La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 4Vis-à-vis de la Force

 

Il était bien caché ce billet de loteriefantastique que le prince Georges de Souzay venait chercher de siloin, et le salon du bon Jaffret (ce n’était pas le fameux salon àquatre fenêtres) ne parlait absolument pas de millions. Malgré lacorbeille dont la fraîche enveloppe éteignait davantage, par lecontraste, les couleurs fatiguées des fauteuils, il ne parlait mêmepas beaucoup de fiançailles.

À la vue de ce petit comité si tranquille, etdont l’entretien roulait sur des sujets si étrangers au mariage,personne n’aurait assurément deviné que mademoiselle Clotildeattendait son fiancé de minute en minute, après une absence quin’avait pas duré moins de trois mois : et que le contratallait être signé ce soir même.

Elle était trop paisiblement gaie, la chèreenfant, pour qu’il fût permis de penser qu’on la mariait contre songré ; mais l’absence complète de toute émotion prouvait, d’unautre côté, que son beau petit cœur n’était point bouleversé parles fièvres de l’attente.

Je vous défie bien de rêver une plus joliecréature, et plus belle, plus gracieusement accotée à l’angle d’unplus vilain canapé !

C’était une rieuse, on le voyait à cette fleurentrouverte qui était sa bouche, et qui laissait deviner un pleinécrin de perles. Elle avait un trésor de cheveux noirs ondés,lourds à la main, doux à l’œil, auxquels la lumière arrachait desreflets d’or bruni. Je ne sais quelle mélancolie d’enfant jouaitdans son sourire, comme pour rappeler qu’il y avait une âme sousl’insouciance de ce calme. L’âme brillait mieux encore et pensaitaussi dans l’émeraude foncée de ses grands yeux presque noirs,ombragés de cils magnifiques.

Sa joue restait veloutée comme celle d’unefillette, et les lignes charmantes de son cou gardaient cesflexibilités de cygne que fait onduler si bien la pétulance dupremier âge ; mais son buste harmonieux était déjà d’une jeunefemme, de même que l’assurance de sa pose et les hardiessestranquilles de son regard.

On a de la peine quelquefois à dompter cesvaillantes ; mais d’autres fois, avec quelle joie elles sefont esclaves !

Mademoiselle Clotilde n’avait pas encorerésisté ; jamais non plus elle n’avait été domptée.

Dans les familles que nous connaissons vous etmoi, n’est-ce pas, que de tendresses autour d’une pareilleenfant ! payées par combien de caresses ! Ce n’était pastout à fait ainsi chez les Jaffret, dont l’affection mutuelle étaitsans doute si bien entendue, une fois pour toutes, qu’ils nel’exprimaient jamais. Le bon Jaffret avait d’ailleurs ses oiseauxet Adèle ses affaires, qui n’étaient pas sans avoir une certaineimportance, quoique nous n’en ayons pas encore parlé.

Tous les matins et tous les soirs, Clotildedonnait son front à leur baiser ; le reste du temps, ilsvivaient ensemble comme les meubles d’une même chambre,éternellement voisins et ne se querellant jamais.

Pourquoi aurait-on parlé de mariage ?C’était chose archiconvenue. Pourquoi retour ? L’heure oùdevait arriver le prince était fixée, personne n’avait niinquiétude ni hâte. Tant que l’absence de Georges avait duré, ilavait écrit deux fois par semaine, régulièrement, et on lui avaitrépondu de même : cela suffisait à tout le monde.

Sur son canapé, Clotilde lisait justement unedes lettres du prince qui était datée de Londres et quidisait : « À jeudi soir, huit heures. » C’étaitaujourd’hui jeudi. Clotilde replia la lettre et bâilla ; puiselle prit une lorgnette-jumelle qui reposait auprès d’elle sur lecanapé, et regarda par la fenêtre ouverte le poudreux paysage desdémolitions, adossé aux bâtiments de la Force.

– D’où vous êtes, dit en ce momentM. Buin, le directeur de la prison, qui était en train deconter la nouvelle du jour, vous pouvez apercevoir sa croisée.

– La croisée de qui ? demandaClotilde. M. Buin la menaça du doigt en riant.

– Vous ne m’avez pas écouté,mademoiselle, s’écria-t-il, je vous y prends ! Vous avez autrechose à penser, un jour comme celui-ci ! Je parle de notrecondamné dont la cellule fait le coin tout en haut du bâtimentneuf, dans le repli de la cour de la Dette. Voyez-vous safenêtre ? c’est la seule qui ait des rideaux.

La jeune fille braqua sa lorgnette sur lapartie désignée de la prison qui lui faisait face en effet, et semit à chercher dans l’entassement des corps de logis.

– Des rideaux verts ? dit-elle.

– En soie, s’il vous plaît !Voyez-vous le prisonnier ?

– Non. Sa fenêtre est dans l’ombre dugrand mur… attendez ! Est-ce qu’on laisse entrer desdames ?

– Des dames ! s’écria le directeur,qui sauta sur ses pieds.

– Non, fit Clotilde, c’est le rideau quiflottait.

– Ki ki ki rrrrriki huick, huick !chanta le bon Jaffret pour ses bouvreuils.

– Monsieur le comte, dit Adèle àComayrol, puisque ce fainéant de notaire est en retard, commençonsà nous deux, voulez-vous ? Je n’aime pas rester à ne rienfaire.

Le comte de Comayrol avait dû être très beaugarçon, et ramenait encore sur ce front haut et fuyant, apanage deshommes à bonnes fortunes démissionnaires, des mèches de cheveuxteints qui faisaient illusion par les temps calmes, mais le moindrevent leur était funeste. Il venait du Midi, dont il avait gardél’accent intact, et mimait furieusement tout ce qu’il disait :à tel point qu’il faisait le geste de briser sa canne sur son genouquand il parlait de casser une croûte, et que pour exprimer l’idéed’un jeune homme qui embrasse une carrière, il baisaitamoureusement le bout de ses doigts ; voilà pourquoi on nepeut jamais lutter contre les orateurs de Tarascon !

– À vos ordres, belle dame, répondit-il,est-ce le double-six, ce soir, ou la dame de carreau ?

Pour figurer le domino, il piqua douze fois lecreux de sa main avec une grande énergie ; l’idée de la damede carreau fut exprimée en battant violemment un jeu de cartesimaginaire. Nous ne donnons pas ce gentilhomme pour la plus finefleur du faubourg Saint-Germain, mais il avait ses mérites.

Cependant M. Buin, en proie à unecertaine agitation, s’était rapproché de Clotilde et avait pris lajumelle. Il perdit du temps à la mettre à son point. Quand ilregarda enfin cette fameuse fenêtre où flottaient les deux rideauxverts, ce fut avec une extrême attention, mais il ne vit rien.

– Et le pauvre homme qui demeure là estcondamné ? demanda Clotilde.

– À vingt ans de travaux forcés, réponditM. Buin : audience aujourd’hui, c’est tout chaud.

– C’est donc un bien grandscélérat ?

– La chose jugée, vous savez… Mais moi,je croyais qu’il aurait été acquitté.

– Il faut des exemples, dit Adèle, quiremuait bruyamment les dominos. On est trop mou aux assises.

– C’est égal, fit observer Jaffret, lejury ! quelle responsabilité ! Moi, si j’étais obligéd’envoyer un homme à la mort !…

Il eut un petit frisson, mais il ajouta pourles bouvreuils :

– Huick, huick,huicki ! Rrrriki huick !

– À moi la pose ! criaMme Jaffret : du six ! Et tout bas, ellereprit rapidement :

– Nous ne sommes plus seuls à chercher lapetite drôlesse, vous savez ?

– Moi, répliqua Comayrol également à voixbasse, je démolirais la maison tout de suite !

– Et s’il n’y a rien dedans !repartit Adèle avec aigreur. D’ailleurs, pensez-vous que les autresne viendraient pas voir de quoi il retourne ! Nous mourronspauvres à la porte d’un trésor !… Domino !… Ce sera bienfait !

– Ah çà ! demanda M. Buin, enprenant place sur le canapé auprès de Clotilde, nous ne pensonsdonc pas un peu à cet absent qui va revenir, nous ?

– Si fait, répliqua la jeune fille.Est-il jeune, le condamné ?

– Mais oui, trente ans ! jepense.

– Est-il beau ?

– Non, il n’a qu’un bras, d’abord.Ensuite, il est défiguré par une cicatrice qui prend tout son œildroit avec une portion de son front et de sa joue… Mais vous n’avezdonc rien entendu de ce que je disais tout à l’heure !

– Il paraît, fit Clotilde. Excusez-moi,je pensais peut-être à ce qui me regarde.

– Et vous avez de quoi penser, chèreenfant ! Quel saut vous allez faire ! Du fond d’une caveau plein soleil ! C’est comme si on me donnait à moi, vieuxgeôlier, la surintendance des théâtres… Eh bien ! il s’agittout simplement de la cause célèbre dont s’entretient toutParis : de la bande Cadet et de son chef, le fameuxManchot…

– Clément-le-Manchot, murmura la jeunefille.

– Juste.

– C’est lui, le condamné ?

– Il le nie. Il a des papiers à un autrenom, mais deux témoins l’ont reconnu… Je racontais donc tout àl’heure que ; pendant trois mois que l’instruction a duré,Clément Cadet ou Pierre Tardenois, comme il veut s’appeler, a étésupérieurement traité chez nous. Il a de belles connaissances. Desrecommandations venues de très haut m’autorisaient à faire pour luitout ce qui se peut faire dans une prison. Et, comme il a desressources, il menait, en vérité, sauf la liberté d’aller et devenir, une vie couleur de rose. Rien ne lui manquait… Mais voilàque tout est fini, il sera transféré demain…

– D’ici demain, interrompit le bonJaffret, il aurait le temps de vous jouer quelque tour… huick,huick !

– Ah ! mais oui, fit Adèle ;cinq partout… comptons ! Quand ils sont une fois condamnés, çadevient des diables, ces enragés-là !

M. Buin sourit. Vous ai-je dit quec’était une belle et bonne physionomie de fonctionnaire :beaucoup plus gentilhomme assurément que M. le comte deComayrol ?

– Malheureusement pour le pauvre garçon,répondit-il, j’ai eu le temps d’apprendre mon métier. Sans qu’ils’en doute, il est déjà muré ; j’ai établi la grandesurveillance, et son homme de chambre doit être changé à cetteheure… Tenez ! je l’ai mis entre les mains d’un gaillard quevous connaissez bien et qui ne plaisante pas : Larsonneur.

– Solide ! dit Comayrol : à labonne heure.

Adèle et lui échangèrent un regard. Le bonJaffret tournait ses pouces. Il répéta :

– Larsonneur ! solide !…kikirrriki… ah ! mais oui ! solide !kuick !

– J’en étais là, poursuivit M. Buinen revenant à Clotilde, je disais justement que les journauxallaient faire grande vente ce soir, quand je vous ai montré lafenêtre du condamné, mais je n’avais pas encore expliqué pourquoi.Voici l’explication… Mais vous êtes bien jeune pour avoir entenduparler des Habits Noirs, vous, ma fille ?

– Ah ! qu’ils m’ont fait trembler,ceux-là ! s’écria Clotilde, quand j’étais petite ! Il yavait une histoire : un mendiant qui abordait un grandseigneur, et qui lui touchait le dedans de la main en disant :« Fera-t-il jour demain ?… »

– Le fameux Fera-t-il jourdemain ? s’écria M. Buin.

– Et alors, continua Clotilde, le grandseigneur répondait : « Oui, si c’est la volonté duPère, à minuit comme à midi. » Et le grand seigneurdescendait de son équipage pour suivre le mendiant… Je ne sais plusoù par exemple… dans un endroit où il n’y avait qu’un fauteuil pours’asseoir. Le mendiant y prenait place, le grand seigneur restaitdebout, disant : « Que voulez-vous de moi,maître ? » Ce que le mendiant voulait, c’était lamort d’une femme, et cette femme, le grand seigneur l’aimaitjustement d’amour… Et il fallait obéir !

– Des bêtises ! grommela Jaffret.Adèle et Comayrol jouaient en silence.

– Vous, mon bon ami, dit le directeur,vous n’avez jamais cru aux Habits Noirs, mais voilà ! il y aun million de Parisiens qui ne sont pas de votre avis, et leministère public a laissé entendre que la bande Cadet n’étaitqu’une section de cette grande armée du mal qui a effrayé tour àtour les capitales de l’Europe !

– Des bêtises ! répétaJaffret : ça inquiète le commerce ces choses-là !

– Moi, je crois aux Habits Noirs, ditComayrol, qui était pâle.

– Parbleu ! appuyaMme Jaffret, dont les vieilles mains, rudes commecelles d’un homme, tremblaient un peu en remuant les dominos.

En ce moment, une psalmodie criarde monta dudehors ; des marchands de « canards », quidébouchaient par la rue Saint-Antoine, s’engageaient entre laprison et les démolitions, criant à pleines voixenrouées :

– Achetez ce qui vient de paraître :Horrible assassinat du cinq janvier, rue de la Victoire ; cinqaccusés, deux victimes ! La bande Cadet, renaissance desHabits Noirs ; condamnation de Clément, dit le Manchot ;tous les détails, avec portraits d’après nature, un sou !

– Théodore, commandaMme Jaffret à son mari, allez m’acheter cela.

Jaffret n’eut même pas le temps de se lever.La porte s’ouvrit, et maître Souëf (Isid.), successeur de son père,passa le seuil tenant sous le bras sa serviette de notaire, une desplus respectables qui fût à Paris. Il était propre, agréable àvoir, et tout confit en solennelle aménité. Dans sa main gauche, ilagitait un chiffon de papier mal imprimé.

– Ne vous dérangez pas, dit-il, voilà letexte et les gravures : le portrait de Clément-le-Manchot etle portrait du papa Cadet, le vrai chef de la bande.

– Il est mort celui-là, dit Adèle enriant bruyamment.

– Non pas, répliqua maître Souëf. C’estimprimé là-dedans : il a pris du service dans les Habits Noirset se promène à travers Paris, déguisé en vieille comtesse. Est-cecomique ? Moi, je le trouve, et je m’y connais !

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