La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 26Choisir !

 

Quand la fenêtre fut refermée, le jour avaitbaissé considérablement dans le boudoir, où Marguerite et Angèleétaient réunies.

Le soleil n’entrait plus, caché qu’il étaitpar les tentures. Le silence continuait de régner au-dedans commeau-dehors.

– Ce que nous voulons de vous ?répéta Marguerite, en reprenant son siège, c’est difficile à dire,ma cousine, et délicat. On m’a choisie pour porter la parole, parceque les femmes, entre elles, ne reculent devant aucune vérité, sidure qu’elle soit ; mais voilà pourtant que j’hésite.

Elle s’arrêta, en effet, et sembla serecueillir.

La duchesse attendait, le cœur serré par uneindicible terreur.

– Madame, reprit Marguerite, qui devenaitgrave malgré elle, vous nous avez trompés, ou du moins, noussoupçonnons que vous avez voulu nous tromper. Vous avez deux fils.Lequel est le préféré, nous l’ignorons. Soit que vous ayez lancé lebâtard pour servir d’égide à son frère légitime… on dit cela parmivos propres serviteurs… Soit que vous ayez voulu, au contraire,profitant de la nuit qui entoure le passé des deux jeunes gens,donner au fils naturel les droits du jeune duc…

– Je vous jure, madame… interrompitAngèle.

Mais Marguerite l’interrompit à son tour etdit avec une sorte de solennité :

– J’ai pitié de vous, ne vous engagezpas, vous pourriez amèrement regretter vos paroles. Je vouspréviens, et c’est un service cela, que vous allez avoir à faire unchoix entre vos deux enfants : un choix… mortel !

La poitrine de la duchesse rendit un grandgémissement.

– Nous ne sommes pas seulement desvoleurs comme je vous l’ai dit, reprit Marguerite, nous sommes desassassins. La maison de Clare, dont nous portons toutes les deux lenom, est cruellement payée pour le savoir. L’homme qui vient devous nommer sa filleule, et qui en a le droit, est ici pour tuer unde vos fils.

Angèle, les yeux horriblement ouverts, lesmains crispées sur les bras de son fauteuil, écoutait comme on faitun épouvantable rêve.

Elle ne croyait pas.

Et pourtant, il fallait croire, car le visagede Marguerite se contractait, tiraillé par un tic douloureux.

Marguerite avait trop présumé de la dureté deson cœur, Marguerite elle-même !

L’horrible et cynique franchise qu’elles’était imposée l’épouvantait.

Elle était à la torture, et sans l’énormité del’enjeu, qui était au bout de la partie engagée, peut-être eût-ellereculé…

Rendons-nous bien compte de lasituation : l’enjeu, ce n’était pas la fortune de Clare.

En suivant la route que tenait Marguerite il yavait loin et beaucoup de détours pour arriver jusqu’à la fortunede Clare qui pouvait, de mille manières, s’échapper en chemin.

L’enjeu, le véritable enjeu, celui qui valaittoute l’angoisse de tous les crimes et encore plus, au gré deMarguerite, c’était le coffre du colonel : cette poignée dechiffons dont l’un criait : « Je représente cinquantemille guinées ! »

Elle savait où il était ce coffret renfermantsoixante ou quatre-vingts millions.

Elle savait qu’au rez-de-chaussée de la maisonhabitée par le Dr Lenoir, rue de Bondy, un homme, jeune ou vieux,qu’importait cela ! veillait tout seul sur ce trésor.

Cet homme en valait cent, c’est vrai, il étaitla quintessence de l’habileté dans le mal, tous ceux qui s’étaientattaqués à lui étaient morts ; mais un coup de couteau bienplanté dans le cœur tue les sorciers comme les naïfs… Et pourrécompenser l’audace de ce coup, il y avait la montagned’or !

Ici, à l’hôtel de Souzay, ce n’était que lacomédie, destinée à endormir la vigilance de cet homme. Lui-même enavait fourni le plan railleur et impossible, et lui-même, c’étaitchose certaine, étant donné son caractère, en surveillaitl’exécution, ici ou là, de loin ou de près, ricanant d’aise enquelque coin comme un dilettante dans sa loge.

Il fallait que la pièce fût jouée sérieusementet furieusement, jusqu’à la lie de son absurde férocité ; ilfallait que la bande Cadet prît sa volée vers la frontière, lesgriffes pleines de sang, pour revenir à bas bruit… etencore !

Savez-vous ce qu’il faisait, le fantôme, àl’heure où ses « bons chéris » essayaient de lui donnerle change à l’hôtel de Souzay ?

Un homme de quarante ans environ, bien nourricomme doit l’être un philanthrope, montait le raide escalier dulogis de Pistolet, rue Vieille-du-Temple. C’était là, nous nous ensouvenons, que Clément-le-Manchot avait trouvé un asile, la nuitprécédente, en sortant des mains de Cadet-l’Amour.

Clément-le-Manchot dormait sur un matelas.

Le docteur Abel était venu le voir dans lajournée. L’influence de son traitement se faisait déjà sentir.

Le philanthrope entra sans éveiller le blesséet resta bien cinq minutes à regarder curieusement l’effroyableétat où Cadet-l’Amour l’avait mis.

Puis il lui secoua le bras doucement.

– Manchot, dit-il, éveille-toi, mongarçon… Comme te voilà fait !

– Qui m’appelle ? gronda lemalheureux.

– Tu ne me reconnais seulement pas !J’étais venu te dire une chose : si tu avais pu te soutenirsur tes jambes, l’occasion était belle. Ce soir Cadet travaille ruePigalle, à l’hôtel de Souzay… mais tu ne vaux plus rien.

– Est-ce vous, monsieur Mora ?demanda Clément, je ne vous vois pas.

– Tu n’es pas capable, mon pauvre gars,dit l’autre, il t’a trop malmené ! je te laisse la goutte,tâche de te rendormir… C’est à la nuit, vers huit heures, queCadet-l’Amour travaillera rue Pigalle… Bonsoir.

Et il partit.

En tâtant auprès de lui, Clément trouva unebouteille d’eau-de-vie.

Le philanthrope était déjà au bas del’escalier.

Revenons à l’hôtel de Souzay.

Nous n’avons pas oublié que le colonel avaitdéfendu qu’on touchât un cheveu de la tête du bâtard, et noussavons que Marguerite avait combiné d’avance le piège qui devaitêtre tendu à la misérable mère.

Elle était femme, sinon mère, elle-même ;elle devinait que tout l’amour de la mère se concentrait sur lefils déshérité, sur le vaincu.

Dans cette épreuve, qui ressemblait de loin aujugement de Salomon, elle était déterminée à frapper celuiqu’Angèle désignerait comme étant le fils légitime, bien certaineainsi de ne se point tromper, puisqu’elle comptait sur le mensongede l’amour.

– Madame, dit-elle, cherchant àressaisir, sinon le calme, du moins la clarté de sa pensée, si vousavez sujet de nous mépriser et de nous craindre comme des criminelsque nous sommes, il nous est permis à nous d’avoir défiance devous. Votre vie n’est pas irréprochable.

– C’est vrai, balbutia Angèle qui éclataen sanglots, c’est vrai, j’ai péché ; mais se peut-il qu’unchâtiment si atroce me soit réservé !

– Nous ne prétendons en aucune façonpunir, répliqua Marguerite, mais bien prendre nos sûretés. Noussavons que les papiers de Clare sont en votre pouvoir…

– Quels papiers ?

– Votre acte de mariage, l’acte denaissance de la fille de Morand Stuart.

– C’est une erreur ! s’écria laduchesse. Vous allez commettre un crime inutile ; je vous jurequ’on vous a trompés !

– Je ne vous en veux pas pour cemensonge, répliqua Marguerite ; à votre place j’agirais commevous.

Ce n’était pas un mensonge ; mais lerenseignement fourni par le fantôme quand il avait désigné l’hôtelde Souzay comme le lieu où les papiers contenus dans la cachettedevaient être retrouvés, n’était pas non plus contraire à lavérité.

Il n’y avait ici qu’une erreur de temps. Lapauvre Clotilde marchait en ce moment sur la route de Saint-Ouenpour apporter précisément les trois pièces désignées à l’hôtel deSouzay, où elle allait arriver dans quelques minutes.

Marguerite avait repris toute sa froideur.Elle continua :

– Raisonnons comme si vous aviez cesactes, nous ne pouvons mutuellement nous tromper. Il y a unhéritier de Clare-Souzay, qui épouse l’unique héritière de l’autrebranche de Clare. Ce couple est notre bien à vous et à nous. On nerefuse pas de vous admettre au partage. Voulez-vous être de labande Cadet, madame la duchesse ? Angèle ne répondit que parun geste d’horreur.

– Vous ne voulez pas ? poursuivitMarguerite, vous avez raison, cela ne détournerait pas de vous lecalice d’amertume. Nous sommes à l’extrémité d’une pente fatale. Sije pouvais vous dire ce que vaut pour nous la partie qui se joueici et qui vous paraît encore plus extravagante que barbare…

Son œil lança ce grand éclair des fiévreux del’or, car elle voyait en un mirage le coffret, toutes sesbank-notes, et l’ivresse jaune lui montait au cerveauviolemment.

– Cela vaut… reprit-elle d’une voixsubitement altérée ; mais, vous ne me croiriez pas ! cesont des richesses auxquelles on ne peut croire ! Et,d’ailleurs, qu’importe ? L’arrêt est prononcé, prononcé parvous qui avez été trop habile. Un de ces deux jeunes gens est detrop, parce que, tant qu’il y en aura deux, nous aurons peur devous qui avez fait vos preuves d’astuce et de tricherie, mentantpartout, mentant toujours, mentant jusqu’au lit de mort de votremari. C’est le nom d’Albert que porte l’acte de naissance du filsde William de Clare, et l’enfant dont vous aviez fait un marbrier,pour le mieux cacher, s’appelait Clément ! et celui que vousnous avez envoyé à l’hôtel Fitz-Roy a nom Georges ! et dans saprison… Ah ! nous n’aurions pas besoin du poignard si noussavions où frapper ! Il nous suffirait de nous effacer pourlaisser agir la justice… Et, dans sa prison, disais-je, il avaitdes papiers au nom de Pierre Tardenois !… D’un autre côté,celui qui passe ici pour le secrétaire du jeune duc s’appelleAlbert ! C’est le chaos. Vous avez trop bien brouillé lescartes, madame, on n’y voit plus dans la nuit que vous avez faite…Nous vous condamnons à faire la lumière, à dire vous-même et touthaut : « Voici le duc de Clare, et voilà lebâtard ! »

Angèle se laissa tomber à genoux.

Elle essayait de parler et ne pouvait. Toutel’angoisse que peut endurer une créature humaine sans mourir étaitsur son visage.

– Madame, madame ! balbutia-t-elleenfin, ayez pitié de moi, je les aime tous les deux !

Elle disait cela comme les pauvres petits quidemandent grâce. Marguerite détourna les yeux.

– Madame… répétait Angèle qui se traînaitsur ses genoux, je suis en votre pouvoir. Je ne veux plus de lafortune ! Les titres, j’y renonce ! Nous irons hors deFrance, loin, bien loin… si loin que nous ne nous gênerons plus.Madame ! oh ! madame, vous n’avez pas mesuré ma torture.Je vous en supplie…

– Il faut choisir, prononça tout basMarguerite.

– Écoutez-moi ! reprit la duchessedont la voix changea, et nous devons l’avouer, une lueur cauteleuses’alluma dans sa prunelle, car, même à cette heure navrée, sapartialité maternelle n’était pas morte, écoutez-moi, je ne voustromperai plus. Je vous donnerai le vrai de Clare, celui dont lenom est dans l’acte de naissance, le duc Albert, cette fois, pourépouser votre Clotilde… Mais laissez vivre mon autre enfant.

– Non ! dit Marguerite.

Angèle bondit sur ses pieds. Tout son sangrougit son visage. Elle se rua sur Marguerite qui la reçut de piedferme. Un instant leurs deux visages terribles et superbes setouchèrent presque. Leurs yeux se brûlaient. Vous eussiez dit deuxtigresses qui vont s’entre-dévorer.

– C’est moi qui vais te tuer ! râlaAngèle, j’ai la force, je le sais ; j’en suis sûre, j’ai larage… Ah ! prends garde !

Au lieu de reculer, Marguerite avança latête.

Leurs bouches se touchaient presque, commepour un baiser. Et Marguerite dit avec un rire convulsif :

– Folle ! tu parles de tesenfants ! oh ! folle ! folle ! moi, je me batspour quatre-vingts millions !

Elle se dégagea d’un seul effort, irrésistibleet froid comme l’or lui-même, et gagna la porte. Sur le seuil ellese retourna pour ajouter :

– Ici, dans un quart d’heure, celui quidoit mourir ! Je le veux, il le faut ! Sinon, ilsmourront tous les deux !

Angèle se laissa tomber comme une morte.

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