La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 1La nuit du 5 janvier

 

Autour de Georges et de Clotilde, dans cevaste salon où la lumière du lustre et celle des lampess’absorbaient dans les tentures sombres, arrachant çà et là uneétincelle à l’or terni des portraits de famille et aux émaux desvieux écussons, régnait un silence profond.

Aucun bruit ne venait de cette autre salle oùnous vîmes pour la première fois les intimes de la maison Jaffretréunis autour de la corbeille, et où la collation avait lieu àcette heure même, ni du cabinet de travail servant aux« affaires » de maman Jaffret.

C’était ce côté surtout que surveillaitl’oreille de mademoiselle Clotilde ; je dis l’oreille et nonpas l’œil, car la jeune fille s’était arrangée de manière à masquerdeux fois, pour tout regard venant de là, son visage et celui deGeorges.

Une fois par la position qu’ils avaient prise,le dos tourné à la porte du cabinet suspect, une autre fois par laplus belle et la plus grande de toutes les volières du bon Jaffret,qui se trouvait entre eux et la porte.

Elle représentait un temple indien, cettesuperbe volière, et aucun amateur d’oiseaux n’aurait pu la voirsans la désirer.

Sa place ordinaire était au centre du salon.Mais pour la cérémonie de la lecture du contrat, on avait dû larouler à l’écart, et elle occupait maintenant le coin entre ladernière fenêtre et la porte du cabinet.

Du haut en bas, elle était recouverte d’unfourreau d’étoffe, à l’abri duquel les chers captifs du bon Jaffretavaient écouté le chef-d’œuvre de maître Isidore Souëf, sans donneraucune marque d’approbation, ni de blâme.

Nous devons dire pourtant qu’au moment oùmademoiselle Clotilde s’était élancée sur les pas de la comtesseMarguerite pour se bien assurer que la chambre voisine était vide,un bruit sourd, une sorte d’effervescence s’était produite dans lanuit de la cage monumentale.

Ce bruit n’avait point échappé à Clotilde.

En revenant de son expédition au-dehors, elleavait continué sa battue, éprouvant d’abord la porte du cabinet detravail qui se trouva très bien fermée et faisant ensuite le tourde la volière, assez grande pour dissimuler derrière sa masse, nonseulement un, mais plusieurs observateurs.

Une autruche en bas âge l’avait habitéeautrefois, et Jaffret la pleurait encore.

La cachette était si bonne, en vérité, queMlle de Clare fut étonnée de n’y trouverpersonne.

Mais, par le fait, elle put s’assurer que lestrois fauteuils masqués derrière la cage étaient vides, et je croismême qu’elle poussa la précaution jusqu’à regarder dessous.

Clotilde ne reprit sa place qu’après avoirtâté de la main tout le tour de la volière et interrogé chaque plide l’étoffe qui la recouvrait.

Ses inquiétudes, nous le savons, ne s’étaientpas endormies pour cela. Elle se sentait épiée d’en haut, d’en bas,de côté, enfin de quelque part ; mais du moins, elle étaitbien certaine que sa physionomie seule et celle de Georgespouvaient trahir le sens de leur entretien, poursuivi à voixbasse.

De là le soin qu’elle mettait à monter sanaïve comédie, et, en dépit de tout, la médiocre confiance que luiinspirait son effort.

– Non, reprit-elle, riant à travers seslarmes, tu ne m’aimes pas comme je t’aime, Clément, il y alongtemps que je le crains.

– Mais si, je t’aime et de tout mon cœur,chérie…

– Ce n’est pas assez !

– Que dis-tu ?

– Ah ! je t’aime bien plus que detout mon cœur.

– Tu es folle !

– Justement ! Et je te voudrais fou,toi aussi. Veux-tu que je te dise, quelque jour, tu en aimeras uneautre comme je t’aime, moi, tu perdras la tête… et peut-être quec’est déjà fait !

Elle plongeait son regard au fond du sien siardemment qu’il fut attiré vers elle comme si deux bras puissantseussent courbé sa taille tout à coup.

Le baiser pendait sur ses lèvres, Clotildeferma les yeux et pâlit.

Mais elle n’attendit pas que le baisertombât ; elle se rejeta en arrière.

– Tiens-toi droit, dit-elle avec unregret stoïque. J’essaye de t’aimer un peu moins, mais je ne peuxpas. Tu es toujours pour moi le pauvre petit martyr qui avait étémutilé par un tigre à face humaine et que j’emportai tout sanglantdans mes bras…, car je t’ai porté, mon Clément, toute enfant quej’étais, je t’ai porté, tu étais presque un jeune homme déjà, et jene te trouvais pas lourd. D’où me venait cette force ?…Écoute ! il y a quelque chose entre nous, quelque chose demalheureux et de douloureux. Te souviens-tu ? La première foisque tu vins à moi, tu fis appel à des souvenirs qui nem’appartenaient pas, Tu me prenais pour la Tilde du cimetière, lapauvre petite enfant qui avait froid et faim auprès d’une tombe, Etmoi, esclave déjà, je répondais oui à tout ce que tu me disais.J’avais peur de t’éclairer. Je pensais, il me dira :« Ah ! ce n’est donc pas toi la Tilde que je réchauffai,à qui je donnai mon pain ! » Et je te voyais te détournerde moi, car je le sais bien, va, c’est elle que tu cherches…

– Et ne sais-tu pas aussi pourquoi je lacherche, interrompit Georges avec reproche.

– Si fait, répondit Clotilde quisongeait, c’est vrai, je le sais, tu es devenu comme moi-même uninstrument dans la main d’autrui ; mais, à la différence demoi, tu aimes tes maîtres… Tu vins une fois, de la part de cesgens-là, et c’est alors que je t’avouai la vérité ; tu vinsfouiller tout au fond de ma mémoire. Tu me parlas d’une prièrelatine qu’on avait fait entrer de force dans mon souvenir quandj’étais toute petite…

– Et tu me répondis, murmura Georges toutpensif aussi : « D’autres que toi me l’ont déjà demandée,cette prière, mais je ne la sais pas, je ne l’ai jamais sue. »Et alors, tu me racontas la pauvre histoire de ton passé. Ont’avait prise dans une ferme dont les maîtres n’étaient même pastes parents ; Mme Jaffret t’avait dit :« Je suis votre tante, vous êtes l’héritière d’une grandefortune : ne sachez rien de plus et restez obscure pouréchapper aux méchants qui vous ont faite orpheline… »

– Je la croyais, en ce temps-là, ditClotilde, les enfants sont crédules ; je le croirais peut-êtreencore sans toi et sans ce pauvre Échalot, qui parlait dès qu’unverre de vin lui chatouillait la cervelle…

Elle s’interrompit brusquement et eut un gestede colère contre elle-même.

– Mais bon Dieu ! dit-elle, de quoivais-je m’occuper ? Voilà bien des minutes perdues qui étaientprécieuses. Trois mois bientôt se sont écoulés depuis la soirée du5 janvier. Tu sais qu’au moment du meurtre j’étais seule, seuleavec un homme dans la maison des demoiselles Fitz-Roy. Tu étais là,puisque tu as été arrêté. Étais-tu là pour moi ?

– Non, répondit Georges, qui baissa lesyeux.

– Et après trois mois, ta première penséen’est pas d’exiger une explication au sujet de la présence de cethomme auprès de celle que tu prétends aimer !

Il y avait dans son regard une tristesseprofonde qui la faisait mille fois plus belle.

– Tiens ! ajouta-t-elle avec colèreet découragement, tu n’es même pas jaloux de moi !

Et, avant que Georges pût répondre, elles’écria dans l’amertume de son cœur :

– Ah ! celui-là m’aimait ! Ilm’aimait à genoux ! jusqu’à en mourir ! Et que jevoudrais l’aimer, moi aussi ! L’explication que vous ne medemandez pas, Clément, la voici : C’est un jeu bien étrangequi se joue autour de l’héritage de Clare. D’un côté, des genshonnêtes, du moins, je le pense, puisque vous êtes avec eux ;de l’autre, des bandits. Un motif très puissant empêche sans douteles gens honnêtes dont je parle de s’adresser aux tribunaux, etj’avoue que cela me donne un peu de défiance contre eux. Ilscachent leur nom quand ils tombent entre les mains de la loi, parhasard ; ils se laissent condamner plutôt que de parler francet tête levée ; s’ils s’évadent…

– Tu ne parles pas comme tu penses, mapauvre bonne Tilde, murmura Georges avec douceur. Tu cherches à tevenger de moi…

– Oh ! c’est vrai ! c’estvrai ! s’écria-t-elle : je cherche à me venger… Je tefais pitié, n’est-ce pas ! Et comme tu as raison de meplaindre, puisque tu ne peux pas m’aimer !

– Mais je t’aime !

– Tu mens ! par bonté de cœur. Iln’y a rien au monde de si bon, de si noble que toi… Mais laisse-moiachever : les honnêtes gens et les bandits, assis en face lesuns des autres des deux côtés du tapis vert, connaissentmutuellement leurs cartes ; ils jouent à jeu découvert commeau whist quand il y a un mort. Et ils essayent de tricher tout demême ! Pendant qu’on vous recevait ici, il y a trois mois,comme mon fiancé, vous, le faux prince de Souzay, on attirait ruede la Victoire le vrai duc de Clare…

– Albert !

– Albert, qui me disait : « Jemeurs de mon amour pour vous ! » Georges courba latête.

Si Clotilde avait su ce qui se passait dans lecœur de son fiancé, elle eût donné tout son sang pour retenir sadernière parole. Georges demanda :

– Était-ce pour le même but qu’onattirait Albert là-bas ? Était-ce pour un mariage ?

– Non, répondit Clotilde. Ai-je besoind’ajouter que j’ai compris cela plus tard seulement : il yavait guet-apens… Vous frémissez ? Et pourtant, vousconnaissez bien les gens qui avaient arrangé cette sanglantecomédie. Si leur plan avait réussi, ce soir même où nous sommes,votre cadavre eût été trouvé demain sur le pavé d’une des cours dela Force…

« Je continue :

« Le duc Albert venait de me quitter. Nonseulement je lui avais enlevé tout espoir, mais aussi je l’avaismis en garde contre les dangers qui l’entouraient ! Quand ilvoulut descendre l’escalier, il perdit du temps à ouvrir la portede derrière, qu’il avait trouvée ouverte lors de son arrivée et quiétait maintenant fermée. Ce n’était certes point par hasard. Jevoulus l’aider. La porte de ma chambre, qui me séparait de luidepuis un instant seulement, se trouvait également fermée, etseulement aussi depuis un instant, de sorte que je l’entendais sanspouvoir le rejoindre.

« Une chambre me séparait del’appartement des demoiselles Fitz-Roy, que j’appelais mes tanteset que j’aimais tendrement.

« Il me sembla distinguer un bruit, uncri plaintif, et reconnaître la voix de l’aînée, ma tanteMathilde.

« Je pénétrai dans la pièce voisine quidonnait par une porte vitrée sur la chambre à coucher de ma tanteMathilde. On ne criait plus, c’était déjà fini.

« La première figure que je vis autravers des carreaux fut celle d’une servante qui était à la maisondepuis quinze jours à peine.

« Quelqu’un lui comptait de l’argent surle guéridon de la chambre à coucher, éclairé par la lampe de nuitqui pendait au plafond. Je ne me doutais pas encore qu’il y avaiteu un meurtre dans la maison, et, pourtant, une angoisse horribleme tenait.

« La personne qui comptait l’argent étaitdans l’ombre. Une voix enrouée appela je ne sais d’où :« Eh ! l’Amour ! » et la personne qui comptaitl’argent releva la tête.

« Je crus rêver : c’était le visagede ma tante Jaffret…

– Ah !… fit Georges, qui écoutait lapoitrine serrée et retenant son souffle.

– Je faillis tomber à la renverse, repritClotilde, car en ce moment même j’apercevais ma tante Mathildejetée en travers sur son propre lit et dont la tête pendait si basque ses cheveux blancs balayaient le plancher. J’aurais voulu crierque je n’aurais pas pu. L’idée me venait que j’étais en proie auplus effrayant de tous les cauchemars.

« Deux hommes entrèrent, en ce moment,par la porte du fond qui donnait sur la chambre de la cadette desdemoiselles Fitz-Roy. « Ils portaient un autre corps qu’ilsjetèrent au pied du lit.

« Quoique la tête de ce second cadavrefût entamée d’un large coup de hache, le bon vieux sourire de matante Émilie restait encore autour des lèvres.

« Un des deux porteurs n’avait qu’unbras. Sa face hideuse et stupide ricanait. C’était lui qui avaitcrié : « Eh ! l’Amour ! » Les autresl’appelaient Clément-le-Manchot. Ils étaient cinq en tout, ycompris la servante qui recevait sans doute le prix du sang.

« Quand celle-ci eut recompté son argent,Mme Jaffret lui caressa le menton d’un gesteégrillard, et la servante la repoussa, disant : « As-tufini, vieux Rodrigue ? »

« Et je m’aperçus seulement alors que matante Jaffret n’avait plus ses habits de femme.

« Elle portait une longue redingoted’ouvrier endimanché, avec un foulard, noué autour du cou, et soncrâne complètement dénudé n’avait plus une seule mèche de cheveuxgris.

« – Le cœur n’a pas vieilli, coquinette,dit-elle ou plutôt, dit-il, car je crois bien que c’est un homme.Qu’est-ce que tu vas faire de tout cet argent-là ? Si tu veuxle placer chez moi, je vaux mieux que la Caissed’épargne ! »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer