudissements.

Nous devons ajouter que cet accès d’allégressefut de courte durée.

Au plus fort des acclamations, on vit lePère-à-tous déplier un parchemin jauni qui était la charted’association, signée par les membres fondateurs de la CamorraSeconde. Les figures aussitôt s’allongèrent.

– Part égale pour tous ! dit lecolonel, voilà notre loi, le dernier de nos hommes a autant dedroits que vous et moi.

– Vous étiez douze et vous étiez Maîtres,quand vous avez réglé cela, dit un des chefs.

– Nous sommes toujours douzeMaîtres : seulement, nous commandons à un peu plus de quatrecents soldats, et d’après nos statuts, le Père-à-tous hérite de seschers enfants qui sont morts.

Il déplia deux autres pancartes dont lapremière contenait quatre cents noms, tandis que la seconde,interminable liste, portait le compte de tous ses « pauvresenfants » décédés. Le nombre des morts était pour le moinsdouble de celui des vivants.

De longues qu’elles étaient, les figuresdevinrent énormes.

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