La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 7Le « Fera-t-il jour demain ? »

 

L’ancienne cour d’honneur de l’hôtel desNompar de Caumont, ducs de la Force, qui s’allièrent jadis à lamaison de France dans la personne du duc de Lauzun, s’appelaitalors, comme nous l’avons dit, tout bonnement la cour des Poules.L’hôtel de Carnavalet, où Mme de Sévignédemeurait, à cent pas de là et qui compta les épithètes étonnées dela charmante marquise à l’annonce du mariage de Mademoiselle, a vusans manifester aucune surprise cette décadence du vieux palais,transformé en prison, puis disparu.

La cour des Poules était défoncée de bout enbout et encombrée de pavés entassés qu’on allait remettre en place.Aussi la voiture administrative, qui n’avait pu entrer, stationnaitdans la rue, entourée par les gendarmes à cheval.

La rue n’était pas large, la voiture attendaitdéjà depuis longtemps.

À quiconque n’est pas tout à fait un étrangerdans Paris, nous n’avons pas besoin de dire que cette seulecirconstance aurait suffi pour ameuter les badauds ; mais il yavait encore autre chose. Le hasard voulait que les crieursde : « Voilà ce qui vient de paraître » eussentbattu tout à l’entour le rappel des curiosités populaires, et iln’y avait point de héros sur la terre qui fût illustre pour lemoment à l’égal de l’assassin, Clément-le-Manchot, dont le nomsonnait comme une fanfare.

Si les hurleurs d’imprimés avaient pu ajouterà leur programme cette simple mention : « Il est permisde voir gratis Clément-le-Manchot à la grand-porte de laForce », il y aurait eu en un clin d’œil dix mille personnesdans la rue Pavée.

En l’état, et malgré l’absence de cetteformalité, cent cinquante à deux cents badauds grouillaient autourde la voiture, refoulés par trois ou quatre sergents de ville, maisrevenant sans cesse et dévorant des yeux les battants fermés duportail.

Dans la cohue, on entendait de ces chosesabsurdes que la poésie parisienne enfante incessamment, et qui fontvivre un quart de notre population dans un rêve perpétuel.

– Une marquise, oui, monsieur Martin, unevraie marquise, venait le voir, l’effrontée, dans sonéquipage !

– Madame Piou, ça ne vous va pas dehausser les épaules ! On vous dit cinquante francs par jourqu’il payait au directeur pour une chambre à tapis, qui a l’eau deSeine dans la prison !

– Et son dîner, un louis par tête, sansle vin.

– Deux sous, mes derniers !proposait un heureux négociant en canards, qui n’avait plus qu’unedemi-douzaine de chiffons.

Mais d’autres arrivaient les mains pleines, etl’on achetait toujours.

– C’est des bonnes places que d’être à latête d’une prison, voyez-vous ! Regardez l’histoire de laBastille !

– Vous ne devinez pas pourquoi on le faitpartir ? Par sa fenêtre, il causait politique avec desbandits, cachés dans les démolitions : tous les soirs.

– Ça n’est pas l’habitude, madame Piou,certainement, de les déménager à la chandelle, mais l’associationde malfaiteurs, connue sous ce nom : les Habits Noirs, disposede vingt-huit à trente mille adhérents dans la capitale…

– As-tu fini, mon oncle ! coupa ungamin : les Habits Noirs, n’y en a pas !

– Méchante drogue, puisque le Manchot enest un !… Alors, on profite, comme ça, des ténèbres de la nuitpour écouler M. Clément à la douce…

– Vous l’appelez monsieur,vous !

– Dame ! cinquante francs de chambrepar vingt-quatre heures donnent quinze cents francs tous lesmois : c’est un loyer… et il y a de la ligne avec deschasseurs de Vincennes dans toutes les maisons, ici autour,cachés.

Il se fit tout à coup un grand murmure. Ondisait : le voilà ! le voilà !

À ce cri : le voilà ! tout le mondese tut. C’était le lever du rideau.

La lourde porte tourna sur ses gonds, laissantvoir dans la cour des torches allumées. La foule resserra soncercle, et Mme Piou pensa, plus tard, que c’étaitjuste à ce moment qu’on lui avait volé sa tabatière : lesHabits Noirs, bien entendu.

On vit d’abord le guichetier, précédant ungroupe imposant de gens de la prison, qui se séparèrent en deuxescouades et firent haie, en dehors, à droite et à gauche duseuil.

Le silence s’établit comme parenchantement.

On entend toujours la souris courir au théâtrequand la grande entrée, si longtemps attendue, va se faire.

Les deux employés qui avaient accompagnéM. Larsonneur parurent, puis le condamné, au visage de qui lestorches envoyaient des lueurs obliques.

– Rude mâle tout de même ! on lui alaissé son chapeau de soie, excusez ! ah ! lafaveur !

– En a-t-il, de la barbe ! Et il estbien mis, ma parole !

– Voyez son moignon !

– C’est l’origine, expliqua obligeammentM. Martin, pourquoi il porte le surnom de Manchot dans lepeuple, comme qui dirait pour signifier qu’il n’a qu’un bras…

– Es-tu sûr, Aristide ? demanda unehirondelle de trottoir.

– Vous faites erreur, madame ; j’aile double avantage de me nommer Adolphe, et de ne pas vousconnaître.

– Ah ! le gredin ! quellephysionomie ! Son bras gauche lui colle au dos,regardez !

– Il sue le sang, ma chère, ça faittrembler de le voir !

– Et de l’œil, sais-tu, monsieurBonnamy ?

Le condamné franchissait la porte. Lesgendarmes, immobiles à leur poste, ressemblaient à des statueséquestres. Le marchepied de la voiture était abattu d’avance, et,par la portière, on apercevait deux figures de gardiens quiattendaient.

– En voilà des précautions ! Il nes’envolera pas !

– Pour un seul homme, encore !

– Et qui n’a qu’une patte,maman !

– Attention tous ! commandaLarsonneur, qui venait le dernier. Faites reculer lemonde !

Je ne sais pas si cet ordre était nécessaire,mais il eut un singulier résultat. Une véritable bousculades’opéra, non plus de l’autre côté du pavé, où était le gros de lafoule, mais sur le trottoir même qui longeait la prison. Desdisputes, dont nul ne pouvait deviner les motifs, s’établirent, cefut un concert d’injures et de récriminations.

La pesée, qui avait lieu de droite et degauche à la fois, rompit la haie des gardiens.

– Arrière ! ordonna Larsonneur aveccolère. Tapez ! je tiens le prisonnier. Ferme !

– Ma chère, gémitMme Piou, les sergents de ville tirent leursépées !

– C’est bête de se fourrer dans desbagarres pareilles.

– Je donnerais dix sous pour être chezmoi !

– Ne poussez pas, malhonnête !

– Sauve qui peut ! Les gendarmesvont charger !

On voulait fuir, c’est vrai, mais on voulaitvoir aussi. En un instant, tout fut confusion autour des gendarmes,toujours immobiles et gardant la plus belle tenue.

Au milieu du remue-ménage, une voix claires’éleva, vers la tête des chevaux, criant :

– Achetez ce qui vient de paraître !L’assassinat de la rue de la Victoire, cinq accusés, dont quatrecontumaces, deux victimes, la bande Cadet, les Habits Noirs, leManchot, un sou !…

C’était un pauvre diable en blouse, qui futinterrompu par une demi-douzaine de bourrades, et s’enfuit, enpoussant de comiques lamentations, jusque sous les pieds deschevaux.

Pendant cette bagarre, personne ne s’étaitaperçu que le prisonnier venait de plonger, disparaissant sous lacaisse même de la voiture. Larsonneur était toujours au-devant dela portière ouverte, tenant quelqu’unà bras-le-corps.

Sous la caisse, le pauvre diable de crieurarriva en même temps que le condamné qui « se laissafaire », selon la recommandation qu’il avait reçue.

On lui passa une blouse par-dessus ses habits,en un tour de main, et on le coiffa d’une vieille casquette àvisière tombante.

Puis on lui passa au cou une courroie àlaquelle pendait une boîte en sapin pleine d’imprimés tout fraissortis de la presse.

– Et allez ! lui fut-il dit, bonnechance ! Il alla.

Il sortit de dessous la caisse par le côtéopposé, tout contre le cheval du gendarme qui flanquait la portièreplacée en dehors.

Quoique le gendarme n’eût pas bougé son talon,le cheval éperonné au ventre, fit un bond en avant au milieu desclameurs de la foule écrasée.

Clément était déjà en pleine cohue.

– Mande bien pardon, dit-il en perçantson chemin, ma boîte vous gêne, mais faut bien gagner son pain, pasvrai ?

– Quand le prolétaire est respectueux,répondit M. Martin, on ne lui en veut pas de son défautd’aisance. Passez, mon ami.

Clément remercia. Une voix lui glissa àl’oreille.

– Place Royale, il faitjour.

– Ils ne partent pas, tout de même,grondait-on dans la foule. Comme c’est mal arrangé ! Quefont-ils donc ? C’est nous qui les payons, cespropres-à-rien-là !

– Le Manchot est-il dans lefourgon ? Je ne le vois plus.

– Il était là… Tiens ! on diraitqu’ils le cherchent… mais écoutez ! Entre la voiture et laprison, il y avait une agitation croissante et des bourdonnementsoù ces mots perçaient :

– Le condamné, où est lecondamné ?

– M. Larsonneur le tenait… Je l’aivu !

Une nouvelle poussée tordit la foule dans ladirection de la rue Saint-Antoine. Un homme était là, qui fendaitviolemment son chemin sur le trottoir.

L’effort qu’il faisait était grand, et iltamponnait la sueur de son front à deux mains.

Il disait :

– Laissez-moi passer, je vous enprie ! qu’y a-t-il ? Un malheur est-il arrivé ?c’est moi qui suis M. Buin, le directeur de la prison.

Ce nom fut répété par cent bouches et on fitplace.

Trois ou quatre employés s’élancèrent en mêmetemps pour rejoindre M. Buin et lui parler tout bas.

Ce fut lui qui révéla à voix haute le secretde la situation en laissant échapper ce cri de sa premièrestupeur :

– Évadé ! le condamné !miséricorde ! ce n’est pas possible ! Pour le coup, cefut une fête complète.

Les battus eux-mêmes ne regrettaient plusleurs meurtrissures, et les écrasés se consolaient. Non pas qu’onfût satisfait de l’évasion du prisonnier pour le fait lui-même,mais on avait assisté à l’événement, on pourrait le raconter,blâmer les badauds, ces éternels complices de toute bagarre,critiquer l’administration incapable, frotter d’importance lesgardiens’, les sergents de ville et les gendarmes : piétinerenfin tout le monde.

C’est le bonheur !

– Évadé ! évadé ! évadé !Et ils sont là deux douzaines d’idiots !

– Et comment évadé ! Avez-vous vuquelque chose ?

– Du feu, madame ! Disparu dans lesdessous ! Escamoté…

– Partez muscade !

– Ah ! comme ces coquins-là sontadroits, maintenant !

M. Buin qui arrivait devant lagrand-porte demanda d’un accent désespéré :

– Mais pourquoi ne m’a-t-on pasprévenu ? On savait où j’étais. J’avais laissé l’ordre qu’onme vînt chercher si par hasard on envoyait l’escorte.

Il lui fut répondu par les employés :

– M. Larsonneur est allé lui-mêmevous prévenir ; il est resté plus de dix minutes avec vouschez M. Jaffret, et il a rapporté l’ordre…

L’employé n’acheva pas. M. Buin s’étaitredressé de son haut.

– Où est Larsonneur ? s’écria-t-il,qu’on me l’amène !

Les gens de la prison se comptèrent, pendantque le malheureux directeur poursuivait :

– Je ne l’ai pas vu ! je n’ai pasdonné l’ordre ! c’était un coup monté !

Et bien monté, même.

Larsonneur, aussi, en effet, venait dedisparaître sans que personne pût dire où il avait passé.

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