La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 22Sacrifice

 

Un peu de temps s’était écoulé.Mme la duchesse de Clare et son fils restaientassis à côté l’un de l’autre, et la tête d’Angèle s’appuyait contrel’épaule de Georges.

Elle écoutait battre ce pauvre brave cœur.

– Je ne la connais pas,disait-elle ; je la haïssais parce que je savais qu’elle étaitl’appât, le même appât, tendu à chacun de vous deux. Tu m’apprendsqu’elle était l’esclave, je lui pardonne, tu me dis qu’elle t’asauvé la vie là-bas au château de Bretagne, je la bénis. Elle estbelle, n’est-ce pas ? Oui, puisque Albert l’a choisie… MonGeorges ! pauvre cher enfant ! jamais on n’a demandépareil sacrifice à personne…

– Peut-être que vous vous trompez, mamère, sur la nature du sacrifice, dit Georges qui était froidmaintenant, et sur son étendue aussi. Je croyais aimer Clotilde, jele crois encore ; mais il est certain que je n’ai jamaisbeaucoup interrogé le fond de mon cœur.

– N’essaye pas de diminuer mareconnaissance ! s’écria Angèle. Une pensée douloureuseplissait le beau front de Georges.

– J’ai peur de regarder au-dedans demoi ! murmura-t-il. La duchesse poursuivit :

– Albert n’était pas comme toi ; ilavait émietté sa jeunesse en folies et je le croyais du moins àl’abri de ce mal qui s’attaque à ceux qui ont trop de cœur :la fièvre d’amour. Figure-toi, elle tomba sur lui comme la foudre.Le piège dont tu fus victime avait été dressé pour lui rue de laVictoire, chez les demoiselles Fitz-Roy, et sans toi, sans tondévouement fraternel, c’est lui qui aurait été arrêté après lemeurtre. Cette jeune fille, cette Clotilde le repoussa parcequ’elle t’aimait, et, en quelques semaines, nous vîmes Albertchanger à ce point qu’on se demandait : « Est-celui ? » Te souviens-tu comme il était brillant, bruyant,joyeux, fort, acharné à dépenser, à prodiguer plutôt le trop-pleinde sa vie ?… Ce terrible mal d’amour le terrassa et le brisa.Morne, silencieux, découragé, bientôt il ne fut plus que l’ombre delui-même. Je te l’ai dit : je crus qu’on me l’avaitempoisonné. Le docteur Abel, qui a fait des miracles auprès de toi,n’a rien pu quand il s’est agi de lui, et pourtant… Elle s’arrêtacomme si elle eût craint d’en avoir trop dit.

– Et pourtant le docteur a pour Albert latendresse d’un père, acheva Georges avec simplicité.

– Pour vous deux, oui ! dit laduchesse vivement. C’était vrai. Georges demanda :

– Mais pourquoi avoir laissé les chosesaller si longtemps et si loin, ma mère ?

– C’est cette nuit seulement que j’ai eule douloureux secret d’Albert, repartit Angèle. Auparavant, je m’endoutais, mais cette nuit, il m’a dit : « C’estaujourd’hui le contrat, n’est-ce pas ? Je sens qu’ils sontlà-bas à signer ma mort. » Et il a ajouté : « Quandje suis entré dans la chambre de Georges, ce soir, j’avais sur moiun couteau… »

– Oh ! fit Georges avec horreur.Angèle se couvrit le visage à deux mains.

– J’ai eu tort de dire cela,balbutia-t-elle ; c’était pour lui, le couteau… je le crois,j’en suis sûre !

– Pauvre, pauvre frère ! s’écriaGeorges, dont les larmes jaillirent. Vous avez eu raison de parler,madame : cela me permet de sonder jusqu’au fond sa torture…et, au lieu de me frapper, il a été bon pour moi, affectueux,tendre comme toujours.

Il regarda tout à coupMme de Clare en face.

– Je donnerais ma vie pour moins quecela, dit-il presque gaiement.

Puis, voyant l’effroi qui naissait dans lesyeux de sa mère :

– Non, non, reprit-il, c’est mal parler.Je n’ai pas voulu vous causer un chagrin…

– Ce serait le premier ! s’écriaAngèle dans un élan de sincère tendresse. Jure-moi…

– Ah ! de bon cœur !interrompit Georges. Seulement, mon embarras est cruel. Pendant quevous me prenez pour un héros, j’ai presque des remords. Il faut quevous sachiez cela : avant qu’il fût question du mariage…

La duchesse l’interrompit à son tour et ce futune explosion :

– Est-ce que tu aimerais une autrefemme ? demanda-t-elle. Georges fronça le sourcil et répondità voix basse :

– Si cela était, madame, je tâcheraisd’arracher cet amour de mon cœur. Je ne sais pas si je suis un deClare, mais sur ma foi, je suis certain d’être un galant homme, etje ne me servirais pas de mon dévouement, envers Albert et vous,comme d’un prétexte pour retirer ma parole à la chère, à la nobleenfant qui avait eu confiance en moi. J’ai mal agi en parlant devous donner ma vie : on ne dit pas ces choses-là ; on neles fait pas non plus à cause du deuil qu’elles laissent aprèselles ; mais rien au monde ne peut m’empêcher, ma mère, devous donner mon bonheur !

Cela fut dit simplement et il effleura d’unbaiser les doigts d’Angèle, qui peut-être ne comprenait pas tout cequ’il y avait d’exquise chevalerie dans ses paroles.

En ce moment on entendit le bruit discretd’une voiture roulant sur le sable de l’allée.

– Voici Albert ! dit la duchesse, etj’ai encore tant de choses à te dire ! Certes, si elle n’avaitpas compris, le temps était passé de faire effort pour deviner lacharade.

Albert était là ! Il n’y avait plusqu’Albert !

– C’est bien convenu, reprit-elle avecprécipitation, tu te retires, mon Georges bien-aimé, tu renonces àelle, tu fais un miracle en rappelant ton frère à la vie, mais… lesparoles ne me viennent pas… Comment te dire cela ? tagénérosité ne peut pas faire que le pauvre enfant soit aimé…

Elle regarda Georges avec des yeux quiachevaient son inquiète prière.

Georges, lui, comprenait tout de suite, dèsqu’on s’adressait à son cœur.

Il garda un instant le silence, puis il pensatout haut :

– Peut-être. C’est un pauvre bon petitcœur que Clotilde. Je ferai ce que je pourrai.

– C’est que, dit encore Angèle, il nefaudrait pas qu’il se doutât…

– Bien entendu ! dit Georges avec untriste sourire, je vous prie de vous en fier à moi, madame, jetâcherai d’y mettre quelque adresse… Et qui sait si mon frère ne vapas condamner mon infidélité ?

Une petite porte située à gauche de l’alcôves’ouvrit et Albert parut. Il était si pâle queMme de Clare ne put retenir un cri dedétresse.

Georges s’était levé.

À sa vue, Albert recula comme s’il eût reçu unchoc.

– Tu ne seras pas jaloux de moi, jepense, dit-il amèrement quand je t’aurai avoué que je viens del’hôtel Fitz-Roy : je voulais voir Clotilde une fois encore.Tu devines pourquoi ? Je parie que notre mère t’aura confesséma misérable manie. Fais bien attention à ceci : tout ce queje te demande c’est de ne pas m’insulter de ta pitié. Il se laissachoir sur un fauteuil auprès de la porte.

– N’est-il pas trop tard ? sedemandait la malheureuse mère. La mort le tient déjà.

Georges alla vers son frère, la maintendue.

– Reste où tu es, lui dit Albert durementne t’approche pas de moi.

Puis il reprit :

– J’ai été bon, je ne le suis plus, jesouffre trop. Pourquoi ferais-je encore semblant d’aimer ceux queje hais et par qui je meurs !

Après avoir cherché péniblement son haleine,Albert reprit :

– Pardon, ma mère, si je vous cause unchagrin, mais il faut que je vous parle !

Il se tourna vers Georges et fixa sur lui sonregard farouche en disant :

– Toi, monsieur le duc, tu as le beaurôle, ici comme partout, ici comme toujours. J’ai cru un instantqu’on me donnait ce titre pour détourner sur moi certains dangersqui te menaçaient… je ne sais pas lesquels… Tout est louche etambigu dans cette maison, où j’ai été si malheureux en rendantnotre mère si misérable.

– Toi ! mon enfant chéri !s’écria Angèle.

– Oui, vous m’avez aimé profondément,madame, ah ! vous m’avez bien trop aimé, et vous allez me direque j’étais votre bonheur… alors votre bonheur est mort… dites-luiadieu, croyez-moi.

Il chercha encore son souffle pendantqu’Angèle éclatait en sanglots, puis il reprit en s’adressant àGeorges :

– Mon frère, je suis aussi faibled’esprit que de corps. J’ai menti : je ne peux pas vous haïr,ce serait trop horrible… Vous allez peut-être me donner le mot del’énigme. Quelque chose de singulier se passe à l’hôtel Fitz-Roy,ce matin. Je ne suis pas comme vous, moi ; il m’est défendud’entrer, je fais mes visites de bien loin, dans la rue. Il y aderrière la prison un endroit d’où l’on aperçoit les croisées deClotilde, et je regarde par la portière, pendant que le cocherricane en se moquant de moi. Aujourd’hui pourtant il a gardé sonsérieux : il voyait bien que c’était la dernière fois…

– Albert ! supplia Angèle : neparle pas ainsi !

– Je ne sais pas du tout ce qui se passechez les Jaffret, dit Georges, j’ai quitté hier l’hôtel auxenvirons de minuit…

– Ce matin, reprit Albert, la maison estdéserte. On a vu mademoiselle Clotilde sortir avant le jour.

– Je sais où estMlle de Clare, interrompit Georgesdoucement.

– Ah ! fit Albert.

– Et je vais la rejoindre de ce pas,ajouta Georges. Je dois vous faire savoir, mon frère, que, parsuite d’événements… de difficultés de famille, mon mariage avecMlle de Clare est rompu…

– Rompu ! répéta Albert comme unécho. Angèle le dévorait des yeux. Georges acheva :

– Ce qui me rend ma liberté pour d’autresengagements, pris avant qu’il fût question de cette union. Je suiscontent d’avoir recouvré ma liberté… Au revoir, Albert.

Cette fois, ce dernier lui tendit la main. Unenuance rosée venait de monter à sa joue.

– Si vous aviez quelque différend avec lafamille de Mlle de Clare, dit-il pourtant,vous me pardonneriez de n’être point de votre côté. Je vous enpréviens, mon frère. Je suis content aussi ; mais si vous avezmal agi en cette affaire, Mlle de Clare auraen moi un défenseur.

Il se ranimait à vue d’œil.

Georges lui secoua la main en souriant et vintprendre congé de sa mère, qui lui dit :

– Il semble que la vie revienne en lui.Que Dieu te récompense, mon fils et mon sauveur ! Achève bience que tu as si bien commencé.

Elle lui donna un baiser, un bon baiser quiétait encore pour Albert.

Georges sourit.

Il y a des gens (il n’y en a pas beaucoup) quise dévouent si naturellement et d’un élan si spontané qu’il leurarrive d’englober parfois dans leurs largesses une part du biend’autrui. Sans cet excès, le monde les regarderait volontiers commedes imbéciles ; avec cet excès, ils sont dangereux.

Georges n’était pas encore arrivé au bout del’avenue conduisant à la rue Pigalle que déjà la pensée de Clotilderentrait de force dans son cœur.

Tant qu’il était resté sous le charme de samère, dont la volonté le pénétrait comme une fascination, iln’avait vu que sa propre souffrance à lui, et il était si bienhabitué à se donner tout entier à sa mère !

Mais Clotilde !

Ce fut un cri dans sa conscience.

Ce franc sourire d’enfant, si gai, si tendre,le sourire de celle qui avait consolé autrefois ses jours demalheur, passa tout à coup devant ses yeux.

Il l’avait quittée quelques heures auparavanten lui disant : « Je t’aime », et toutes les paroleséchangées dans cet entretien d’amour lui revenaient comme desreproches.

Elle les avait mendiés, ces mots, elle lesavait conquis en quelque sorte à force d’amour charmant ; ilsétaient à elle, et voilà que lui, Georges, allait reprendre cequ’il avait donné et baigner de larmes ce sourire !

Elle était au rendez-vous déjà peut-être, chezle docteur Abel, elle l’attendait, heureuse, car elle avait sigrande confiance en lui !

Que lui dire ?

Comment lui imposer un devoir qui n’était pasà elle ? De quel droit exiger d’elle un sacrifice que rien nelui commandait ?

Quand Georges arriva rue de Bondy, devant lelogis du Dr Abel Lenoir, tout était confusion dans sa pensée. Il nesavait plus, on pourrait presque dire qu’il ne voulait plus.

– Vous ne verrez pas monsieur ce matin,lui dit le vieux valet du docteur. Il y en a eu des allées et desvenues depuis hier au soir ! M. Pistolet sort d’ici, voussavez, ce gentil garçon qui a un museau de fouine et des yeux defuret : il avait un air… Je m’y connais ! L’anguille estsous la roche.

– Et… demanda Georges, quelqu’un n’estpas venu… pour moi ?

– Je suis bête ! s’écria lebonhomme. Ce quelqu’un-là est une quelqu’une, dites donc !Elle vous attend au salon.

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