La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

V – Deux feuilles de papier

 

C’était un homme déjà vieux, de taillemoyenne, très maigre, vêtu en bon bourgeois et portant lunettes surun long nez tranchant. Sa figure, d’une laideur remarquable, avaitcette forme aquiline que beaucoup de gens prennent pour un signe derace ; mais quelque chose de cynique et de repoussant étaitdans le regard de ses yeux ronds comme ceux d’un vautour. Il étaitchauve, de cette façon particulière et assez rare qui ne laisse pasmême autour du crâne la couronne de cheveux ressortant sous lechapeau : cela augmentait sa ressemblance avec les oiseaux deproie.

Nous savons son nom pour l’avoir entenduprononcer plus d’une fois dans les précédents chapitres ; ils’appelait M. le marquis de Tupinier et n’en avait pas l’air,malgré son nez de gentilhomme.

Non seulement il emprunta, comme nous l’avonsdit, cet indécent baiser à la bouche charmante deMme la duchesse de Clare, mais encore il l’entraînasur un mouvement de valse très bien exécuté, en dehors de la portequ’il referma.

– Ma belle bichette, dit-il d’un ton debonne humeur, tu as bien fait de venir, peste ! C’estl’instant, c’est le moment, mais je te ferai observer que tu auraisdû m’avertir. On n’aime donc plus son parrain ? Et encore tuavais mis le verrou à la porte du jardin. J’ai été obligé de passerpar-dessus le mur et de monter par la fenêtre… à mon âge !

Son doigt désigna un carreau, largementtranché au diamant de vitrier, et dont l’ouverture laissait entrerun courant d’air glacial.

Angèle restait devant lui stupéfaite et commehébétée.

– Tu voudrais bien savoir qui a avertiparrain, hé, trésor ? reprit-il en ricanant. Détail. On a sapolice. Parlons du petit, qui vaut maintenant son pesant d’or. Jene l’ai jamais perdu de vue, ce gamin-là, il est mignon tout plein.As-tu ta voiture ?

– Oui, répondit machinalement Angèle.

– C’est bien, partons ! Il y a loind’ici chez le marbrier du boulevard extérieur.

– Est-ce que vous voudriez venir avecmoi ?

– Parbleu ! je ne te quitte plus,chérie.

– Mais… fit la duchesse.

Le marquis l’interrompit, disant :

– C’est vrai ! tu ne perds pas lacarte, toi ! il pourrait « claquer » pendant notreabsence et alors… Mais tout ne serait pas noyé, tu sais ? J’aimes moyens à moi : voilà du temps que j’étudie l’affaire.

– Comment appeler du secours ? pensatout haut Angèle.

– Oui, comment ? Tu es dans tespetits souliers, toi ! La première partie ne t’a pas réussi,et tu ne veux pas qu’il s’en aille avant la seconde manche… J’étaislà et je vous écoutais, tu sais ? Tu m’as arrangé comme ilfaut, mais je n’ai pas de rancune. Quant à ton bout de rôle, tul’as mal joué, très mal ! Il fait bon tenir la dragée hauteaux gens qui se portent bien, mais les agonisants, on les bichonne,on les caresse…

– Je ne peux pourtant pas, dit encore laduchesse, aller dans l’antichambre chercher les valets…

– Non ! ils te demanderaient d’où tusors. Ils sont là trois ou quatre parmi lesquels j’ai reconnu levertueux Tardenois, le bon Jaffret des oiseaux, Larsonneur…

Angèle fit un pas vers la porte du salon. Elleperdait la tête. Le marquis l’arrêta.

– Pas besoin, dit-il, si c’est poursonner. Nous ne sommes pas ici dans une maison garnie où chacun asa sonnette. Celle-ci vaut l’autre, tu vas voir.

Il s’était approché de la cheminée et tira pardeux fois le cordon.

– En route ! reprit-il, je suis sûrque Tardenois et le vieux Morand montent déjà le grand escalierquatre à quatre. Viens !

Angèle se laissa prendre le bras. L’instantd’après, une odeur d’eau-de-vie et de pipe empesta l’intérieur ducoupé qui avait amené Mme la duchesse. Le marquisportait partout ces parfums avec lui. Le cheval allongeait déjà enremontant la rue Saint-Antoine pour gagner le boulevard. On avaitdit au cocher :

– Au cimetière Montmartre !

Angèle était pelotonnée dans l’angle de lavoiture et se taisait, mais le marquis causait pour deux.

– D’avoir mis, disait-il, le petit duc enapprentissage chez le marbrier pendant que tu gardais l’autre avectoi, je ne t’en blâme pas, c’est un bon état et les mamans ontcomme ça des préférences, mais pourquoi n’as-tu pas amenéfranchement le fils d’Abel à M. de Clare en luidisant : « Voilà le duc », il n’y aurait vu que dufeu. Moi, je croyais que c’était là ton idée.

Elle laissa tomber sa tête entre sesmains.

– Je m’attendais à ça, vrai, reprit lemarquis, et je n’aurais rien dit ; pourvu que j’aie ma part,ce n’est pas moi qui te gênerai ! C’était indiqué par lasituation, puisque M. de Clare ne connaît ni l’un nil’autre…

Un sanglot souleva la poitrine de la duchesseAngèle qui luttait contre son angoisse. On voyait bien qu’ellen’espérait pas de pitié.

– J’aime mes deux enfants,murmura-t-elle, je suis seule et sans conseils ; si j’ai cachél’un d’eux…

Le marquis l’interrompit par un bruyant éclatde rire.

– Tiens ! tiens ! fit-il,c’était donc pour le cacher ! Et peut-être à cause de moi, hé,bébelle ! Pauvre amour ! Tu n’es pas de force contreparrain !

Il reprit après un silence :

– Et si tu n’allais plus trouver tonpetit duc au magasin, chérie ? As-tu songé à cela ?…

Au moment où la sonnette avait retenti dansl’antichambre de l’hôtel Fitz-Roy, Tardenois, Jaffret et les autresdomestiques de M. le duc de Clare bivouaquaient autour d’ungrand feu, allumé dans la cheminée. M. Morand se tenait àl’écart, et Tilde dormait dans un coin, couverte par le manteau ducocher.

M. Morand se leva et dit :

– Mes amis, M. le duc a défendu quepersonne entrât dans sa chambre, excepté moi. Je vous priecependant de monter et de vous tenir à portée. Ce qui se passe ici,je ne le sais pas plus que vous, et je crains pour cette nuit ungrand malheur.

Il se dirigea vivement vers l’escalier, lesautres le suivirent. Il entra seul dans le salon aux quatrefenêtres et ressortit presque aussitôt tout tremblant etdisant :

– Un médecin ! sur-le-champ ! àtout prix ! Tardenois s’élança au-dehors.

– Venez et aidez-moi, repritM. Morand, à ceux qui restaient. Le lit de M. le ducétait vide, et lui-même, étendu la face contre le plancher,semblait mort. Il y avait, contre la muraille, une malle qu’onavait déchargée de la berline et apportée en même temps queM. le duc, sur son ordre exprès. C’était en essayantd’atteindre cette malle, pour l’ouvrir, que le malade avait perduconnaissance. Cela sautait aux yeux ; il en tenait encore laclef à la main, et son bras droit, étendu, s’allongeait jusque sousla serrure.

Il fut soulevé de nouveau à bras et porté surson lit, sans donner signe de vie. La pendule, remontée naguère parMorand, marquait dix heures moins le quart.

Au bout de vingt minutes environ, Tardenoisrevint et dit :

– J’ai trouvé un docteur.

Et il s’effaça pour donner passage aumédecin.

C’était un homme de grave tournure, mais jeuneet remarquablement beau de visage. Il y a, dit-on, dans la règledes quakers, un article qui ordonne de regarder franc, quoi qu’iladvienne. C’est une bonne loi et tout à l’honneur des quakers. Telétait le regard calme et doux que ce jeune médecin promena sur lesassistants en traversant la chambre.

Il s’approcha du lit. Le malade et luisemblaient avoir le même âge.

Le jeune docteur examina son nouveau clientselon l’art, très attentivement, mais très rapidement aussi et enhomme sûr de sa pratique.

– Il n’est pas mort, dit-il, mais sesheures sont désormais comptées.

– Recouvrera-t-il sa connaissance ?demanda M. Morand.

– Je le crois. Versez de l’eau dans unverre.

Le jeune docteur avait tiré de sa poche uneboîte recouverte en chagrin noir, un peu plus grande qu’unetabatière, et sur laquelle on pouvait lire cette sentence latine,gravée en lettres d’or :

Simila similibus curantur.

Il l’ouvrit et y choisit, parmi beaucoupd’autres, un très petit flacon de cristal, dont il enleva lebouchon microscopique. On regardait curieusement à l’entour ;les agissements des médecins qui pratiquent la méthode de SamuelHahnemann étaient alors beaucoup moins populairesqu’aujourd’hui.

Pendant que les globules transparentstombaient un à un dans le verre d’eau pure, Tardenois disait toutbas :

– Tous les médecins du quartierpartis ! C’est la Providence qui m’a fait mettre la main surcelui-là. Il est sorti du poste, ici près, où il avait remis surpied une pauvre malheureuse, tombée de froid ou de faim, et je l’aipris à la volée.

Le docteur, après avoir remué son mélange, quirestait clair comme de l’eau de roche, déposa le verre sur la tablede nuit, et pressa légèrement les tempes du malade à l’aide desdoigts étendus de sa main droite. Par-dessus le V très évasé,produit par cette pose de ses doigts, il souffla froid au centre dufront.

Puis, ayant soulevé la couverture, il appliquasa main gauche à plat sur l’épigastre.

Au bout de quelques minutes, la poitrine deM. le duc se dégonfla en un long souffle que tout le monde putentendre.

Le jeune docteur, alors, puisa au verre unepleine cuillerée d’eau, et la fit couler dans la bouche entrouvertedu malade, qui rouvrit, presque aussitôt après, les yeux.

– Où est-elle ? demanda-t-il d’unevoix qui semblait venir de l’autre monde.

– De qui parle-t-il ? interrogea lemédecin.

Et, comme personne ne lui répondait, il sepencha au-dessus du malade pour répéter sa question :

– De qui parlez-vous ?

Point de réponse encore. Les yeux du malades’étaient refermés. Le médecin prit son chapeau pour seretirer.

– De quart d’heure en quart d’heure, vousdonnerez une cuillerée, dit-il.

– Et c’est tout ? demandaTardenois.

– C’est tout.

– Mais si on avait besoin devous ?

– On n’aura pas besoin de moi.

– Cependant… insista M. Morand.

Le médecin, qui était déjà près du seuil,s’arrêta et atteignit son portefeuille, d’où il retira une carte.Il la mit entre les mains de Morand, et sortit. La carteportait : Docteur Abel Lenoir.

Ceux qui étaient là se regardèrent. Personnen’avait jamais vu l’homme, le nom était connu de tous.

– Est-il parti ? demanda le maladed’une voix à peine intelligible. Sur la réponse affirmative qui luifut faite, il rouvrit les yeux sans trop d’efforts, et, voyant toutce monde autour de lui, il parut en éprouver de la colère. Sa mainse souleva comme pour désigner la porte.

– Monsieur le duc veut que noussortions ? traduisit Tardenois. Un mouvement de têterépondit : Oui.

– Et personne ne doit rester avecmonsieur le duc, pas même moi ? insista le valet favori.

Le malade parvint à articuler :

– Non, rien que mon cousin Morand.

Aussitôt les domestiques se retirèrent, et lafigure hâve du mourant exprima un contentement. Il fit signe àMorand de s’approcher :

– Je veux boire, dit-il.

Morand s’empressa d’emplir la cuiller, mais lemalade la repoussa, et dit :

– Du vin.

– Ne craignez-vous pas… ? commençaMorand, effrayé.

– Je ne crains plus rien : duvin !

Le cousin pauvre n’osa pas désobéir. Ils’approcha du guéridon, déboucha une bouteille et versa un doigt devin au fond d’un verre. Le malade était parvenu à se soulever surle coude, tremblant de la tête aux pieds. Il regardait leverre : il dit :

– Encore !

Morand versa de nouveau quelques gouttes.

– Encore ! répéta le maladefrémissant de fièvre et d’impatience. Morand emplit cette fois leverre jusqu’à moitié et l’apporta, disant :

– C’est pour vous obéir, mon cousin.

Le duc saisit le breuvage avidement. Il enrépandit une partie avant de le pouvoir porter à sa bouche, car samisérable main était secouée à faire pitié ; mais le verresonna enfin contre les dents, qui le mordaient convulsivement, etil but.

– Ah ! fit-il, épuisé, en lâchant leverre qui roula sur la pente des couvertures et vint se brisercontre le parquet.

Il ajouta, un instant après :

– C’est du feu qui est dans ma gorge.

Puis une nuance rouge monta brusquement à sesjoues, et il se dressa tout à fait, demandant :

– As-tu fait prévenir mon respectableami, le colonel Bozzo ?

– Oui.

– Doit-il venir ?

– Il l’a promis.

– Peut-être est-il venu pendant quej’étais évanoui ?

– Non, je vous l’affirme, il n’est pasencore venu.

– Ouvre la malle.

Morand avait justement à la main la clef qu’ilavait arrachée tout à l’heure aux doigts raidis de son nobleparent. Il s’agenouilla devant la malle et en fit jouer la serrure.La malle était pleine d’habits pliés avec soin.

– Ôte tout cela, dit le malade dont lavoix se raffermissait, et qui se tenait droit sur son séant.J’aurais pu faire la chose moi-même, je suis fort maintenant.Voyons ! dépêche ! mets tout cela en tas, tu sais bienque je ne m’en servirai plus.

La malle fut vidée en un clin d’œil. Tout aufond, il y avait une couche de papiers.

– Apporte ! ordonna le malade.

Morand fit des papiers une seule brassée etles déposa sur le lit. Aussitôt, la face rouge, les yeux creusés defièvre, le duc se mit à les feuilleter avec une activité enragée.Sa main était ferme ; sa parole ne chevrotait plus.

Il jeta hors du lit les premiers papiersconsultés en disant :

– Brûle !

Et Morand, les prenant sur le parquet àmesure, les portait au foyer où ils étaient rapidement consumés.C’étaient des lettres pour la majeure partie. M. le duc enbaisa quelques-unes au passage, mais il disait toujours :

– Brûle ! brûle !

Et Morand brûlait.

Au train dont la besogne marchait, il nefallut que peu de minutes pour achever le triage. Le monceau depapiers avait disparu. Il en restait seulement deux feuillesjaunies, ayant tournure d’actes publics.

M. le duc dit :

– Ceci est le nom de mon fils, si j’ai unfils, ceci est sa vie et sa fortune. Écoutez-moi bien, mon cousinStuart : je n’ai connu en toute mon existence qu’un homme, unseul, en qui j’aie eu confiance absolue. Jurez-moi que si je viensà mourir ou à perdre connaissance avant l’arrivée de cet homme,vous lui remettrez ces deux pièces fidèlement.

– Le nom de cet homme ? demandaMorand.

– Colonel Bozzo-Corona.

Morand étendit sa main droite etdit :

– Je jure que je remettrai fidèlement cesdeux pièces au colonel Bozzo-Corona.

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