La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 3Mademoiselle Clotilde

 

Il y avait dans cette légende une chose quiexcitait très vivement la curiosité, parce qu’elle semblaitrecouvrir un mystère impénétrable.

Nous voulons parler, bien entendu, de cetteprière latine, enseignée à force de coups par un père païen.

Tout le reste pouvait paraître vague etressemblait au commun des aventures qui vont et viennent dans lesbas-fonds de Paris.

Mais cette prière devait contenir assurémentle mot d’une énigme. D’autant qu’il y avait des souvenirs pluslointains encore, et plus vagues.

On n’avait pas oublié le temps où la grandemaison était vide, ni l’étrange histoire de cette matinée d’hiver,qui avait vu un convoi mortuaire (celui du prince de Souzay, duc deClare) sortir inopinément de l’hôtel Fitz-Roy, où ni portes nifenêtres ne s’étaient ouvertes depuis plus de dix ans.

Aussi les rares habitants du quartier, quiavaient approché par hasard mademoiselle Clotilde, s’étaient tenusà quatre pour ne point lui demander tout bas : « Et laprière, l’avez-vous oubliée ? »

Car mademoiselle Clotilde, nous l’avons ditdéjà, était revenue dans la grande vieille maison, habitéeautrefois par le père Morand et sa fillette.

Ce retour ne s’était pas effectué tout desuite après l’histoire du marbrier.

Deux ans pour le moins, peut-être trois,s’étaient écoulés entre la mort du père Morand et le jour oùMme Jaffret, solennellement restaurée dans sesdroits d’épouse et régnant de nouveau despotiquement sur Michelle,la cuisinière, sur Laurent, le valet de chambre (qui ne l’avaientjamais vue) et surtout sur le doux Jaffret, avait ramené en voitureà l’hôtel Fitz-Roy une belle fille, grande et forte qui paraissaitêtre dans sa dixième année.

On se rappelait Tilde dans le quartier, sousl’espèce d’une pauvre enfant bien gentille, mais frêle et farouche.Quand on la vit revenir si brave et promettant d’être si belle,quelques-uns la reconnurent au premier coup d’œil, les autresdoutèrent.

Était-ce bien la Tilde qu’on entendait pleurerautrefois à travers les jalousies baissées ? La Tilde ducimetière et de la légende ?

On ne la battait plus, bien entendu. Ellechantait comme un loriot du matin au soir.

Mme Jaffret (Adèle, comme onl’appelait rue Culture un peu par raillerie, ce petit nom faisantcontraste avec la redoutable mine qu’elle avait) lui faisait millecaresses, et le bon Jaffret l’aimait mieux que ses petitsoiseaux.

Ce n’étaient pas des bigots, cesJaffret ; mais ils allaient à la messe, et M. le curé deSaint-Paul, un respectable prêtre, venait chez eux de temps entemps. Il témoignait surtout beaucoup d’affection à mademoiselleClotilde, et, quand elle approcha de sa seizième année, elle cruts’apercevoir que M. le curé cherchait l’occasion del’entretenir en particulier.

Un jour, c’était justement la fête de sesseize ans, M. le curé lui apporta un beau chapelet.

Pour le lui donner, il l’embrassa, et, enl’embrassant, il lui adressa tout bas cette question que tant degens grillaient de faire :

– Parions, dit-il avec une gaieté un peuaffectée, que vous avez oublié la prière ?

– Quelle prière ? demandamademoiselle Clotilde.

– Est-ce que vous ne vous souvenez plusde papa Morand ? insista le prêtre, qui baissa la voix etl’examina d’un retard attentif.

– Ah ! mais, si fait ! réponditla jeune fille sans hésiter.

Un peu de rouge, cependant, vint à sa joue enrépondant cela.

– Eh bien, chère fille, reprit le curé,je vous parle de la prière que M. Morand vous enseignait.

– La prière aux tapes ? dit Clotildequi éclata de rire ; je m’en souviens parfaitement.

– Bien vrai ?

– Sur le bout du doigt.

Le visage du curé trahissait une singulièreémotion.

– Ma fille, dit-il en prenant un tongrave, je vous prie de me la réciter, mais de manière à ce que moiseul puisse l’entendre.

Tilde s’exécuta de fort bonne grâce et enfilacouramment le Pater noster.

Le curé trouva le Pater très bienrécité, mais il ne lui reparla jamais du vieux Morand.

En 1853, mademoiselle Clotilde avait dix-huitans et il fut question de son mariage. Avez-vous deviné que cesmystérieuses réunions qui avaient lieu de temps en temps dans legrand salon aux quatre fenêtres, c’était le conseil de famille demademoiselle Clotilde ? Quant aux membres des anciensconciliabules du temps de Morand, ceux où l’on voyait arriver dansleurs équipages, le vieillard centenaire, les beaux messieursempressés autour de lui et les deux dames qui ressemblaient à desduchesses, vous en penserez ce que vous voudrez.

Les séances de ce conseil de famille s’étaientdu reste éloignées peu à peu à mesure que mademoiselle Clotildeprenait l’âge d’une femme et autour des Jaffret, un cercle plusnombreux, mais composé de gens connus et même respectables s’étaitinsensiblement formé. Il y avait le Dr Samuel, si répandu dans lefaubourg Saint-Germain, maître Souëf (Isid.), le notaire desgrandes fortunes, le comte de Comayrol qui, malgré son titre,protégeait l’industrie ; il y avait quelques dames, entreautres la belle comtesse Marguerite du Bréhut de Clare, un abbé etaussi M. Buin, le directeur de la prison de la Force, un deshommes les plus honnêtes et les plus estimés du Marais.

Certes, ce n’étaient ni Michelle la cuisinièreni Laurent le valet de chambre qui avaient annoncé le mariage demademoiselle Clotilde aux environs et pourtant tout le monde s’enoccupait, depuis le jour même, on peut le dire, où il en avait étéquestion pour la première fois. On n’est pas plus mauvais là-basqu’ailleurs, mais entre l’Hôtel de Ville et la colonne de Juillet,deux ou trois cents jeunes personnes avaient le cœur gros au sujetde ce mariage, et leurs mamans n’étaient pas contentes.

Il y avait au moins six mois de cela : lebruit s’était répandu que M. le comte de Comayrol et maîtreSouëf (Isid.) avaient péché un très gros poisson pour la pupilledes Jaffret. Quand on a un notaire dans sa manche et un gentilhommed’affaires, ces coups de filet ne sont pas rares. Toutes lesdemoiselles essayèrent bien d’espérer que c’était un comique dupays des Pourceaugnac, mais le prince vint faire sa premièrevisite. Je vous défie de nier le soleil.

C’était un prince : un vrai !

Et par-dessus le marché, ce vrai prince étaitcharmant : un peu grave, mais grand air tout à fait.

Il ne venait ni de Russie, ni de Valachie, nid’aucun autre endroit où les princes se peuvent ramasser à pleinspaniers : il appartenait à la maison de Clare, et s’appelait,en pur français, le prince Georges de Souzay. Vingt-cinq ans et jene sais combien de cent mille livres de rentes.

Il y eut des maladies de faites parmi lesdemoiselles à marier.

Trois mois se passèrent. Un éblouissementglissa dans les pénombres du Marais ; c’était la corbeillevirginale de mademoiselle Clotilde, dont on commençait àcauser.

Vous avez tous entendu causer corbeilles.C’est vif comme une plaie, ce sujet d’entretien. Ce qu’on y met, cequ’on en retire ! La nomenclature chère et horrible de toutesces choses qui sont pour une autre ! les évaluations, lesexagérations, les rabais ! Car il y a des jalousies quimaigrissent les corbeilles et d’autres qui les enflent.

Et un autre murmure se fit, qui semblaitsortir de la corbeille même. Autour du joli front de mademoiselleClotilde, une auréole s’éclaira. Ce qui rendait si invraisemblableson mariage avec le prince, c’était l’humble condition de lafamille Jaffret. Eh bien ! pas du tout ! le pauvre nom deJaffret n’était pour rien dans l’affaire, et il se trouvait quemademoiselle Clotilde allait sortir de son nuage, comme leshéritières reconnues au dénouement des drames de laPorte-Saint-Martin. Il se trouva qu’elle était la fille… Maisn’allons pas trop vite.

Tout à coup, cependant, on ne vit plus leprince. Cela arrive, vous savez, ils s’en vont parfois comme ilsviennent. Trois mois d’absence ! Un vent d’espoir courut, puiss’enfla ; on crut que le prince était parti pour toujours,mais un matin, il y eut consternation générale ; la corbeilleétait chez les Jaffret.

Et quelle corbeille ! On trouva un motpour la caractériser, c’était insolent !

En ce monde, cependant, il est rare que lesplus amères douleurs n’aient pas derrière elles quelque petiteconsolation. La consolation de la corbeille fut un cancan qui rôda,timide d’abord, puis tout à coup bien portant. On avait vumademoiselle Clotilde sortir de l’hôtel toute seule, le soir, nonpas une fois seulement, mais à quatre ou cinq reprises pour lemoins. Non pas par la porte cochère, mais par la petite porte dujardin qui donnait sur les démolitions.

Un fiacre l’attendait au coin de la Force. Oùallait-elle ? Et surtout comment rentrait-elle ? Car ceuxqui la voyaient ainsi sortir ne l’avaient jamais vue rentrer…

À ces questions, jusqu’à présent, personnen’avait répondu.

Par un après-midi du mois d’avril, il y avaitpetite réunion intime dans le salon des Jaffret, où la corbeilleétait exposée, mais fermée et couverte d’un voile de mousseline.Jaffret faisait de la tapisserie auprès d’une belle cage-pagode, oùune demi-douzaine de bouvreuils et lui échangeaient de doucesagaceries. Il faudrait la plume d’un poète pour dire à quel pointses yeux bleus un peu fatigués, son front fuyant, dégarni selon uneligne étroite, depuis le front jusqu’à sa nuque, et ses jouesgrassouillettes, mais tombantes, exprimaient la mansuétude et lasimplicité du cœur. Il parlait peu, mais il sifflait volontiersquelque petit compliment à ses bouvreuils, surtout à Manette et àJules, qu’il affectionnait tendrement.

Il avait pauvre mine dans ses vêtements,quoiqu’il fût habillé de neuf. Il appelait sa femme Adèle, et latutoyait, mais avec déférence.

Je ne sais pourquoi la vue de ce cher bonhommeinspirait quelque défiance aux gens ; les pinsons luimangeaient pourtant dans la bouche.

Comme âge, on ne savait trop ce qu’endire.

Adèle ne le tutoyait pas.

Cette Adèle était une physionomie beaucoupplus tranchée, et jamais lunettes d’or, rondes, larges, fortementcerclées n’allèrent mieux à un nez vigoureux et recourbé avechardiesse. Elle était grande, maigre, noire de peau, grise depoil ; ai-je dit qu’elle assassinait les oiseaux ?

On aurait juré parfois qu’elle sentait lapipe, quoiqu’on ne la vît point fumer. Ne vous étonnez pastrop : elle avait bien de temps en temps une robuste odeurd’eau-de-vie, et jamais on ne la voyait boire. Fi donc !

Son âge apparent était de soixante-cinq àsoixante-dix ans. Elle s’habillait un peu en tapageuse, et, sur sescheveux poivre et sel, une fausse natte en soie noires’attachait.

Quoi que vous puissiez penser, c’était unheureux ménage, et, dans une heure d’épanchement, le bon Jaffretavait dit à M. Isid. Souëf : « Depuis que noussommes mariés, Adèle en est encore à lever la main surmoi ! »

M. Souëf (Isid.) en crut ce qu’ilvoulait.

Les fleurs viennent partout, j’en ai vu jusquedans les décombres, et qui éblouissaient, mademoiselle Clotildeétait la beauté même, la beauté souriante et vaillante. Vous savezce que les peintres, les duchesses et les palefreniers appellent« la race » ou encore « le sang ». Clotildeavait la race au degré suprême ; elle était pur-sang de latête aux pieds, quoique personne au monde ne sût au juste d’où ellesortait.

Excepté, bien entendu, les Jaffret, quiavaient dû produire, à l’occasion du mariage projeté, toutes lespièces nécessaires parfaitement en règle.

Mais chose singulière, le nom de famille demademoiselle Clotilde n’avait point transpiré au-dehors, même aprèsla production de ces pièces. On continuait de l’appeler la belleTilde ou encore la nièce Jaffret, quoique, derrière cette façon deparler familière et presque malveillante il y eût déjà, nousl’avons dit, une frayeur et une douleur.

C’était en raillant, il est vrai, mais enfrémissant aussi, que les gazetiers du Marais allaient radotant quemademoiselle Clotilde appartenait à une famille illustre, disperséepar une de ces tragédies qui enfièvrent une fois tous les dix ansla curiosité parisienne – qu’elle avait droit, cette même Tilde, àune fortune des contes de fées, dont elle était séparée par le plusmystérieux de tous les romans d’aventures –, et que ce brillantjeune homme, M. le prince Georges de Souzay, ne serait pasvenu chercher femme à pareille distance de l’Opéra, dans lesprofondeurs du quartier Saint-Paul, s’il n’avait su d’avance que lavieille maison des Jaffret cachait le billet gagnant d’unerichissime loterie !

Nous allions oublier un dernier membre de lafamille, grand et gros chien chargé d’années, qui répondait au nomde Bibi C’était une bête désagréable et qui n’aimaitpersonne ; mais depuis que les démolitions avaient ouvert lesderrières de l’hôtel, on le lâchait la nuit dans les jardins, et ilétait de bonne garde.

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