La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 1Le convoi du pauvre

 

En 1853, on mettait déjà la pioche dans lesconstructions qui entouraient la prison de la Force, destinéeelle-même à disparaître bientôt. Il ne restait, sur l’emplacementactuel de la rue Malher, vers l’endroit où elle débouche dans larue Saint-Antoine, en face du portail de Saint-Paul, qu’une bellevieille maison, dont la principale entrée était rueCulture-Sainte-Catherine.

Cette maison avait beaucoup de noms, y comprisle vrai qui était l’hôtel Fitz-Roy. Les voisins l’appelaient plusvolontiers la Maison-aux-Oiseaux.

Paris ne change plus beaucoup depuis laguerre ; mais ceux qui ont plus de vingt ans se souviennent deces années poudreuses où quatre cent mille maçons entretenaient lenuage de plâtre dans tous les arrondissements à la fois. Lesboulevards surgissaient à la baguette ; on demandait sonchemin dans Paris comme en forêt : la transformation fut sisoudaine et si complète, en ce temps-là, qu’il nous arrive encoreaujourd’hui de chercher naïvement, à leur place d’hier, des chosesqui étaient contemporaines de nous, mais qui sont bien plus mortesque les ruines laissées par Charlemagne ou Julien l’Apostat.

La belle vieille maison regardait la prison dela Force par-dessus les démolitions. Elle méritait assurément legrand prix de tranquillité parmi toutes les demeures paisibles quidorment dans ce quartier du Marais. On n’y entendait jamais aucunbruit, sauf des ramages d’oiseaux, parce que le bon M. Jaffretqui l’habitait était le protecteur et le bienfaiteur de tous lesmoineaux de Paris. Deux fois par jour, le quartier attendri venaitle voir distribuer ses aumônes à la population des pierrots, quitourbillonnait comme un essaim énorme au-dessus de sa terrasse.

Cela prouve, dit-on, un excellent cœur mais,pour ma part, je préfère ceux qui, quand ils ont du pain de trop,le donnent aux hommes.

M. Jaffret avait en outre quantité decages à toutes ses fenêtres, et dans son salon, une volière quioccupait ses meilleurs loisirs.

Il vivait seul avec sa femme et sa nièce – ousa pupille –, on ne savait pas au juste.

Sa femme, beaucoup plus âgée que lui, chassaitles oiseaux mendiants quand il n’était pas là : on l’accusaitmême de leur tendre des pièges, car on en trouvait parfoisd’étranglés sur le trottoir, au-dessous de la terrasse.

Sa pupille, qui était toute jeune etcharmante, ne sortait guère que pour aller à l’église, ce qui nel’empêchait pas d’être un sujet de conversation pour les voisins.On l’appelait la belle Tilde, parce que ce nom de Tilde passaitsouvent entre les persiennes fermées, prononcé par la douce voix depapa Jaffret ou par l’aigre fausset de « sa dame ».

Du reste, les époux Jaffret eux-mêmesn’étaient pas sans donner ample pâture aux bavardages environnants.Autour de Saint-Paul, beaucoup de gens se demandaient ce qu’ilspouvaient bien faire dans cette vaste maison avec leur nièce etdeux domestiques seulement : une cuisinière qui servait debonne et un valet de chambre.

La cuisinière ne causait jamais chez lesfournisseurs ; le valet de chambre, homme de cinquante ans,aurait pu passer pour un rentier quand il allait, le soir, lireLe Constitutionnel à son petit café de la place Royale. Ils’appelait Laurent. Au café, on ne l’avait jamais entendu prononcerque deux phrases : « Monsieur, j’ai l’honneur de retenirla gazette après vous », et quand on lui tendait lejournal : « Monsieur, j’ai l’honneur de vousremercier. »

Au Marais, c’est un peu la province, je nesais pas même si les cancans du Marais ne sont pas d’espèce plusvivace et plus foisonnante que ceux de Romorantin. Les Jaffretétaient très riches, on disait cela, mais on disait aussi tout lecontraire ; ils passaient à la fois pour d’excellentes gens etpour de vilaines gens. La maison qu’ils habitaient depuis longtempsdéjà avait appartenu aux Fitz-Roy de Clare ; elle dépendait dela succession Bozzo.

Nous n’avons pas à parler ici du colonelBozzo-Corona, l’illustre philanthrope de la rue Thérèse, sirespecté pendant sa vie, mais dont un récent procès avait mis lamémoire sur la sellette. On ne savait pas alors (et le sait-onmieux aujourd’hui ?) si le colonel Bozzo était un saintcalomnié ou si vraiment, abrité derrière son auréole, il avaitcommandé pendant près d’un siècle la terrible armée d’assassins« distingués » connue sous ce nom : Les Habitsnoirs[1].

Du temps du colonel Bozzo, cette maisonrestait le plus souvent abandonnée aux soins d’un vieil homme,appelé Morand, qui passait pour être un parent éloigné et ruiné dela puissante famille de Clare. Il vivait seul avec une petite filletrès jolie, nommée Clotilde, et qu’il battait misérablement.

Une fois, que les voisins ameutés luireprochaient sa barbarie, le vieil homme répondit :« Elle ne veut pas apprendre sa prière. » Et jamais, surce même sujet, on n’eut d’autre réponse de lui que celle-ci :« Je veux qu’elle apprenne sa prière. »

Deux ou trois fois par an, à des époques quin’étaient pas périodiques, le logis désert s’animait. On voyaitarriver des équipages vers le soir, et Morand, le fanatiqueprofesseur de prières, venait recevoir son monde au portail.

En ces occasions, jamais la petite fille neparaissait.

Sur chaque voiture qui entrait la porte de lacour se refermait aussitôt ; ceux qui avaient pu glisser uncoup d’œil prétendaient que ces mystérieux visiteurs étaienttoujours les mêmes : cinq ou six messieurs très élégants, deuxbelles dames, un vieux, vieux bonhomme, qui se soutenait à peine etqui avait l’air d’un mort mal ressuscité.

Les quatre fenêtres du grand salons’éclairaient alors derrière leurs persiennes closes.Ordinairement, tout restait calme ; quelquefois, cependant, unbruit de querelle s’élevait, dominé par la voix du vieillard,tremblante, mais aiguë.

Vers minuit, jamais plus tard, Morand rouvraitle portail, les visiteurs s’en allaient, le salon éteignait seslumières et l’antique logis se rendormait dans son silence.

Plusieurs habitants du quartier furent appelésen justice lors du procès des Habits Noirs pour témoigner de cefait, et comme ils ne reconnurent aucun des accusés, on en conclutavec juste raison que les seuls goujats de la ténébreuse armées’étaient laissé prendre, tandis que les chefs s’envolaient.

Chacun sait bien que c’est la règle.

Après la mort du colonel, dont Paris toutentier suivit les restes mortels au Père-Lachaise, on ne vit plusni Morand ni la petite fille, et ce fut alors que les Jaffretvinrent habiter la maison ; mais voici une chosesingulière : depuis la prise de possession des Jaffret quiavaient loué ou acheté l’hôtel, nul n’en savait rien, lesconciliabules du soir continuèrent dans le grand salon, deux outrois fois par an, à des époques indéterminées. Seulement, cen’étaient plus les mêmes gens qui venaient.

Autre détail que j’allais omettre. Avant departir avec la petite fille, Morand, qui ne mettait jamais lespieds à l’église, quoiqu’il enseignât le latin des prières à tourde bras, se rendit chez M. le curé de Saint-Paul avec qui ileut une assez longue conférence. Au retour, il emmena la petitejusqu’à la porte du presbytère et la lui montra, disant :« Souviens-toi bien, c’est là que demeure le prêtre à qui turéciteras Voremus. »

Ceci fut entendu et vu ; il y avaitcertainement là-dessous une histoire.

Mais ce n’est pas tout, vous allez voir, aubout de deux ou trois ans, Tilde reparut, grandie etembellie ; ce fut Mme Jaffret qui l’amena. Entrois ans, un enfant de cet âge peut changer beaucoup, c’estcertain. Tilde avait tellement changé que les voisins ne voulurentpoint la reconnaître, malgré les assurances deMme Jaffret qui, du reste, ne la battaitpoint et l’appelait : « Mon cœur » par les fenêtresouvertes.

J’aime mieux vous dire tout de suite lalégende qui courait au sujet du mystérieux retour de Tilde, en vouslaissant le droit de n’y point croire plus qu’on ne faitd’ordinaire aux légendes. Comment elle était arrivée de la plaineSaint-Denis au Marais, cette légende, avec ses détails bizarres, mascience ne va pas jusqu’à éclaircir ce point obscur. Voici pourtantun fait : rue Payenne, il y avait un cabaret borgne tenu parun ancien cocher de fiacre, le nommé Lapierre. La légende étaitsortie de ce trou, au moins pour les trois quarts de son texte.

J’ajoute que le bon Jaffret avait été un desmeilleurs habitués du café du Commerce, place Royale, du tempsqu’il vivait en garçon, et qu’il n’y allait plus, depuis queMme Jaffret était revenue pour faire lebonheur de sa maison.

Quand on a été au café du Commerce et qu’onn’y va plus, les cancans viennent s’asseoir d’eux-mêmes autour dela table qu’on avait coutume d’occuper, et là-bas, la conversationde cinquante ou soixante familles honorables vit exclusivement surles cancans du café du Commerce.

La légende venait peut-être du café duCommerce. Je vous la donne, la légende, pour ce qu’elle vaut etcomme on la contait aux alentours de l’église Saint-Paul. Lavoici :

Un matin d’hiver, sur le chemin qui mène de laChapelle-Saint-Denis à Saint-Ouen en passant devant le cimetière deClignancourt, le corbillard de misère allait, traîné par son chevalmourant, et portant un cercueil tout nu.

Vous connaissez l’admirable estampe :Le Convoi du pauvre, c’était bien cela. Dans ces terrainshideux qui ne sont ni ville ni campagne, sur la terre sale,parsemée d’îlots blanchâtres, là où la neige n’avait pas encorefondu, la petite charrette noire, voûtée comme une malle, roulaitlentement et tristement, environnée par un immense abandon.

Le chien même n’était pas là, le chien del’image qui suit, la tête basse, et qui fait si profondémentpitié.

Au lieu du chien, c’était une fillette maigre,toute petite, à peine vêtue, mais si jolie avec sa figure rouge defroid, sous ses grands cheveux révoltés !

Elle suivait toute seule, comme lechien de l’image, la tête basse aussi, le corps grelottant, maiselle ne pleurait pas.

Le cimetière était neuf, on achevait le mur declôture ; cependant, il y avait déjà un marbrier, établi surla route, dans une masure, et de l’autre côté du chemin une masureen construction annonçait que la concurrence allait naître. Devantle logis du marbrier, dont l’enseigne portait le nom de Cadet, unbeau petit gars de dix ans jouait avec des débris de couronnes. Ilregarda passer le corbillard, jamais il n’en avait vu de si pauvre,et cela le fit rire, car les enfants pauvres rient aisément de lapauvreté.

– En voilà une qui est drôle tout plein,dit-il en voyant la fillette dont les cheveux emmêlés tombaientau-devant de son visage : c’est comme s’il n’y aurait pas defigure sous sa grande tignasse. Elle fait froid avec sa juped’indienne, ah ! malheur !

Mais il cessa de jouer, et de rire aussi, et,malgré lui, son regard suivit le corbillard, cette pauvre chosenoire que la distance rapetissait déjà. Et sans savoir pourquoi, ildevenait grave.

– Fainéant, voilà votre déjeuner, dit unevoix essoufflée et sourde à l’intérieur de la masure ; àl’école, et vite, allons ! ou gare les coups ! Papa Cadetn’est pas loin !

Le garçonnet prit son panier et partit dans ladirection de Montmartre ; son école était à la porte desPoissonniers. Au coude du sentier, il se retourna pour voir encorece point noir qui marchait, et il soupira disant :

– Pauvre petiote !

Ce ne fut pas long, au cimetière. On mit labière de sapin dans le trou avec une prière et une pelletée deterre par-dessus, puis le prêtre et la charrette s’en allèrent. Jene sais pourquoi la fillette s’était cachée derrière une tombe.Quand il n’y eut plus personne, elle revint et s’assit les piedspendants au bord de la fosse.

C’est là que le garçonnet de l’école laretrouva, la tête tombée dans sa poitrine et les mains croisées surses genoux. On aurait pu croire qu’elle dormait, sans le frissonqui agitait son pauvre petit corps. Le garçonnet n’osait pass’approcher d’elle.

Il la regardait de tous ses grands yeuxmouillés.

Au bout d’un moment, il ôta sa casquette commes’il eût été dans une église. Mais pourquoi était-il là et non pasà l’école ?

On ne sait. Un peu après, il vint toutdoucement s’agenouiller près de l’enfant qui se redressa avecsurprise, mais sans effroi, pour le regarder à travers sescheveux.

– Comment t’appelles-tu ?demanda-t-il à voix basse : moi, je suis Clément de chez lemarbrier.

– Moi, je suis Tilde, réponditl’enfant.

– Était-ce ton père, celui qu’on aapporté ?

– C’était papa Morand.

– L’aimais-tu bien ?

– Je ne sais pas.

– Tu attends quelqu’un ici ?

– Non.

– Alors, que fais-tu là ?

– Rien.

Elle rejeta d’un seul coup tous ses cheveuxderrière sa tête et ajouta :

– Puisque je n’ai plus nulle part oùaller.

Les yeux de Clément le brûlèrent et semouillèrent.

– Tiens, dit Tilde, tu pleures, toi, moipas, et pourtant j’ai grand froid et grand faim.

– Veux-tu manger mon déjeuner ?s’écria Clément, qui ouvrit précipitamment son panier.

Tilde ne répondit pas, mais elle mordit àbelles dents la tartine qu’on lui offrait. Il y avait comme unsourire qui venait sur sa pauvre figure souffrante. Elle étaitjolie à faire pitié.

De la voir manger de si bon cœur Clément sesentait tout joyeux, et il souriait aussi.

Elle reprit, la bouche pleine :

– Papa Morand n’était pas méchant. S’ilme battait, c’était pour que j’apprenne la prière.

– Il te battait ! s’écria Clémentindigné.

– Puisque je ne pouvais pas l’apprendredans les commencements, répondit l’enfant, mais j’ai fini par lasavoir tout entière et très bien. On ne te bat donc pas,toi ?

– Ah ! Mais si ! Mais, moi, jesuis un homme. Quelle prière ?

– Veux-tu que je te la dise ?

Elle cessa de manger, et avec une volubilitésingulière, elle enfila un chapelet de mots latins qui commençaitpar oremus et se terminait par amen ;Clément dit :

– Je suis du catéchisme. Ce n’est ni lepater, ni l’ave, ni le credo, ni rien dutout, ta prière.

Tilde sourit tout à fait, à la manière de ceuxqui tiennent un grand secret et qui ne veulent pas le dire. Elle seremit à manger.

– Puisque c’est ma prière à moi,répliqua-t-elle. Je dois la répéter au moins deux fois tous lesjours, crainte de l’oublier…

Elle s’interrompit pour demander d’un tonsoupçonneux :

– Sais-tu le latin, toi ?

– Pas encore, repartit Clément.

– C’est égal, j’ai eu tort de te la dire,et je ne le ferai plus. On me tuerait, si on savait… Il fautattendre mes quinze ans. Alors, j’irai chez le prêtre. Je sais larue, c’est tout contre l’église.

– Quelle rue ? demanda Clément, quiécoutait tout cela comme un conte de fées, et quelleéglise ?

Tilde eut un mouvement de tête mutin, quiramena tous ses cheveux sur ses yeux.

– C’est bon, dit-elle, j’ai assez regardéla porte, et je la connais bien. Je réciterai la prière au prêtre,qui trouvera dedans tout ce qu’il faut, et je serai princesse. Neva pas bavarder !

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