La Bande Cadet – Les Habits Noirs – Tome VIII

Chapitre 8Le coup de merlin

 

Bien entendu, on fit le nécessaire. CeLarsonneur, dont, en un instant, le nom était devenu célèbre, futrecherché avec autant de soin que le condamné lui-même. La fouledonna des renseignements excellents sur l’un et sur l’autre :M. Martin avait vu un homme, qui n’était pas du quartier,prendre la taille d’une jeune demoiselle pour le mauvais motif.Mme Piou, qui venait de constater le vol de satabatière, fut encore plus explicite, disant :

– J’y tenais, rapport à l’amitié dontelle était un vif souvenir, mais c’était celle de buis. Je ne suispas assez faible pour apporter une boîte d’argent dans descirconstances pareilles !

Les autres éclairèrent la situation d’unefaçon analogue.

Personne ne resta court : chacun avait vuquelque chose ou quelqu’un. Le Manchot et Larsonneur avaient passépartout, séparés ou réunis, allant à droite ou à gauche, dérangeanttous les hommes, attaquant toutes les dames ; mais allez doncmettre la main au collet des gens ! Et qui se serait doutéd’une chose semblable ?

Les gendarmes seuls n’avaient rien vu, àl’exception de celui qui veillait à la portière de gauche, et quidit d’une voix lente au bout de cinq minutes :

– Insensiblement, c’était peut-êtrel’animal qui est sorti de dessous la caisse à l’inopiné, sansmurmurer gare, avec sa boutique de marchand de canards sur leventre. Il a dû incommoder Robert en passant, c’est mon cheval queje parle de lui sous ce nom, car, quoique paisible, Robert a manquéme jeter cul par-dessus tête, sauf la politesse à la société.

– Nous l’avons vu ! nous l’avonsvu ! blouse déchirée ! vieille casquette tombante !Un sale voyou, quoi ! et pas de linge !

Ceci fut une clameur.

– Même je lui ai parlé avec bonté !fit M. Martin. Je le regrette.

– Et il n’avait qu’un bras, c’estpositif.

– Par quoi, conclut le gendarme, qu’ilétait peut-être le Manchot dénommé, sans néanmoins que je le signeau rapport, comme de juste.

Limiers et employés étaient déjà lancés danstoutes les directions, pendant que l’homme du parquet expliquait àM. Buin qu’on avait avancé d’un jour le transfert du condamné,à cause d’un avis de la préfecture, qui craignait une tentatived’évasion, favorisée par le dehors, cette nuit même.

– On ne sait pas si ce sont les HabitsNoirs ou d’autres, ajouta le chef de l’expédition, mais les bureauxsont en éveil. On flaire une manigance de tous les diables, et labande Cadet n’a pas dit son dernier mot. M. Larsonneur s’étaitchargé de vous apprendre tout cela tantôt, et aussi que vous aviezun loup dans votre bergerie.

– Larsonneur ! soupira le pauvreM. Buin, ce scélérat de Larsonneur ! Moi qui lui auraisconfié la clef de mon secrétaire !

La foule diminuait peu : la neige fond,la pluie sèche, la foule colle. Quelques-uns pourtant s’étaient misen campagne pour prendre part aux émotions de la poursuite, mais leplus grand nombre restait et d’autres venaient.

Au bout d’un quart d’heure la force arméedéboucha par la rue des Francs-Bourgeois et par la rueSaint-Antoine à la fois ; en même temps, une escouade entièrede sergents de ville arriva au pas redoublé.

C’était une soirée unique, et M. Martinavoua qu’il n’eût pas donné sa place pour un fauteuil àl’Ambigu.

À dix heures, il y avait encore du monde,quoique la voiture administrative, escortée de ses gendarmes, fûtpartie depuis longtemps. On ne criait plus la condamnation deClément-le-Manchot, mais, vers neuf heures et demie, un faits’était produit qui avait considérablement réjoui le troupeau descurieux.

Quelques gamins porteurs d’imprimés, aussitôtpourchassés par les sergents de ville, s’étaient montrés au coin dela rue Saint-Antoine et avaient crié :

– Achetez ce qui vient de paraître :puissance des Habits Noirs ! évasion miraculeuse du Manchot dela bande Cadet, au moment où il montait en voiture, entouré degardiens et de gendarmes. Comme quoi il a filé en vendant sonpropre arrêt de condamnation. Tous les détails, un sou !

Revenons cependant en arrière et reprenons leprisonnier au moment où il quittait le gros de la cohue pour sediriger vers la place Royale, où il faisait jour selonl’avis mystérieux murmuré à son oreille. Les premiers crisannonçant l’évasion se firent entendre, comme il arrivait devantl’hôtel Lamoignon, qui fait l’angle des rues Pavée etNeuve-Sainte-Catherine.

Instinctivement, il voulut accélérer samarche.

– Doucement ! dit une jeune ouvrièrequi passait près de lui. Ne criez pas, car le truc est éventé,proposez votre marchandise tout bas, comme si vous n’en pouviezplus.

Elle ajouta tout haut :

– Donnez-m’en pour un sou, de chiffon,l’homme.

Le bruit redoublait du côté de la prison, etle pas des premiers émissaires détachés se faisait entendre.

– Tournez vite ! fit l’ouvrière.Il fait jour dans la première allée à droite.

Le prisonnier tourna. La rueNeuve-Sainte-Catherine était déserte. Il courut tout d’un tempsjusqu’au bout des murs de l’hôtel Lamoignon et bien lui en prit,car au moment où il se jetait dans la première allée, quatre oucinq gardiens atteignirent le carrefour en criant : « Auvoleur ! arrêtez l’assassin ! »

À la croix des quatre rues, ils s’arrêtèrentun instant, puis se séparèrent. Deux d’entre eux passèrent à pleinecourse devant la porte de l’allée.

Puis d’autres vinrent, en même temps que lesgens attirés par le bruit arrivaient de tous côtés.

Dans l’allée, qui était noire comme un four,le prisonnier s’était senti arracher sa boîte et sa casquette, puisrevêtir, par-dessus ses habits et sa blouse d’un troisièmedéguisement, dont il ne soupçonna point d’abord la nature. C’étaitample et cela flottait. La coiffure avait un appendice qui luichatouillait le visage.

– En avant ! dit l’inconnu qui luiavait servi de valet de chambre, nous sommes des bons,maintenant !

Les gens qui se pressaient dans la rue,criant, courant, s’interrogeant, faisant du zèle, virent sortir del’allée un vieux monsieur et une grande femme en noir, voilée.

– Un bon trou ! dit quelqu’un :si on regardait là-dedans ?

Il y en eut qui se précipitèrent dans l’alléependant que d’autres demandaient :

– Monsieur et madame, vous n’auriez pasrencontré le coquin ? Le vieux monsieur réponditpoliment :

– Quelqu’un montait pendant que nousdescendions, mais l’escalier n’est pas éclairé au gaz cheznous.

Il offrit son bras à la dame et tous deuxmarchèrent bien posément vers la place Royale.

On les avait déjà perdus de vue quand lespremiers échos de la révélation du gendarme, importante, maistardive, arrivèrent.

– Blouse sale, vieille casquette, boîte àcanards.

Justement les investigateurs de l’alléeressortaient. L’un tenait la boutique d’imprimés, l’autre lasordide casquette à visière tombante.

– C’est le vieux monsieur,peut-être !

– Ou la dame en noir… ah ! le coquina du talent !

Et on se précipita sur les traces durespectable couple.

Mais au moment où la chasse arrivait placeRoyale, un fiacre, qui galopait d’une vitesse tout à fait inusitée,se lançait dans la rue du Pas-de-la-Mule.

– Arrêtez ! arrêtez !

– Il n’est pas dedans, repartit un autregroupe de chasseurs qui revenaient bredouilles.

On s’expliqua. Les employés de la prisonracontèrent qu’ils étaient justement en train de visiter ce fiacre,stationnant le long des arcades, quand les gens à qui ilappartenait par légitime location y avaient réclamé place.

– Nous pouvons bien répondre qu’il n’yavait personne dedans, dirent-ils, on a regardé jusque sous lesbanquettes, et quant à ceux qui sont montés, un vieux monsieur etune dame en noir…

Il y eut un cri : « Ce sonteux ! » Et la course recommença, mais le fiacre avait eule temps de gagner le boulevard où les fiacres nagent comme lespoissons dans la rivière : uniformes et innombrables.

La chasse fut poursuivie, néanmoins, dans cesconditions impossibles. Noël, l’ambitieux à trente francs par jour,était taillé en cerf ; il tenait la tête, et, courant sur lachaussée même, il dardait son regard de basilic dans toutes lesvoitures qu’il dépassait.

Son zèle était doublé par sa rancune ; ilcherchait son rival Larsonneur, avec plus de passion que lecondamné lui-même.

À la hauteur des Filles-du-Calvaire, un fiacreattira son attention, non point par aucun trait particulier, maistout simplement parce qu’il filait plus vite que les autres. Noëlcommençait à souffler, il se dit :

– Avant de donner ma démission,j’inspecterai encore celui-là !

Et, serrant les coudes au corps, il prit unélan nouveau.

Ce diable de fiacre était vraiment bien atteléet bien mené ; aussi M. Noël ne le gagna sérieusementqu’au boulevard du Temple, en face de cette foire si joyeuse et sicurieuse qui groupait encore alors les théâtres populaires, que cefâcheux cimetière industriel, les Magasins-Réunis, allait bientôtremplacer. Tous les lampions dramatiques étaient allumés, éclairantces tableaux alléchants où la curiosité publique avait à choisirentre la femme étranglée, le château incendié, l’homme qui dévoreson bras au fond du cercueil, le navire qui s’engloutit dans lesondes et les pauvres petits enfants, toujours orphelins, précipitésà tour de bras du haut d’un rocher plein de cavernes.

Le grand art du mélodrame se portait mieuxqu’à présent.

On peut jeter un regard de côté aux paysagesqu’on aime sans s’attarder pour cela. M. Noël, viveursurnuméraire, large appétit qui jamais n’avait été rassasié,adorait le théâtre de la Gaieté presque autant que le restaurantBonvalet ou le bal du Grand-Vainqueur. Il lorgna en passant, avecgourmandise, le tableau qui représentait un monstre rouge, dévorantla fille unique du vieux marquis de Montalban !

Le fiacre, à cet instant, n’était plus qu’àdix pas.

– Vous faut-il une contremarque pas chèrepour voir Mélingue, bourgeois ? demanda une voix gouailleuse,à sa droite et un peu derrière lui.

Il se retourna à demi, un pas sonore retentità sa gauche, et il tomba tout de son long sur le pavé, la têtenoyée au fond de son chapeau.

Parmi les personnes compétentes, on distinguedeux degrés dans cette méthode d’aborder les gens par le dos :le simple « renfoncement » et le « coup demerlin ».

Ce que M. Noël avait reçu était entredeux.

Au moment où son chapeau l’aveuglait, il avaitvu l’ombre de deux larges épaules, et il balbutia en tombant le nomde Larsonneur.

Quand on le releva tout étourdi, nous n’avonspas besoin de dire qu’il n’y avait plus là ni marchand decontremarques, ni assommeur, et que c’étaient d’autres fiacres quipassaient sur la chaussée.

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