La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 12Payer la loi

 

Lirette commença aussitôt sa secondelecture.

« – Rapport n° 1, présenté à monsieur (lenom était biffé avec soin) par Joseph Clampin, dit Pistolet, ancienauxiliaire particulier de l’inspecteur Badoit, rueVieille-du-Temple, n°… à Paris.

« (Note pour mademoiselle Clotilde(Lirette). Ceci est mon début et je ne maniais pas encore la plumeavec facilité. J’ai rédigé ce rapport trois semaines environ avantle crime de la rue de la Victoire. Comme je suis sûr de vaincre unjour les mauvaises volontés et de parvenir à des postes avantageuxdans l’administration, je ne nomme personne parmi ceux qui m’ontrepoussé : devant être plus tard leur collègue ou leursupérieur.)

« Monsieur le (titre raturé), je prendsla liberté de vous adresser les renseignements suivants commespécimen de mon savoir-faire ; avec l’expression respectueusede mon envie d’obtenir une place d’inspecteur auxiliaire dans votrehonoré service.

« Le 10 décembre 1852, au matin, j’apprispar un moyen à moi particulier qu’une réunion de la bande Cadetdevait avoir lieu le soir même à l’estaminet de L’Épi-Scié, sis ruedes Fossés-du-Temple, avec entrée sur le boulevard, au lieu-dit LaGaliote.

« Je n’ai pas à vous apprendre que depuislongtemps le bruit public désigne ce repaire comme un desprincipaux rendez-vous des malfaiteurs subalternes soudoyés par lesHabits Noirs…

– Repaire ! grommela Échalot :c’est un joli établissement ! Cinq billards !Excusez !

Lirette continuait :

« – J’avais fait de longue main, et dansun but que je n’ai pas besoin de vous expliquer, la connaissance dela vieille dame de comptoir qui porte ce sobriquet : la reineLampion.

« Elle passe pour avoir été dans sajeunesse la concubine d’un homme que mon ancien patron,M. Badoit, inspecteur éclairé pendant bien des années, survotre ordre exprès : M. Lecoq de la Périère, ditToulonnais-l’Amitié. Grâce à elle, ma figure est connue autour desbillards.

« Je peux entrer et sortir sans exciterle soupçon.

« C’est dans la première salle de billardà droite en entrant que les débris de l’association des HabitsNoirs se rassemblent ordinairement : Je dis les débris, car,depuis la mort du Père-à-tous, l’armée du Fera-t-il jourdemain ? semble aller à la débandade, et c’est à peine sion parle encore argot de temps en temps à L’Épi-Scié.

« Ce soir-là, cependant, il y avait aubillard une animation extraordinaire, et je reconnus bon nombre desanciens habitués parmi les joueurs de poule, entre autres le voleurCocotte, son ami Piquepuce que j’avais complètement perdu de vue,Saladin, un coquin à peine sorti de l’enfance…

– Ah ! la drogue ! gémitÉchalot ; mon propre nourrisson ! se faire signaler, dansun rapport !

« Similor, son père, la filleNez-d’Argent, sa maîtresse…

– Si jeune ! soupira Échalot, allerdéjà avec des femmes de quarante-deux ans ! et infirmes deleur principal trait du visage !

« –… Et enfin, Clément-le-Manchot,misérable brute qui semble avoir remplacé l’ancien tueur ducolonel, le fameux Coyatier, dit le Marchef. La présence de ceClément valait à elle seule tous les autres symptômes. Évidemmentmes renseignements étaient exacts : il y avait une affairesous jeu.

« Le difficile c’était de savoir quelleaffaire.

« Selon ma coutume, je m’assis auprès ducomptoir et je payai un panaché-cassis à la reine Lampion, toujourssensible a ces politesses, mais quand vient le soir, elle estlourde, maintenant, et n’ouvre plus la bouche que pour avaler.

« Je sus par elle pourtant qu’il y avaitdes personnes huppées au premier étage dans l’ancien« confessionnal » du colonel, ce réduit où vous fûtes siprès de capturer le Père-à-tous le soir du pillage de la caisseJ.-B. Schwartz. Cinq personnes étaient là.

« – Je ne suis pas bien sûre que tu« en manges », petit, me dit la reine Lampion dans unmoment lucide. On ne sait plus à qui on parle maintenant, etd’ailleurs, si tu n’en manges pas c’est tant mieux pour toi, carc’est des vilains ragoûts qu’on fait dans cette cuisine-là.

« Et sa tête tomba sur sa poitrine. Elleronflait.

« Je me mêlai aux groupes qui causaientgaiement. C’était une renaissance comme ils disent : de lahausse à leur bourse, mais personne ne semblait savoir au juste dequoi il s’agissait.

« Le but principal de ce rapport,Monsieur le (titre raturé), est, tout en vous mettant sur la traced’un crime projeté, de vous bien éclairer sur l’importance d’un destrucs de la bande Cadet, qui lui a été légué par lesHabits Noirs : la chose de payer la loi, c’estl’expression même dont ils se servent. Je ne puis malheureusementvous dire ni le nom des victimes menacées (elles sont deux et cesont des femmes), ni le lieu où le crime doit être commis. Je saisseulement que c’est un ancien hôtel, occupé maintenant parplusieurs locataires et précédé par une grande cour plantéed’arbres.

« Il m’est permis de vous certifier celaparce que cette disposition des lieux a été signalée devant moitrès clairement pour la mise en scène qui suivra le meurtre, miseen scène destinée à faire tomber en vos mains l’innocent qui devrapayer pour le coupable…

« Permettez-moi ici d’insister sur cegenre de crime à deux tranchants, qui frappe à droite et à gauche,par l’assassinat d’abord, ensuite par la répression même.

« C’est, à proprement parler, lafabrication du moyen propre à créer l’erreur judiciaire.

« Non seulement il y a assassinat, nonseulement les coupables échappent à la justice, mais encore untiers, un homme qu’on a intérêt à supprimer tombe dans la trappe.Ai-je à faire ressortir le bénéfice double et triple de cettediabolique opération ?

« Je ne prétends pas que le fait soitarrivé ; on le dit, mais ayant le désir d’entrer le plus tôtpossible dans l’administration, mon jugement est tout porté en safaveur.

« Mon humble rôle est seulement d’appelervotre attention sur une possibilité dangereuse, et j’espère qu’onne m’en voudra pas pour cela.

« C’est, du reste, de ce côté que seportent tous les soins de la bande Cadet. Elle sait qu’au moyen deson procédé, il existe pour elle une véritable assurance contre lessuites du crime et elle déploie pour la fabrication du prétenducoupable une très grande habileté. Je donne un exemple : c’estla bande Cadet elle-même qui a coupé le bras droit du misérableappelé Clément-le-Manchot. Il y a dix-huit mois de cela. Son braslui fut acheté de gré à gré.

« Pourquoi ? parce que l’hommechoisi d’avance pour payer la loi dans l’affaire dont j’ail’honneur de vous entretenir n’a qu’un bras.

« Celui-là est jeune, un appât amoureuxqu’ils ont peut-être tendu, l’attire dans la maison du meurtre.Entre eux ils l’appellent « le petit duc ».

« Et j’ai cru comprendre qu’il estl’héritier des deux femmes condamnées à mourir ; c’est encoreun de leurs trucs, ils jouent tant qu’ils peuvent de lamaxime romaine : « Celui-là est présumé coupable à qui lecrime profite. »

« Le « petit duc » sera arrêtéun quart d’heure après le meurtre commis, dans la cour plantéed’arbres, au moment où il sortira du logis de sa maîtresse.

« Je me résume : affaire montée àterme ; l’indication du lieu manque, les noms des victimes neme sont pas connus. Date du coup, 5 janvier, motif de la fixationinconnu encore, Mais voici du moins des jalons précis : nom del’instrument, Clément-le-Manchot ; adresse, rueVieille-du-Temple, n°… (il couche dans un grenier de la maison quej’habite).

« Noms des chefs de la bande Cadetprésents au « confessionnal » ce soir-là :

« Adèle Jaffret, Dr Samuel, Marguerite,Comayrol, Jaffret.

« C’est plus qu’il n’en faut pour couperl’affaire en herbe. »

Un second papier était attaché au premier parune épingle.

Il disait :

« – Annexe au rapport n° 1. Pas deréponse. Sur informations prises, aucune trace de l’envoi ne futretrouvée. M. le (titre raturé) affirma qu’il n’avait rienreçu et je ne fus pas nommé auxiliaire.

« N’ayant pas renoncé le moins du monde àmon idée d’entrer dans l’administration, je tiens pour vrai que monrapport n’a pas été lu.

« Et néanmoins, depuis lors, les chefs dela bande Cadet n’ont jamais reparu à l’estaminet de L’Épi-Scié, etClément-le-Manchot ne couche plus que par hasard dans son grenier,quand il n’a pas de quoi dormir à la corde.

« Il y a eu pendant trois mois, à laprison de la Force un Clément-le-Manchot, qui n’était pas le mien,accusé du meurtre des demoiselles Fitz-Roy, lequel fut bien commisle 5 janvier, rue de la Victoire, dans un ancien hôtel avec courplantée d’arbres, comme cela était spécifié dans mon travail.

« Si quelqu’un demande pourquoi je n’aipas parlé depuis mon rapport, je répondrai que j’avais peut-êtremes raisons pour cela. La bande Cadet est un gibier blessé qui vamaintenant au hasard ; moi, je la suis comme un chien, le nezpar terre. On verra bien ce qu’il en adviendra. »

Lirette se tut.

Échalot demanda :

– Est-ce tout ?

– C’est tout ce qu’il y a d’écrit,répondit la fillette. Échalot eut un bâillement à se démonter lamâchoire.

– Dans mon habitude que j’ai del’intrigue, dit-il, je ne trouve pas ce rapport-là fort comme lePérou. Pistolet n’est pas un assez gros poisson pour jouer le rôlede la Providence dans un ouvrage à spectacle en dix tableaux. Jelui raconterai, quand il voudra, l’histoire de M. Remy d’Arx,qui était riche et savant, et magistrat, fils de magistrat, et quiaurait dû compter sur l’administration, celui-là ! Il voulutaussi, pour son malheur, lutter contre les Habits Noirs…

– M. Pistolet, interrompit Lirette,a fait un rapport sur M. Remy d’Arx. Je l’ai lu et j’ai bienpleuré.

– Adressé à qui, ce rapport ? à lapréfecture ?

– Oh ! non… à M. AbelLenoir.

– Bigre ! fit Échalot : il n’adonc pas renoncé, le docteur ! Encore un qui a étémordu !

Lirette reprit avec une certaineemphase :

– M. Pistolet est un plus grospoisson que vous ne croyez, mon père. S’il n’a pu empêcher nil’arrestation ni la condamnation d’un innocent, du moins lui a-t-ilrendu la liberté. Hier au soir, pour l’évasion du prétenduClément-le-Manchot, il avait plus de soixante agents autour de laForce.

Échalot enfla ses joues.

– J’avais pourtant bien promis de ne plusme mixturer dans tout ça ! murmura-t-il. Est-ce que je vas m’yreplonger ! Je savais que le Manchot de la Force était auxchamps ; mais soixante agents ! bigre, bigre !… Etle Dr Lenoir à leur tête !

– C’est pour aller chez lui, ma bellerobe, expliqua Lirette, et M. Pistolet va venir voir si elleme va bien.

– À quelle heure ?

– Il devrait être ici depuis minuit…

Une petite voix faible et cassée entra dans lacabine comme un souffle de vent. Ni Échalot, ni Lirette n’auraientsu dire d’où elle partait.

– À minuit comme à midi, prononça-t-elledistinctement, il fait jour, si c’est la volonté du Père…

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